Melmoth ou l’Homme errant/XXXVI

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (6p. 73-141).


CHAPITRE XXXVI.
HISTOIRE DES AMANS.



« Dans une province de ce pays appelée Shropshire, était situé le château de Mortimer, demeure d’une famille qui prouvait sa noblesse depuis le temps de la conquête des Normands sans avoir jamais hypothéqué un seul arpent de terre, ou coupé un seul arbre de haute futaie, ou battu une seule fois la chamade dans le cours de cinq siècles. Il est certain que la famille de Mortimer, par son pouvoir, son ascendant, ses richesses immenses et son esprit indépendant, s’était rendue tour-à-tour formidable à tous les partis qui avaient possédé ou recherché la puissance souveraine en Angleterre.

À l’époque de la réformation, sir Roger Mortimer, descendant de cette illustre famille, embrassa vivement la cause des réformateurs, et il y fut peut-être autant poussé par son attachement à son prince que par le sentiment de sa conscience. Durant le court règne d’Édouard, sa famille fut protégée et caressée ; mais sous celui de Marie, elle fut opprimée, menacée ; elle éprouva des confiscations, et le pieux sir Edmond, successeur de sir Roger, après avoir vu deux de ses domestiques périr sur le bûcher, ne sauva qu’avec peine sa propre vie.

À quelque cause que sir Edmond dût sa sûreté, il n’en jouit pas long-temps. Les scènes affreuses dont il avait été témoin attaquèrent sa santé ; il se retira dans son château de Mortimer, et y mourut oublié.

Son successeur, pendant le règne de la reine Élisabeth, défendit fortement les droits des réformateurs et murmura quelquefois contre ceux de la prérogative royale. Sous Jacques premier, les Mortimer jouèrent un rôle encore plus marquant. L’influence des Puritains augmentait de jour en jour. Sir Arthur partageait la haine qu’ils inspiraient au roi, et ne prévoyait que trop les troubles auxquels cette secte donnerait lieu, quoiqu’il ne vécût pas assez long-temps pour en être témoin. Son fils, sir Roger Mortimer, était aussi inébranlable dans son orgueil que dans ses principes. Il fut le zélé défenseur de Laud et l’ami intime de l’infortuné Strafford. Quand la guerre éclata entre le roi et le parlement, sir Roger embrassa la cause royale de cœur et d’action ; cinq cents de ses vassaux, équipés à ses frais, assistèrent aux batailles d’Edgehill et de Marston-moor.

Il avait perdu sa femme, mais sa sœur, mademoiselle Anne Mortimer, présidait à sa maison. Remarquable par sa beauté, son esprit et la dignité de son caractère, elle n’était pas moins attachée que son frère à la cause de la cour, dont elle avait été autrefois le plus bel ornement et à laquelle elle avait rendu de grands services par ses talens, son courage et son activité.

Le temps arriva cependant où la valeur et le rang, la fidélité et la beauté devaient voir également échouer leurs efforts. Des cinq cents braves que sir Roger avait fait entrer en campagne pour son souverain, il n’en ramena dans son château que trente vétérans blessés et mutilés ; et cela après que le roi Charles se fut décidé à se remettre dans les mains des Écossais, mécontens et mercenaires, qui le vendirent au parlement pour les arrérages de leur solde.

Le règne de la rébellion ne tarda pas à commencer, et sir Roger, royaliste distingué, en éprouva personnellement tous les fléaux. Séquestres et compositions, amendes pour malveillances, et emprunts forcés pour l’appui d’une cause qu’il détestait, épuisèrent les coffres et abattirent le courage du vieux royaliste. Des peines domestiques se joignirent au reste de ses chagrins. Il avait trois enfans. Son fils aîné, qui avait péri en combattant pour son roi à la bataille de Newbury, laissa une fille en bas âge que l’on regardait alors comme l’héritière de biens immenses. Son second fils avait embrassé la cause des Puritains, et tombant d’erreur en erreur, il avait fini par épouser la fille d’un indépendant dont il adopta même la croyance, selon la coutume du temps, il combattait le jour à la tête de son régiment et prêchait toute la nuit, se conformant ainsi strictement au verset du psaume : « Que les louanges de Dieu soient dans leur bouche et l’épée à deux tranchans dans leur main ! » Mais ce double exercice de l’épée et de la parole surpassa les forces du saint militant ; un jour à l’issue d’un combat où il s’était échauffé, il fit en plein air un sermon qui dura près de deux heures, ce qui lui occasiona une pleurésie qui l’emporta en trois jours. Ainsi que son frère, il laissa une fille qui était restée avec sa mère par qui elle fut élevée.

La douleur que sir Roger éprouva à la mort de ses deux fils fut amortie à peu près au même degré, mais par des raisons bien différentes. La cause qui avait coûté la vie au premier lui offrit une ample consolation, tandis que celle qu’avait embrassée l’apostat, nom que le second avait reçu de son père, ne lui permit pas de ressentir de bien vifs regrets de sa perte. Aussi quand ses amis voulurent s’affliger avec lui de la mort de son fils aîné, il leur dit : « Ce n’est pas celui-là ; c’est l’autre qu’il faut pleurer. » Mais les larmes qu’il répandait avaient, à cette époque, une autre cause encore.

Il n’avait qu’une fille, qui, pendant son absence et en dépit de la vigilance de mademoiselle Anne, s’était laissée engager, par les domestiques puritains d’une famille du voisinage, à assister aux sermons d’un prédicateur indépendant nommé Sandal. Il était sergent dans le régiment du colonel Pride, et dans les intervalles de ses exercices militaires, il débitait ses exhortations dans une grange. Cet homme était né orateur, et avait naturellement beaucoup d’enthousiasme. Selon la coutume de son siècle, il avait pris une phrase entière pour prénom, et s’était par conséquent appelé : Tu-n’es-pas-digne-de-délier-les-cordons-de-ses-souliers Sandal.

