Mauprat/Chapitre 20

La bibliothèque libre.
Mauprat (1837)
A. Quantin, imprimeur-éditeur (p. 291-300).



XX


Je fis à l’abbé, qui m’attendait chez Patience, le récit de cette conférence, et il fut entièrement de mon avis ; il pensa, comme moi, que le prieur, loin de travailler à détourner le trappiste de ses prétendus desseins, l’engageait de tout son pouvoir à m’épouvanter pour m’amener à des grands sacrifices d’argent. Il était tout simple, à ses yeux, que ce vieillard, fidèle à l’esprit monacal, voulût mettre dans les mains d’un Mauprat moine le fruit des labeurs et des économies d’un Mauprat séculier.

— C’est là le caractère indélébile du clergé catholique, me dit-il. Il ne saurait vivre sans faire la guerre aux familles et sans épier tous les moyens de les spolier. Il semble que ces biens soient sa propriété et que toutes les voies lui soient bonnes pour les recouvrer. Il n’est pas aussi facile que vous le pensez de se défendre contre ce doucereux brigandage. Les moines ont l’appétit persévérant et l’esprit ingénieux. Soyez prudent et attendez-vous à tout. Vous ne pourrez jamais décider un trappiste à se battre ; retranché sous son capuchon, il recevra, courbé et les mains en croix, les plus sanglants outrages ; et, sachant fort bien que vous ne l’assassinerez pas, il ne vous craindra guère. Et puis vous ne savez pas ce qu’est la justice dans la main des hommes et de quelle manière un procès criminel est conduit et jugé quand une des parties ne recule devant aucun moyen de séduction et d’épouvante. Le clergé est puissant ; la robe est déclamatoire ; les mots probité et intégrité résonnent depuis des siècles sur les murs endurcis des prétoires, sans empêcher les juges prévaricateurs et les arrêts iniques. Méfiez-vous ! méfiez-vous ! Le trappiste peut lancer la meute à bonnet carré sur ses traces et la dépister en disparaissant à point et la laisser sur les vôtres. Vous avez blessé bien des amours-propres en faisant échouer les nombreuses prétentions des épouseurs d’héritage. Un des plus outrés et des plus méchants est proche parent d’un magistrat tout-puissant dans la province. De La Marche a quitté la robe pour l’épée ; mais il a pu laisser parmi ses anciens confrères des gens portés à vous desservir. Je suis fâché que vous n’ayez pu le joindre en Amérique et vous mettre bien avec lui. Ne haussez pas les épaules ; vous en tuerez dix et les choses iront de mal en pis. On se vengera, non peut-être sur votre vie, on sait que vous en faites bon marché, mais sur votre honneur, et votre grand-oncle mourra de chagrin… Enfin…

— Vous avez l’habitude de voir tout en noir au premier coup d’œil, quand par hasard vous ne voyez pas le soleil en plein minuit, mon bon abbé, lui dis-je en l’interrompant. Laissez-moi vous dire tout ce qui doit écarter ces sombres pressentiments. Je connais Jean Mauprat de longue main ; c’est un insigne imposteur, et, de plus, le dernier des lâches. Il rentrera sous terre à mon aspect, et, dès le premier mot, je lui ferai avouer qu’il n’est ni trappiste, ni moine, ni dévot. Tout ceci est un tour de chevalier d’industrie, et je lui ai entendu jadis faire des projets qui m’empêchent de m’étonner aujourd’hui de son impudence ; je le crains donc fort peu.

— Et vous avez tort, reprit l’abbé. Il faut toujours craindre un lâche, parce qu’il nous frappe par derrière au moment où nous l’attendons en face. Si Jean Mauprat n’était pas trappiste, si les papiers qu’il m’a montrés avaient menti, le prieur des carmes est trop subtil et trop prudent pour s’y être laissé prendre. Jamais cet homme-là n’embrassera la cause d’un séculier, et jamais il ne prendra un séculier pour un des siens. Au reste, il faut aller aux informations, et je vais écrire sur-le-champ au supérieur de la Trappe ; mais je suis certain qu’elles confirmeront ce que je sais déjà. Il est même possible que Jean de Mauprat soit sincèrement dévot. Rien ne sied mieux à un pareil caractère que certaines nuances de l’esprit catholique. L’inquisition est l’âme de l’Église, et l’inquisition doit sourire à Jean de Mauprat. Je crois volontiers qu’il se livrerait au glaive séculier rien que pour le plaisir de vous perdre avec lui, et que l’ambition de fonder un monastère avec vos deniers est une inspiration subite dont tout l’honneur appartient au prieur des Carmes…

