Melmoth ou l’Homme errant/XV

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (3p. 123-193).


CHAPITRE XV.



Quoique la vie et la liberté parussent si proches de nous, notre position était encore fort critique. La lumière du jour qui nous avait fait découvrir l’issue du souterrain, pouvait aussi faciliter les poursuites de nos ennemis ; il n’y avait pas un moment à perdre. Mon compagnon me proposa de monter le premier, et je n’osai lui faire d’observations. J’étais trop en son pouvoir pour qu’il me fût possible de lui résister, et durant la jeunesse la supériorité dans la dépravation paraît toujours une supériorité de puissance. Nous éprouvons un respect honteux pour ceux qui ont passé avant nous par les derniers degrés du vice. Cet homme était criminel, et son crime le rendait en quelque sorte sacré à mes yeux. Il est toujours facile d’acquérir par des forfaits une connaissance prématurée de la vie. Il en savait plus que moi, aussi le regardais-je comme ma plus précieuse ressource dans cette entreprise désespérée. Je le craignais comme un démon, et cependant je l’invoquais comme un Dieu.

Je consentis donc à ce qu’il me proposait. J’étais fort grand, mais il était plus robuste que moi ; il s’éleva sur mes épaules ; je pliais sous le poids ; mais il réussit à soulever la trape. Le grand jour nous éclaira soudain tous deux ; il lâcha prise à l’instant, et laissant retomber la trape, il fut renversé lui-même avec une violence qui m’entraîna par terre avec lui.

« Les ouvriers sont là, s’écria-t-il, nous sommes perdus s’ils nous voient. Le jardin en est déjà rempli et ils y resteront toute la journée. Cette maudite lampe nous a perdus ; si elle avait duré quelques momens de plus, nous serions parvenus au jardin, nous aurions franchi le mur et nous jouirions présentement de notre liberté, au lieu qu’à présent… »

Il se roulait par terre en parlant, agité par des convulsions de rage et de désespoir. Quant à moi, je ne trouvais rien de si terrible dans notre position ; nous allions à la vérité perdre une journée ; mais nous étions délivrés de la plus affreuse des inquiétudes, de la crainte d’errer dans l’obscurité jusqu’à ce que nous fussions morts de faim ; nous avions trouvé la trape. Je mettais la plus grande confiance dans le zèle et dans la patience de Juan. J’étais sûr que s’il nous avait attendus cette nuit, il nous attendrait aussi la suivante et plus d’une encore après celle-là, enfin, je me disais que nous n’avions pas vingt-quatre heures à attendre, et un jour se pouvait-il comparer à l’éternité que nous aurions eu à passer dans le couvent ?

Je fis toutes ces observations à mon compagnon, tandis que je fermais la trape, mais je découvris à ses plaintes, à ses imprécations, à l’inquiétude que lui causaient son impatience et son désespoir, toute la différence qu’il y a entre un homme et un autre dans un moment d’épreuve. Il possédait le courage actif et moi le courage passif. Il était prêt à risquer son corps, sa vie, son âme, quand il fallait agir. Dès qu’il était question de souffrir, je devenais le héros de la soumission. Tandis que cet homme avec toute sa force physique et la hardiesse de son âme, si je puis m’exprimer ainsi, se roulait par terre avec l’imbécillité d’un enfant qui se livre à un accès de colère, j’étais son consolateur, son conseiller, son soutien. À la fin, il daigna écouter la raison ; il avoua que nous n’avions d’autre alternative que de rester vingt-quatre heures dans ce passage obscur ; mais telle est l’agitation de l’esprit humain que cet arrangement que peu d’heures auparavant nous aurions accueilli comme le bienfait d’un ange qui s’intéressait à notre délivrance, ne nous parut bientôt plus qu’un supplice à peine supportable. Nous étions tout-à-fait épuisés ; les efforts de différens genres que nous avions faits pendant cette nuit pourraient à peine se concevoir. Je suis convaincu que l’idée seule qu’il s’agissait pour nous de la vie ou de la mort avait pu soutenir nos forces ; et maintenant que la lutte était passée, nous commencions à nous apercevoir de notre faiblesse. Nos souffrances mentales n’avaient pas été moins vives que celles de notre corps. Songez aussi, Monsieur, à l’atmosphère peu naturelle que nous respirions depuis si long-temps, au milieu des ténèbres et des dangers. Nous éprouvions déjà ses premiers effets pestilentiels, effets qui se manifestaient tantôt par une sueur qui nous inondait, tantôt par un sentiment de froid qui nous glaçait jusqu’au sang. C’était donc dans cet état de fièvre et d’épuisement que nous devions passer une journée entière, au sein de l’obscurité et privés d’alimens ! La journée précédente s’était écoulée dans une abstinence sévère et nous commencions à sentir les souffrances d’une faim qu’il était impossible d’apaiser. Il fallait continuer à jeûner, jusqu’au moment de notre délivrance, dans un lieu triste, froid, humide, qui diminuait d’instant en instant les forces dont nous aurions eu besoin.

La dernière pensée qui me vint, fut celle du compagnon avec lequel j’allais passer cette terrible journée ; être que j’abhorrais du fond de l’âme, mais dont la présence était en même temps une malédiction irrévocable et une invincible nécessité. Nous restions donc là frissonnant devant la trape et sans oser nous communiquer mutuellement nos sentimens.

