Mattea (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 03

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Mattea (Hetzel, illustré 1854)
MatteaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 44-46).
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III.

Enfermée dans sa chambre, seule et pensive, la belle Mattea se promenait en silence, les bras croisés sur sa poitrine, dans une attitude de mutine résolution, et la paupière humide d’une larme que la fierté ne voulait point laisser tomber. Elle n’était pourtant vue de personne ; mais sans doute elle sentait, comme il arrive souvent aux enfants et aux femmes, que son courage tenait à un fil, et que la première larme qui s’ouvrirait un passage à travers ses longs cils noirs entraînerait un déluge difficile à réprimer. Elle se contenait donc et se donnait en passant et en repassant devant sa glace des airs dégagés, affectant une démarche altière et s’éventant d’un large éventail de la Chine à la mode de ce temps-là.

Mattea, ainsi qu’on a pu le voir par la conversation de son père avec la princesse, était une fort belle créature, âgée de quatorze ans seulement, mais déjà très-développée et très-convoitée par tous les galants de Venise. Ser Zacomo ne la vantait point au-delà de ses mérites en déclarant que c’était un véritable trésor, une fille sage, réservée, laborieuse, intelligente, etc., etc. Mattea possédait toutes ces qualités et d’autres encore que son père était incapable d’apprécier, mais qui, dans la situation où le sort l’avait fait naître, devaient être pour elle une source de maux très-grands. Elle était douée d’une imagination vive, facile à exalter, d’un cœur fier et généreux et d’une grande force de caractère. Si ces facultés eussent été bien dirigées dans leur essor, Mattea eût été la plus heureuse enfant du monde et M. Spada le plus heureux des pères ; mais madame Loredana, avec son caractère violent, son humeur âcre et querelleuse, son opiniâtreté qui allait jusqu’à la tyrannie, avait sinon gâté, du moins irrité cette belle âme au point de la rendre orgueilleuse, obstinée, et même un peu farouche. Il y avait bien en elle un certain reflet du caractère absolu de sa mère, mais adouci par la bonté et l’amour de la justice, qui est la base de toute belle organisation. Une intelligence élevée, qu’elle avait reçue de Dieu seul, et la lecture furtive de quelques romans pendant les heures destinées au sommeil, la rendaient très-supérieure à ses parents, quoiqu’elle fût très-ignorante et plus simple peut-être qu’une fille élevée dans notre civilisation moderne ne l’est à l’âge de huit ans.

Élevée rudement quoique avec amour et sollicitude, réprimandée et même frappée dans son enfance pour les plus légères inadvertances, Mattea avait conçu pour sa mère un sentiment de crainte qui souvent touchait à l’aversion. Altière et dévorée de rage en recevant ces corrections, elle s’était habituée à les subir dans un sombre silence, refusant héroïquement de supplier son tyran, ou même de paraître sensible à ses outrages. La fureur de sa mère était doublée par cette résistance, et quoique au fond elle aimât sa fille, elle l’avait si cruellement maltraitée parfois que ser Zacomo avait été obligé de l’arracher de ses mains. C’était le seul courage dont il fût capable, car il ne la redoutait pas moins que Mattea, et de plus la faiblesse de son caractère le plaçait sous la domination de cet esprit plus obstiné et plus impétueux que le sien. En grandissant, Mattea avait appelé la prudence au secours de son oppression, et par frayeur, par aversion peut-être, elle s’était habituée à une stricte obéissance et à une muette ponctualité dans sa lutte ; mais la conviction qui enchaîne les cœurs s’éloignait du sien chaque jour davantage. En elle-même elle détestait son joug, et sa volonté secrète démentait à chaque instant, non pas ses paroles (elle ne parlait jamais, pas même à son père, dont la faiblesse lui causait une sorte d’indignation), mais ses actions et sa contenance. Ce qui la révoltait peut-être le plus et à juste titre, c’était que sa mère, au milieu de son despotisme, de ses violences et de ses injustices, se piquât d’une austère dévotion, et la contraignît aux plus étroites pratiques du bigotisme. La piété, généralement si douce, si tolérante et si gaie chez la nation vénitienne, était dans le cœur de la Piémontaise Loredana un fanatisme insupportable que Mattea ne pouvait accepter. Aussi, tout en aimant la vertu, tout en adorant le Christ et en dévorant à ses pieds chaque jour bien des larmes amères, la pauvre enfant avait osé, chose inouïe dans ce temps et dans ce pays, se séparer intérieurement du dogme à l’égard de plusieurs points arbitraires. Elle s’était fait, sans beaucoup de réflexion et sans aucune controverse, une religion personnelle, pure, sincère, instinctive. Elle apprenait chaque jour cette religion de son choix, l’occasion amenant le précepte, l’absurdité des arrêts les révoltes du bon sens ; et quand elle entendait sa mère damner impitoyablement tous les hérétiques, quelque vertueux qu’ils fussent, elle allait assez loin dans l’opinion contraire pour absoudre même les infidèles et les regarder comme ses frères. Mais elle ne disait point ses pensées à cet égard ; car, quoique son extrême docilité apparente eût dû désarmer pour toujours la mégère, celle-ci, à la moindre marque d’inattention ou de lenteur dans l’accomplissement de ses volontés, lui infligeait des châtiments réservés à l’enfance et dont l’âme outrée de l’adolescente Mattea ressentait vivement les profondes atteintes.