— Cela n’est guère probable, mon cher abbé, lui dis-je. D’ailleurs, à quoi nous mèneront ces commentaires ? Agissons. Gardons à vue le chevalier, pour que l’animal immonde ne vienne pas empoisonner la sérénité de ses derniers jours. Écrivons à la Trappe, offrons une pension au misérable, et voyons-le venir, tout en épiant avec soin ses moindres démarches. Mon sergent Marcasse est un admirable limier. Mettons-le sur la piste, et, s’il peut parvenir à nous rapporter en langue vulgaire ce qu’il aura vu et entendu, nous saurons bientôt ce qui se passe dans tout le pays.

En devisant ainsi, nous arrivâmes au château à la chute du jour. Je ne sais quelle inquiétude tendre et puérile, comme il en vient aux mères lorsqu’elles s’éloignent un instant de leur progéniture, s’empara de moi en entrant dans cette demeure silencieuse. Cette sécurité éternelle que rien n’avait jamais troublée dans l’enceinte des vieux lambris sacrés, la caducité nonchalante des serviteurs, les portes toujours ouvertes, à tel point que les mendiants entraient parfois dans le salon sans rencontrer personne ou sans causer d’ombrage ; toute cette atmosphère de calme, de confiance et d’isolement contrastait avec les pensées de lutte et les soucis dont le retour de Jean et les menaces du carme avaient rempli mon esprit durant quelques heures. Je doublai le pas, et, saisi d’un tremblement involontaire, je traversai la salle de billard. Il me sembla, en cet instant, voir passer sous les fenêtres du rez-de-chaussée une ombre noire qui se glissait parmi les jasmins, et qui disparut dans le crépuscule. Je poussai vivement la porte du salon et m’arrêtai. Tout était silencieux et immobile. J’allais me retirer et chercher Edmée dans la chambre de son père, lorsque je crus voir remuer quelque chose de blanc près de la cheminée où le chevalier se tenait toujours.

— Edmée, êtes-vous ici ? m’écriai-je.

Rien ne me répondit. Mon front se couvrit d’une sueur froide et mes genoux tremblèrent. Honteux d’une faiblesse si étrange, je m’élançai vers la cheminée en répétant avec angoisse le nom d’Edmée.

— Est-ce vous enfin Bernard ? me répondit-elle d’une voix tremblante.

Je la saisis dans mes bras ; elle était agenouillée auprès du fauteuil de son père, et pressait contre ses lèvres les mains glacées du vieillard.

— Grand Dieu ! m’écriai-je en distinguant, à la faible clarté qui régnait dans l’appartement, la face livide et roidie du chevalier, notre père a-t-il cessé de vivre ?…

— Peut-être, me dit-elle avec un organe étouffé ; peut-être évanoui seulement, s’il plaît à Dieu ! De la lumière, au nom du ciel ! sonnez ! Il n’y a qu’un instant qu’il est dans cet état.

Je sonnai à la hâte ; l’abbé nous rejoignit, et nous eûmes le bonheur de rappeler mon oncle à la vie.

Mais, lorsqu’il ouvrit les yeux, son esprit semblait lutter contre les impressions d’un rêve pénible.

— Est-il parti, est-il parti, ce misérable fantôme ? s’écria-t-il à plusieurs reprises. Holà ! Saint-Jean ! mes pistolets !… Mes gens ! qu’on jette ce drôle par les fenêtres !

Je soupçonnai la vérité.

— Qu’est-il donc arrivé ? dis-je à Edmée à voix basse ; qui donc est venu ici durant mon absence !

— Si je vous le dis, répondit Edmée, vous le croirez à peine, et vous nous accuserez de folie, mon père et moi ; mais je vous conterai cela tout à l’heure ; occupons-nous de mon père.