Ce fut aussi le texte du sermon qu’il prêcha la première fois que la fille de sir Roger Mortimer l’entendit, et son éloquence eut tant d’effet sur elle qu’oubliant la dignité de sa naissance et le royalisme de sa famille, elle unit son sort à celui de cet homme de basse extraction. Cependant Sandal n’était pas si ferme dans ses opinions religieuses qu’il n’embrassât tour-à-tour celles de presque toutes les sectes qui se partageaient à cette époque l’Angleterre. Il suivit le célèbre Hugues Peters, le quitta pour se faire antinomien, puis millénaire, puis enfin caméronien, traînant partout sa femme avec lui, jusqu’à ce qu’enfin il mourut laissant un fils unique. Sir Roger annonça à sa fille qu’il était irrévocablement résolu à ne plus la revoir ; mais il promit de prendre soin de son enfant, si elle voulait le lui confier. Les finances de la veuve Sandal ne lui permirent pas de refuser l’offre du père qu’elle avait abandonné.

C’est ainsi que les trois petits-enfans de sir Roger, nés sous des auspices si différens, se trouvèrent dans leur tendre jeunesse réunis au château de Mortimer. Marguerite Mortimer, fille du fils aîné, belle, spirituelle, courageuse, avait hérité de la fierté, des principes aristocratiques et de toutes les richesses qui restaient à sa famille. Éléonore Mortimer, fille de l’apostat, était plutôt soufferte qu’accueillie dans le château ; elle avait été élevée dans les idées les plus sévères de ses parens indépendans : enfin, John Sandal, fils de la fille repoussée, n’avait été admis chez sir Roger qu’à condition qu’il s’attacherait à la fortune de la famille royale, alors bannie et persécutée. En conséquence, son aïeul avait renoué sa correspondance avec quelques émigrés alors en Hollande, afin qu’ils obtinssent une place pour son protégé, qu’en empruntant le langage des prédicateurs puritains, il disait être un tison enlevé aux flammes.

Telle était la position des habitans du château, quand ils reçurent la nouvelle des heureux efforts de Monk en faveur de la famille royale. Le succès en fut rapide. La restauration eut lieu peu de jours après, et la famille de Mortimer jouissait d’une si grande considération, qu’un exprès fut expédié de Londres pour lui en porter l’avis. Il arriva pendant que sir Roger, qui avait été obligé de renvoyer son chapelain parce qu’il avait excité les soupçons du parti triomphant, lisait lui-même la prière à sa famille. Le retour et le rétablissement de Charles II lui fut annoncé. Le vieux royaliste, qui était à genoux, se leva, secoua son bonnet dont il avait respectueusement dépouillé sa tête blanchie, et changeant tout-à-coup son ton suppliant pour des accens de triomphe, il s’écria : « C’est maintenant, Seigneur, que vous laisserez mourir en paix votre serviteur selon votre parole, puisque mes yeux ont vu le sauveur que vous nous donnez ! »

En parlant, le vieillard tomba sur le coussin que mademoiselle Anne avait posé sous ses genoux. Ses petits-enfans se levèrent pour le soutenir ; il était trop tard : son âme s’était envolée dans sa dernière exclamation.

La nouvelle, qui fut la cause de la mort du vieux sir Roger, fut le signal et le gage du rétablissement de cette antique famille dans ses honneurs et ses richesses. Faveurs, remises d’amendes, restitution de terres et d’effets, offres de pensions, récompenses ; en un mot, tout ce qu’une reconnaissance royale, dans le moment de l’enthousiasme peut donner, vint pleuvoir sur la famille avec plus de promptitude que les amendes, les confiscations et les séquestres ne l’avaient accablée sous le règne de l’usurpateur.

Ainsi, mademoiselle Marguerite Mortimer fut de nouveau reconnue en qualité de noble et opulente héritière du château. Elle reçut de nombreuses invitations pour se rendre à la cour ; mais elle les rejeta toutes en disant à sa tante : « C’est du haut de ces tours que mon aïeul conduisit ses vassaux et ses fermiers au secours de son roi ; c’est vers ces tours qu’il ramena ceux que la guerre avait épargnés, quand la cause royale parut à jamais perdue ; c’est ici qu’il a vécu et qu’il est mort pour son souverain ; c’est ici que je veux vivre et mourir. Je sens que je serai plus utile à S. M. en résidant dans mes terres et en protégeant mes vassaux, qu’en fréquentant les promenades de Londres et les bals de la cour. »

En parlant, mademoiselle Marguerite reprenait sa tapisserie, et mademoiselle Anne la regardait avec des yeux qui disaient plus que des paroles.

Quand il fut bien décidé que mademoiselle Marguerite n’irait point à Londres, la famille reprit ses anciennes habitudes d’une noble régularité, telles qu’il convenait à une maison magnifique et bien ordonnée, à la tête de laquelle se trouvait une jeune personne illustre ; mais cette régularité était sans rigueur et sans apathie. Les esprits de ces nobles dames étaient trop accoutumés à de hautes pensées et à des images de grandeur, pour que la solitude leur causât de l’ennui ou du chagrin. Je crois les voir encore telles que je les vis une fois. Elles occupaient un appartement vaste, mais d’une forme irrégulière, boisé en chêne, richement sculpté et noir comme l’ébène. Mademoiselle Anne Mortimer était assise dans l’embrasure d’une fenêtre, dont les carreaux supérieurs offraient, richement coloriés, les armes des Mortimer et quelques hauts faits des héros de la famille. Sur ses genoux elle tenait un livre qu’elle prisait beaucoup, l’Histoire des Martyrs de Taylor. Son œil y restait attentivement fixé, et la lumière, passant à travers les vitraux peints, répandait sur ses pages un éclat d’or, d’azur et de vermillon qui lui donnait l’apparence du missel le plus richement orné de miniatures.

