Mercédès de Castille/Chapitre 1

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 11-24).
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MERCÉDÈS


DE CASTILLE.




CHAPITRE PREMIER.


On frappa à la porte de manière à ébranler le plancher de marbre, et une voix s’écria que le Cid Ruy Diez, le Campeador, était là armé de pied en cap.
Mistress Hemans.



Soit que nous nous en rapportions au tableau tracé par l’inimitable Cervantès, ou à l’auteur, presque aussi recommandable, à qui Lesage a emprunté son roman immortel ; soit que nous en croyions les légendes les plus graves de l’histoire, soit que nous accordions notre confiance aux relations des voyageurs modernes, on n’a pas encore vu le temps où les auberges étaient bonnes et les routes sûres en Espagne : ce sont deux des bienfaits de la civilisation dont les habitants de la Péninsule semblent réellement destinés à ne jamais jouir ; car, dans tous les siècles, nous entendons ou nous avons entendu parler des exactions commises contre les voyageurs tant par les voleurs que par les aubergistes. Si cela est vrai aujourd’hui, cela l’était aussi au milieu du quinzième siècle, époque à laquelle nous désirons reporter le lecteur en imagination.

Au commencement du mois d’octobre de l’an de Notre-Seigneur 1469, Juan de Transtamare régnait en Aragon, et tenait sa cour à Zaragosa, ville située sur l’Ebre, dont on suppose que le nom est une corruption de César Auguste, et qui est devenue célèbre, de notre temps, sous le nom plus moderne de Saragosse, par ses hauts faits d’armes. Juan de Transtamare, ou, comme c’était plutôt la coutume de l’appeler, d’après la nomenclature des rois, Juan II, était un des monarques de son siècle ayant le plus de sagacité, mais ses finances avaient été épuisées par plusieurs guerres contre les Catalans turbulents, ou, comme il est peut-être plus poli de s’exprimer, amis de la liberté ; il avait souvent fort à faire pour se maintenir sur son trône, et il régnait sur un empire bigarré, qui réunissait sous sa domination, indépendamment de son pays natal, l’Aragon, avec ses dépendances de Valence et de la Catalogne, la Sicile, les îles Baléares, et quelques droits très-douteux sur la Navarre. Par le testament de son frère aîné, son prédécesseur, la couronne de Naples était descendue à un fils illégitime de celui-ci, sans quoi ce royaume aurait été ajouté à la liste de ses possessions. Le roi d’Aragon avait eu un règne long et rempli de troubles, et en ce moment il avait presque épuisé toutes ses ressources par ses efforts pour réduire les Catalans furieux. Il était pourtant alors plus près du triomphe qu’il ne pouvait le prévoir, car son compétiteur, le duc de Lorraine, fut frappé de mort subite, précisément deux mois après l’époque choisie pour le commencement de notre histoire. Mais il est refusé à l’homme de lire dans l’avenir, et le 9 du mois qui vient d’être mentionné, le trésorier du roi fut mis à une forte épreuve par la demande inattendue d’une somme considérable, à l’instant même où l’armée était sur le point de se débander faute de recevoir sa paye, et le trésor public ne contenait alors que la somme modique de trois cents enriquez, monnaie d’or, ainsi nommée du nom d’un monarque précédent, et dont la valeur était à peu près celle du ducat moderne. L’affaire était pourtant trop urgente pour être différée, et même les besoins de la guerre furent considérés comme un objet secondaire en comparaison de ce qui avait rapport à cette entreprise d’un genre plus privé, et qui avait été si soudainement conçue. On tint des conseils, ou gagna ou l’on intimida des prêteurs d’argent, et les confidents de la cour étaient évidemment dans une grande et sérieuse agitation. Enfin le temps des préparatifs parut être passé, et celui d’agir arriva. La curiosité publique fut soulagée, et il fut permis aux habitants de Saragosse de savoir que leur souverain allait envoyer une ambassade solennelle à son voisin, son parent et son allié, le roi de Castille. En 1469, Henri, nommé aussi de Transtamare, occupait le trône du royaume limitrophe sous le nom de Henri IV. Il était petit-fils, dans la ligne masculine, du frère du père de Juan II, et il était, par conséquent, cousin issu de germain du monarque d’Aragon. Malgré cette parenté, et le lien puissant d’intérêt de famille qu’on pouvait supposer devoir les unir, il avait fallu bien des ambassades amicales pour maintenir la paix entre ces deux monarques, et l’annonce du prochain départ de celle dont il s’agissait répandit plus de satisfaction que de surprise dans les rues de la ville.