Elle parvint, par ses douces paroles et ses tendres soins, à rendre le calme au vieillard. Nous le portâmes à son appartement, et il s’endormit tranquille. Quand Edmée eut retiré légèrement sa main de la sienne et abaissé le rideau ouaté sur sa tête, elle s’approcha de l’abbé et de moi, et nous raconta qu’un quart d’heure avant notre retour un frère quêteur était entré dans le salon où elle brodait, selon sa coutume, près de son père assoupi. Peu surprise d’un incident qui arrivait quelquefois, elle s’était levée pour prendre sa bourse sur la cheminée, tout en adressant au moine des paroles de bienveillance. Mais, au moment où elle se retournait pour lui tendre son aumône, le chevalier, éveillé en sursaut, s’était écrié en toisant le moine d’un air à la fois courroucé et effrayé :

— Par le diable ! monsieur, que venez-vous faire ici sous ce harnais-là ?

Edmée avait alors regardé le visage du moine, et elle avait reconnu…

— Ce que vous n’imagineriez jamais, dit-elle, l’affreux Jean Mauprat ! Je ne l’avais vu qu’une heure dans ma vie, mais cette figure repoussante n’était jamais sortie de ma mémoire, et jamais je n’ai eu le moindre accès de fièvre sans qu’elle se présentât devant mes yeux. Je ne pus retenir un cri.

« — N’ayez pas peur, nous dit-il avec un effroyable sourire, je viens ici non en ennemi, mais en suppliant. »

Et il se mit à genoux si près de mon père que, ne sachant ce qu’il voulait faire, je me jetai entre eux, et je poussai violemment le fauteuil à roulettes qui recula jusqu’à la muraille. Alors le moine, parlant d’une voix lugubre, que rendait encore plus effrayante l’approche de la nuit, se mit à nous déclamer je ne sais quelle formule lamentable de confession, demandant grâce pour ses crimes, et se disant déjà couvert du voile noir des parricides lorsqu’ils montent à l’échafaud.

« — Ce malheureux est devenu fou, dit mon père en tirant le cordon de la sonnette.

Mais Saint-Jean est sourd et il ne vint pas. Il nous fallut donc entendre, dans une angoisse inexprimable, les discours étranges de cet homme qui se dit trappiste, et qui prétend qu’il vient se livrer au glaive séculier en expiation de ses forfaits. Il voulait, auparavant, demander à mon père son pardon et sa dernière bénédiction. En disant cela, il se traînait sur ses genoux et parlait avec véhémence. Il y avait de l’insulte et de la menace dans le son de cette voix qui proférait les paroles d’une extravagante humilité. Comme il se rapprochait toujours de mon père, et que l’idée des sales caresses qu’il semblait vouloir lui adresser me remplissait de dégoût, je lui ordonnai d’un ton assez


Illustration
Illustration


impérieux de se lever et de parler convenablement. Mon père, courroucé, lui commanda de se taire et de se retirer ; et, comme en cet instant il s’écriait : « Non ! vous me laisserez embrasser vos genoux ! » je le repoussai pour l’empêcher de toucher à mon père. Je frémis d’horreur en songeant que mon gant a effleuré ce froc immonde. Il se retourna vers moi, et, quoiqu’il affectât toujours le repentir et l’humilité, je vis la colère briller dans ses yeux. Mon père fit un violent effort pour se lever, et il se leva en effet comme par miracle ; mais aussitôt il retomba évanoui sur son siège ; des pas se firent entendre dans le billard, et le moine sortit par la porte vitrée avec la rapidité de l’éclair. C’est alors que vous m’avez trouvée demi-morte et glacée d’épouvante aux pieds de mon père anéanti.

— L’abominable lâche n’a pas perdu de temps, vous le voyez, l’abbé ! m’écriai-je ; il voulait effrayer mon oncle et sa fille : il y a réussi ; mais il a compté sans moi, et je jure que, fallût-il le traiter à la mode de la Roche-Mauprat… s’il ose jamais se présenter ici de nouveau…

— Taisez-vous, Bernard, dit Edmée, vous me faites frémir ; parlez sagement, et dites-moi tout ce que cela signifie.

Quand je l’eus mise au fait de ce qui était arrivé à l’abbé et à moi, elle nous blâma de ne pas l’avoir prévenue.

