Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/06

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Gosselin (Tome IIp. 186-199).
Deuxième partie


CHAPITRE VI.

MADEMOISELLE DE MARAN.


Longtemps et douloureusement contenue, mon indignation éclata enfin contre cette femme, qui avait osé calomnier ma mère d’une manière si atroce.

— Voilà une leçon que cet impertinent n’oubliera pas de sitôt, — me dit mademoiselle de Maran. — Il sera d’autant plus furieux que je la lui ai donnée, et ma foi fort à dessein cette leçon, devant les deux comtesses d’Aubeterre, qui sont les plus mauvaises langues que je connaisse. Ce soir, tout Paris saura l’histoire des étoiles d’or en champ d’argent.

— Madame, — dis-je à mademoiselle de Maran, — vous devez être étonnée de me voir chez vous ?

— Étonnée ! Et pourquoi cela ma chère petite ?

Cet excès d’audace augmenta mon indignation.

— Écoutez-moi, Madame : il n’y avait au monde que la volonté de M. de Lancry qui pût m’obliger à vous revoir après les affreuses paroles que vous avez osé prononcer contre ma mère. Tout-à-l’heure j’avais peur de me trouver seule avec vous ; maintenant j’en ai moins de regret : je puis vous exprimer toute l’horreur que vous m’inspirez.

— Mathilde… vous oubliez…

— Je me souviens, Madame, de vos cruautés, je me souviens des chagrins dont vous avez abreuvé mon enfance et ma jeunesse. Pourtant j’aurais pu vous les pardonner en faveur du bonheur dont je jouis depuis mon mariage, bonheur auquel vous avez sans doute involontairement contribué…

— Involontairement, non, ma chère petite, je savais bien ce que je faisais ; c’est justement pour cela que votre ingratitude…

— Mon ingratitude ? Cette raillerie est cruelle, Madame !

— Eh… oui… oui… votre ingratitude, — s’écria mademoiselle de Maran en m’interrompant avec colère. — Oui, vous êtes une ingrate de ne pas avoir apprécié ce que je faisais pour vous… en empêchant votre mari de se couper la gorge avec ce misérable M. de Mortagne.

— Fallait-il, Madame recourir à une épouvantable calomnie pour empêcher ce malheur ? D’ailleurs, Gontran m’avait promis…

— Belle promesse qu’il n’aurait pas tenue !… au lieu que maintenant il respectera celui qu’il croit votre père…

— Maintenant, — m’écriai-je, — osez-vous croire M. de Lancry capable d’ajouter foi à un si abominable mensonge ? Ah ! Madame, j’aime bien mon mari, je sens mon amour assez puissant pour résister à toutes les épreuves, à son abandon même… il n’est au monde qu’une occasion où mon cœur trouverait la force de l’accuser… ce serait le jour où… Mais, non… non… c’est impossible, impossible ! Tout-à-l’heure encore il m’a répété que cette affreuse calomnie était détruite par son exagération même.

— Eh bien ! alors de quoi vous plaignez-vous ? Si Gontran n’y croit pas, si M. de Mortagne n’y croit pas, quel mal vous ai-je fait ? J’ai peut-être empêché un évènement sinistre, voilà tout ; laissez-moi donc tranquille.

— Voilà tout, Madame ? Et pourtant vous l’avez vu, je n’ai pu résister à la violence de cet horrible coup.

Je ne pus retenir mes larmes en prononçant ces derniers mots. Mademoiselle de Maran se leva, vint à moi, et prit un accent presque affectueux :

— Allons, allons, calmez-vous ; sans doute j’ai eu tort, chère petite, j’ai voulu faire le bien à ma façon… je m’y suis mal pris, parce que je n’en ai pas l’habitude. Que voulez-vous ? dans cette occasion j’ai peut-être agi comme une vipère qui se serait crue une sangsue… mais il faut pourtant tenir compte à cette pauvre vipère de sa bonne volonté.

Cette hideuse plaisanterie me révolta.

— Je vous connais trop, Madame, pour croire à un bon sentiment de votre part ; votre méchanceté même ne se contente pas du présent, elle embrasse l’avenir et le passé ; ces paroles, vous ne les avez pas dites sans en calculer le résultat ; elles cachent quelque odieuse arrière-pensée qui ne se révélera que trop tôt peut-être.

