Melmoth ou l’Homme errant/XXVIII

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (5p. 149-164).


CHAPITRE XXVIII.



La journée suivante se passa toute entière, de la part de dona Clara, pour qui l’écriture était une tâche rare, pénible et insupportable, se passa, dis-je, à relire et à corriger la réponse qu’elle avait faite à l’épître de son époux. Après l’avoir bien examinée, elle y trouva tant à changer, à interligner, à modifier et à raturer, que finalement cette réponse ressembla beaucoup à la tapisserie à laquelle elle travaillait, et qui avait jadis été commencée par sa grand’mère.

Dans cette lettre, dona Clara rendait compte à son époux de tout ce qui avait rapport à leur fille, et après avoir donné des éloges à son esprit, à ses talens et à ses agrémens personnels, elle exprimait de vives craintes sur sa raison. La pauvre femme regardait comme une preuve d’aliénation mentale, l’étonnement que les usages et les mœurs européennes causaient à sa fille. Après avoir cité plusieurs traits à l’appui de son opinion, elle termina sa lettre par les phrases d’usage, la plia, la cacheta, et l’expédia par la ville que don Francisco lui avait indiquée.

Les habitudes et les mouvemens de don Francisco étaient, comme ceux de la plupart de ses compatriotes, si lents et si compassés ; sa répugnance à écrire toutes autres lettres que celles qui avaient rapport au commerce, était si bien connue, que dona Clara fut sérieusement alarmée, en recevant le soir même du jour où elle avait expédié son épître, une seconde lettre de son époux.

On jugera sans peine combien son contenu devait être singulier, quand on saura qu’après en avoir pris connaissance, dona Clara et le père Jozé passèrent la nuit presque entière en consultation, pleins d’inquiétudes et d’effroi. Ils relurent plusieurs fois cette lettre extraordinaire, et à chaque lecture, leurs pensées devenaient plus sombres, leurs conseils plus embarrassés, leurs regards plus tristes. Ils ne cessaient d’y jeter les yeux ; puis, se levant tout-à-coup en sursaut, ils se demandaient, tantôt par des paroles, tantôt par un langage muet, s’ils n’avaient pas entendu d’étranges bruits dans la maison ? La lettre toute entière aurait peu d’intérêt pour le lecteur ; il suffira d’en extraire le passage suivant :

« Dans mon voyage du lieu où j’ai débarqué jusqu’à celui d’où je vous écris, je me trouvai un jour par hasard dans la société d’étrangers de qui j’entendis des choses qui m’intéressaient directement, et cela sous le point le plus délicat qui puisse blesser le cœur d’un père chrétien. Ces choses, que les étrangers disaient entre eux sans savoir toute l’importance qu’elles pouvaient avoir pour moi, formeront le sujet d’une de nos premières conversations à mon retour ; elles sont d’une nature si effrayante, que nous aurons peut-être besoin des conseils d’un savant ecclésiastique pour bien les comprendre et les sentir. Quoi qu’il en soit, après avoir entendu cette étrange conversation, dont je n’ose vous communiquer les détails par écrit, je me retirai dans ma chambre, rempli des plus tristes pensées, et m’étant assis dans mon fauteuil, je pris un livre, afin de chasser, s’il était possible, ces pensées avant de me coucher ; mais je n’y réussis point. Je ne tardai pas à sentir que je n’étais nullement disposé à la lecture ; et quoiqu’oppressé par le sommeil, j’avais moins de désir encore de me mettre au lit. J’ouvris donc le pupitre où j’avais serré vos lettres ; j’y pris celle que vous m’écrivîtes pour m’annoncer l’arrivée de notre fille, et dans laquelle vous me faisiez la description de sa personne. J’avais déjà si souvent lu et relu cette description, que, vous pouvez m’en croire, le peintre le plus habile ne réussirait pas mieux à la peindre que je ne le fais en imagination. Je la relus cependant pour la centième fois, et je songeai que je ne tarderais pas à serrer cette chère enfant dans mes bras. Dans cette douce occupation, mes yeux se fermèrent, et je m’endormis sur mon siége. Dans mon sommeil je crus voir une créature angélique, telle que je me figure ma fille, assise à mes côtés et me demandant ma bénédiction. Comme je me baissais pour la lui donner, ma tête se pencha et je me réveillai. Je me réveillai, dis-je, car ce que je vis ensuite était aussi palpable que les meubles de ma chambre ou tout autre objet. En face de moi était assise une femme vêtue à l’espagnole, et couverte d’un voile qui lui descendait jusqu’aux pieds. Elle paraissait attendre que je lui adressasse le premier la parole. Venez donc, lui dis-je, que cherchez-vous, et pourquoi êtes-vous ici ? L’inconnue ne souleva point son voile et ne fit aucun mouvement ni de la main ni des lèvres. Ma tête était remplie de ce que j’avais entendu, et après avoir fait le signe de la croix et prononcé quelques prières, je m’approchai d’elle et j’ajoutai : Jeune dame, que désirez-vous ? – Un père, répondit-elle en levant son voile et en montrant à mes yeux étonnés les traits de ma fille Isidora, absolument tels que vous les avez décrits dans vos dernières lettres. Vous pouvez sans peine vous faire une idée de ma consternation ; j’oserais presque dire de ma frayeur, à la vue et aux discours de cette belle, mais étrange et terrible apparition. Mon embarras et mon trouble augmentèrent au lieu de diminuer, quand cette apparition se levant et montrant du doigt la porte, s’y dirigea avec promptitude et avec une certaine grâce mystérieuse ; elle prononça, en sortant de la chambre, à peu près les mots suivans : « Sauvez-moi ! sauvez-moi ! Ne perdez pas un moment, ou je suis perdue ! » Tant que cette figure avait été dans l’appartement, je n’avais entendu ni le frôlement de sa robe, ni le bruit de ses pas ; seulement quand elle sortit, je distinguai comme un souffle de vent qui traversait la chambre. Une espèce de brouillard obscurcissait tous les objets ; il se dissipa peu à peu, et je poussai un profond soupir, comme si un poids énorme fût ôté de dessus mon sein. Je restai pendant plus d’une heure réfléchissant à ce que je venais de voir, et ne sachant si c’était une réalité ou une illusion. Je suis un homme mortel, et par conséquent sensible à la crainte et sujet à l’erreur ; mais je suis aussi un chrétien, et comme tel, je méprise tous les contes de spectres et d’apparitions dont on nous berce. Mes réflexions n’amenant aucune conclusion raisonnable, je me jetai sur mon lit, où je restai long-temps sans pouvoir reposer, et ce ne fut que vers le matin que je m’endormis à la fin d’un profond sommeil. Tout-à-coup je fus réveillé par un bruit semblable à celui du vent qui agitait mes rideaux. Je me mis sur mon séant, et les ayant ouverts, je regardai autour de moi. Le jour commençait à paraître, mais il n’aurait pas suffi pour me faire distinguer les objets, sans la lampe qui brûlait dans la chambre, et dont la lumière, quoique faible, était cependant fort nette. À cette lumière, je découvris près de la porte, une figure dans laquelle mon œil, rendu plus perçant par mon effroi, reconnut la même femme qui s’était déjà offerte à moi, et qui, secouant le bras avec un geste mélancolique, prononça ces mots du ton le plus triste : Il est trop tard ! et disparut sur-le-champ. Accablé d’horreur à cette seconde vision, je retombai sur mon oreiller presque sans connaissance, et dans l’instant, j’entendis l’horloge sonner quatre heures. »