Tout-à-coup, la lumière du ciel disparut ; je ne savais à quoi attribuer ce phénomène, quand je sentis une averse, la plus forte peut-être qui ait jamais arrosé la terre, et qui, pénétrant par les fentes de la trape, m’inonda complétement dans moins de cinq minutes. Je quittai l’endroit où je me tenais ; mais déjà j’étais trempé jusqu’aux os. Cette pluie fut suivie de coups de tonnerre si violens que je me demandai un moment si Dieu ne me poursuivait pas dans les abîmes où je cherchais à fuir sa main vengeresse. Les blasphêmes de mon compagnon étouffaient presque les roulemens du tonnerre, surtout quand il se sentit tout le corps mouillé, tandis que sur la terre l’eau s’élevait à la hauteur de sa cheville. Il proposa pour lors de nous retirer dans un enfoncement qu’il connaissait et qui nous offrirait, disait-il, un abri, ajoutant qu’il n’y avait que quelques pas du lieu où nous étions, et que nous retrouverions facilement notre chemin. Je n’osai pas m’opposer à sa volonté, et je le suivis dans cette obscure retraite qui n’était séparée du reste du caveau que par les débris d’une vieille porte ; la lumière avait reparu et je pouvais distinguer les objets qui m’environnaient. Les trous profonds que je vis dans le mur me parurent faits pour attacher un énorme verrou, et les gonds de fer qui subsistaient encore, quoique couverts de rouille, indiquaient que cette porte, d’une force extraordinaire, avait sans doute servi à fermer l’entrée d’un cachot. Bien qu’il n’y eût plus de porte, je frémis en y entrant. Quand nous y fûmes, nous nous jetâmes tous deux par terre, hors d’état de faire un mouvement de plus. Nous ne nous parlions pas, car nous sentions l’un et l’autre un besoin irrésistible de sommeil, et quant à moi, je songeais avec une parfaite indifférence que ce repos serait peut-être le dernier que je prendrais. J’étais cependant sur le point de recouvrer ma liberté, et malgré la situation déplorable où je me trouvais, j’étais à mes propres yeux, plus digne d’envie que dans la désespérante sécurité de ma cellule. Il n’est, hélas ! que trop vrai que notre âme se rétrécit à l’approche d’un événement heureux, comme si ses forces, épuisées par les efforts qu’elle a faits pour l’obtenir, ne suffisaient plus pour en jouir. C’est ainsi que nous sommes toujours obligés de mettre l’espérance à la place du bonheur, et de prendre les moyens pour le but, ou de les confondre pour tirer d’eux une jouissance qui, sans cela, ne serait que de la lassitude sous un autre nom. Ces réflexions ne me vinrent pas dans le moment ; j’étais trop fatigué. Il y a des cas, Monsieur, où le pouvoir de la pensée nous accompagne jusqu’au bord du sommeil, et d’autres où il nous abandonne durant la veille. Nous sommes prêts alors à tout sacrifier au repos. Le repos est le seul bienfait que nous demandions à Dieu.

Telle était ma position quand je me couchai sur la terre ; et je ne devais cependant pas profiter long-temps de la tranquillité dont j’avais si grand besoin. Mon compagnon dormait comme moi. Que dis-je ? grand Dieu ! quel sommeil était le sien ! qui aurait pu fermer l’œil ou même l’oreille dans son voisinage ! Il parlait aussi haut et aussi continuellement que s’il s’était livré aux occupations habituelles de la vie. J’entendis malgré moi le secret de ses songes. Je savais qu’il avait assassiné son père ; mais j’ignorais que son parricide le poursuivait pendant son repos. Mon sommeil fut interrompu par des accens pour le moins aussi horribles que ceux que j’avais entendus à mon chevet dans le couvent ; ils me troublèrent avant de m’avoir réveillé. Ils augmentèrent, ils redoublèrent, et m’occasionèrent un cauchemar affreux. Je croyais que le supérieur et tout le couvent nous poursuivaient avec des torches enflammées, et les faisaient briller jusque dans mes yeux. Je jetai un cri ; je dis : « Épargnez ma vue ; ne m’aveuglez pas ; ne me réduisez pas à un état de démence ; je confesserai tout. » Une voix rauque me répéta : « Confessez. » Je me réveillai en sursaut ; ce n’était que la voix de mon compagnon qui dormait ; je me levai sur mes jambes et je le contemplai. Il se roulait sur sa couche de pierre, comme si c’eût été du duvet. On eût dit que son corps était de fer ; l’irrégularité du pavé n’avait aucun effet sur lui. J’ai beaucoup entendu dire, j’ai beaucoup lu des horreurs du lit de mort du pécheur, je ne crois pas qu’elles puissent être plus affreuses que celles de son sommeil. Mon compagnon commença par murmurer quelques mots à voix basse, parmi lesquels j’en distinguai plusieurs qui ne me rappelaient que trop ce que j’aurais voulu oublier, du moins tant que nous serions ensemble. Il disait : « Un vieillard ?… Oui… Eh bien ? il a d’autant moins de sang. Des cheveux blancs ?… n’importe ; mes crimes ont contribué à les faire blanchir. Il y a long-temps qu’il aurait dû les avoir arrachés. Ils sont blancs, dites-vous ?… Eh bien ! Ce soir ils ne le seront plus, car ils seront teints de sang. Oui, oui ; je sais qu’il les montrera au jour du jugement et qu’ils porteront témoignage contre moi. Il sera à la tête d’une armée plus considérable que l’armée des martyrs : l’armée de ceux qui ont eu leurs enfans pour meurtriers. N’est-ce pas la même chose d’arracher la vie à ses parens ou de leur briser le cœur ? J’ai déjà brisé celui de mon père ; la vie lui sera d’autant moins douloureuse à perdre. »

Après ce discours épouvantable il se mit à rire ; puis il frissonna et se débattit. Tremblant d’horreur je voulus l’éveiller. Je secouai son bras musculeux ; je le roulai sur le dos, sur la figure : ce fut en vain ; il semblait que je le berçasse ; il n’en dormit que plus profondément, et continua à rêver.

« Emparez-vous de la bourse : je connais le tiroir de la commode où il la garde ; mais auparavant assurez-vous qu’il est bien mort… Eh quoi ! vous n’osez pas ?… Ses cheveux blancs vous font frémir ! Son sommeil paisible !… Oh ! oh ! croirait-on que des scélérats puissent être des sots ?… Il faut donc que ce soit moi : je le veux bien. La lutte sera courte. Il est possible qu’il soit damné ; il est certain que je le serai. Chut !… Comme les degrés crient !… Ne lui diront-ils pas que c’est son fils qui monte ? Ils n’oseraient pas… ; les murs les démentiraient. Pourquoi n’avez-vous pas graissé les gonds ?… Nous y voici… Il dort profondément… Oui, comme il est calme !… Ce calme le rend plus propre à monter au ciel… Maintenant,… maintenant… je tiens le genou sur sa poitrine… Où est le couteau ?… S’il me regarde, je suis perdu. Le couteau !… Je suis un lâche… Le couteau !… S’il ouvre les yeux, c’en est fait de moi. Le couteau, maudits poltrons !… Qui oserait balancer quand je tiens la gorge de mon père ?… Là,… là,… là,… il y a du sang jusqu’au manche : … c’est le sang du vieillard… Cherchez l’argent pendant que j’essuie la lame… Je ne puis l’essuyer, car les cheveux blancs sont mêlés avec le sang. Ces cheveux touchèrent mes lèvres la dernière fois qu’il m’embrassa… J’étais un enfant alors… Alors, je ne l’aurais pas tué pour le monde entier… Maintenant,… maintenant… que suis-je ? Ah ! ah ! ah ! que Judas secoue son sac d’argent à côté du mien… Il a trahi son Sauveur, et j’ai assassiné mon père… Argent pour argent, et âme pour âme, j’ai vendu la mienne plus cher : il était fou de donner son âme pour trente pièces… Mais pour lequel de nous deux les feux de l’enfer seront-ils plus ardens ?… N’importe, je veux l’essayer. »

