Melmoth ou l’Homme errant/XVI

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (3p. 194-215).


CHAPITRE XVI.



Ma mémoire ne me retrace avec exactitude qu’un seul moment d’une souffrance inexprimable ; qu’un son qui frappa mon oreille comme la trompette au jour du jugement. Je perdis connaissance, et un temps considérable s’écoula durant lequel je me souviens seulement d’avoir refusé toute nourriture, d’avoir résisté aux efforts de ceux qui voulaient me faire changer de lieu ; mais ce n’étaient que les faibles et vaines tentatives d’un homme accablé d’un affreux cauchemar.

Par des dates que j’ai pu recueillir depuis, j’ai découvert que je suis resté au moins quatre mois en cet état. Plusieurs changemens se firent, durant cet intervalle, dans ma situation, mais sans que j’y prisse aucune part. Je me rappelle cependant parfaitement qu’un jour je recouvrai tout-à-coup mes sens et ma raison, et que je me trouvai dans un lieu que j’examinai avec le plus grand étonnement et la plus vive curiosité. Ma mémoire ne me tourmentait pas. Il ne me vint pas dans l’idée de demander pourquoi j’étais là, ni ce que j’avais souffert avant d’y arriver. Le retour de ma raison se faisait graduellement, comme la marée montante, et, par bonheur, la mémoire se fit long-temps attendre : mes sens m’occupèrent assez dans les premiers momens.

J’étais sur un lit peu différent de celui que j’occupais dans ma cellule ; mais l’appartement que j’habitais ne ressemblait en aucune façon à celui que je possédais au couvent. Il était un peu plus grand, et le plancher était recouvert d’une natte. Il n’y avait ni crucifix, ni tableaux, ni bénitier. Tous les meubles consistaient en un lit, une table grossière, une lampe et une cruche d’eau. La chambre était sans fenêtres. De gros boutons de fer, qui se montraient distinctement à la lumière de la lampe, garnissaient la porte, et indiquaient qu’elle était bien fermée. Je me mis sur mon séant, et, m’appuyant sur mon bras, je regardai autour de moi avec l’inquiétude d’un homme qui craint que le moindre mouvement qu’il fera ne dissipe le charme, et ne le replonge dans l’obscurité. Dans cet instant, le souvenir de tout le passé me frappa comme d’un coup de foudre. Je poussai un cri, et je retombai sur mon lit, effrayé, mais avec toute ma connaissance. Je me rappelai à l’instant tous les événemens dont j’avais été témoin, avec une force qui ne pouvait être surpassée que par la réalité. Ma fuite, ma délivrance, mon désespoir, tout se retraça à ma pensée. Je crus sentir l’embrassement de Juan ; je crus sentir aussi son sang couler sur moi, je vis ses yeux se tourner encore vers moi, avant de se fermer à jamais, et je jetai un nouveau cri, tel que jamais il n’en avait retenti dans ces murs.

À ce bruit un individu entra dans ma chambre. Il portait un costume que je n’avais point encore vu, et il me fit entendre, par des signes, que je devais garder le plus profond silence. Je le contemplai sans ouvrir la bouche, et mon étonnement eut tout l’effet d’une apparente soumission à ses ordres. Il se retira, et je commençai à me demander où j’étais. J’y réfléchissais sans pouvoir me l’expliquer, quand le même individu rentra. Il posa sur la table du pain, du vin et une petite portion de viande ; puis il me fit signe d’approcher. J’obéis machinalement, et quand je fus assis, il me dit à l’oreille que l’état dans lequel je m’étais trouvé, m’avait rendu incapable de comprendre les règlemens du lieu où j’étais, et qu’il avait en conséquence différé de m’en instruire ; mais qu’à présent, il était obligé de me prévenir que ma voix ne devait jamais s’élever au-dessus du diapazon dans lequel il m’adressait la parole, et qui suffisait pour tout ce que je pouvais avoir à dire. Il m’apprit enfin que des cris, des exclamations de tout genre étaient sévèrement punis, comme une infraction aux usages inviolables du lieu. Il était même défendu de tousser trop fort, de peur que le bruit ne servît de signal.

Je répétai plusieurs fois : « Où suis-je ? Quel est donc ce lieu ? Quels sont ces mystérieux règlemens ? » Mais je ne reçus pour toute réponse que ces mots : « Mon devoir est de communiquer les ordres que je reçois, et non de répondre à des questions. » Après quoi il partit.

Quelque extraordinaires que parussent ces injonctions, elles étaient si imposantes, si péremptoires ; elles étaient si ressemblantes au langage établi d’un système absolu et depuis long-temps fixé, que l’obéissance me parut inévitable. Je me jetai sur le lit en murmurant en moi-même. « Où suis-je ? » jusqu’à ce que le sommeil vînt m’accabler.

On dit que le sommeil de la convalescence est profond ; le mien fut troublé par des rêves inquiets. Je me croyais dans le couvent ; j’expliquais le second livre de Virgile, et je lisais le passage où Hector se montre en songe à Énée. Tout-à-coup je m’imaginai qu’Hector et mon frère Juan étaient la même personne ; il me disait de fuir ; il disparaissait ensuite : je voyais autour de moi les palais troyens livrés aux flammes. Dans ce moment je me réveillai.