Non loin d’elle ses deux petites nièces travaillaient à des ouvrages d’aiguille, et leur conversation était aussi instructive qu’intéressante. Elles parlaient des pauvres qu’elles avaient visités et secourus ; des récompenses qu’elles avaient distribuées parmi les ouvriers industrieux et économes ; des livres qu’elles avaient étudiés, et dont la bibliothèque bien fournie leur offrait une ample collection.

Sir Roger avait également cultivé les lettres et les armes. Il avait coutume de dire qu’il tenait à avoir un riche arsenal en temps de guerre et une riche bibliothèque en temps de paix : aussi, tous les malheurs qu’il éprouva, pendant les dernières années de sa vie, ne l’empêchèrent-ils pas d’augmenter la sienne tous les ans.

Ses petites-filles, dont il avait surveillé lui-même l’éducation, lisaient couramment le latin et le français. Elles connaissaient à fond la littérature de ces deux langues, ainsi que celle de leur langue maternelle. Leur retraite se trouvait donc charmée par les agrémens qui résultent du mélange judicieux des occupations utiles avec les goûts littéraires.

Mademoiselle Anne Mortimer servait de commentaire vivant à tout ce qu’elles lisaient et à toutes leurs conversations. La sienne, riche en anecdotes, exacte jusqu’à devenir parfois minutieuse, s’élevait jusqu’à l’éloquence la plus haute, quand elle racontait les faits des temps passés. Ses nièces y trouvaient alors réunis l’instruction de l’histoire et le charme de la poésie.

Mais c’était quand elle parlait des événemens dont elle avait été elle-même témoin, que ses discours devenaient attachans. Mademoiselle Anne Mortimer avait beaucoup à conter et contait bien. Elle peignait, avec les couleurs les plus vives, tous les détails de la guerre civile. Elle parlait du jour où elle était montée en croupe derrière son frère sir Roger, pour aller à la rencontre du roi à Shrewsbury, et elle répétait presque les cris qui retentirent dans cette ville fidèle, quand on vit arriver la vaisselle que l’université d’Oxford envoyait à la monnaie pour être consacrée au service du roi.

De toutes ces anecdotes historiques, celles auxquelles mademoiselle Anne mettait le plus de prix, étaient celles qui intéressaient sa propre famille. Elle parlait de la vertu et de la valeur de son frère sir Roger avec une onction qui se communiquait à ses auditeurs, et Éléonore elle-même, nonobstant le puritanisme dans lequel elle avait été élevée, pleurait en l’écoutant. L’histoire qu’elle se plaisait surtout à répéter, était celle de la nuit que le roi avait passée dans le château. Sir Roger était absent. Elle y était seule avec sa mère lady Mortimer, alors âgée de soixante-quatorze ans. Le roi arriva déguisé. Milady fit ce qu’elle put pour le bien recevoir. Elle étendit sur son lit son plus riche manteau de velours, doublé d’hermine, en guise de courte-pointe. Puis se rendant à l’arsenal, elle distribua à ses domestiques les armes qu’elle y trouva, en les suppliant, par tout ce qu’ils avaient de plus sacré, de bien défendre leur roi. Une bande de fanatiques, après avoir pillé l’église voisine, arriva devant le château, et demanda à grands cris l’homme ! Lady Mortimer pria un jeune officier français, qui servait dans le corps du prince Robert, et qui était logé militairement au château depuis deux jours, d’en prendre le commandement. Ce jeune homme, âgé seulement de dix-sept ans, fit des prodiges de valeur ; mais, n’ayant pu empêcher les ennemis de pénétrer dans le vestibule, il vint mourir aux pieds du fauteuil de lady Mortimer, en disant : « J’ai fait mon devoir. » Dans l’intervalle, le roi s’était sauvé sur le meilleur cheval des écuries de milady ; et les rebelles, après avoir parcouru le château dans tous les sens, n’y trouvant point le prince qu’ils cherchaient, furent si furieux, qu’ils amenèrent une pièce de canon dans le vestibule, menaçant d’y mettre le feu, ce qui aurait fait écrouler la plus grande partie du château. Lady Mortimer regardait tout avec le plus grand sang-froid ; mais, s’étant aperçue que l’on avait par hasard pointé le canon précisément contre la porte par laquelle le roi s’était sauvé, elle se leva sur-le-champ ; et, se mettant devant la bouche, elle s’écria : « Pas par là ! vous ne tirerez pas de ce côté ! » et, en parlant, elle tomba morte de saisissement.

Telle était la glorieuse et touchante relation que Mademoiselle Anne faisait, en montrant du doigt les divers lieux où chaque fait s’était passé, et qui tirait constamment des larmes de douleur et d’admiration des yeux de tous ceux qui l’écoutaient.

Mais elle ne se bornait pas à des récits guerriers. Parfois aussi elle peignait les fêtes de la cour et nommait les principales beautés dont les charmes inspirèrent les chants des poètes du siècle et surtout de l’aimable Waller. Souvent aux réticences qu’elle se permettait, on devinait que parmi ces beautés, mademoiselle Anne Mortimer elle-même n’avait pas joué le rôle le moins remarquable.

Marguerite et Éléonore l’écoutaient avec un intérêt égal, quoiqu’avec des sentimens bien différens. Marguerite, belle, vive, hautaine et généreuse, ressemblant pour le physique et pour le caractère, à son aïeul et à sa tante, aurait pu écouter sans cesse des récits de ce genre : car ils confirmaient ses principes, ils consacraient en quelque manière les sentimens dont son cœur était rempli, et faisaient de son enthousiasme une sorte de vertu à ses yeux. Le royalisme et l’église anglicane étaient pour elle des conditions indispensables du juste et de l’honnête.

Éléonore, au contraire, élevée au sein des discussions populaires, s’était accoutumée de bonne heure à voir parmi les hommes des opinions différentes et des principes opposés. Depuis son admission sous le toit de son aïeul, elle avait acquis encore plus d’humilité et de patience. Forcée d’entendre décrier les opinions auxquelles elle était attachée et les hommes qu’elle respectait, elle gardait le silence de la réflexion ; et elle finit par conclure qu’il y avait eu indubitablement beaucoup de vertu de part et d’autre, que de grandes et de nobles qualités devaient se rencontrer dans les deux partis, puisque tous deux avaient offert de vastes génies et des hommes d’une grande énergie.