Aux discours horribles qu’il ne cessait de répéter, je l’appelai ; je criai de toutes mes forces, afin qu’il s’éveillât. Il ouvrit enfin les yeux, et me dit, avec un éclat de rire aussi effrayant que ses songes : « Eh bien ! qu’avez-vous entendu ?… Je l’ai assassiné. Il y a long-temps que vous savez cela. Vous vous êtes fié à moi pour cette maudite entreprise, qui met dans un danger éminent la vie de l’un et de l’autre, et vous ne pouvez supporter de m’entendre parler à moi-même, quoique je ne dise rien que vous ne sachiez déjà. »

« Non, je ne puis le supporter, » répondis-je accablé d’horreur ; « et je ne voudrais pas recommencer l’heure que je viens de passer, dût ma liberté en dépendre. Quelle affreuse idée que celle de rester une journée entière dans une obscurité profonde, mourant de faim et de froid, et écoutant les discours incohérens d’un… Ne me lancez pas ce regard railleur ; je sais tout : votre seul aspect me fait frémir. La main de fer de la nécessité a pu seule m’unir à vous pour un moment. Nous sommes, hélas ! unis, mais pour mon malheur. Il faut que je supporte cette affreuse alliance tant qu’elle durera ; mais n’en rendez pas les momens trop horribles. Ma vie et ma liberté sont dans vos mains ; et, dans la position où nous nous trouvons, je pourrais dire encore ma raison. Je ne puis souffrir l’effrayante éloquence de votre sommeil. Si je suis forcé d’y prêter plus long-temps l’oreille, vous m’emmènerez de ces lieux vivant, mais privé de raison : car ma tête n’est plus assez forte pour supporter des tourmens semblables. Ne dormez pas, je vous en conjure ; souffrez que je veille à côté de vous pendant cette horrible journée ; cette journée qui s’écoulera dans les ténèbres et les souffrances, au lieu de la lumière et du bonheur dont nous espérions jouir. Je consens à souffrir la faim, à grelotter de froid, à coucher sur ces pierres dures et humides ; mais je ne puis souffrir vos songes. Si vous dormez, je serai forcé de vous réveiller, ne fût-ce que pour défendre ma raison. Je sens que mes forces physiques diminuent rapidement, et j’en suis d’autant plus jaloux de conserver celles de mon entendement. Ne me regardez pas de cet air menaçant. Vous êtes plus fort que moi ; mais le désespoir nous rend égaux. »

Pendant que je prononçais ces paroles, ma voix avait l’éclat du tonnerre, et des éclairs sortaient de mes yeux. Je sentais toute la force que donne la colère, et je m’aperçus que mon compagnon n’y était pas insensible. Je continuai sur un ton qui me fit tressaillir moi-même.

« Si vous osez dormir, je vous réveillerai. Quand vous ne feriez que sommeiller, je ne vous laisserai pas un moment de repos. Vous veillerez avec moi. Pendant cette journée, nous souffrirons ensemble, je l’ai résolu. Je vous l’ai déjà dit : je puis tout souffrir, excepté les rêves inquiets d’un homme qui voit, dans son sommeil, l’image d’un père assassiné. Vous pouvez veiller, délirer, blasphémer ; mais vous ne dormirez pas. »

L’homme me regarda pendant quelques instans avec un étonnement qui marquait combien peu il m’avait cru capable d’une telle énergie de passion et de volonté. Quand il fut bien convaincu qu’il ne se trompait pas, l’expression de sa physionomie changea tout-à-coup. Pour la première fois il parut sentir en commun avec moi ; tout ce qui avait un air de férocité était conforme à sa nature et lui plaisait. Il m’assura avec des juremens qui me glacèrent le sang, que mon courage lui faisait plaisir. « Je veux me tenir éveillé, » ajouta-t-il avec un baîllement qui laissait voir une gueule semblable à celle d’un tigre qui se prépare à son festin sanguinaire. « Mais comment ferons-nous pour ne pas dormir ? Nous n’avons rien à manger et rien à boire. » Il lâcha pour lors une kyrielle de juremens affreux, après quoi il se mit à chanter ; mais quelles chansons ! leur obscénité était si dégoûtante qu’élevé d’abord dans l’intérieur de ma famille et puis dans la sévérité d’un couvent, je ne pus m’empêcher de penser qu’un démon incarné hurlait à mes côtés. Je le suppliai de cesser ; mais cet homme passait si rapidement d’une atrocité extrême à une extrême légèreté, du délire du crime à des chants qui auraient fait horreur dans un lieu de débauche, qu’il me devint tout-à-fait inexplicable. Je n’avais jamais vu ni même cru qu’il fût possible de réunir ainsi les deux extrêmes. Je devais avoir une bien faible connaissance des hommes pour ne pas savoir que le crime et l’insensibilité se réunissent souvent dans le même cœur, et qu’il n’y a pas sur la terre d’alliance plus indissoluble que celle qui existe entre la main qui ose tout et le cœur qui ne sent rien.

Ce fut au milieu d’une de ses chansons les plus licencieuses que mon compagnon s’arrêta tout-à-coup. Il regarda pendant quelques instans autour de lui et à la lueur faible et triste qui nous éclairait, je crus remarquer qu’une expression extraordinaire obscurcissait sa physionomie. Je n’osais y faire attention.

« Savez-vous où nous sommes ? » me dit-il tout bas.