C’est une chose fort étrange, Monsieur, que l’âme et les sens puissent continuer à agir pendant le sommeil, quoique leur action soit en apparence suspendue, et que les images qu’ils nous présentent soient plus vives que n’aurait été la réalité. Je me réveillai, comme je viens de vous le dire, dans l’idée que j’étais entouré de flammes, et je ne vis qu’une faible lumière, fort près de mes yeux, à la vérité, mais que l’on retira aussitôt que je les ouvris. La personne qui la tenait la couvrit pour un moment, puis s’avança de nouveau vers moi, et je distinguai les traits du compagnon de ma fuite. Tout ce qui s’était passé lors de notre dernière entrevue revint soudain à ma mémoire. Je me levai en sursaut, et je m’écriai : « Sommes-nous libres ? »

— « Chut !… un de nous deux est libre ; mais nous ne devons pas parler si haut. »

— « On m’a déjà dit cela, et je ne saurais comprendre le motif de ce mystérieux silence. Si je suis libre, dites-le-moi, et dites-moi aussi si Juan a survécu à cet affreux moment… Ma raison est à peine revenue ; dites-moi comment Juan se porte. »

— « Oh ! parfaitement. Il n’y a pas de prince qui repose sous un dais plus somptueux. Il y a des colonnes de marbre, des bannières flottantes et des plumes d’une grande magnificence. Il y avait aussi de la musique, mais il n’a pas paru y faire attention. Il était couché sur du velours et sur de l’or, et pourtant il restait insensible à toute cette pompe. Sur sa lèvre décolorée se peignait le sourire du dédain pour tout ce qui se passait autour de lui. Il était assez fier même pendant sa vie. »

« Pendant sa vie, » m’écriai-je ; « il est donc vraiment mort ! »

— « En pouvez-vous douter, puisque vous savez par qui le coup a été porté ? Aucune de mes victimes ne m’a jamais donné la peine d’en frapper un second.

— « Vous ! vous ! »

Il me sembla pendant quelques momens que je nageais dans une mer de flammes et de sang. Je retombai dans ma première démence, et je me rappelle seulement d’avoir prononcé sur lui des malédictions qui auraient épuisé la justice divine, si elle avait voulu les écouter. J’aurais continué à extravaguer, s’il ne m’eût fait taire par un grand éclat de rire, qu’il fit partir au milieu de mes malédictions, et dont le bruit les absorba. Je levai les yeux, croyant voir un autre être ; c’était toujours le même.

« Vous vous étiez donc imaginé, » me dit-il, « que par votre témérité vous endormiriez la vigilance d’un couvent ? Deux enfans, l’un craintif et l’autre téméraire, avaient donc pensé qu’ils étaient de dignes adversaires de ce système tout-puissant ? Vous fuir du sein d’un cloître ! »

Il continua pendant fort long-temps à me déduire toutes les raisons qui devaient m’empêcher de réussir dans cette entreprise, avec une énergie et une volubilité inconcevable. Je m’efforçai vainement de le suivre ou de le comprendre. La première idée qui me frappa, fut qu’il n’était peut-être pas ce qu’il paraissait, que ce n’était pas le compagnon de ma fuite qui m’adressait la parole. J’appelai à mon secours tout le reste de ma raison pour m’en assurer. Je savais qu’il suffirait d’un petit nombre de questions, pourvu que j’eusse la force de les prononcer.

« Ne fûtes-vous pas l’agent de ma fuite ? Ne fûtes-vous pas l’homme qui ?… Qu’est-ce qui vous a porté à cette démarche dont le mauvais succès paraît vous réjouir ? »

— « Une promesse d’argent. »

— « Et vous m’avez trahi, dites-vous, et vous vous glorifiez de votre trahison ? Qu’est-ce qui vous y a engagé ? »

— « Une récompense plus forte. Votre frère ne donnait que de l’or. Les religieux me promettaient le salut, et ne sachant comment m’y prendre pour y travailler moi-même, je ne demandai pas mieux que de leur en abandonner le soin. »

— « Le salut, au prix de la trahison et du meurtre ? »

