Melmoth ou l’Homme errant/V

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (1p. 173-193).


CHAPITRE V.



Le soir d’après, Melmoth se retira de bonne heure. Le peu de repos qu’il avait goûté la veille lui rendait le sommeil nécessaire, et la tristesse du temps ne lui inspirait pas le désir de prolonger la journée. On était à la fin de l’automne, de gros nuages parcouraient lentement le ciel, comme pour se conformer à l’ennui que l’âme éprouve dans cette saison de l’année. Il ne tombait pas une goutte de pluie : les nuées en s’amoncelant présageaient une tempête affreuse. La menace ne tarda pas à s’accomplir. La soirée offrit une obscurité prématurée, et des raffales soudaines ébranlaient la maison jusque dans ses fondemens. Vers la nuit, la tempête fut dans toute sa force. Le lit de Melmoth était secoué au point de lui ôter toute possibilité de dormir ; il se leva et descendit à la cuisine où les domestiques rassemblés étaient assis autour du feu. Tous convenaient qu’ils n’avaient jamais entendu de tempête aussi horrible, et dans l’intervalle des coups de vent qui s’engouffraient dans la cheminée, ils offraient au Ciel des prières pour ceux qui étaient sur mer pendant cette nuit. La proximité de la côte, qui était de celles que les marins appellent malsaines, donnait à leurs vœux une effrayante sincérité.

Bientôt cependant Melmoth découvrit que leur esprit éprouvait d’autres terreurs encore que celles qu’inspirait la tempête. Ils semblaient tous la croire intimement liée avec la mort récente de leur maître, et avec la visite du personnage extraordinaire, dont l’existence ne souffrait aucun doute à leurs yeux. Ils se communiquaient mutuellement leurs craintes, à voix basse, mais assez distinctement pour que Melmoth qui marchait à grands pas dans la cuisine pût fort bien entendre ce qu’ils disaient. La frayeur aime l’association des idées ; elle se plaît à lier l’agitation des élémens avec celle de la vie de l’homme. Le vent, les éclairs, le roulement du tonnerre trouvent toujours quelqu’un dont l’imagination active reconnaît en eux la suite ou le présage d’une calamité ; ils ont toujours quelque rapport avec le sort des vivans ou la destinée des morts.

« Il est parti avec ce coup de vent, » dit une des vieilles femmes en ôtant la pipe de sa bouche et en cherchant vainement à la rallumer aux cendres que la tempête avait dispersées sur le carreau.

« Il reviendra, » s’écria une autre, « il reviendra ; il ne repose pas ! il crie et se lamente, jusqu’à ce qu’il ait dit quelque chose qu’il n’a jamais pu dire pendant sa vie. Dieu nous préserve, » ajouta-t-elle, en se baissant pour parler dans la cheminée comme si elle avait voulu adresser la parole à cette âme inquiète. « Dites-nous ce que vous désirez et faites cesser la tempête. Y consentez-vous ? »

Le vent lui répondit avec d’affreux hurlemens : la vieille se retira en frissonnant.

« Si c’est là ce que vous voulez, prenez-les tous, » dit une jeune femme que Melmoth n’avait pas encore remarquée, et en disant ces mots elle arracha avec vivacité ses papillottes et les jeta au feu.

Son action fit souvenir Melmoth d’une histoire ridicule qu’on lui avait racontée la veille. Il paraît que cette jeune fille s’était servie pour ses cheveux de quelques vieux papiers de famille tout-à-fait inutiles ; elle s’imagina néanmoins que le bruit terrible qui se faisait là-haut provenait de ce qu’elle s’était emparée d’une chose appartenant au défunt ; elle n’eut donc rien de plus pressé que de s’en dessaisir en ajoutant :

« Allons, allons, soyez content, au nom du Seigneur, et qu’il n’en soit plus question. Vous avez maintenant ce que vous désirez : nous laisserez-vous tranquilles ? »

Melmoth ne put s’empêcher de rire de cette apostrophe. Tout-à-coup il s’arrête, frappé d’un son qui n’était pas celui du vent.

« Chut ! Silence. Je viens d’entendre un coup de canon. Il y a un vaisseau près de la côte. »

Chacun se tut pour écouter. Nous avons déjà dit que la demeure de Melmoth était près de la mer : aussi ses habitans étaient-ils accoutumés aux naufrages et à toutes les horreurs qui les accompagnent, et il n’est que juste de dire que jamais des signaux de détresse ne les avaient trouvés lents à courir au secours de leurs semblables.

Tous les domestiques fixèrent leurs regards sur Melmoth : on eût dit que ses yeux pouvaient dévoiler les secrets des abîmes. Le vent s’apaisa pendant un moment qui s’écoula dans un morne silence et dans l’attente la plus douloureuse. Le même son se répéta : on ne pouvait plus s’y tromper. « C’est un canon. Il y a un vaisseau en détresse ; » s’écria Melmoth en s’élançant hors de la cuisine et en disant aux hommes de le suivre.