― « Je ne le sais que trop ; nous sommes dans les caveaux d’un couvent, loin de tout secours humain, sans alimens, sans lumière et presque sans espoir. »

― « Ah ! oui ; ses derniers habitans en ont été la preuve. »

― « Ses derniers habitans ? Quels furent-ils ? »

« Je puis vous le dire, si vous êtes en état de l’entendre. »

« Je ne suis point en état de l’entendre, » m’écriai-je, en me bouchant les oreilles, « je ne veux point l’écouter. Il me suffit de connaître le narrateur pour savoir que l’histoire en doit être horrible. »

« Cette nuit fut vraiment horrible, » reprit-il sans m’écouter, et faisant involontairement allusion à quelque circonstance de sa narration. Il n’en dit pas davantage, et sa voix se confondit en murmures incohérens. Je me plaçai aussi loin de lui que le permettaient les limites du caveau, et cachant ma tête dans mes genoux, je m’efforçai de ne point penser. Que la situation de l’âme est affreuse, quand elle nous réduit à désirer que nous n’en ayons plus ; à préférer l’état des bêtes qui périssent tout entières, afin de ne plus jouir de ce privilége de l’humanité qui ajoute à notre malheur ! Je ne pouvais dormir ; quoique le sommeil paraisse une nécessité de la nature, il exige toujours que l’âme y concoure par sa volonté. D’ailleurs, si je l’avais voulu, la faim dévorante qui s’était changée en nausées insupportables, me l’eût rendu tout-à-fait impossible. Vous ne croirez peut-être pas, Monsieur, qu’au milieu de cette complication de maux physiques et moraux, ma plus grande souffrance provenait de l’oisiveté dans laquelle j’étais forcé de rester. Aussi, après avoir lutté contre elle pendant près d’une heure, d’après mon calcul, je me levai, et dans un moment de désespoir, je suppliai mon compagnon de me raconter l’histoire dont il avait parlé concernant notre terrible séjour. Avec une bonté féroce il m’accorda sur-le-champ ma requête, et quoique je m’aperçusse que son corps robuste avait souffert plus que le mien des peines de la nuit et des privations de la journée, il s’y prépara avec une sorte de triste vivacité. Il se trouvait dans son élément. Il allait effrayer une âme faible par un récit d’horreur, et étonner un esprit ignorant par une multitude de crimes.

« Je me rappelle, dit-il, une circonstance extraordinaire dans laquelle ce caveau a joué un grand rôle. Je n’ai pas pu m’expliquer dans le premier moment pourquoi cette porte et cette voûte m’étaient si bien connues. Tant d’idées étranges m’occupent chaque jour que des événemens qui feraient sur d’autres une impression ineffaçable, passent devant mon esprit comme des ombres, tandis que les pensées seules ont pour moi de la solidité. Je ne connais d’autres événemens que des émotions. Vous savez ce qui m’a amené dans ce maudit couvent ; quoi qu’il en soit j’y étais et je me voyais obligé d’en suivre la discipline. Une partie de cette discipline consiste à faire subir à des criminels extraordinaires, des pénitences aussi extraordinaires que leur crime. Il faut alors non-seulement se soumettre à toutes les rigueurs naturelles de la vie religieuse, mais encore remplir le rôle d’exécuteur chaque fois qu’un châtiment inusité doit être infligé. On me fit l’honneur de me croire plus particulièrement fait pour cette espèce de récréation, et peut-être ne me flattait-on pas.

« Peu de jours après que je fus devenu membre de cette communauté, l’occasion se présenta de mettre mes talens à l’épreuve. On me dit de m’attacher à un jeune religieux d’une famille distinguée qui venait de prononcer ses vœux et qui remplissait ses devoirs avec cette froide exactitude, preuve incontestable que son cœur ne s’y livrait pas. Je comprenais sans peine qu’en m’ordonnant de m’attacher à lui, on me prescrivait de me montrer son plus mortel ennemi. En attendant, le seul crime de ce jeune moine était d’être soupçonné d’une passion terrestre. Il était, comme je l’ai déjà dit, le rejeton d’une famille distinguée qui, pour l’empêcher de contracter ce qu’elle appelait un mariage avilissant, c’est-à-dire d’épouser une femme d’un rang inférieur au sien, qu’il aimait et qui aurait fait son bonheur, le força à prendre l’habit de moine. Parfois il paraissait accablé de douleur, mais parfois aussi ses yeux brillaient d’un rayon d’espoir qui fit naître les soupçons de la communauté. L’espérance est en effet une plante étrangère au climat d’un couvent.

« Au bout de quelque temps un jeune novice entra dans la maison. À compter de ce moment le changement le plus frappant se fit voir dans le nouveau religieux. Mes yeux firent sur-le-champ sentinelle. Les yeux découvrent facilement le malheur quand ils ont l’espérance de l’aggraver. L’attachement du jeune moine pour le novice augmentait de jour en jour ; ils étaient toujours ensemble dans le jardin ; ils respiraient le parfum des fleurs ; ils cultivaient le même carré d’œillets ; ils entrelaçaient leurs bras en se promenant ; leurs voix s’unissaient dans le chœur. L’amitié est souvent portée à l’excès dans les couvens, mais celle-ci ressemblait trop à de l’amour. Ainsi quand les psaumes de l’office renfermaient quelques expressions de tendresse, comme il arrive assez souvent, ils se dirigeaient mutuellement leurs paroles, avec un accent qu’il était impossible de méconnaître. Quand des corrections étaient infligées, chacun d’eux voulait supporter la part de l’autre. Quand le couvent jouissait d’un jour de récréation, les cadeaux qui s’envoyaient à la cellule de l’un se retrouvaient infailliblement dans celle de l’autre. Ces indices me suffirent ; je découvris ce secret d’un bonheur mystérieux qui est le plus grand des malheurs pour ceux qui ne peuvent jamais le partager. Ma vigilance redoubla et fut récompensée par une nouvelle découverte dont je fus d’autant plus enchanté qu’elle devait me donner une haute importance aux yeux de tout le couvent. Vous ne pouvez vous imaginer celle que l’on y attache à des secrets de ce genre.

