Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/16

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Gosselin (Tome Vp. 350-367).
Quatrième partie


CHAPITRE XVI.

UNE CONSULTATION.


Quel douloureux spectacle, mon Dieu, s’offrit à ma vue !

Les moindres détails de cette scène sont à jamais gravés dans ma mémoire. La tenture de la chambre d’Emma était de mousseline blanche, ainsi que ses rideaux et les draperies de son lit ; les volets à demi-fermés ne laissaient parvenir qu’un faible jour dans cet appartement. C’est à peine si l’on distinguait, au milieu de la blancheur des voiles qui l’entouraient, le pâle et angélique visage d’Emma, encadré de ses bandeaux de cheveux blonds un peu humides ; ses grands yeux presque sans regard étaient à demi-fermés sous leurs longues paupières qui jetaient une ombre transparente sur ses joues déjà creusées par la maladie : quelquefois ses lèvres s’agitaient faiblement ; elle tenait ses deux petites mains croisées sur son sein virginal dans une attitude pleine de grâce et de modestie.

Je n’avais pas vu Emma depuis deux jours ; je fus épouvantée du changement de ses traits.

Madame de Richeville, agenouillée à son chevet, la serrait dans une étreinte convulsive et couvrait de larmes et de baisers ses yeux, ses joues, son front, ses cheveux.

Une de ses femmes, étouffant ses sanglots, était à demi-penchée sur le lit, tenant une tasse à la main.

— Grand Dieu ! qu’y a-t-il ? — m’écriai-je en courant à madame de Richeville et m’agenouillant près d’elle.

Elle ne répondit rien et redoubla ses caresses.

Je saisis la main d’Emma, elle était sèche et brûlante ; sa respiration haute semblait pénible, oppressée, et causait surtout les alarmes de madame de Richeville.

— A-t-on envoyé chercher le médecin ? — dis-je tout bas à la femme de chambre.

— Hélas ! non, Madame ; la crise de Mademoiselle a été si brusque que tout le monde a perdu la tête.

— Donnez-moi cette tasse, et allez tout de suite faire demander M. Gérard, — lui dis-je.

Cette fille sortit précipitamment.

— Emma… Emma, mon enfant ! Tu ne m’entends donc pas… Mon Dieu ! tu ne me vois donc pas ? — s’écria madame de Richeville à travers ses sanglots, — je t’en supplie… bois un peu…

Et se retournant pour prendre la tasse, elle m’aperçut :

— Ah ! je vous le disais bien ! — murmura-t-elle en me montrant sa fille d’un regard désespéré… — Perdue… perdue… Je ne lui survivrai pas !…

— Silence… par pitié pour elle et pour vous, silence !

— Elle ne vous reconnaît plus, elle ne veut rien prendre de ma main… Cette potion la sauverait peut-être…

Et elle approcha une cuiller des lèvres de la jeune fille, qui détourna doucement la tête…

— Je vous le disais… elle sait tout… elle me méprise… elle me hait… Ô mon Dieu ! elle va mourir en maudissant sa mère…

Et perdant complètement la raison, madame de Richeville se tordit les bras de désespoir ; ses sanglots devinrent convulsifs, puis ils cessèrent tout à coup, ses larmes s’arrêtèrent, elle s’affaissa sur elle-même et fut bientôt en proie à une horrible attaque de nerfs.

Je sonnai ses femmes, elles la transportèrent chez elle, et je restai auprès d’Emma.

Le docteur Gérard arriva presque aussitôt.

Il se fit rendre un compte exact de la nuit, qui avait été très agitée. Le matin, Emma s’était un peu assoupie ; en se réveillant, elle avait longtemps regardé madame de Richeville, puis elle avait dit quelques mots inintelligibles pendant le délire de son accès de fièvre. Cette crise passée, elle était retombée dans l’état de torpeur, d’insensibilité où nous la voyions.

M. Gérard s’approcha du lit, considéra quelque temps Emma, et écouta sa respiration avec attention.

J’observai les traits du médecin avec anxiété : ils étaient soucieux et sombres. Après s’être un moment recueilli, il me dit :

— Madame, je désirerais rester un moment seul avec vous ; puisque madame la duchesse de Richeville n’est malheureusement pas en état de m’entendre…

Je fis un signe, les deux femmes sortirent.

— Mon Dieu ! Monsieur, — m’écriai-je, — qu’y a-t-il donc ?…

— Le danger est grand… très grand…

— Au nom du ciel, Monsieur… tout espoir est-il donc perdu ?