Malgré l’influence de son éducation primitive, Éléonore savait apprécier les avantages de sa résidence dans le château de son aïeul. Elle aimait la littérature et la poésie ; elle avait de l’imagination et de l’enthousiasme, et elle s’y livrait en liberté, soit qu’elle parcourût les scènes pittoresques de la nature dans les campagnes environnantes, soit qu’elle prêtât l’oreille aux récits chevaleresques des habitans du château. Les tableaux qui l’entouraient étaient bien différens de ceux dont elle avait été témoin dans son enfance. Les chambres tristes et étroites, privées de toute espèce d’ornement, les vêtemens bizarres, les visages austères, le langage menaçant, la fureur polémique de ceux qui les habitaient, lui avaient inspiré des sentimens qu’elle se reprochait, sans chercher à les bannir. Quoique irrévocablement attachée au calvinisme dans le cœur, et saisissant toutes les occasions d’écouter les sermons des prédicateurs non conformistes, elle avait adopté dans sa conduite les goûts littéraires et la noble politesse qui convenaient à la descendante des Mortimers.

Le genre de beauté d’Éléonore, quoique différent de celui de sa cousine, était cependant fort remarquable. Celle de Marguerite était noble et triomphante ; chacun de ses mouvemens offrait une grâce dont elle semblait intérieurement convaincue ; chaque regard exigeait un hommage et l’obtenait à l’instant même. Éléonore était pâle, contemplative et touchante ; ses cheveux étaient noirs comme du jais ; les milliers de boucles qu’ils formaient, d’après la mode du temps, semblaient toutes avoir été tournées par la main de la nature, et lorsqu’en secouant la tête, elle découvrait ses yeux on eût dit deux étoiles brillant au milieu des ombres de la nuit.

Elle portait de riches vêtemens, car sa tante mademoiselle Anne le voulait ainsi. Jamais rien, même au sein de l’adversité, n’avait pu engager cette illustre et respectable demoiselle à se relâcher de la rigueur de son costume, et elle aurait cru profaner le service de l’Église, si elle y avait assisté autrement qu’en robes de satin ou de velours, qui, semblables aux anciennes cottes d’armes, auraient pu se tenir debout. Il y avait dans la tendre harmonie de la forme et des mouvemens d’Éléonore, un air de douceur et de soumission ; dans son sourire, une mélancolie pleine de grâce ; dans son regard, une supplication que nul cœur humain ne pouvait entendre sans y céder. Il n’y a plus qu’un mot à dire pour achever la description de la beauté d’Éléonore. Ce feu qui brillait dans ses yeux était un secret pour elle-même ; elle sentait, mais elle ne savait point ce qu’elle sentait.

Elle se rappelait que lors de ses premières visites au château, son grand-père et sa tante, qui ne pouvaient oublier la basse extraction et les principes fanatiques de son père, l’avaient traitée avec assez de hauteur, tandis qu’au milieu de l’austère réserve que lui témoignait sa famille, son cousin John Sandal avait été le seul qui lui eût parlé avec tendresse et qui eût jeté sur elle un regard de compassion. Elle se rappelait aussi qu’il l’avait soulagée dans ses études et qu’il avait pris part à toutes ses récréations.

John Sandal, qui était d’une figure charmante, avait voulu servir dans la marine. On l’avait en conséquence fait partir très-jeune, et depuis ce temps, il n’avait point reparu au château. À la restauration, l’influence de la famille de Mortimer, jointe à ses propres talens et à son courage, lui procurèrent un prompt avancement. Son importance augmenta dès-lors aux yeux de la famille, où, auparavant, il n’avait été que toléré. Mademoiselle Anne Mortimer, elle-même, commença à témoigner le désir de recevoir des nouvelles de son brave neveu John. Quand elle parlait ainsi les yeux d’Éléonore se fixaient sur les siens avec un éclat inusité ; mais son cœur éprouvait en même temps une oppression, dont elle ne pouvait se soulager qu’en se dérobant à la présence de sa tante pour pleurer. Ce sentiment ne tarda pas à acquérir une nouvelle force. La guerre avec la Hollande se déclara, et malgré sa jeunesse, le nom du capitaine John Sandal brilla parmi ceux des officiers destinés à ce mémorable service.

Mademoiselle Anne, long-temps accoutumée à n’entendre prononcer les noms des membres de sa famille que réunis à des faits héroïques, éprouva de nouveau cette élévation de l’âme qu’elle avait ressentie jadis ; mais cette fois accompagnée des présages les plus heureux. Quoique déjà d’un âge avancé, quand elle entendait raconter les détails de la valeur de son jeune parent, son pas redevenait ferme, sa taille se redressait et ses joues reprenaient quelques-unes des teintes de sa jeunesse.

La généreuse Marguerite partageant cet enthousiasme qui lui faisait oublier tout sentiment personnel quand il s’agissait de la gloire de sa famille et de son pays, entendait parler des périls de son cousin, dont elle ne gardait presque plus de souvenir, avec une confiance hautaine qui lui disait qu’il les braverait comme elle les aurait bravés si elle avait été comme lui le dernier descendant mâle de la famille de Mortimer. Éléonore tremblait et pleurait, et quand elle était seule elle priait avec ferveur.