« Un soir que le jeune religieux et son cher novice étaient dans le jardin, le premier cueillit une pêche et l’offrit à son ami ; celui-ci l’accepta avec un mouvement qui me parut un peu gauche : il ressemblait beaucoup à une révérence de femme. Le jeune moine, en partageant le fruit avec un couteau, effleura légèrement le doigt du novice ; il témoigna aussitôt la plus vive inquiétude, et déchira son habit pour envelopper la blessure. J’avais vu toute cette scène, et dès ce moment je n’eus plus aucun doute. Je me rendis cette nuit même chez le supérieur. On conçoit facilement le résultat de notre entrevue. On les épia, mais avec beaucoup de prudence dans les commencemens. Ils étaient apparemment sur leurs gardes : car, malgré ma vigilance, il me fut, pendant quelque temps, impossible de rien découvrir de nouveau. Il n’y a pas de situation plus contrariante que d’être intérieurement convaincu de la vérité d’une chose, sans pouvoir se rendre maître d’un seul fait qui puisse faire partager sa conviction à autrui. Une nuit que, par l’ordre du supérieur, j’avais pris mon poste dans le corridor, où je passais souvent des heures entières, remplissant le noble rôle d’espion, je crus entendre des pas. Il faisait noir. Un pied léger passa à côté de moi ; j’entendis une respiration entrecoupée et palpitante. Quelques instans après, une porte s’ouvrit ; c’était celle du jeune religieux : j’en étais sûr, car l’habitude de veiller à cette même place m’avait rendu l’ouïe si fine, que je reconnaissais les habitans de toutes les cellules par les gémissemens de l’un, les prières de l’autre, les rêves agités du troisième. Cette porte, surtout, d’où ne partait jamais aucun son, ne pouvait m’être inconnue. Je m’étais muni d’une petite chaîne, au moyen de laquelle j’attachai le bouton de la porte avec celui d’une porte voisine, en sorte qu’il fût impossible d’ouvrir aucune des deux de l’intérieur. Je me hâtai de courir chez le supérieur, avec un orgueil que nul ne peut concevoir, s’il n’a comme moi découvert un secret coupable dans un couvent. Je ne sais si le supérieur n’était pas lui-même agité de ce délicieux sentiment, car il était éveillé et debout, entouré de quatre religieux, que vous vous rappellerez peut-être. » (Je frémis à ce souvenir.) « Je leur communiquai mes nouvelles avec une ardeur et une volubilité bien contraires au respect que je leur devais, et qui en outre rendaient mon discours presque inintelligible. Ils eurent, néanmoins, la bonté de ne pas faire attention à cette inconvenance qui, dans tout autre cas, aurait été sévèrement punie, et ils daignèrent même suppléer à quelques lacunes dans ma narration, avec une condescendance et une facilité réellement merveilleuse. J’étais enchanté de m’être rendu utile au supérieur, et je me glorifiais dans ma nouvelle dignité d’espion.

« Nous partîmes sans perdre un moment ; nous arrivâmes à la porte de la cellule, et je montrai d’un air de triomphe la chaîne encore placée, mais dont les faibles vibrations indiquaient que les infortunés connaissaient leur danger. J’ouvris la porte ; oh ! comme ils durent trembler ! Le supérieur et les quatre moines s’élancèrent dans la cellule. Je tenais la lumière… Vous frémissez… Pourquoi ?… J’étais coupable, et je désirais voir un crime qui palliât le mien, du moins dans l’opinion du couvent : d’ailleurs, je brûlais d’être témoin d’un malheur qui égalât ou même surpassât celui que j’éprouvais, et cette curiosité n’était pas facile à contenter.

« Quand nous entrâmes dans la cellule, les tristes époux se tenaient étroitement embrassés : vous pouvez juger de la scène qui suivit. Ici, je dois rendre, quoique à regret, justice au supérieur. C’était un homme qui, par les sentimens que le couvent sans doute lui avait donnés, n’avait aucune idée de l’union des sexes ; il éprouvait autant d’étonnement et d’horreur à la vue de deux êtres humains, de sexe différent, qui osaient s’aimer en dépit des liens monastiques, que s’il avait été témoin de quelqu’une de ces horribles conjonctions qui font frémir la nature. Il exprima toute l’horreur qu’il éprouvait, et il le fit avec sincérité. Quelle que pût être l’affectation avec laquelle il maintenait la rigueur de la discipline conventuelle, sa conduite dans cette occasion en fut totalement exempte. L’amour était un sentiment qu’il regardait comme inséparable du péché, même quand il était sanctifié par le sacrement du mariage. Mais l’amour dans un couvent ! Il est impossible de se faire une idée de son courroux et moins encore de concevoir combien ce courroux était majestueux et accablant, renforcé par les principes et sanctifié par la religion. Je ne pourrais décrire le bonheur que cette scène me donna : un moment avait suffi pour mettre à mon niveau ces misérables qui avaient triomphé de moi. Je m’étais traîné vers ces murs, comme vers un asile, moi, rebut de la société et quel avait été mon crime ?… Allons… Je vois que vous frémissez ; je n’en dirai pas davantage. Le besoin m’y avait poussé. Et là, je voyais deux êtres devant lesquels, peu de jours avant, je me serais agenouillé comme devant les saints de l’autel, qui maintenant étaient abaissés même au-dessous de moi. Je savourais la douleur du moine apostat et du novice. Mon cœur ulcéré jouissait profondément de la colère du supérieur. Je sentais qu’ils étaient tous des hommes comme moi. Je les avais crus des anges, et ils étaient mortels. À force d’épier leurs mouvemens, de flatter leurs passions, de travailler pour leur intérêt, ou plutôt pour le mien, en leur faisant accroire que je n’avais que le leur en vue, j’avais trouvé le moyen de procurer autant de malheur aux autres et d’occupation à moi-même que si j’eusse été réellement dans le monde. J’avais percé le sein de mon père : c’était l’affaire d’un moment. Ici, j’avais deux cœurs à percer tous les jours et sans cesse, je ne devais pas craindre de rester oisif. »

À cet endroit de son récit, mon compagnon essuya son front endurci, s’arrêta un moment pour prendre haleine, puis continua en ces termes :

« Je n’aime pas trop à détailler les moyens par lesquels ce couple fut induit à croire qu’il pouvait s’échapper du couvent. Il suffit que j’en fus le principal agent ; que le supérieur prit part à la supercherie ; que je les guidai à travers les mêmes passages où vous avez passé cette nuit : ils tremblaient et me bénissaient à chaque pas… que… »