Comme dona Clara et l’ecclésiastique achevaient, pour la dixième fois, la lecture de cette lettre, l’horloge du château sonna effectivement quatre heures.

« Voilà une singulière coïncidence, » dit le père Jozé.

« N’y trouvez-vous que cela, mon père ? » dit dona Clara en pâlissant.

« Je ne sais, » reprit l’ecclésiastique ; « j’ai souvent entendu parler d’avertissemens que nos Anges Gardiens nous donnaient, même par le ministère des objets inanimés. Mais à quoi sert de nous avertir, quand nous ne savons pas quel est le danger que nous devons éviter ? »

« Chut ! écoutez, » dit dona Clara ; « n’avez-vous pas entendu du bruit ? »

« Non, » répondit le père Jozé, en écoutant, mais avec émotion ; « non, » ajouta-t-il, après un silence, et d’une voix plus tranquille et plus assurée, « le bruit que j’ai effectivement entendu, il y a près de deux heures, a duré peu de temps et ne s’est pas renouvelé. »

« Que la lumière de ces bougies est incertaine ! » dit dona Clara en les regardant avec frayeur.

« Les volets sont ouverts, » observa l’ecclésiastique.

« Ils l’ont toujours été, » reprit dona Clara ; « mais, juste ciel ! voyez ce vent qui tout-à-coup fait vaciller les lumières. On dirait qu’elles vont s’éteindre. »

Le père regarda les bougies, et vit qu’en effet dona Clara avait dit la vérité. Il remarqua en même temps que la tapisserie près de la porte était fort agitée.

« Il y a une porte ouverte quelque part, » dit-il en se levant.

« Vous n’allez sans doute pas me quitter, mon père, » dit dona Clara, que la terreur avait clouée sur son fauteuil, et qui osait à peine le suivre des yeux.

Le père Jozé ne répondit rien. Il était déjà dans le vestibule où une circonstance qu’il venait d’observer avait attiré toute son attention. La porte de la chambre de dona Isidora était ouverte, et des bougies y brûlaient. Il y entra doucement et jeta un regard autour de la pièce ; il n’y avait personne. Il examina le lit ; tout indiquait qu’il n’avait point servi cette nuit. La fenêtre attira ensuite son attention. Elle donnait sur le jardin et était ouverte. Frappé d’horreur à ce qu’il venait de voir, le bon père ne put s’empêcher de pousser un cri qui parvint jusqu’aux oreilles de dona Clara. Tremblante elle voulut le suivre à l’appartement de sa fille ; mais elle n’en eut pas la force et tomba sans mouvement dans le vestibule. L’ecclésiastique la souleva et la ramena dans sa chambre. Replacée dans son fauteuil, la malheureuse mère ne versa point de larmes ; elle conservait toute sa connaissance, mais ne pouvant parler elle indiquait de la main, par un mouvement convulsif, la chambre de sa fille, comme si elle avait désiré qu’on l’y transportât.

« Il est trop tard ! » dit le père en se servant sans y penser des mots de la lettre de don Francisco.