— Je le crains, Madame… La science est malheureusement impuissante à combattre des causes purement morales qui produisent des réactions physiques toujours renaissantes. En vain on lutte contre les effets du mal… lorsque le foyer du mal nous échappe. Aussi… en présence de l’état si grave de mademoiselle Emma… je dois… il faut…

Voyant l’hésitation de M. Gérard : — Monsieur, — lui dis je, — je suis la meilleure amie de madame de Richeville, j’aime Emma comme une sœur. Je puis répondre à toutes vos questions…

— Aussi vous ai-je priée, Madame, de renvoyer les femmes de madame la duchesse. Ce que je dois vous dire est tout confidentiel.

Après une nouvelle pause, il continua :

— J’ai donné mes soins à mademoiselle Emma, soit au Sacré-Cœur, soit ici. Son caractère m’a toujours semblé d’une exaltation concentrée, son imagination très vive, son esprit très impressionnable, sa candeur profonde… Je ne sais si je me suis trompé.

— Nullement, Monsieur ;… seulement, avec madame de Richeville et avec moi, Emma est toujours d’une franchise, d’une expansion pour ainsi dire involontaire, tant elle est chez elle impérieuse…

M. Gérard réfléchit quelques instants et reprit :

— C’est aussi ce que m’a souvent dit madame de Richeville ; et cette assurance, de la part d’une personne qui connaît si bien mademoiselle Emma, avait suffi pour écarter jusqu’ici certains soupçons qui m’étaient venus, et que je regrette amèrement de ne vous avoir pas plus tôt confiés.

— Comment cela, Monsieur ?

— J’aurai bientôt l’honneur de vous dire pourquoi… Madame, selon moi, la cause de la maladie de mademoiselle Emma est toute morale : ses rêveries plus fréquentes, son état de langueur datent depuis assez longtemps ; mais ces symptômes ont un caractère plus sérieux depuis quelques semaines, subitement grave depuis quelques jours, et sérieusement alarmant depuis hier… Maintenant, ce qui me reste à vous dire, Madame, est très délicat ; mais il y va presque de la vie de cette enfant.

— Monsieur, de grâce !

— Eh bien !… Madame… vous qui voyez chaque jour mademoiselle Emma, vous qui vivez dans son intimité, n’avez-vous aucune raison de lui soupçonner… un penchant… une inclination contrariée ?

— À Emma ?… non, Monsieur… aucune… Mais qui peut vous le faire croire ?

— Je vous le répète, Madame, les symptômes de sa maladie ont tout le caractère de ces affections de langueur causées par de secrets chagrins du cœur. Souvent j’ai été sur le point de vous exprimer mes doutes ; mais madame la duchesse et vous, Madame, en me parlant sans cesse de l’extraordinaire franchise de cette jeune personne, vous avez éloigné cette idée…

Après avoir de nouveau réfléchi, ne trouvant véritablement rien qui pût justifier les soupçons de M. Gérard, je lui répondis :

— Non, Monsieur, je ne puis supposer à Emma aucun amour contrarié ; et je m’étonnerais même que cette pensée vous fût venue, si, comme moi, vous saviez qu’Emma est d’une candeur, d’une ignorance pour ainsi dire enfantines. D’ailleurs il lui eût été impossible de cacher un tel secret, soit à madame de Richeville, soit à moi.

— Cette candeur, cette ignorance enfantines, Madame, loin de détruire mes convictions, les augmenteraient encore.

— Comment donc cela, Monsieur ?

— Peut-être ignore-t-elle elle-même le penchant qu’elle ressent. En vous rappelant ses confidences, ses révélations, Madame, ne vous souvenez-vous pas de quelques circonstances en apparence insignifiantes, qui, expliquées, interprétées de la sorte, pourraient nous éclairer ?

— Non, plus j’y songe, Monsieur — lui dis-je après un nouveau moment de réflexion — plus j’y songe, moins cette supposition me paraît acceptable… Pourtant, sans m’expliquer entièrement sur un secret qui ne m’appartient pas, et en vous demandant grâce pour ma réserve, je dois vous dire que madame de Richeville et moi nous avons craint qu’Emma n’eût fait une découverte d’une très grande importance pour elle… Une découverte relative à sa famille… et que cette pauvre enfant n’en eût été, n’en fût vivement affectée.