― « Arrêtez, » m’écriai-je, « malheureux ! vous retracez pas à pas la course que je viens de faire. »

« Eh quoi ! » reprit-il avec un rire féroce, « vous croyez donc que je vous trahis ? S’il était vrai, à quoi vous serviraient vos soupçons ? Vous êtes en mon pouvoir. Ma voix pourrait en ce moment appeler la moitié du couvent pour vous saisir ; mon bras pourrait vous attacher contre ce mur, jusqu’à ce que les ministres de la mort, qui n’attendent qu’un signal, vinssent vous arracher la vie. »

« Je sais, » dis-je, « que je suis en votre pouvoir, et si je me fiais à votre générosité, je ferais mieux de me briser la cervelle contre les pierres de cette voûte non moins dures que votre cœur. Mais je sais aussi que vos intérêts sont liés d’une manière ou d’une autre avec ma fuite, et c’est pour cela que je me fie à vous ; d’ailleurs j’y suis forcé. Quoique mon sang déjà refroidi par la faim et la fatigue, se glace en vous écoutant, je dois pourtant vous écouter et vous confier ma vie et ma délivrance. Je vous parle avec cette humble sincérité que notre position m’a enseignée. Je vous hais, je vous crains, si je vous avais rencontré dans le monde, je vous aurais fui avec un dégoût inexprimable ; mais ici le malheur commun a réuni les substances les plus opposées en une alliance contre nature. Cette force cessera d’agir du moment où je serai délivré du couvent et de vous. Mais pendant quelques heures encore je sais que ma vie dépend de vos efforts et de votre présence, tandis que je ne pourrais supporter cette présence qu’à l’aide de l’horrible intérêt que m’inspire votre discours. Continuez donc cette affreuse histoire ; passons cette longue et triste journée nous haïssant cordialement l’un l’autre : quand elle se sera écoulée, maudissons-nous, et ne nous voyons plus. »

Je m’étonnais, quoique sans doute ceux qui ont l’habitude de scruter le cœur humain n’y auraient rien trouvé de surprenant, je m’étonnais, dis-je, que plus ma position m’inspirait une férocité bien contraire à notre situation réciproque, et qui était sans doute l’effet du désespoir et de la faim, plus le respect de mon compagnon pour moi paraissait augmenter. Après une longue pause, il me demanda s’il pouvait continuer sa relation. Je n’eus pas la force de répondre : car les efforts que je venais de faire m’avaient épuisé, et ranimaient en moi les nausées de la faim. Je lui fis un signe d’affirmation, et il reprit la parole.

« On les conduisit ici, » me dit-il. « J’avais formé le plan, et le supérieur y avait consenti : je fus le conducteur de leur prétendue fuite. Ils s’imaginaient que le supérieur fermait les yeux sur leur démarche. Je les conduisis donc, comme je vous l’ai dit, à travers ces mêmes passages que nous avons parcourus. J’avais un plan de cette région souterraine ; mais mon sang se glaçait en la traversant. L’idée du sort qui attendait mes compagnons ne servait pas à le réchauffer. Je retournai une fois la lampe, sous prétexte d’en arranger la mèche, mais en réalité pour examiner ces infortunées victimes. Elles s’embrassaient ; un rayon de joie brillait dans leurs yeux. Elles se parlaient à l’oreille de leur prochaine délivrance et du bonheur dont elles allaient jouir, et me nommaient dans les intervalles qu’elles pouvaient dérober aux vœux qu’elles formaient l’une pour l’autre. Ce spectacle détruisit les derniers restes de la componction que mon horrible tâche m’avait inspirée. Ils osaient donc être heureux en présence d’un homme condamné à un malheur éternel ! Quelle plus grande insulte pouvaient-ils me faire ? Je résolus de les en punir sur-le-champ.

« Nous étions près de ce cachot. Je le savais ; je les engageai à y entrer, (la porte à cette époque était encore entière) en leur disant que j’irais pendant ce temps examiner si le passage était libre. Ils firent comme je leur avais dit, et me remercièrent de mes précautions. Ils ignoraient qu’ils ne devaient plus quitter ce lieu. Mais leur vie était-elle à comparer aux souffrances que leur bonheur me faisait éprouver ? Aussitôt qu’ils furent entrés et tandis qu’ils s’embrassaient, je fermai la porte et tournai la serrure. Cette action ne leur causa pas d’inquiétude dans le premier moment. Ils la regardèrent comme une nouvelle précaution de l’amitié.

« Dès que je les eus renfermés, je courus auprès du supérieur qui était furieux de l’outrage fait à la sainteté de son couvent, et plus encore à sa pénétration, dont il se piquait autant que si réellement il en avait possédé. Il descendit avec moi dans le caveau. Les moines le suivirent les yeux enflammés de colère. Cette colère les aveuglait à tel point qu’ils eurent de la peine à découvrir la porte, même après que je la leur eus désignée à plusieurs reprises. Le supérieur de sa propre main enfonça plusieurs clous que les moines lui fournissaient officieusement, et ferma ainsi la gâche qui ne devait plus s’ouvrir. L’ouvrage ne fut pas long. Au premier bruit des pas qui retentirent dans le passage, les victimes poussèrent un cri, et un second quand les premiers coups de marteau furent donnés contre la porte. Elles crurent qu’elles avaient été découvertes et qu’une troupe de moines furieux voulaient enfoncer leur retraite. Ces terreurs se changèrent bientôt en d’autres bien plus affreuses, quand ils entendirent clouer la porte, et que les religieux se retirèrent. Ils jetèrent un dernier cri, mais qu’il était différent des autres ! c’était celui du désespoir : ils connaissaient leur sort.