On remarqua cependant que l’intérêt respectueux avec lequel elle avait jusqu’alors prêté l’oreille indifféremment à tous les récits de mademoiselle Anne, n’était plus guère excité que par ceux où il était question des héros qui avaient illustré la famille par des expéditions maritimes. La tante ne demandait pas mieux que de la satisfaire et parmi les portraits de famille qui tapissaient la grande galerie, elle indiqua ceux dont les originaux avaient rencontré des aventures parfois prospères et parfois désastreuses en cherchant à réaliser les bruits merveilleux répandus dans le public au sujet du monde nouvellement découvert. Un jour elle racontait que l’un de ses oncles, après avoir accompagné sir Walter Raleigh dans sa malheureuse expédition, était mort de chagrin en apprenant la triste destinée de ce navigateur, quand Éléonore saisit le bras de sa tante et la supplia de cesser. Elle lui demanda ensuite, d’une voix altérée, pardon de la liberté qu’elle venait de prendre, prétexta une indisposition et se retira dans sa chambre.

Du moment où l’on reçut la nouvelle des entreprises de De Ruyter et de la sortie de la flotte sous les ordres du duc d’York, l’attente d’une augmentation de gloire pour la famille s’accrut dans le cœur de l’héritière et de mademoiselle Anne, et la profonde et douloureuse émotion d’Éléonore s’augmenta. Enfin un exprès envoyé par le roi Charles lui-même arriva au château de Mortimer. Il annonça que la victoire avait été complette, et que le capitaine John Sandal s’était couvert d’honneur. Au plus fort du combat, il avait porté un message de lord Sandwich au duc d’York. Les boulets sifflaient autour de lui, et les plus anciens officiers avaient refusé la périlleuse commission. Quand le vaisseau amiral hollandais sauta, il s’était jeté au milieu de l’explosion afin de sauver les malheureux qui luttaient à la fois contre les eaux et le feu. Bientôt après il s’était élancé au-devant du boulet qui, après avoir menacé les jours du duc, termina d’un coup ceux du comte de Falmouth, de lord Muskerry et de M. Boyle ; puis d’une main ferme il essuya les habits du prince tout couverts du sang de ses amis.

Mademoiselle Anne s’écria : « C’est un héros ! » Éléonore dit tout bas : « C’est un chrétien ! »

Les détails d’un pareil événement formèrent une époque dans l’existence d’une famille retirée, héroïque et pleine d’imagination. La lettre écrite, de la main même du roi, fut lue et relue à plusieurs reprises ; elle fut le sujet des conversations pendant les repas, et celui des réflexions solitaires. Marguerite songeait à la valeur de son cousin ; parfois elle se figurait qu’elle était témoin de l’explosion du vaisseau d’Opdam. Éléonore le voyait plongeant dans les flots brûlans pour sauver la vie de ses ennemis vaincus.

À compter du jour de l’arrivée de cette lettre, il se fit un changement dans les manières d’Éléonore, qui devint remarquable aux yeux de tout le monde, excepté aux siens.

Il était occasioné par les contrastes qui régnaient entre ses souvenirs et les discours qu’elle entendait. Les uns lui présentaient son cousin sous la figure d’un enfant charmant et aimable, plein de grâces et de douceur, les autres le lui peignaient comme un guerrier couvert de sang et se plaisant dans toutes les horreurs des combats les plus cruels et les plus acharnés. Jusqu’alors elle avait pris plaisir à songer au temps où elle reverrait l’ami de son enfance, et involontairement elle le revoyait tel qu’il l’avait quittée. Cette illusion était devenue désormais impossible, et la douleur qu’elle en éprouva la rendit rêveuse, mélancolique, et parut même affecter sa raison.

Telle était la situation d’Éléonore, quand une personne long-temps étrangère au château vint se fixer dans les environs, ce qui causa une grande sensation parmi ses habitans.

La veuve Sandal, mère du jeune marin, qui jusqu’alors avait vécu, dans l’obscurité, de la modique pension que sir Roger lui avait léguée, à la condition qu’elle ne paraîtrait jamais au château, arriva tout-à-coup à Shrewsbury qui n’en était qu’à environ un mille et annonça son intention d’y établir sa résidence.

L’amour de son fils avait répandu sur elle, avec la prodigalité d’un marin et la tendresse d’un enfant, toutes les récompenses de ses services, excepté sa gloire, à laquelle cependant elle eut quelque part, et la veuve des douleurs revint fixer sa demeure près de l’antique château de ses ancêtres, jouissant d’une certaine aisance, et connue partout comme la mère du jeune héros honoré de la faveur royale.

Dans ce siècle, chaque démarche des membres d’une famille devenait l’objet des graves consultations de ceux qui s’en regardaient comme les chefs. En conséquence, une espèce de chapitre fut tenu au château de Mortimer quand on y reçut l’avis du singulier déplacement de la veuve Sandal. Le cœur d’Éléonore palpita vivement pendant la consultation. Il se calma cependant, quand il fut décidé que l’effet de la sentence sévère de sir Roger ne devait pas s’étendre au-delà de sa vie, et que jamais un descendant de la maison de Mortimer ne devait vivre négligé à l’ombre de ses murs.

Une visite fut donc rendue avec cérémonie et reçue avec reconnaissance. Mademoiselle Anne témoigna beaucoup de noble courtoisie à sa nièce, qu’elle appelait cousine, selon la coutume du temps, et celle-ci montra l’humilité et la tristesse convenables. Elles se séparèrent presque contentes l’une de l’autre ; et la liaison qui venait de se former, fut soigneusement entretenue par Éléonore. Dans les commencemens elle allait faire à sa tante une visite respectueuse une fois par semaine ; et elle ne tarda pas à s’y rendre tous les jours guidée par l’habitude de l’amitié. L’objet des pensées de toutes deux n’était cependant le sujet des discours que d’une seule ; et comme il arrive assez souvent, celle qui ne disait rien sentait le plus vivement. Les détails des exploits de son cousin, la description de sa personne, le souvenir de tout ce qu’il promettait dans son enfance, promesses que sa jeunesse avait remplies, formaient des sujets de conversation bien dangereux pour celle qui les écoutait, puisque son nom seul lui causait une émotion qu’elle avait de la peine à vaincre.

