Mauvaises Semailles

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Mauvaises Semailles
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 692-696).
POÉSIE


MAUVAISES SEMAILLES


A quoi pensez-vous donc, ô lâches Destinées,
De nous jeter en bloc sur un coin d’univers,
Pêle-mêle, chétifs ou forts, bons ou pervers,
Beaux ou laids, tous traînant des âmes étonnées
Qu’il faille vivre ensemble et rester si divers ?

Vous serez donc toujours les semeuses brutales
Qui, sans trier le grain ni choisir la saison,
Par l’espace, au hasard, secouez vos mains pâles,
Vos folles mains, d’où tombe, à travers les rafales,
Plus d’un germe caduc avant sa floraison !

Non, tous n’étaient pas faits, cœurs simples ou génies,
Pour naître à la même heure et dans les mêmes lieux ;
Tel qui s’éteint, chez nous, sur un lit d’agonies,
Aurait, en d’autres temps, trouvé, sous d’autres cieux,
Pour y grandir à l’aise, un monde harmonieux.

Ce siècle est grand, dit-on, où l’on s’affole à suivre,
En des odeurs d’usine et cliquetis du fer,
La Science qui tue autant qu’elle fait vivre :
Son agitation orgueilleuse l’enivre.
Que de damnés encor râlent dans cet enfer !


Temps heureux, trop heureux pour les hommes de proie,
Pour les prêcheurs de haine aux peuples haletans,
Rhéteurs, pédans, bouffons, fils et filles de joie,
Vendeurs de fausse gloire et vendeurs d’orviétans !
La foire étourdissante a trop de charlatans.

Que faire ici pour l’être humble et doux, droit, sincère,
Naïvement fidèle aux antiques fiertés,
Dans ce bruyant bastringue où loges et parterre,
Pour la délation, la fraude et l’adultère,
Unissent les bravos de leurs complicités ?

Notre plus sûr progrès est le progrès des crimes,
Des angoisses de l’âme et des vices du corps ;
Jamais on n’a tant vu de piteuses victimes
Implorer le néant par dégoût de leurs sorts
Et s’enfuir, sans regret du soleil, vers les morts.

Siècles anciens, maudits par nos dédains frivoles,
Jours de force et de foi, jours d’espoirs, étiez-vous
Si peuplés d’intrigans, de coquins et de fous ?
Le Passé glorieux garde ses auréoles :
Nos pères ont connu plus de bonheurs que nous.

Dans quelque île d’Asie où le frisson des palmes
Mêle au rire des flots ses rythmes caressans
Et berce, pour l’Ida voisin, des dieux naissans,
N’auriez-vous pas chanté, sous l’azur des cieux calmes,
De moins troubles amours, plaintifs adolescens ?

Athène où de l’air pur jaillit, chaste et guerrière,
La Pensée invincible, une lance à la main,
Frayant à l’homme libre un radieux chemin,
Du regret de n’avoir pu boire à ta lumière
J’en sais de morts hier ou qui mourront demain !

Silence extasié des hautes solitudes,
Où, près d’un livre ouvert et d’une pauvre croix,
Dans un recueillement de prière et d’études,
Les premiers fils du Christ écoutaient, sous les bois,
L’écho, fidèle encore, et proche, de sa voix ;


Majestueuse paix des enceintes sacrées,
Seuls murs qui défendiez contre les flots hurleurs
Du barbare stupide et des rois batailleurs
L’essaim laborieux des foules rassurées
Pour le présent sur terre, et l’avenir, ailleurs ;

N’est-il donc plus de saints, éprouvés ou novices,
Déshérités du monde ou lassés de ses vices,
A qui les deuils cuisans, leurs saignantes bontés,
Ont endossé déjà d’invisibles cilices,
Qui reprendraient courage en vos austérités ?

Que de héros muets, fils de nos épopées,
Dont le sang coulerait gaîment sous les épées
Pour les vaincus d’hier et le droit endormi,
Rongent, en frémissant, leurs mains inoccupées
Aux échos de Rocroy, de Bouvine et Valmy !

Que de savans, que de penseurs, que de poètes,
Martyrs de l’idéal et de la vérité,
Peintres, sculpteurs, en proie au mal de la beauté,
Succomberaient à leurs misères inquiètes,
S’ils ne trouvaient refuge au vieux monde enchanté !

Leur corps seul reste ici, leur âme est envolée,
Elle s’enivre enfin d’extase ou de raison :
Tandis qu’un s’agenouille à Rome en oraison,
L’autre, dans l’air toscan, suit Dante ou Galilée
Interrogeant l’étoile éclose à l’horizon.