« On avait cru m’imposer une pénitence en m’ordonnant de veiller à leur porte ; mais ce fut avec joie que je l’exécutai. Loin de considérer cet office comme pénible ou douloureux, je l’eusse pris par choix, quand même j’aurais été supérieur du couvent. Vous appelez ce sentiment de la cruauté ; je soutiens que ce n’est que de la curiosité ; cette même curiosité qui attire des milliers de personnes à la représentation d’une tragédie et qui fait assister avec plaisir la femme la plus délicate au spectacle des douleurs et des lamentations. Je jouissais d’un grand avantage sur elles. Les douleurs, les lamentations dont j’étais témoin étaient véritables. Je me plaçai donc à cette porte, à cette porte qui, semblable à celle de l’enfer dans le Dante, aurait pu porter pour inscription : Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance ! Mes regards exprimaient la pénitence, la joie était dans mon cœur. Je pouvais entendre chaque mot qui se disait. Pendant quelques heures ils s’efforçaient de se consoler mutuellement. Ils exprimaient tour-à-tour l’espoir de la délivrance, et quand mon ombre passant devant le seuil interceptait ou rendait la lumière, ils se disaient : « C’est lui. » Et un moment après ils ajoutaient : « Non, non, ce n’est pas lui. » Et ils étouffaient les sanglots du désespoir afin de se les cacher l’un à l’autre. Vers le soir, un moine vint m’apporter des alimens et m’offrit de prendre ma place. Je ne l’aurais pas quittée pour tout au monde ; je répondis cependant au religieux que je voulais me faire un mérite de mon sacrifice et qu’avec la permission du supérieur j’y passerais la nuit. Mon confrère fut enchanté de trouver si facilement un remplaçant. Il me quitta et je pris les alimens qu’il m’avait apportés. J’entendais parler mes prisonniers. Je mangeais, mais je me nourrissais bien plus délicieusement de leur faim dont ils n’osaient pourtant rien dire. Ils réfléchissaient, ils délibéraient, et comme le malheur est toujours ingénieux, ils se disaient qu’il était impossible que le supérieur les eût renfermés là pour les laisser mourir de faim. À ces mots je ne pus m’empêcher de rire ; le bruit en frappa leurs oreilles et ils gardèrent un moment le silence. Pendant toute la nuit, j’entendis leurs gémissemens ; c’était ceux de la douleur physique, auprès desquels les soupirs de sentiment les plus exaltés ne sont rien. J’avais lu des romans français et tous leurs inimaginables alambiquages. Madame de Sévigné dit elle-même qu’elle se serait ennuyée de sa fille pendant un long voyage tête-à-tête avec elle ; mais renfermez deux amans dans un cachot sans nourriture, sans lumière et sans espoir, et je veux être damné, (je le suis probablement déjà,) s’ils ne s’ennuyent l’un de l’autre en moins de douze heures.

« Le second jour, la faim et l’obscurité firent leur effet naturel. Ils demandèrent à grands cris la liberté et frappèrent avec force des coups réitérés à la porte. Ils dirent qu’ils étaient prêts à se soumettre à tous les châtimens qu’on leur imposerait, et l’approche des moines qu’ils avaient tant craint la nuit précédente, était alors l’objet de leurs vœux les plus ardens. Les plus terribles vicissitudes de la vie humaine ne sont-elles pas au fond des maux imaginaires ? Ils demandaient aujourd’hui à genoux, ce qu’hier ils auraient peut-être racheté au prix de leurs âmes.

« Quand les souffrances de la faim augmentèrent, ils quittèrent la porte et se traînèrent dans un coin, chacun de leur côté. Chacun de leur côté ! oh ! comme je guettais ce moment. L’inimitié remplaçait déjà l’amour dans leur cœur : quelle joie pour le mien ! Ils ne pouvaient se déguiser mutuellement les détails révoltans de ce qu’ils souffraient. Quelle différence pour deux amans de se placer devant une table abondamment servie ou de se coucher dans le sein de l’obscurité et de la famine ! D’échanger cet appétit qui a besoin des mets les plus délicats pour se réveiller, contre celui qui donnerait tous les trésors de l’amour pour un morceau de pain !

« La seconde nuit se passa alternativement en gémissemens et en malédictions ; et dans leurs douleurs, je dois rendre justice aux femmes, quoique je les haïsse autant que les hommes, l’amant accusa son amante d’être la cause de toutes ses souffrances, tandis que jamais, jamais celle-ci ne lui fit le plus léger reproche. Ses gémissemens pourraient à la vérité en être d’indirects et d’amers, mais elle ne prononça pas un seul mot qui pût le blesser. Je remarquai cependant un grand changement dans leurs sensations physiques. Le premier jour, ils étaient toujours ensemble, et chaque mouvement qu’ils faisaient semblait n’être fait que par une seule personne. Le second, l’homme lutta seul, la femme gémit dans sa faiblesse. La troisième nuit… comment la décrire ?… Mais vous m’avez dit de continuer. Toutes les plus horribles, les plus dégoûtantes souffrances de la faim étaient passées. La désunion de tous les liens du cœur, de la passion, de la nature, avait commencé. Ils se détestaient, ils se seraient maudits s’ils en avaient eu la force. La quatrième nuit, j’entendis tout-à-coup la malheureuse femme jeter un cri… Son amant, dans le délire de la faim, avait attaché ses dents à son épaule. Ce sein sur lequel il avait si souvent reposé, allait lui servir de pâture… »

― « Monstre ! vous riez. »

― « Oui, je ris de tout le genre humain et du mensonge qu’il profère quand il parle d’amour. Je ris des passions de l’homme et de ses soucis. Le vice et la vertu, la religion et l’impiété sont également les résultats de petites localités et d’une position factice. Un seul besoin physique, une leçon sévère et inattendue prononcée par la nécessité, vaut mieux que toute la logique des philosophes. Ce couple qui ne croyait pas qu’il lui fût possible d’exister l’un sans l’autre, qui avait tout risqué, qui avait foulé aux pieds toutes les lois divines et humaines pour se réunir, ce couple, dis-je, une heure de privations suffit pour le détromper. Les ennemis les plus irréconciliables ne se regardent pas avec plus d’horreur que ces amans. Malheureux ! vous étiez fiers d’avoir des cœurs ; moi, je me glorifiais de n’en point avoir ; qui de nous deux avait le plus raison ? Mon histoire est bientôt finie, et j’espère aussi que le jour ne tardera pas à baisser. La dernière fois que je suis venu en ce lieu, j’avais quelque chose pour m’exciter. C’est bien peu de parler d’un tel événement quand on a eu le bonheur d’en avoir été témoin. Le sixième jour, je n’entendis plus rien, on décloua la porte. Nous entrâmes ; ils n’étaient plus. Ils étaient couchés assez loin l’un de l’autre, bien plus loin que sur ce simple lit de couvent que leur passion avait converti en couche voluptueuse. La femme était repliée sur elle-même ; elle avait dans la bouche une boucle de ses longs cheveux. Sur son épaule on voyait une légère cicatrice : c’était le seul outrage qu’elle eût souffert du désespoir de la faim. L’homme était étendu tout de son long ; sa main était entre ses lèvres ; il paraît que la force lui avait manqué pour exécuter le dessein qui l’y avait conduite. On enleva les corps pour les ensevelir. Quand ils furent exposés à la lumière les longs cheveux de la jeune femme retombant autour d’une physionomie que ne déguisait plus l’habillement d’un novice, me rappela une ressemblance qui m’était familière et que je crus reconnaître. Je regardai de plus près… c’était ma sœur… la seule que j’eusse… et j’avais entendu sa voix s’affaiblir peu à peu !… J’avais entendu !… »