Ils ne se firent pas prier, ne demandant pas mieux que de courir au-devant du danger. Après tout, une tempête est moins terrible au grand air qu’entre quatre murs. Elle excite l’énergie de ceux qui y sont exposés, elle les stimule à agir et flatte leur vanité, tandis que ceux qui restent chez eux éprouvent un besoin d’action qui leur fait presque préférer la souffrance et la crainte.

On aurait de la peine à se figurer la confusion qui tout-à-coup régna dans la maison. De tous côtés on cherchait de vieux habits, de vieilles bottes, de vieux chapeaux du défunt. Pendant ce temps Melmoth était monté à la chambre la plus élevée de la maison. Le vent avait brisé la fenêtre. S’il y avait eu de la lumière il aurait distingué la mer et une grande étendue de côte. Il mit la tête à l’air et l’avança le plus qu’il put, en retenant son haleine pour mieux entendre et mieux voir. La nuit était sombre ; mais son œil, rendu perçant par l’inquiétude, finit par distinguer une lumière à une grande distance en mer. Une raffale le força de s’éloigner pour un instant. À son retour, il aperçut une faible lueur bientôt suivie d’un coup de canon.

Il ne lui en fallut pas davantage, et en moins de cinq minutes Melmoth et ses gens furent sur le rivage. Ils n’avaient pas loin à aller ; mais la violence du vent retardait leur marche et l’inquiétude la faisait paraître plus triste encore. De temps à autre ils se disaient d’une voix entrecoupée : « Réveillez les habitans de cette chaumière. — Il y a de la lumière dans cette maison. — Ils sont tous levés. — Cela n’est pas étonnant. — Qui pourrait dormir pendant une pareille nuit ? — Tenez la lanterne plus basse. — Il est impossible de tenir sur la grève. »

« Encore un coup de canon ! » s’écrièrent-ils tous à la fois en distinguant la lueur de l’amorce qui perçait l’obscurité de la nuit, et le coup retentit bientôt pesamment autour du rivage comme si on l’eût tiré sur la tombe des infortunés.

« Voici le rocher ! tenons-nous bien et ne nous quittons pas. »

Ils l’escaladèrent.

« Grand Dieu ! » s’écria Melmoth, qui était au nombre des plus avancés ; « quelle nuit et quel spectacle ! Élevez votre lanterne. N’entendez-vous pas des cris ? Faites-leur un signal ; faites-leur comprendre qu’ils peuvent espérer, que le secours est près d’eux. — Arrêtez, » ajouta-t-il au bout d’un instant, « laissez-moi monter sur cette roche ; ils entendront mes cris. »

Il se mit à traverser témérairement le bras de mer qui le séparait du promontoire où il voulait monter, tandis que l’écume des brisans, dont il était enveloppé, menaçait de le suffoquer. Il arriva à la fin, et fier de son succès, il cria de toutes ses forces. Mais sa voix se perdit dans la tempête ; lui-même, il put à peine l’entendre. Dans cet instant les nuages, chassés avec rapidité, s’entr’ouvraient, et la lune vint dissiper l’obscurité. Melmoth aperçut distinctement le vaisseau, et reconnut tout son danger. Il avait échoué contre un rocher, au-dessus duquel les brisans lançaient leur écume à la hauteur de plus de trente pieds. Le corps du navire était à moitié sous l’eau. Son grand mât était coupé. Les cordages étaient déchirés, et à chaque lame qui passait sur le pont, Melmoth entendait les cris de ceux qu’elle entraînait, ou de ceux dont les forces et le courage étant également épuisés, ne conservaient plus d’espoir, et savaient que leur trépas serait le premier qui suivrait. Rien n’est plus horrible que de voir des hommes périr si près de nous, qu’il suffirait en quelque sorte de leur tendre la main pour en sauver quelques-uns, sans qu’il soit possible d’exécuter le simple mouvement d’où dépendrait leur salut. Melmoth le sentit, et il fut si pénétré de l’inutilité de ses efforts, que ses cris inarticulés ne faisaient qu’imiter le bruit des vents qui sifflaient autour de lui.

Sur ces entrefaites toute la population du voisinage, alarmée par la nouvelle qu’un vaisseau se perdait sur la côte, arrivait en masse sur le rivage, et ceux mêmes qui par expérience, par conviction, ou peut-être par ignorance, ne cessaient de répéter : « Qu’il était impossible de sauver le navire ; que tout l’équipage devait infailliblement périr. » Ceux-là mêmes, disons-nous, ne laissaient pas de presser le pas, comme s’ils eussent été impatiens de voir leurs prédictions se réaliser, tout en s’efforçant d’en détourner l’effet.