— Eh bien ! après ? — s’écria mademoiselle de Maran avec impatience. — Qu’est-ce que vous voulez conclure de tout ça ? Ce qui est fait est fait, n’est-ce pas ? Gontran veut que vous continuiez à me voir, vous lui obéirez. À quoi bon récriminer sur ma méchanceté ? Je suis comme cela, et trop vieille pour changer… De deux choses l’une, ou mon aversion contre vous n’est pas éteinte, ou elle l’est… Si elle l’est, vous n’avez rien à craindre de moi, et vos reproches sont inutiles ; si elle ne l’est pas, tout ce que vous me dites ou rien c’est la même chose. Vous ne pouvez pas me nuire, et moi je puis vous nuire ; ne tentez pas de lutter. Je peux, je sais bien des choses… Vous avez vu comme je l’ai arrangé ce Lugarto, à qui son opulence colossale et la platitude du monde semblent donner un brevet d’audace et d’insolence !… maintenant il sait que quand je mords, je mords bien, et que la cicatrice reste… Il me haïra, ça, j’y compte bien, mais en même temps il me craindra comme le feu ; car, si je m’acharne après lui, je le traquerai de salon en salon et je ne le ménagerai pas… Aussi maintenant je le tiens dans main… ce vilain homme ! Or, rappelez-vous bien chère petite, qu’il aimera toujours mieux prendre pour ennemis mes ennemis que de m’avoir à ses trousses. Vous m’entendez, n’est-ce pas ? — ajouta ma tante en me lançant un regard d’ironie cruelle ; — aussi je ne dis rien de plus. Seulement ne me poussez pas à bout et soyez gentille…

Je restai accablée d’effroi… Je ne pouvais prononcer une parole. Ce que me disait mademoiselle de Maran n’était que trop vrai : elle seule pouvait se mettre assez au-dessus des convenances pour attaquer si impitoyablement M. Lugarto dans son orgueil, et le dominer ainsi par la frayeur.

Je frémis en songeant à la possibilité de je ne sais quel monstrueux accord conclu entre cet homme et mademoiselle de Maran, accord basé sur leur méchanceté commune.

Un invincible pressentiment me disait que Gontran subissait malgré lui l’influence de M. Lugarto. À quelle cause fallait-il attribuer cette influence ; c’est ce que j’ignorais. Assaillie par ces soupçons, je reconnaissais que les menaces de mademoiselle de Maran n’étaient pas vaines.

Oh ! ce fut un moment affreux que celui où je me sentis forcée de contenir mes ressentiments devant cette femme qui avait outragé la mémoire de ma mère !

— Allons, allons, je vois que nous nous entendons, n’est-ce pas, — me dit mademoiselle de Maran avec son sourire sardonique. — Vous irez à ce bal du matin de madame l’ambassadrice d’Angleterre ; j’irai peut-être aussi pour méduser ce Lugarto, et le tenir dans ma dépendance. Dites donc, chère petite, est-ce que vous ne trouvez pas que je lui ai donné un joli échantillon de mon savoir-faire ? Examinez bien demain son visage de cire jaune quand il m’apercevra… ça vous amusera et moi aussi… Peut-être je vous l’immolerai… cet archi-millionnaire… peut-être, au contraire… Mais je ne dis rien… Qui vivra verra.

Je quittai ma tante dans un état d’inquiétude inexprimable ; je me rappelai son entretien avec une sorte de terreur sourde. De tous côtés je ne voyais que haines, que périls, que perfidies cachées. J’aurais préféré de franches menaces aux sinistres réticences de mademoiselle de Maran.

Je rentrai chez moi absorbée par ces tristes pensées. Dans un moment de désespoir, je songeai à M. de Mortagne ; mais grâce à ma tante, je ne pouvais même penser à mon unique protecteur sans un souvenir douloureux, sans me rappeler les scènes cruelles qui avaient précédé et suivi mon mariage.

Ma voiture s’arrêta un moment avant que d’entrer dans la cour. Machinalement je jetai les yeux sur la maison qui était en face de la nôtre.

Au second étage, à travers un rideau à demi soulevé, je reconnus M. de Mortagne, assis dans un grand fauteuil ; il me parut très pâle, très souffrant ; il me fit rapidement un signe de la main, comme pour me dire qu’il veillait sur moi, puis le rideau retomba.

J’eus un moment d’espérance ineffable ; je me sentis plus forte, moins effrayée en sachant cet ami près de moi ; je ne doutai pas de son appui dans un cas extrême. Je remerciai la Providence des secours imprévus qu’elle semblait ainsi m’offrir.

M. de Lancry n’était pas encore rentré ; je m’habillai pour dîner, me rappelant avec des regrets pleins d’amertume que, dans notre charmante retraite de Chantilly, je me faisais belle aussi, et que j’arrivais près de Gontran radieuse et fière de mon bonheur.

Hélas ! deux jours à peine me séparaient de ce passé si enchanteur, déjà il me semblait que des mois s’étaient écoulés depuis ce temps heureux !

Sept heures sonnèrent, Gontran ne vint pas.

Je ne commençai à m’inquiéter sérieusement que vers les huit heures ; je fis demander par Blondeau au valet de chambre de M. de Lancry s’il avait donné quelque ordre ; il n’en avait donné aucun ; on l’attendait pour dîner.