Si bien que cent fois elle avait formé le projet de s’enfuir de la maison paternelle, et ce projet eût déjà été exécuté si elle avait pu compter sur un lieu de refuge ; mais dans son ignorance absolue du monde, sans en connaître les vrais écueils, elle craignait de ne pouvoir trouver nulle part asile et protection.

Elle ne connaissait en fait de femmes que sa mère et quelques volumineuses matrones de même acabit, plus ou moins exercées aux criailleries conjugales, mais toutes aussi bornées, aussi étroites dans leurs idées, aussi intolérantes dans ce qu’elles appelaient leurs principes moraux et religieux. Mattea croyait toutes les femmes semblables à celles-là, tous les hommes aussi incertains, aussi opprimés, aussi peu éclairés que son père. Sa marraine, la princesse Gica, lui était douce et facile, mais l’absurdité de son caractère n’offrait pas plus de garantie que celui d’un enfant. Elle ne savait où placer son espérance, et songeait à se retirer dans quelque désert pour vivre de racines et de pleurs. — Si le monde est ainsi, se disait-elle dans ses vagues rêveries, si les malheureux sont repoussés partout, si celui que l’injustice révolte doit être maudit et chassé comme un impie, ou chargé de fers comme un fou dangereux, il faut que je meure ou que je cherche la Thébaïde. Alors elle pleurait et tombait dans de longues réflexions sur cette Thébaïde qu’elle ne se figurait guère plus éloignée que Trieste ou Padoue, et qu’elle songeait à gagner à pied avec quelques sequins, fruit des épargnes de toute sa vie.

Toute autre qu’elle eût songé à se sauver dans un couvent, refuge ordinaire, en ce temps-là, des filles coupables ou désolées. Mais elle avait une invincible méfiance et une espèce de haine pour tout ce qui portait un habit religieux. Son confesseur l’avait trahie dans de soi-disant bonnes intentions en discourant avec sa mère et de la confession reçue et de la pénitence fructueuse à imposer. Mattea le savait, et, forcée de retourner vers lui, elle avait eu la fermeté de refuser et la pénitence et l’absolution. Menacée par le confesseur, elle l’avait menacé à son tour d’aller se jeter aux pieds du patriarche et de lui tout déclarer. C’était une menace quelle n’aurait point exécutée, car la pauvre opprimée eût craint de trouver dans le patriarche lui-même un oppresseur plus puissant ; mais elle avait réussi à effrayer le prêtre, et depuis ce temps le secret de sa confession avait été respecté.

Mattea, s’imaginant que toute nonne ou prêtre à qui elle aurait recours, bien loin de prendre sa défense, la livrerait à sa mère et rendrait sa chaîne plus pesante, repoussait non-seulement l’idée d’implorer de telles gens, mais encore celle de fuir. Elle chassait vite ce projet, dans la singulière crainte de le faire échouer en étant forcée de s’en confesser, et, par une sorte de jésuitisme naturel aux âmes féminines, elle se persuadait n’avoir eu que d’involontaires velléités de fuite, tandis qu’elle conservait solide et intacte dans je ne sais quel repli caché de son cœur la volonté de partir à la première occasion.