La fréquence de ces visites ne diminua pas, quand le bruit commença à se répandre que le capitaine Sandal projetait un voyage aux environs du château. Sa mère paraissait ajouter foi à ce bruit, moins parce qu’il était probable, que parce qu’il était conforme à ses espérances. Un soir d’automne, Éléonore, accompagnée seulement de sa femme de chambre et d’un domestique, se mit en route pour aller voir sa tante. Il existait un sentier dans le parc, qui conduisait à une petite porte donnant sur le faubourg même où la veuve Sandal demeurait. En arrivant chez elle, Éléonore apprit que sa tante était sortie, et qu’elle devait passer la soirée chez une de ses amies en ville. Éléonore hésita pour un moment ; puis s’étant rappelée que cette amie était la veuve d’un guerrier de Cromwell, du reste riche, d’une conduite irréprochable, généralement respectée, et qu’elle ne lui était point inconnue, elle résolut d’y suivre sa parente. En entrant dans la salle, qui était vaste, mais mal éclairée par une fenêtre étroite et antique, elle fut étonnée d’y trouver beaucoup plus de personnes qu’elle n’avait attendues. Quelques-unes d’entre elles étaient assises, mais le plus grand nombre étaient rassemblées dans la fenêtre, et Éléonore y distingua un jeune homme d’environ dix-huit ans, tenant dans ses bras un enfant charmant qu’il caressait avec une tendresse plutôt fraternelle que protectrice. La mère de l’enfant, fière de l’attention qu’on lui prodiguait, faisait néanmoins les excuses d’usage, en exprimant la crainte qu’il ne fût importun.

« Importun ! » s’écria le jeune homme du son de voix le plus séduisant, « oh non ! si vous saviez combien j’aime les enfans ! Comme il y a long-temps que je n’ai eu le bonheur d’en caresser, et combien peut-être il s’écoulera de temps avant… »

Il détourna la tête et la pencha sur l’enfant. La chambre était, comme je viens de vous le dire, fort mal éclairée ; mais, dans ce moment, les derniers rayons du soleil couchant s’introduisant par la fenêtre, tombèrent sur ce groupe intéressant. Éléonore était assise dans un coin plus obscur que le reste ; elle vit alors distinctement des traits que son cœur avait reconnus avant ses yeux. Les cheveux du jeune homme, du plus beau châtain, retombaient en profusion sur son sein, et cachaient la figure de l’enfant.

Son costume était celui d’un officier de marine, richement galonné, et décoré de la croix d’un ordre étranger. L’enfant jouait avec la brillante décoration, et puis levait les yeux, comme pour les reposer dans le sourire de son jeune ami. Le doux charme de l’enfant était, d’une part, en rapport avec la beauté de celui qui le caressait, tandis que de l’autre, il offrait un contraste avec sa figure élevée et héroïque, ainsi qu’avec les ornemens de ses habits, qui étaient tous des emblèmes de péril et de mort. Éléonore crut voir l’ange de la paix se reposant sur le sein de la valeur, et lui disant que ses travaux avaient cessé. Elle fut tirée de sa rêverie par la voix de sa tante, qui lui dit : « Ma nièce, voici votre cousin John Sandal. »

Éléonore tressaillit ; et quand son cousin, qui venait de lui être présenté d’une manière si soudaine, s’avança pour l’embrasser, elle éprouva une émotion qui la priva, à la vérité, de ces grâces du maintien avec lesquelles elle aurait dû recevoir un étranger aussi distingué, mais qui lui donna en place celles plus touchantes de la pudeur.

John Sandal s’assit à ses côtés, et, au bout de quelques instans, la mélodie de ses accens, la douce facilité de ses manières, le souris enchanteur qui se peignait alternativement dans ses yeux et sur sa bouche, la mirent entièrement à son aise. Elle aurait voulu parler, mais elle gardait le silence pour écouter. Éléonore aspirait du poison par tous ses sens. Son cousin, en parlant s’était permis de lui prendre la main, et elle ne s’en était pas aperçue. Il parlait beaucoup ; mais ses discours ne roulaient pas sur la guerre ou sur les scènes dont il avait été témoin, et auxquelles la moindre allusion de sa part aurait donné de l’intérêt et de la grandeur ; il n’était question que de son retour dans sa famille, de la joie qu’il éprouvait en revoyant sa mère, et de l’espoir qu’il nourrissait de se voir bien accueilli au château. Il demanda, avec une tendre affection, des nouvelles de Marguerite, et s’informa respectueusement de la santé de mademoiselle Anne. En parlant de ses parentes, il fit usage d’expressions qui marquaient que son cœur l’avait devancé de long-temps auprès d’elles. Éléonore aurait pu l’écouter éternellement ; mais la soirée, qui avançait, lui rappela la nécessité de retourner au château, où les heures étaient fort strictement gardées. John Sandal lui ayant offert de l’accompagner, elle n’eut plus même de prétexte pour vouloir rester.

Quoiqu’il fît déjà très obscur dans le salon qu’ils quittaient, les riches teintes du crépuscule doraient encore l’horizon, quand ils se mirent en route pour le château.

Éléonore suivit le sentier qui traversait le parc, et absorbée dans ses nouveaux sentimens, elle fut, pour la première fois, insensible aux beautés de la nature, jusqu’à ce que son attention fût réveillée par les exclamations de son compagnon ravi de tout ce qui s’offrait à ses regards. Cette sensibilité naturelle dans un homme qu’elle croyait endurci par des scènes d’horreur et de carnage, la toucha vivement. Elle s’efforça d’y répondre, mais elle en fut incapable. Se rappelant la facilité qu’elle éprouvait à enchérir même sur l’admiration qu’elle entendait exprimer des beautés de la nature, elle s’étonna du silence forcé qu’elle gardait, et ne put en deviner la cause.