M. Gérard semblait de plus en plus embarrassé, ce que je venais de lui dire ne parut lui faire aucune impression ; il secoua la tête d’un air de doute, alla de nouveau près d’Emma, écouta sa respiration, qui semblait un peu apaisée, tâta son pouls, et me dit :

— Elle est mal, bien mal… une cause morale occasionne tous ces ravages, on ne pourrait donc compter que sur une guérison morale… Il est des exemples merveilleux de personnes rappelées à la vie par la seule présence de l’être qu’elles regrettaient ou qu’elles désiraient voir… Et…je ne vous le cache pas, madame, il faudrait un miracle de ce genre pour sauver mademoiselle Emma.

— Ah, monsieur ! vous m’épouvantez — m’écriai-je en voyant la funeste expression de la physionomie du médecin.

— Cela n’est que trop certain, — reprit-il — et je tiens d’autant plus, Madame, à vous convaincre de l’imminence du danger qu’elle court… que cette considération seule peut surmonter ma répugnance à vous entretenir d’une communication bizarre, qui m’a été faite d’une manière fort désagréable.

— Que voulez-vous dire, Monsieur ?… de quelle communication voulez-vous parler ?

— Ce matin, un commissionnaire inconnu a apporté chez moi un petit coffre renfermant dix billets de mille francs et une lettre que je dois vous montrer quoi qu’il m’en coûte.

M. Gérard lut ce qui suit :

« Ces dix mille francs sont à vous, si vous vous chargez d’apprendre à madame de Lancry que mademoiselle Emma de Lostange se meurt d’amour pour M. le marquis de Rochegune… »

… Il en est de certaines émotions morales comme de certains faits physiques : un coup violent vous frappe à la tête, vous renverse ; on ne ressent rien d’abord, qu’une profonde commotion… un vertige douloureux pendant lequel toute pensée s’éteint. Vous tombez en ayant seulement la vague conscience d’un grand péril…

Il en fut ainsi pour moi de cette foudroyante révélation.

Je reçus au cœur un coup affreux, mes idées se troublèrent dans un pénible étourdissement ; pendant une seconde je ne vis plus rien, je n’entendis plus rien.

L’appartement était si obscur que le médecin ne s’aperçut pas de l’altération de mes traits ; il continuait de parler :

— Je n’ai pas besoin de vous dire, Madame, que les dix mille francs ont été immédiatement envoyés aux hôpitaux ; mais enfin, à des yeux prévenus, ne pouvais-je pas sembler servir je ne sais quel intérêt mystérieux en révélant soit à madame de Richeville, soit à vous, Madame, un fait ou du moins une grave présomption que je partageais depuis quelque temps, et que les raisons que je vous ai dites, Madame, m’avaient fait taire jusqu’à présent !… Encore une fois, ma conviction était formée quant au sentiment que devait éprouver mademoiselle Emma ; mais non pas quant à l’objet de ce sentiment, car je n’ai l’honneur de connaître M. de Rochegune que de nom. Enfin, Madame, vous croirez à la parole d’un honnête homme : je n’aurais pas reçu ce matin cette étrange communication, que ce matin j’aurais fait part de mes craintes, ou plutôt de mes convictions, à madame la duchesse de Richeville, tant l’état de mademoiselle Emma est alarmant. Maintenant, Madame, croyez-vous que le penchant ignoré ou contrarié qu’éprouve mademoiselle Emma ait M. de Rochegune pour objet, le voyait-elle souvent ?

— Oui, Monsieur… il la voyait presque chaque jour…

— Et pensez-vous que M. de Rochegune partage cette affection, ou du moins qu’il en fût instruit ?

— Je ne le pense pas, Monsieur… non, je ne le pense pas.

Après un moment de silence je dis tout-à-coup au docteur d’une voix altérée et d’un ton solennel :

— Ainsi… cette enfant est en danger de mort… Monsieur, et c’est une passion concentrée qui la tue ?

— Je le crois, Madame, sur mon honneur je le crois, et s’il reste une seule chance de salut à cette malheureuse jeune fille… elle est dans l’espérance qu’on pourrait éveiller en elle en lui disant que son amour est partagé par M. de Rochegune. Avant tout il faut la sauver…

— Maintenant, Monsieur, dans l’intérêt du salut d’Emma… il me reste à vous demander un service de la plus haute importance…

— Madame, parlez…

— Veuillez me remettre cette lettre, et me donner votre parole de ne jamais dire à personne… personne… que vous l’avez reçue.

