Melmoth ou l’Homme errant/XXII

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (4p. 170-191).


CHAPITRE XXII.



L’étranger interrompit pendant quelque temps ses visites ; et quand il revint, elles semblaient n’avoir plus le même but. Il n’essayait plus de corrompre les principes d’Immalie, de fausser son jugement, ou de l’induire en erreur au sujet de la religion. Il gardait même un profond silence sur ce dernier sujet, et paraissait regretter de l’avoir jamais touché. Toute l’avidité qu’elle témoignait pour s’instruire, toute la confiante importunité de ses manières ne purent obtenir de lui un mot de plus sur ce sujet. Il l’en dédommagea néanmoins amplement, en déployant devant elle l’instruction riche et variée d’un esprit qui paraissait avoir recueilli plus de connaissances, que l’expérience humaine n’aurait pu en réunir dans le cours d’une longue vie. Cette circonstance n’étonna pourtant pas Immalie ; elle ne faisait aucune attention au temps, et l’anecdote d’hier ou les annales des siècles passés étaient contemporaines pour son esprit auquel les faits, les dates, les coutumes diverses et la suite des événemens étaient également étrangers.

Ils s’asseyaient souvent le soir sur le rivage, où Immalie avait soin de préparer un siége de mousse pour son ami, et ils contemplaient ensemble en silence la vaste étendue des mers : car l’intelligence d’Immalie nouvellement réveillée sentait ce besoin d’expressions qu’un sentiment profond imprime à l’esprit le plus cultivé, et qui dans elle était augmenté à la fois par sa pureté et par son ignorance. Quant à l’étranger, il avait peut-être des raisons plus fortes encore pour garder le silence. Ce silence était cependant souvent interrompu ; pas un vaisseau ne se montrait dans l’éloignement qui ne devînt l’occasion d’une question dans la bouche d’Immalie et d’une réponse courte et évasive de la part de l’étranger. Ses connaissances étaient cependant immenses, et depuis le simple canot indien, jusqu’aux vaisseaux énormes et mal dirigés des Rajahs, ou bien aux rapides navires des Européens, qui venaient, comme les dieux de l’Océan, apporter la fertilité, la science, les découvertes des arts et les bienfaits de la civilisation, partout où ils jetaient l’ancre, il aurait pu tout lui décrire ; il aurait pu lui indiquer la destination de chacun de ces vaisseaux ; les sentimens, les mœurs et les usages nationaux de leurs divers équipages ; enfin lui donner une instruction que des livres ne lui auraient jamais procurée : car la conversation est, sans contredit, le moyen le plus sûr de bien enseigner.

Il est possible que cet être extraordinaire, à l’égard duquel les lois de la mortalité et les sentimens de la nature étaient également suspendus, éprouvât dans la société d’Immalie une espèce de repos triste et vague, qui lui faisait oublier la destinée qui le poursuivait d’une manière inévitable. Nous ne savons et nous ne saurons jamais quels furent les sentimens que lui inspira sa beauté innocente et sans soutien ; mais il est du moins certain qu’il cessa de la regarder comme sa victime, et que, pendant les momens qu’il passait auprès d’elle, écoutant ses questions et y faisant des réponses, il semblait jouir des seuls intervalles de bonheur qui furent accordés à son existence sombre et douloureuse. En s’éloignant d’elle, il rentrait dans le monde pour tenter les malheureux.

Loin d’elle, son but était tel qu’on l’a décrit, mais en sa présence, ce but paraissait suspendu. Il la regardait souvent avec des yeux dont l’éclat sauvage et féroce se noyait dans des larmes qu’il s’empressait d’essuyer pour la regarder de nouveau. Tandis qu’il reposait à côté d’elle sur les fleurs qu’elle avait cueillies pour lui, tandis qu’il contemplait ses lèvres de roses qui n’attendaient qu’un signal de lui pour parler, comme des boutons qui n’osent s’ouvrir avant que le soleil brille sur eux, tandis qu’il écoutait des accens impossibles à définir, il penchait la tête, essuyait de son front quelques gouttes d’une sueur glacée, et oubliait pour un moment la marque ineffaçable que, nouveau Caïn, il portait partout avec lui. Mais bientôt la tristesse profonde et habituelle de son âme s’emparait encore de lui. Il sentait la dent du reptile qui ne cessait de le ronger, et la chaleur de cette flamme qui ne s’éteignait jamais. Il tournait l’éclat fatal de ses grands yeux gris, sur le seul être que leur expression n’eût jamais fait frémir, parce que son innocence la rendait inaccessible à la crainte. Il la regardait attentivement pendant que la rage, le désespoir et la pitié déchiraient tour-à-tour son cœur. Une larme d’humanité mouillait son œil ; mais soudain il détournait ses regards et les portait sur le vaste Océan, comme s’il avait voulu embrasser le monde entier et trouver dans l’aspect de la vie humaine un aliment au feu qui consumait ses entrailles. Cet Océan si pur et si calme qui s’étendait devant eux, n’avait jamais réfléchi deux physionomies plus différentes, ou inspiré à deux cœurs des sentimens plus opposés. Immalie y puisait cette douce et délicieuse rêverie que la nature inspire à des cœurs innocens. Eux seuls peuvent jouir véritablement de la terre, de l’Océan et du ciel.