À mesure qu’ils approchaient du château, le tableau augmentait en richesse ; le vaste édifice était enseveli dans l’ombre, ses tours, ses terrasses, ses créneaux, n’offraient qu’une masse indistincte et sombre. Les montages éloignées, dont les sommets en pains de sucre, se dessinaient fortement sur un ciel d’azur, conservaient seules une teinte de pourpre si brillante que l’on eût dit que la lumière ne les quittait qu’à regret et leur laissait un gage d’un retour prompt et glorieux. Les bois qui entouraient le château étaient sombres comme lui. Un rayon doré tremblait de temps à autre sur leurs sommets touffus. Tout-à-coup une clairière donna passage à un torrent de lumière qui changea pour un moment en émeraude chaque brin d’herbe qu’il toucha ; il ne dura qu’un instant et s’évanouit. L’effet en fut si prompt qu’Éléonore eut à peine le temps de jeter un cri d’étonnement et d’étendre la main vers ce tableau enchanteur. Elle leva les yeux vers son compagnon, assuré d’y trouver un sentiment correspondant au sien. Il avait aussi remarqué cet effet de lumière ; mais il ne fit aucun mouvement ; il se contenta de sourire avec une expression angélique. Tant qu’Éléonore vécut, ce sourire et la scène qui y avait donné lieu, restèrent gravés dans son cœur. Ils ne parlèrent plus pendant le reste de leur promenade, mais leur silence fut plus éloquent que des paroles.

Il était à peu près nuit close quand ils arrivèrent au château. Mademoiselle Anne reçut son jeune neveu avec une cordialité grave, et une tendresse mêlée d’orgueil. Marguerite l’accueillit plutôt comme un héros que comme un parent et John après les premières cérémonies se tourna vers Éléonore pour se reposer dans son sourire. Ils étaient entrés comme le chapelain allait lire les prières du soir, usage qui était si strictement observé au château, que même l’arrivée d’un étranger n’y mettait aucun obstacle. Éléonore attendait ce moment avec une inquiétude toute particulière. Elle avait de profonds sentimens de religion, et malgré la sensibilité que le jeune héros avait déployée, elle craignait que la dévotion, compagne d’une vie solitaire et méditative, ne se fût tenue éloignée du cœur d’un marin. Ses craintes ne tardèrent pas à se dissiper quand elle observa le sentiment profond, mais silencieux avec lequel John participa à la cérémonie de famille. Rien n’élève plus l’âme que la vue de la piété dans un homme. Les sens et le cœur sont touchés à la fois en voyant cette noble figure qui jamais n’a fléchi devant son semblable, s’abaisser jusqu’à terre devant Dieu ; on croit voir l’image terrible de toute la force et de toute l’énergie physique pliant sous le doigt de la divinité. Éléonore oublia sa prière en le regardant, et quand ses mains blanches, qui ne paraissaient point faites pour tenir des armes meurtrières, se joignirent pour s’élever vers le ciel, se quittant de temps à autre pour séparer les boucles de cheveux qui ombrageaient son front, elle s’imagina voir réunies en lui la force et la pureté d’un habitant des demeures célestes.

Quand la prière fut achevée, mademoiselle Anne, après avoir répété le compliment de bien-venue qu’elle avait fait à son neveu, ne put s’empêcher d’exprimer sa satisfaction de la dévotion qu’il avait montrée ; mais elle y mêla une teinte d’incrédulité sur la sincérité des sentimens religieux dans un homme accoutumé aux travaux et aux périls. John fit un salut respectueux à la partie flatteuse de ce discours ; puis rougissant, il ajouta : « Ma chère tante, pourquoi penseriez-vous que ceux qui ont le plus besoin de la protection du Tout-Puissant le négligent ? Ceux qui sillonnent les mers dans de frêles vaisseaux, sentent mieux qu’aucun autre que les vents et la tempête ne font qu’exécuter la volonté divine. Un marin sans foi et sans espérance en Dieu est plus malheureux qu’un marin sans boussole ou pilote. »

Il parlait avec cette éloquence qui porte la conviction avec elle. Mademoiselle Anne lui tendit sa main blanche, mais ridée, pour qu’il y imprimât un baiser. Marguerite en fit autant, de l’air d’une héroïne à son chevalier. Éléonore détourna la tête et versa de délicieuses larmes.

Quand on cherche à découvrir des perfections dans une personne, on est toujours sûr de les y trouver ; mais Éléonore n’avait pas besoin d’emprunter des couleurs de son imagination pour faire un tableau charmant de l’homme qui avait touché son cœur. Son caractère et son humeur se développèrent par degrés, ou plutôt ils furent développés par des causes extérieures et accidentelles : car une timidité presque féminine ne lui permettait pas de beaucoup parler et surtout de lui-même. Ce désir de trouver des qualités dans l’objet que nous aimons, sert de preuve que l’amour est un sentiment qui ennoblit l’âme, et que, quoique son cours puisse être troublé, sa source au moins est pure. Celui qui l’éprouve avec force possède une énergie qui sera récompensée un jour par une flamme plus pure et plus sainte que la terre n’en saurait offrir.

Depuis l’arrivée de son fils, la veuve Sandal témoignait une inquiétude dont la cause restait inconnue. On la voyait fréquemment au château. Elle ne pouvait se dissimuler l’attachement mutuel de John et d’Éléonore, et sa seule pensée était de prévenir une union contraire aux intérêts de son fils, et qui devait diminuer sa propre importance.

Elle avait obtenu par des voies indirectes la connaissance des dernières volontés de sir Roger, et toutes les forces de son âme, plus rusée qu’énergique, se dirigèrent vers la réalisation des espérances que ces volontés lui offraient. Le testament de sir Roger était singulier. Malgré sa colère contre sa fille, il avait stipulé que si son petit-fils Sandal épousait sa cousine Marguerite, il hériterait de tous ses biens, et que les honneurs de la maison de Mortimer passeraient sur sa tête. Si, au contraire, il épousait sa cousine Éléonore, il ne devait recevoir sur la succession que 5000 l. st. ; et dans le cas où il n’épouserait aucune de ses deux parentes, sir Roger laissait toute sa fortune à un parent éloigné, du nom de Mortimer.