À huit heures et demie, ne pouvant vaincre mes craintes, je me décidai à envoyer un de nos gens à cheval chez M. Lugarto afin de savoir si M. de Lancry n’y était pas resté ; j’écrivis un mot à mon mari, en le suppliant de me rassurer.

M. Lugarto demeurait rue de Varennes ; je recommandai la plus grande promptitude, j’attendis le retour de mon messager avec une pénible impatience.

Une demi-heure après, Blondeau entra.

— Eh bien ! — m’écriai-je.

M. le vicomte est chez M. Lugarto, Madame ; Monsieur a fait répondre à Jean que c’était bon, et qu’on prévienne Madame qu’il ne reviendrait que très tard.

Je ne fus rassurée qu’à demi. Pour que Gontran m’eût ainsi oubliée, il fallait sans doute qu’il eût de graves préoccupations ; je l’attendis.

Hélas ! pour la première fois je connus cette anxiété dévorante avec laquelle on compte les minutes, les heures ! ces tressaillements d’espoir que cause le moindre bruit, et les mornes abattements qui leur succèdent.

J’avais envoyé ma pauvre Blondeau chez le portier, en lui recommandant de guetter le retour de M. de Lancry et de venir tout de suite m’en faire part. Sans les événements de la journée, de telles angoisses eussent été puériles, mais tout ce qui s’était passé les excusait peut-être.

À minuit Gontran n’avait pas paru ; alors les frayeurs les plus folles, les plus exagérées, s’emparèrent de moi. Je me souvins des sinistres regards que M. Lugarto avait jetés sur Gontran. Sans réfléchir au peu de vraisemblance de mes craintes, je crus M. de Lancry en danger, je demandai ma voiture, je dis à Blondeau de m’accompagner.

— Mon Dieu ! où voulez-vous aller, Madame ?

— À la porte de M. Lugarto. Tu monteras chercher M. de Lancry, tu lui diras que je suis en bas à l’attendre. Je ne puis supporter un moment de plus cette incertitude.

— Mais, Madame, rassurez-vous.

À cet instant un bruit presque imperceptible arriva à mon oreille, c’était la grande porte qui se refermait ; un instinct inexplicable me dit que Gontran venait de rentrer.

Sans songer à ce que je faisais, je sortis de ma chambre, je courus au-devant de mon mari ; je le trouvai dans le salon qui précédait sa chambre à coucher.

— Vous voilà, mon Dieu ! vous voilà ! Ne vous est-il rien arrivé ? — m’écriai-je d’une voix défaillante, en lui prenant les mains.

— Rien, rien, mais passons chez vous, — me dit M. de Lancry, en me montrant son valet de chambre d’un coup-d’œil irrité.

Je compris le peu de convenance de cette scène devant nos gens ; mais mon premier mouvement avait été tout irréfléchi.

Je craignis d’avoir contrarié Gontran, mon cœur se serra lorsque je fus seule avec lui. Alors seulement je remarquai qu’il était très pâle, très défait.

— Mon Dieu ! Gontran, que vous est-il arrivé ? — m’écriai-je.

— Et que vouliez-vous qu’il m’arrivât ? Êtes-vous folle ! Tout cela n’est-il pas naturel, très naturel ? — ajouta-t-il d’un air qui me parut presque égaré, et en riant d’un rire sardonique qui m’épouvanta. — Quoi de plus simple ? J’ai retrouvé le meilleur de mes amis, le tigre que j’ai dompté, vous savez… Je vous présente ce cher Lugarto ; il vous trouve charmante ; vous le traitez avec le dernier mépris… Il va chez votre tante, qui l’accable des plus sanglantes épigrammes… Lui qui a le caractère le meilleur, le plus inoffensif, le plus généreux, prend ces malices en très bonne part ; il en rit comme j’en ris moi-même maintenant, fort gaîment… C’est qu’en effet il n’y avait rien de plus piquant, de plus gai que vos épigrammes et que celles de votre tante ; elles étaient avec cela d’un à-propos inouï.

La voix de M. de Lancry était saccadée, interrompue par des éclats de rire brusques, nerveux, il me parlait presque sans me voir, et en marchant avec agitation, comme s’il eût été en délire.

— Mon Dieu !… mon Dieu !… Gontran, vous m’épouvantez… Par pitié… dites… qu’avez-vous ?

Mon mari s’arrêta brusquement devant moi, passa ses deux mains sur son visage, me parut revenir à lui, et me dit d’une voix terrible :

— Ce que j’ai ?… ce que j’ai ?… Vous ne savez donc pas quel est l’homme que vous et votre tante avez impitoyablement raillé ? Votre infernale tante a fini tantôt ce que vous avez si bien commencé ce matin. Ah ! Mathilde !… Mathilde !… qu’avez-vous fait ?… Malheureuse femme ! que les suites de votre imprudence n’atteignent que moi ! — ajouta Gontran d’un accent douloureux en quittant ma chambre…

Je voulus le suivre… D’un geste impérieux il me commanda de rester.