À l’étranger cette vue causait des idées bien différentes. Il la contemplait comme un tigre regarde une forêt remplie d’une proie abondante. Son imagination lui offrait à la fois des naufragés sans nombre, et le vaisseau, qui, poursuivant sa route par le vent le plus favorable et le ciel le plus pur, touchait soudain un rocher à fleur d’eau, et sombrait dans une mer calme, contraste délicieux pour son âme féroce. Parfois il se contentait de regarder les navires à mesure qu’ils passaient devant ses yeux, et de se dire que chacun d’eux renfermait une ample cargaison de malheurs et de crimes. Il réfléchissait surtout aux vaisseaux européens qui s’approchaient, tout remplis des passions et des vices d’un autre monde, pour trafiquer d’or, d’argent et des âmes des hommes, pour arracher à ces climats tous leurs riches produits, en refusant aux habitans le riz dont ils ont besoin pour soutenir leur chétive existence ; enfin, pour rapporter avec eux, en Europe, des constitutions minées, des passions enflammées, des cœurs ulcérés et des consciences qui ne peuvent plus dormir dans l’obscurité.

Tels étaient les objets qu’il cherchait à distinguer ou à deviner ; et un soir, après qu’Immalie lui eut fait des questions réitérées sur les vaisseaux qu’elle apercevait au loin sur les eaux, il lui fit la description du monde à sa manière, c’est-à-dire dans un esprit de sarcasme, de malignité et d’impatience que lui inspirait la vue de son innocente curiosité. Dans l’ébauche qu’il lui fit de la société, il y avait un mélange d’atroce amertume, d’ironie et d’affreuse vérité, tel qu’Immalie l’interrompit souvent par des cris d’étonnement, de douleur et d’effroi.

Quand il eut cessé de parler, Immalie garda pendant quelque temps le silence, méditant, avec tristesse et mélancolie, sur ce qu’elle venait d’entendre. L’amère ironie de son langage n’avait fait aucune impression sur elle, car elle n’en avait pu saisir le sens détourné ; elle avait seulement compris qu’il avait été beaucoup question de malheurs et de souffrances, mots inconnus pour elle avant qu’elle l’eût vu, et, par un regard, elle parut à la fois lui rendre grâce et lui faire des reproches de l’avoir initiée aux pénibles mystères d’une nouvelle existence. Elle venait de goûter de l’arbre de science, ses yeux étaient ouverts ; mais elle en avait trouvé le fruit amer, et ses regards témoignaient une douce et triste reconnaissance, bien faite pour déchirer le cœur qui venait de donner la première leçon de douleur à celui d’un être si beau, si doux, si plein d’innocence. L’étranger remarqua cette expression, et jouit de son triomphe.

En lui faisant ainsi un tableau exagéré des vices de la société, peut-être avait-il voulu la détourner du désir de la contempler de plus près ; peut-être entretenait-il une espérance vague de la garder dans cette solitude, où il pourrait parfois la voir, et respirer, dans l’atmosphère de pureté qui régnait autour d’elle, le seul zéphir qui rafraîchît le désert brûlant au sein duquel s’écoulait son existence. Cette espérance acquit un nouveau degré de force, quand il vit l’impression que son discours avait faite sur elle. L’ardente intelligence, l’avide curiosité, la vive reconnaissance qui s’y peignaient, en avaient toutes disparu, pour ne plus offrir qu’un regard baissé et des yeux pensifs et pleins de larmes.

« Ma conversation vous a-t-elle ennuyée, Immalie ? » demanda-t-il.

« Elle m’a affligée, » répondit l’Indienne, « et cependant je voudrais vous écouter encore. J’aime à entendre le murmure du ruisseau, quoique je sache que le crocodile se cache souvent sous ses eaux. »

— « Vous désireriez peut-être de rencontrer des habitans de ce monde si plein de crimes et de malheurs ? »

— « Je le désire en effet, car c’est de ce monde que vous êtes venu, et quand vous y retournerez, chacun sera heureux, excepté moi. »

— « Est-il donc en mon pouvoir de contribuer au bonheur des hommes ? Est-ce pour cela que j’erre au milieu d’eux ? » Une expression horrible et indéfinissable de dérision, de malveillance et de désespoir se peignit sur ses traits quand il ajouta : « Vous me faites trop d’honneur en m’attribuant une occupation si agréable et surtout si conforme à mes goûts. »

Immalie, qui avait détourné les yeux, ne remarqua pas cette expression, et elle répondit : « Je ne sais comment il se fait ; mais vous m’avez appris à tirer de la joie du sein même de la douleur. Avant de vous avoir vu, je ne faisais que sourire ; maintenant je pleure, et ces larmes sont délicieuses. Oh ! elles sont bien différentes de celles que je versais pour le soleil couchant ou pour la rose qui se fanait ; et cependant, je ne sais… »