— Si j’avais su à quoi je devais m’attendre, nous dit-elle, je n’aurais pas été effrayée, et j’eusse pris des précautions pour ne jamais rester seule à la maison avec mon père et Saint-Jean, qui n’est guère plus ingambe. Maintenant, je ne crains plus rien, et je me tiendrai sur mes gardes. Mais le plus sûr, mon cher Bernard, est d’éviter tout contact avec cet homme odieux, et de lui faire l’aumône aussi largement que possible pour nous en débarrasser. L’abbé a raison ; il peut être redoutable. Il sait que notre parenté avec lui nous empêchera toujours de nous mettre à l’abri de ses persécutions en invoquant les lois ; et, s’il ne peut nous nuire aussi sérieusement qu’il s’en flatte, il peut du moins nous susciter mille dégoûts que je répugne à braver. Jetez-lui de l’or, et qu’il s’en aille, mais ne me quittez plus, Bernard. Voyez, vous m’êtes nécessaire absolument ; soyez consolé du mal que vous prétendez m’avoir fait.

Je pressai sa main dans les miennes, et jurai de ne jamais m’éloigner d’elle, fût-ce par son ordre, tant que ce trappiste n’aurait pas délivré le pays de sa présence.

L’abbé se chargea des négociations avec le couvent. Il se rendit à la ville le lendemain, et porta, de ma part, au trappiste l’assurance expresse que je le ferais sauter par les fenêtres s’il s’avisait jamais de reparaître au château de Sainte-Sévère. Je lui proposai en même temps de subvenir à ses besoins, largement même, à condition qu’il se retirerait sur-le-champ, soit à sa chartreuse, soit dans toute autre retraite séculière ou religieuse, à son choix, et qu’il ne remettrait jamais les pieds en Berry.

Le prieur reçut l’abbé avec tous les témoignages d’un profond dédain et d’une sainte aversion pour son état d’hérésie ; loin de le cajoler comme moi, il lui dit qu’il voulait rester étranger à toute cette affaire, qu’il s’en lavait les mains, et qu’il se bornerait à transmettre les décisions de part et d’autre, et à donner asile au frère Népomucène, autant par charité chrétienne que pour édifier ses religieux par l’exemple d’un homme vraiment saint. À l’en croire, le frère Népomucène serait le second du nom placé au premier rang de la milice céleste, en vertu des canons de l’Église.

Le jour suivant, l’abbé, rappelé au couvent par un message particulier, eut une entrevue avec le trappiste. À sa grande surprise, il trouva que l’ennemi avait changé de tactique. Il refusait avec indignation toute espèce de secours, se retranchant derrière son vœu de pauvreté et d’humilité, et blâmant avec emphase son cher hôte le prieur d’avoir osé proposer, sans son aveu, l’échange des biens éternels contre les biens périssables. Il refusait de s’expliquer sur le reste et se renfermait dans des réponses ambiguës et boursouflées ; Dieu l’inspirerait, disait-il, et il comptait, à la prochaine fête de la Vierge, à l’heure auguste et sublime de la sainte communion, entendre la voix de Jésus parler à son cœur et lui dicter la conduite qu’il aurait à tenir. L’abbé dut craindre de montrer de l’inquiétude en insistant pour percer ce saint mystère, et il vint me rendre cette réponse, qui était moins faite que toute autre pour me rassurer.

Cependant les jours et les semaines s’écoulèrent sans que le trappiste donnât le moindre signe de volonté sur quoi que ce soit. Il ne reparut ni au château ni dans les environs, et se tint tellement enfermé aux Carmes que peu de personnes virent son visage. Cependant on sut bientôt, et le prieur mit grand soin à en répandre la nouvelle, que Jean de Mauprat, converti à la plus ardente et à la plus exemplaire piété, était de passage, comme pénitent de la Trappe, au couvent des Carmes. Chaque matin on fit circuler un nouveau trait de vertu, un nouvel acte d’austérité de ce saint personnage. Les dévotes, avides du merveilleux, voulurent le voir, et lui portèrent mille petits présents qu’il refusa avec obstination. Quelquefois il se cachait si bien qu’on le disait parti pour la Trappe ; mais, au moment où nous nous flattions d’en être débarrassés, nous apprenions qu’il venait de s’infliger, dans la cendre et sous le cilice, des mortifications épouvantables ; ou bien il avait été, pieds nus, dans les endroits les plus déserts et les plus incultes de la Varenne, accomplir des pèlerinages. On alla jusqu’à dire qu’il faisait des miracles ; si le prieur n’était pas guéri de la goutte, c’est que, par esprit de pénitence, il ne voulait pas guérir.

Cette incertitude dura près de deux mois.