M. Gérard se consulta un instant afin sans doute de ne pas agir légèrement, et reprit :

— Ma conscience n’a rien à me reprocher, les pauvres profitent des dix mille francs, la révélation que je vous ai faite est d’accord avec ma conscience, je ne vois aucun obstacle à vous donner ce billet et la parole que vous me demandez, Madame.

— Je vous remercie, Monsieur.

— Songez bien, Madame — me dit le docteur Gérard d’un ton grave, imposant, en retournant près du lit d’Emma — songez bien que vous vous chargez d’une grave responsabilité… les moments sont précieux : je viens de voir madame la duchesse, elle est hors d’état de s’occuper en ce moment de sa jeune parente… Le sort de cette jeune fille repose entièrement sur vous… Si vous avez à lui donner quelque espoir, que ce soit le plus tôt possible… avec les plus grands ménagements. Son accès de fièvre a diminué — ajouta-t-il en lui tâtant le pouls — elle s’est un peu assoupie, peut-être le délire aura-t-il cessé… Si alors elle peut vous entendre, si le cerveau n’est pas encore tout à fait pris, il reste quelque chance de salut.

— Vous avez raison, Monsieur, lui dis-je avec amertume — c’est une grande… bien grande responsabilité que la mienne… terrible en effet…

Après avoir de nouveau considéré Emma, le docteur me dit :

— Il me semble voir une larme sous ses cils… c’est une preuve de détente, une faible amélioration… Dès qu’elle pourra vous entendre, parlez-lui de M. de Rochegune, avec réserve d’abord ; vous examinerez bien attentivement l’effet que ce nom produira sur elle… sur sa physionomie…

— Oui, Monsieur… oui… j’observerai.

— Puis, si vous voyez que ce nom éveille en effet en elle quelque émotion, si légère qu’elle soit, vous pourrez l’entretenir de l’espoir de le voir bientôt… est-il ici ?

— Non… non, Monsieur, il est absent depuis plusieurs jours.

— Et c’est justement depuis plusieurs jours que l’état de mademoiselle Emma s’est aggravé… Ce départ aura fait éclater cette dernière crise… Vous pourrez donc parler à mademoiselle Emma du prochain retour… de M. de Rochegune ; lui dire qu’il la reverra avec plaisir… peut-être même qu’il a deviné ses sentiments et qu’il les partage… l’important est de la sauver d’abord…

— Sans doute, Monsieur… il faut la sauver — dis-je presque machinalement.

— Ainsi, par exemple, si vos paroles ramenaient quelque résultat inespéré, vous pourriez peut-être, pour porter un coup décisif, lui faire entrevoir l’espérance de se marier avec M. de Rochegune… Encore une fois, elle est en danger de mort, il s’agit de la sauver… Si cette union est impossible, on le lui apprendra plus tard, peut-être avec moins de danger : on n’éprouve pas deux fois des crises pareilles.

— Vous croyez, Monsieur ?

— Sans aucun doute… Si par miracle elle revenait à la vie, on la laisserait dans cette confiance jusqu’à son rétablissement, nécessairement très prompt. Le bonheur est un si grand sauveur ! dans les maladies morales, il opère souvent des merveilles. Allons, Madame, je n’ose vous dire d’espérer… mais courage… Sans doute votre responsabilité est grande ; mais personne mieux que vous ne peut tenter cette épreuve, qui exige tant de délicatesse, tant de tact et tant de dévouement : vous êtes l’amie intime de madame de Richeville, presque la sœur de cette pauvre enfant ; la dernière chance qui la rattache à la vie ne peut être confiée à des mains plus sûres et plus dévouées… À ce soir donc, Madame, je reviendrai.

Après avoir ordonné quelques prescriptions, il sortit.

Une des femmes de madame de Richeville vint me prévenir que la duchesse était toujours dans un état nerveux et déplorable.

Je lui dis de retourner auprès de sa maîtresse, qu’Emma sommeillait.

Et je restai seule…

Seule avec cette malheureuse jeune fille, qui, dans son innocence, me portait le coup le plus cruel qui pût m’atteindre…

Ô mon Dieu, vous le savez, je tombai à genoux auprès de ce lit funèbre, je vous suppliai avec ferveur de chasser de moi les détestables pensées, les instincts homicides… oui, homicides… car quelquefois on tue par la parole ou par le silence comme on tue avec le fer.

Seigneur, Seigneur ! vous à qui rien n’échappe, vous avez alors pu découvrir dans les plus secrets replis de mon cœur… de ces ressentiments qui sont déjà presque des crimes…