Mademoiselle Anne, prévoyant l’effet que pourrait avoir sur la famille cette opposition de l’amour avec l’intérêt, aurait voulu que le testament restât secret ; mais mistriss Sandal l’avait découvert par les domestiques du château, et, dès ce moment, son esprit ne cessa de travailler. Elle avait trop connu les privations pour ne pas désirer vivement un changement dans son sort ; et le souvenir qu’elle conservait des distinctions dont elle avait joui dans sa première jeunesse, la portait à tout risquer pour les recouvrer. Elle éprouvait une jalousie féminine, que rien ne pouvait apaiser, du respect qui environnait mademoiselle Anne ainsi que la belle et noble Marguerite. Elle errait autour des murs du château, semblable à une âme malheureuse qui gémit en attendant la sépulture, et qui ne prévoit de repos que quand elle l’aura obtenue.

À ces sentimens se joignait l’ambition d’une mère qui songeait que son fils, par le choix qu’il ferait, obtiendrait un noble héritage, ou ne jouirait que d’une fortune médiocre : aussi le résultat ne pouvait-il en être douteux ; et la veuve Sandal, résolue de parvenir à ses fins, éprouva peu de scrupule quant aux moyens. Le besoin et l’envie lui avaient donné un désir insatiable d’honneurs, et les fausses religions, qu’elle avait tour-à-tour adoptées, lui avaient inspiré tous les détours de l’hypocrisie. Dans une vie pleine de vicissitudes, elle avait connu le bien et choisi le mal. La veuve Sandal résolut donc d’opposer un obstacle insurmontable à l’union des deux amans.

Cependant mademoiselle Anne se flattait encore que le testament de sir Roger n’était point connu. Elle s’apercevait du sentiment profond qui paraissait unir les cœurs de John et d’Éléonore ; et avec des idées moitié généreuses, moitié romanesques, car mademoiselle Anne avait eu beaucoup de goût dans sa jeunesse pour les grands coups d’épée qui plaisaient tant à madame de Sévigné, elle ne croyait pas que leur bonheur pût être sensiblement altéré par la perte des terres, des immenses richesses et des titres anciens de la famille de Mortimer. Ce n’est pas qu’elle ne mît un grand prix à ces distinctions, chères à toute âme élevée ; mais elle en mettait un plus grand encore à l’union sympathique des cœurs et des âmes qui cherchent la félicité en foulant aux pieds les trésors.

Le jour était fixé pour le mariage de John et d’Éléonore ; les habits de noce étaient préparés ; les nobles et nombreux amis de la famille étaient invités ; la grande salle du château était décorée avec magnificence. Déjà les cloches de la paroisse sonnaient un joyeux carillon, les valets de pied, en livrée bleue, avaient orné leurs boutonnières de faveurs, et s’occupaient à garnir la coupe du wassail[1], destinée à être plus d’une fois remplie et vidée. Mademoiselle Anne tira de sa propre main, d’une armoire d’ébène, une robe de velours et de satin, qu’elle avait portée au mariage de la princesse Élisabeth, fille de Jacques Ier, avec le prince palatin. L’héritière s’avança aussi, parée avec magnificence ; mais on remarqua que ses belles joues étaient plus pâles encore que celles de la mariée ; et le sourire, qui, pendant toute la matinée, ne quitta pas un instant ses lèvres, semblait être plutôt un effort de courage qu’une marque de bonheur. La veuve Sandal avait paru fort agitée, et était sortie de bonne heure du château. Le marié n’avait pas encore paru, et la compagnie, après l’avoir attendu pendant quelque temps en vain, se mit en route pour l’église, ne doutant pas que, dans son impatience, il ne l’y eût devancée.

Le cortége fut magnifique et nombreux. La famille de Mortimer avait réuni ce soir-là toutes les personnes qui aspiraient à l’honneur de sa connaissance ; et telle était la pompe féodale qui accompagnait, à cette époque, un mariage dans une famille illustre, que les parens les plus éloignés s’étaient rendus de vingt lieues à la ronde au château, et offraient comme une armée d’amis magnifiquement parée pour assister à la grande cérémonie.

La plus grande partie de la société, sans en excepter les femmes, était à cheval, ce qui ajoutait encore à la tumultueuse magnificence de la procession. On voyait un petit nombre de lourdes voitures, d’une forme très-incommode, mais surchargées de dorures et de peintures, et dont les amours sur les panneaux avaient été retouchés pour cette occasion. La mariée fut posée sur son palefroi par deux pairs du royaume. Marguerite était auprès d’elle avec un cortége galant ; et mademoiselle Anne fermait la marche, glorieuse de voir encore disputer l’honneur de lui offrir la main : on eût dit qu’elle était revenue au jour du mariage de la princesse palatine.

On arrive à l’église. La mariée, les parens, la noble compagnie, le pasteur, tout s’y trouvait… excepté le marié. Il y eut un long et pénible silence. Quelques gentilshommes sortirent en diverses directions pour aller à sa rencontre. L’ecclésiastique resta à l’autel jusqu’à ce que, fatigué d’attendre, il se décidât à se retirer. La foule des domestiques, jointe aux habitans des villages voisins, remplissait le cimetière. Leurs acclamations ne cessaient point. Éléonore, accablée de chaleur et d’inquiétude, demanda la permission de se retirer pour un moment dans la sacristie.

Mademoiselle Anne y guida les pas chancelans de la mariée, et la conduisit vers une fenêtre ouverte, en essayant de détacher son voile de dentelle. Éléonore s’approche pour respirer un air plus pur. Tout-à-coup elle entend le bruit du galop d’un cheval ; elle lève machinalement les yeux : c’est Sandal ; il jette un regard d’horreur sur la mariée plus morte que vive, pique des deux et disparaît en un moment.


  1. Le wassail était une liqueur faite de pommes, de sucre et d’aile
    (Note du Traducteur.)