Des lointains souvenirs et des vieilles murailles
Que chaque âge, à son tour, imprégna de clartés,
Sort partout la douceur des longues vérités :
Nos gloires, par Louis, rayonnent à Versailles,
Comme par Mirabeau nos jeunes libertés.

Chacun dans le passé retrouve une patrie,
Des frères oubliés qui, jaillis du tombeau,
Lui tendent leur bras ferme et l’arment d’un flambeau
Pour qu’il s’évade enfin d’une prison flétrie
Et s’élance, avec eux, par le Bien, vers le Beau.


Vains regrets, vains rappels, stériles nostalgies
De vertus dont le calme ou l’élan nous font peur,
Si, lâches spectateurs des modernes orgies,
Nous n’avions, pour renaître aux saines énergies,
Que la plainte égoïste et le rêve trompeur !

Mais cette voix des morts si vivans sous leur cendre,
La seule voix sincère et franche, cette voix
Que tous nos histrions ne voudraient pas entendre,
Elle éclate, elle monte, harmonieuse et tendre,
De tous les temps, de tous les pays à la fois !

Elle nous dit : « Pour l’homme autant que pour les choses,
Le cours est inégal des changeantes saisons,
Et les peuples, soumis à leurs métamorphoses,
Expient toujours le bref enchantement des roses
Par de longs deuils d’hivers neigeant sur les gazons.

Même aux rares instans d’accalmie, où l’Histoire,
Sous d’équitables lois et de sages pasteurs,
Les a vus, mieux unis que nous, en paix et gloire,
Sans trouble à leurs foyers, poursuivre leurs labeurs,
D’inévitables maux leur ont tiré des pleurs.

Il fut, comme il sera, toujours, des créatures
Trop bonnes pour subir sans d’intimes tortures
Les chocs, durs et confus, de l’éternel conflit
Où l’âme humaine, abandonnée aux aventures,
Meurt sans cesse et renaît, s’exalte et s’avilit.

Leurs yeux, trop haut fixés sur un divin mirage,
Font trébucher leurs pieds aux cailloux du chemin ;
Le passant les rudoie, et l’enfant les outrage :
Leur patience est douce et sait qu’après l’orage
L’astre prévu luira pour tous, luira demain.

Nobles esprits, grands cœurs mal tombés dans la vie,
Grains de froment perdus parmi le sable ingrat,
Voyez de quelle ardeur résiste et se débat
La plus chétive plante et la plus mal servie
Pour reprendre au soleil son poste de combat !


Le chêne vénéré des vieux Gaulois, nos pères,
Sort-il pas des granits où le vent le crut mort,
Plus ferme sur ses pieds endurcis par les pierres,
Et déployant plus haut ses frondaisons altières
Sur de longs bras raidis et tordus par l’effort ?

Le fin bouleau fleurit aux fentes des ruines,
Le sapin se redresse au bord des trous béans,
Et, sur nos caps bretons, les humbles aubépines
S’obstinent, pour sourire aux masures voisines,
A défier l’assaut rageur des flots géans.

Non, non, rien n’est perdu des semences propices
Qu’à travers le maquis des hontes et des vices
Dont l’épineux fourré nous déchire souvent,
La fleur d’une âme fraîche, entr’ouvrant ses calices,
Lance, vers l’avenir, sur les ailes du vent.

Plus longtemps et plus loin que la clameur robuste
De la gloire brutale et du crime effronté,
Un rêve fugitif de penseur attristé,
Le sanglot d’un martyr, la parole d’un juste,
Retentissent dans la souffrante Humanité.

Quels que soient les oublis et les mépris sauvages
Qui semblent, par instans, obscurcir leurs images,
Toujours du fond obscur des siècles agités,
Les mêmes Dieux, les mêmes Saints, les mêmes Sages,
Nous enverront le cher secours de leurs clartés :

Moïse au Sinaï, Socrate au Prytanée,
Le doux Jésus prêchant dans l’air bleu des hauteurs,
Gardent fidèlement nos phares conducteurs :
C’est par leurs rayons purs que reste illuminée
La route même où croient les fuir leurs insulteurs.

Comme nous, malgré l’heure et les destins hostiles,
Marchez donc à leur flamme et préparez le jour
Où les peuples nouveaux faucheront à leur tour,
En de plus chauds étés, des moissons plus fertiles
De vertus et de paix, de justice et d’amour ! »


GEORGES LAFENESTRE.