Ici la pauvre Indienne, oppressée par des émotions qu’elle ne pouvait ni comprendre ni expliquer, posa ses deux mains jointes sur sa poitrine comme pour cacher le secret de ses nouvelles palpitations, et avec un instinct de pureté dont elle ne se rendait pas compte, elle s’éloigna de quelques pas, et baissa vers la terre des yeux dont des larmes s’échappaient malgré elle. L’étranger parut troublé, une émotion, à laquelle il n’était pas accoutumé, l’agita pour un moment ; puis il sourit dédaigneusement, comme s’il s’était reproché de s’être livré même pour un moment à un sentiment humain. Un instant d’après, sa physionomie s’adoucit de nouveau en contemplant les regards baissés et détournés d’Immalie. Il paraissait capable de sentir la douleur, et cependant toujours prêt à se faire un jeu de celle des autres. Ce contraste du désespoir qui se cache sous le masque de la frivolité se rencontre assez souvent. Le sourire est l’enfant du bonheur, mais une gaîté factice règne souvent sur le front de l’être profondément malheureux. Telle fut l’expression de l’étranger quand se tournant vers Immalie, il lui dit : « Mais que signifie ce discours ? »

Une longue pause suivit cette question : enfin l’Indienne répondit : « Je ne sais, » avec cet art délicieux de la nature qui apprend aux femmes à peindre leurs sentimens par des mots qui semblent dire tout le contraire de ce qu’ils expriment. Je ne sais pas signifie, je ne sais que trop bien.

L’étranger la comprit et jouissant d’avance de son triomphe, il ajouta : « Et pourquoi vos larmes coulent-elles, Immalie ? »

« Je n’en sais rien, » dit la pauvre Indienne, et ses larmes n’en coulèrent que plus fort.

À ces mots, ou plutôt à ces pleurs, l’étranger s’oublia pour un moment. Il sentait ce douloureux triomphe dont le vainqueur ne peut jouir ; ce triomphe qui annonce une victoire remportée sur la faiblesse des autres, aux dépens d’une faiblesse plus grande encore de notre cœur. Un sentiment d’humanité remplit, en dépit de lui-même, son âme, et il dit avec des accens d’une douceur involontaire : « Que voudriez-vous donc que je fisse, Immalie ? »

La difficulté qu’elle éprouvait à parler un langage qui fût à la fois intelligible et réservé, qui pût faire connaître ses désirs, sans trahir son cœur et la nature inconnue de ses nouvelles émotions, firent qu’Immalie balança long-temps avant de pouvoir répondre.

« Restez avec moi », dit-elle à la fin, « ne retournez pas dans ce monde de maux et de chagrins. Ici les fleurs seront toujours fraîches, et le soleil aura toujours le même éclat que le jour où je vous vis pour la première fois. Pourquoi voulez-vous retourner dans le monde pour penser et être malheureux ? »

Le rire sauvage et discordant que son interlocuteur lâcha à ces paroles, la fit frémir et la rendit muette.

« Pauvre enfant ! » s’écria-t-il avec ce mélange d’amertume et de compassion qui effraye et qui humilie à la fois : « Est-ce là la destinée que je dois accomplir ? Est-ce à moi à prêter l’oreille au gazouillement des oiseaux, à guetter le bouton qui s’épanouit ? Est-ce là mon sort ? » Il poussa encore un éclat de rire barbare et rejeta loin de lui la main qu’Immalie lui avait tendue en cessant de parler. « Oui, sans doute ! Je suis bien fait pour un pareil sort et pour une pareille compagne ! Dites-moi », ajouta-t-il avec une férocité toujours croissante. « Dites-moi, si ce sont mes traits, ma voix ou mes discours qui vous ont inspiré l’idée de m’insulter en m’offrant dans l’avenir l’espérance du bonheur ? »

Immalie, sans comprendre le fond de ce qu’il disait, eut assez de fierté virginale et de pénétration féminine pour comprendre que l’étranger la repoussait. Un sentiment de douleur et d’indignation lutta contre la tendresse de son cœur dévoué. Elle garda le silence un moment, puis, retenant ses larmes, elle dit du ton le plus ferme : « Allez donc vers votre monde, puisque vous voulez être malheureux. Partez. Hélas ! il n’est pas nécessaire d’aller là pour être malheureux, car je le suis ici. Allez ; mais prenez avec vous ces roses, car elles se flétriront quand vous serez parti ; prenez avec vous ces coquillages, car je n’aurai plus de plaisir à les porter quand vous ne les verrez plus. »

Pendant qu’elle parlait, elle détachait avec une action simple mais énergique, les fleurs et les coquillages dont ses cheveux et son sein étaient ornés, et elle les jetait à ses pieds ; puis, le regardant avec une douleur fière et mélancolique, elle s’éloignait, quand il s’écria : « Restez, Immalie, restez, et écoutez-moi pour un moment. » Peut-être dans ce moment aurait-il dévoilé le secret profond et inconcevable qui enveloppait sa destinée ; mais Immalie secoua tristement la tête dans un silence que sa profonde douleur rendait éloquent, et se retira.