Elle eût pu chercher dans les offres ou seulement dans les désirs naissants de quelque adorateur une garantie de protection et de salut ; mais Mattea, aussi chaste que son âge, n’y avait jamais pensé ; il y avait dans les regards avides que sa beauté attirait sur elle quelque chose d’insolent qui blessait son orgueil au lieu de le flatter, et qui l’augmentait dans un sens tout opposé à la puérile vanité des jeunes filles. Elle n’était occupée qu’à se créer un maintien froid et dédaigneux qui éloignât toute entreprise impertinente, et elle faisait si bien que nulle parole d’amour n’avait osé arriver jusqu’à son oreille, aucun billet jusqu’à la poche de son tablier.

Mais comme elle agissait ainsi par disposition naturelle et non par suite des leçons emphatiques de sa mère, elle ne repoussait pas absolument l’espoir de trouver un cœur noble, une amitié solide et désintéressée, qui consentît à la sauver sans rien exiger d’elle, car si elle ignorait bien des choses, elle en savait aussi beaucoup que les filles d’une condition médiocre apprennent de très-bonne heure.

Le cousin Checo étant stupide et insoutenable comme tous les maris tenus en réserve par la prévoyance des parents, Mattea s’était juré de se précipiter dans le Canalazzo plutôt que d’épouser cet homme ridicule, et c’était principalement pour se garantir de ses poursuites qu’elle avait déclaré le matin même à sa mère, dans un effort désespéré, que son cœur appartenait à un autre.

Mais cela n’était pas vrai. Quelquefois peut-être Mattea, laissant errer ses yeux sur le calme et beau visage du marchand turc, dont le regard ne la recherchait jamais et ne l’offensait point comme celui des autres hommes, avait-elle pensé que cet homme, étranger aux lois et aux préjugés de son pays, et surtout renommé entre tous les négociants turcs pour sa noblesse et sa probité, pouvait la secourir. Mais à cette idée rapide avait succédé un raisonnable avertissement de son orgueil ; Abul ne semblait nullement éprouver pour elle amour, amitié ou compassion. Il ne paraissait pas même la voir la plupart du temps ; et s’il lui adressait quelques regards étonnés, c’était de la singularité de son vêtement européen, ou du bruit que faisait à son oreille la langue presque inconnue qu’elle parlait, qu’il était émerveillé. Mattea s’était rendu compte de tout cela ; elle se disait sans humeur, sans dépit, sans chagrin, peut-être seulement avec une surprise ingénue, qu’elle n’avait produit aucune impression sur Abul ; puis elle ajoutait : « Si quelque marchand turc, d’une bonne et honnête figure, et d’une intacte réputation comme Abul-Amet, m’offrait de m’épouser et de m’emmener dans son pays, j’accepterais sans répugnance et sans scrupule ; et quelque médiocrement heureuse que je fusse, je ne pourrais manquer de l’être plus qu’ici. » C’était là tout, en vérité. Ni le Turc Abul, ni le Grec Timothée ne lui avaient adressé une parole qui donnât suite à ces idées, et c’était dans un moment d’exaspération singulière, délirante, inexplicable, comme il en vient seulement aux jeunes filles, que Mattea, soit pour désespérer sa mère, soit pour se persuader à elle-même qu’elle avait une volonté bien arrêtée, avait imaginé de nommer le Turc plutôt que le Grec, plutôt que le premier Vénitien venu.

Cependant, à peine cette parole fut-elle prononcée, étrange effet de la volonté ou de l’imagination dans les jeunes têtes ! que Mattea chercha à se pénétrer de cet amour chimérique et à se persuader que depuis plusieurs jours elle en avait ressenti les mystérieuses atteintes. — Non, se disait-elle, je n’ai point menti, je n’ai point avancé au hasard une assertion folle. J’aimais sans le savoir ; toutes mes pensées, toutes mes espérances se reportaient vers lui. Au moment du péril, dans la crise décisive du désespoir, mon amour s’est révélé aux autres et à moi-même ; ce nom est sorti de mes lèvres par l’effet d’une volonté divine, et, je le sens maintenant, Abul est ma vie et mon salut.

En parlant ainsi à haute voix dans sa chambre, exaltée, belle comme un ange dans sa vive rougeur, Mattea se promenait avec agitation et faisait voltiger son éventail autour d’elle.