On remarquait surtout parmi eux un homme, qui assurait pertinemment que le vaisseau aurait coulé à fond avant qu’ils ne pussent arriver sur la grève. Monté sur un rocher, et voyant l’état désespéré des naufragés, il cria d’un air de triomphe : « Ne vous l’avais-je pas dit ? N’avais-je pas raison ? » Plus la tempête augmentait, plus il élevait la voix pour dire : « N’avais-je pas raison ? » Et il répétait la même phrase au milieu des cris de l’équipage mourant. Étrange sentiment de vanité, qui élève des trophées au sein des tombeaux. C’est dans le même esprit que souvent on donne conseil au malheureux, et que quand son malheur est au comble, on se console par l’idée de l’avoir prédit. Du reste, l’homme dont nous venons de parler avait le cœur généreux et sensible. Il en donna des preuves cette nuit même : car il périt en cherchant à sauver la vie à un matelot qui nageait à vingt pas de lui.

Cependant tout le rivage était couvert de monde. Les rochers semblaient être animés ; mais toute assistance était impossible. Pas une chaloupe ne pouvait mettre en mer dans un temps pareil. Des cris retentissaient néanmoins d’un rocher à l’autre ; cris affreux qui annonçaient aux infortunés, à la fois, la proximité et l’impossibilité du secours. À la lumière des lanternes, ils voyaient le rivage peuplé d’habitans, dont ils étaient séparés par des vagues mugissantes, barrière insurmontable ! Ce fut dans ce moment que Melmoth se réveilla d’une stupeur horrible, à laquelle il avait été livré ; regarda autour de lui, et voyant l’attention de tant de personnes dirigée vers le même objet, dans le vain espoir de secourir des malheureux, il s’écria : « Le cœur de l’homme est donc réellement bon quand il est excité par les souffrances de ses semblables ! » Il n’eut pas le temps de s’abandonner à cette consolante réflexion. Elle fut troublée à la vue d’un personnage, debout sur un rocher à quelques toises au-dessus de lui, et qui ne témoignait ni sympathie ni terreur. Il ne disait rien ; n’offrait aucun secours. Melmoth pouvait à peine se soutenir sur le rocher glissant où il était placé ; l’inconnu, quoique plus haut, paraissait être inébranlable. Il ne se laissait émouvoir ni par la tempête, ni par le spectacle qu’il avait devant les yeux. Les vêtemens de Melmoth étaient en lambeaux malgré tous ses efforts ; ceux de l’étranger restaient immobiles au souffle de la tempête. Cette circonstance, quelque étonnante qu’elle fût, frappa moins notre jeune homme que l’insensibilité qu’il témoignait à la terreur et à la détresse qui l’environnaient. Melmoth s’écria tout haut : « Juste Ciel ! est-il possible qu’une créature humaine reste là sans faire un effort, sans exprimer un sentiment en faveur de ces infortunés qui périssent ? » Après quelques momens de silence, il entendit distinctement ces mots : « Qu’ils meurent. » Il leva les yeux et vit encore l’étranger à la même place, les bras croisés sur la poitrine, le pied en avant, immobile au milieu de l’écume dont il était couvert. Aux pâles rayons de la lune, Melmoth put observer qu’il considérait la scène avec une expression de physionomie, formidable, révoltante, barbare. Dans ce moment même, une vague se brisa contre la carcasse du vaisseau, et un cri d’horreur s’éleva de la bouche de tous les spectateurs.

Aussitôt que ce cri eut cessé de retentir, Melmoth entendit un éclat de rire qui lui glaça le sang dans les veines. Il provenait du personnage placé au-dessus de lui. Un souvenir vint tout-à-coup l’éclairer comme un coup de foudre. Il se rappela ce que le manuscrit disait de la nuit où Stanton rencontra la première fois, en Espagne, cet être extraordinaire dont l’existence enchantée, défiant le temps et l’espace, eut par la suite une si fatale influence sur sa destinée. Il se rappela le rire infernal avec lequel cet être avait contemplé les corps des deux amans que la foudre avait consumés. Melmoth crut avoir entendu ce même rire ; il ne douta pas que le même être ne fût devant ses yeux. Sans se livrer à aucune réflexion, il s’empressa d’escalader le rocher ; déjà il n’était plus qu’à quelques pieds de cet objet qui la nuit comme le jour occupait sans relâche toutes ses pensées ; il pouvait presque le toucher en étendant seulement la main. Il ne lui restait qu’un pas à faire pour atteindre le sommet de la roche : il saisit une pierre ; elle se détache, et Melmoth roule jusqu’au bas, où les flots semblaient l’attendre pour l’engloutir.

Il ne sentit pas d’abord toute la hauteur de sa chute ; mais il entendit le bruit de l’onde qui s’entr’ouvrait. Il alla pour un moment au fond et revint sur-le-champ à la surface de l’eau. Il se débattait sans rien trouver à saisir. Dix mille trompettes retentissaient à ses oreilles ; des flammes sortaient de ses yeux. Enfin il perdit tout-à-fait connaissance et ne reprit ses sens qu’au bout de quelques jours, quand il se retrouva dans son lit ; la vieille gouvernante était à ses côtés. Il s’écria d’une voix affaiblie : « Quel songe affreux ! » et il ajouta en retombant sur son oreiller : « Comme il a épuisé mes forces ! »