— « La trahison et le meurtre ! ce sont là de grands mots. Parlez plutôt raison. N’est-ce pas votre trahison qui a été la plus vile ? Vous avez voulu rompre des vœux que vous aviez prononcés devant Dieu et les hommes. Vous avez éloigné votre frère de ses devoirs envers ses parens et les vôtres ; vous avez participé aux intrigues qu’il a ourdies contre la sainteté d’une institution monastique, et c’est vous qui osez parler de trahison ! N’avez-vous pas aussi, avec une dureté de conscience sans exemple, dans un être aussi jeune, n’avez-vous pas cherché, pour vous sauver, à séduire un confrère ? N’avez-vous pas fait tout ce qui dépendait de vous pour lui faire rompre ses vœux, sacrés aux yeux des hommes, et inviolables sans doute devant Dieu, s’il y a un Dieu dans le ciel ? et c’est vous qui parlez de trahison ? Il n’y a pas sur la terre de traître plus infâme que vous. Moi, je sais que je suis un parricide. J’ai assassiné mon père, mais il n’a pas senti le coup ; je ne l’ai pas senti non plus, car j’étais enivré de vin, de colère, de sang, n’importe de quoi ; mais vous, vous avez porté froidement des coups prémédités au cœur de votre père et de votre mère. Vous les avez tués de propos délibéré. Qui de nous deux est le meurtrier le plus cruel ? et c’est vous, vous qui venez encore parler de meurtre et de trahison ! Je suis, auprès de vous, aussi innocent que l’enfant qui vient de naître. Vos parens se sont séparés. Votre mère est allée se jeter dans un couvent, pour cacher le désespoir et la honte qu’elle éprouve de votre conduite dénaturée. Votre père se plonge alternativement dans la volupté et dans la pénitence, également malheureux dans l’une et dans l’autre. Votre frère, vous le savez, a péri en cherchant à vous sauver. Vous avez répandu la désolation sur une famille entière. Vous avez porté le coup mortel à la paix et au bonheur de tous ses membres, et vous l’avez porté sans regarder une seule fois en arrière ; et c’est vous qui osez parler de trahison et de meurtre ! »

Il continua encore pendant quelque temps sur le même ton ; mais je n’entendais plus rien. J’étais tellement accablé des nouvelles affreuses qu’il venait de me donner sur ma famille, que je ne savais plus du tout ce qu’il me disait. Enfin je m’écriai :

« Juan est donc vraiment mort ? Et c’est vous qui fûtes son meurtrier ! Vous ! Je crois tout ce que vous venez de me dire : je suis sans doute fort coupable ; mais Juan est-il mort ? »

En disant ces mots, je levai sur lui des yeux qui n’avaient plus la force de le contempler. Mes traits n’exprimaient plus rien que l’étonnement d’une douleur sans pareille ; ma voix ne pouvait plus prononcer de reproches : mes souffrances ne permettaient pas la plainte. J’attendais sa réponse ; il garda le silence ; mais ce silence diabolique en disait assez.

« Et ma mère s’est retirée dans un couvent ? »

Il fit un signe de tête.

« Et mon père… ? »

Il sourit, et je fermai les yeux. Je pouvais tout supporter, excepté de le voir sourire. Je ne dis plus rien. Il n’y a point de reproche plus amer que le silence, car il semble toujours renvoyer les coupables à leur propre cœur, dont l’éloquence ne manque presque jamais de remplir la lacune d’une manière très peu satisfaisante pour l’accusé. Mon regard lui causa donc un courroux que les plus dures invectives n’auraient, j’en suis sûr, pas pu faire naître dans son sein. Je suis même persuadé que des imprécations auraient été pour lui la plus douce musique. Elles auraient été la preuve que sa victime souffrait tous les maux qu’il était en état d’infliger. Il trahit ses sentimens par la violence de ses exclamations ; et, profitant d’un silence que je n’avais ni la force, ni le désir de rompre, il continua pendant plus d’un quart-d’heure à vomir les blasphêmes les plus épouvantables qui jamais eussent frappé mon oreille. Le peu que je compris de ses atroces discours était que, n’ayant aucun espoir d’obtenir directement le pardon de Dieu, n’ayant pas même la volonté de l’implorer, il espérait rendre ses souffrances, dans un autre monde, moins horribles, en entraînant d’autres individus dans des crimes si grands, qu’ils pussent effacer en quelque sorte les siens.

« Ce fut dans cet espoir, » me dit-il à la fin, « que je feignis de concourir au plan que votre frère avait imaginé… » À ces mots, mon attention se réveilla. Je sentis que son discours allait acquérir pour moi un degré d’intérêt qu’il n’avait pas eu jusqu’alors : il continua.

« Mais le supérieur était instruit de tous les détails à mesure que je les apprenais moi-même. Ce fut dans cet espoir que je passai cette fatale journée avec vous dans le souterrain : car si nous avions tenté de nous échapper en plein jour, votre crédulité, toute grande qu’elle était, eût pu en être ébranlée ; mais pendant tout ce temps je ne cessais de mettre la main au poignard que je portais dans mon sein, et qui m’avait été remis dans un but que j’ai bien accompli. Quant à vous, le supérieur a permis votre fuite pour ne plus vous avoir en son pouvoir. Il s’ennuyait de votre présence, ainsi que la communauté ; elle était pour eux un fardeau et un reproche. Votre appel avait été une disgrâce pour le couvent. Ils jugèrent que vous étiez plus fait pour être une victime qu’un prosélyte, et ils jugèrent bien. Vous êtes mieux placé dans votre demeure actuelle, et il n’y a pas de danger que vous en sortiez jamais. »

— « Mais où suis-je donc ? »

— « Vous êtes… dans les prisons de l’Inquisition. »