Ici la voix de mon compagnon s’affaiblit à son tour. Il cessa de parler. Tremblant pour une vie à laquelle la mienne était si intimement liée, je m’approchai de lui en chancelant ; je le soulevai à moitié dans mes bras, et me rappelant qu’il y avait sans doute un courant d’air sous la trape, je m’efforçais de l’y traîner. Je réussis, et tandis qu’il respirait l’air extérieur, je vis avec une joie inexprimable que la lumière baissait déjà visiblement ; la soirée s’avançait ; nous n’avions plus de motifs pour attendre.

Il revint à lui, car son évanouissement avait été causé par l’inanition et nullement par la sensibilité. Quoiqu’il en soit, je m’intéressais vivement à son rétablissement, et si j’avais été capable d’observer les vicissitudes extraordinaires de l’esprit humain, j’aurais été fort étonné du changement qui se manifesta en lui quand il eut repris ses sens. Il ne fit pas la moindre allusion au récit qu’il venait de faire, ni à ce qu’il venait d’éprouver, mais s’élançant de mes bras à la vue de la lumière baissante, il se prépara sur-le-champ à notre départ, avec une nouvelle énergie, avec une plénitude de raison qui tenait du miracle. Il grimpa le long de la muraille avec une merveilleuse dextérité, et à l’aide de mes épaules et des pierres qui avançaient. Il ouvrit la trape, dit que tout était tranquille, m’aida à monter après lui, et bientôt, avec une joie sans pareille, je respirai de nouveau l’air pur du ciel.

La nuit était profondément obscure. Je ne pouvais distinguer les édifices d’avec les arbres, excepté quand un vent léger faisait mouvoir ceux-ci. Je suis convaincu que c’est à ces ténèbres que je dois la conservation de ma raison, dans de pareilles circonstances. Si en quittant le séjour de l’obscurité, de la famine et du froid j’eusse trouvé tout-à-coup un ciel brillant de toute la majesté d’une belle nuit, mon jugement y aurait succombé. Je n’ose dire à quels excès je me serais livré. Nous traversâmes le jardin sans que nos pieds touchassent à terre. En approchant de la muraille mon courage faillit m’abandonner avec mes forces. Je dis à l’oreille de mon compagnon : « Ne vois-je pas des lumières briller aux fenêtres du couvent ? »

― « Non, les lumières sont dans vos yeux. C’est un effet de l’obscurité dont vous sortez, du besoin, de l’effroi. Venez. »

― « Mais j’entends le son des cloches. »

― « Ces cloches sont dans votre imagination. Un estomac vide est le bedeau qui les sonne. Ce n’est pas le moment de balancer. Venez, venez. Ne pesez pas si fort sur mon bras… Ne tombez pas, s’il vous est possible… Ô ciel ! il se trouve mal ! »

Ces mots furent les derniers que j’entendis. J’étais tombé, je crois, dans ses bras. Il me traîna jusqu’au mur, et enlaça mes doigts glacés dans les cordes de l’échelle. Cette action me rendit sur-le-champ le sentiment, et je commençai à monter, sans savoir encore précisément ce que je faisais. Mon compagnon me suivit : nous parvînmes en haut de la muraille. Je chancelais de faiblesse et de crainte. J’éprouvais une inquiétude inexprimable ; je tremblais, quoique l’échelle y eût été, de n’y point trouver mon frère. Tout-à-coup j’aperçois la lumière d’une lanterne, et je vois un individu en bas. Je m’élance près de lui, sans m’embarrasser si je rencontrerais les bras d’un frère ou le poignard d’un assassin.

« Alonzo ! cher Alonzo ! » murmure une voix.

« Juan ! cher Juan ! » fut tout ce que je pus répondre, et je sentis mon sein palpitant pressé contre celui du plus généreux et du plus tendre des frères.

« Combien vous avez dû souffrir !… Combien j’ai souffert moi-même pendant cette affreuse journée. J’avais presque renoncé à vous voir. Hâtez-vous : la voiture est à vingt pas. »

Tandis qu’il parlait, je distinguais, à la lueur de sa lanterne, ces traits si beaux et si majestueux qui jadis m’avaient fait frémir, comme le gage d’une éternelle émulation, mais qui m’offraient alors le sourire de la divinité fière, mais bienfaisante, à laquelle je devais ma délivrance. Je montrai du doigt mon compagnon. Je ne pouvais parler, car une faim dévorante me consumait. Juan me soutenait, me consolait, m’encourageait ; il faisait autant et plus qu’aucun homme eût jamais fait pour un autre : que dis-je ? pour la femme la plus faible et la plus délicate que le sort eût confiée à sa protection. Mon cœur se déchire, quand je me rappelle sa noble tendresse. Nous attendions mon compagnon qui descendait de la muraille. « Hâtez-vous ! hâtez-vous ! » dit mon frère : « j’ai faim aussi ; il y a vingt-quatre heures que je vous attends sans avoir pris de nourriture. » Nous pressâmes le pas. La place était déserte. À la faible lueur de la lanterne, je distinguai une voiture : je n’en demandai pas davantage ; je m’y élançai avec promptitude.

« Il est en sûreté, » s’écria Juan en voulant me suivre.

« Mais l’es-tu ? » répondit une voix de tonnerre.

Juan chancela sur le marchepied de la voiture, et tomba en arrière. Je m’élançai après lui ; je fus inondé de son sang… Il n’était plus.