Henri de Castille régnait dans la Péninsule sur un territoire plus riche et plus étendu que son parent le roi d’Aragon, mais il avait aussi ses soucis et ses troubles. Il avait été deux fois marié, ayant répudié sa première femme, Blanche d’Aragon, pour épouser Jeanne de Portugal, princesse dont la légèreté de caractère était si marquée que non seulement toute la cour en fut scandalisée, mais que l’on conçut de tels doutes sur la légitimité de sa fille, seule enfant qu’elle eût eu, que le mécontentement succéda à la haine, et que sa fille finit par être privée des droits que lui donnait sa naissance. Le père de Henri avait été, comme lui, marié deux fois, et il avait eu de son second mariage un fils et une fille, Alphonse et Isabelle. Celle-ci devint célèbre ensuite sous le double titre de reine de Castille et de catholique. Le luxe et la faiblesse de Henri, comme monarque, avaient porté une partie de ses sujets à une révolte ouverte. Trois ans avant l’époque où commence notre histoire, son frère Alphonse avait été proclamé roi en sa place, et une guerre civile s’était allumée dans toutes ses provinces. La mort d’Alphonse avait récemment terminé cette guerre, et la paix avait été rétablie par un traité dans lequel Henri consentit à écarter du trône sa propre fille, — ou plutôt celle de Jeanne, et à reconnaître sa sœur consanguine, Isabelle, comme héritière de sa couronne. Cette dernière concession fut le résultat d’une nécessité absolue, et comme on pouvait s’y attendre elle conduisit à beaucoup de mesures secrètes et violentes pour contrecarrer la mesure qui avait été prise. Entre autres expédients qui furent adoptés par le roi, — ou pour mieux dire par ses favoris, l’indolence et le manque d’activité de ce monarque, dont le cœur était bon, mais qui ne songeait qu’à satisfaire ses caprices, étant passés en proverbe, — dans la vue de détourner les suites probables de l’avénement d’Isabelle au trône, furent différents projets, pour dominer la volonté de cette princesse et guider sa politique, en donnant sa main, d’abord à un sujet, afin de réduire son pouvoir, et ensuite à divers princes étrangers, qu’on jugeait propres à faire réussir de pareils desseins. Précisément, en cet instant, le mariage de cette princesse était un des plus grands objets des spéculations de l’Espagne. Le fils du roi d’Aragon était un des prétendants à la main d’Isabelle, et la plupart de ceux qui entendirent parler du départ prochain de l’ambassade, crurent assez naturellement que cette mesure avait quelque rapport à ce grand coup de politique aragonaise.

Indépendamment de ce qu’Isabelle était héritière reconnue d’une couronne si digne d’envie, elle avait une réputation de savoir, de piété, de modestie, de discrétion et de beauté, et il y avait beaucoup de compétiteurs pour sa main. Parmi eux se trouvaient des princes français, anglais et portugais, outre le prince d’Aragon, dont nous avons déjà parlé. Différents favoris appuyaient différents prétendants, et cherchaient, chacun de son côté, à parvenir à leur but, en employant les manœuvres ordinaires des courtisans. Pendant ce temps, la princesse, objet de tant de rivalités, montrait strictement la réserve et la discrétion qui conviennent à une femme, même quand elle est bien résolue à céder aux plus chers sentiments de son cœur. Le roi son frère était dans le sud de ses États, ne songeant qu’à ses plaisirs, et Isabelle, accoutumée depuis longtemps à rester comparativement dans la solitude, était sérieusement occupée à arranger ses propres affaires de la manière qu’elle jugeait devoir le mieux contribuer à son propre bonheur. Plusieurs tentatives avaient eu lieu pour s’emparer de sa personne, et elle n’y avait échappé qu’à l’aide du prompt secours des forces de ses amis. Elle s’était réfugiée dans le royaume de Léon, comme on appelait quelquefois cette province, et elle avait fixé sa demeure temporaire à Valladolid, qui en était la capitale. Néanmoins, comme Henri était encore dans le voisinage de Grenade, c’est de ce côté que nous devons chercher la route prise par l’ambassade.

Le cortège partit de Saragosse par une des portes conduisant au sud, tout au commencement de la matinée d’un jour brillant d’automne. Il y avait l’escorte ordinaire de lances, — car les troubles du pays l’exigeaient ; — des nobles à longues barbes, couverts de cottes de mailles, — car peu de personnes, pouvant offrir un appât aux pillards, se hasardaient sur une grande, route sans cette précaution ; — une longue suite de mulets de somme, et une armée de gens qui, d’après leur costume, étaient moitié domestiques, moitié soldats. Ce brillant étalage attirait la foule jusque sous les pieds chevaux, et parmi quelques prières pour le succès de l’ambassade il se mêlait beaucoup de sottes et absurdes conjectures, suivant l’usage des ignorants et des bavards, sur le motif probable et le résultat de ce voyage. Mais la curiosité a ses bornes, et le commérage même se lasse quelquefois ; et quand le soleil fut sur le point de se coucher, la plus grande partie de la multitude avait oublié le spectacle du matin, et n’y songeait pas plus qu’elle n’en parlait. Cependant, lorsque la nuit approcha, c’était encore le sujet de conversation de deux soldats qui faisaient partie de la garde de la porte occidentale, c’est-à-dire celle qui s’ouvrait sur la route de Burgos. Ces deux personnages passaient le temps de cette manière indolente, commune aux soldats qui sont de garde hors de leurs heures de faction, et l’esprit de discussion et de critique avait survécu en eux aux pensées et au tumulte de la journée.

— Si don Alonzo de Carbajal compte aller bien loin de cette manière, dit le plus âgé, il ferait bien d’avoir l’œil ouvert sur ceux qui le suivent ; car jamais l’armée d’Aragon n’a mis en campagne un corps plus misérablement équipé que celui qu’il a conduit aujourd’hui par la porte du sud, malgré l’éclat des housses et le son des trompettes. Je te dis, Diego, que nous aurions fourni à Valence des lances plus convenables pour figurer dans une ambassade royale ; oui, et des chevaliers plus dignes de les conduire que ceux d’Aragon. Mais si le roi est satisfait, il ne convient pas à des soldats comme toi et moi d’être mécontents.

— Il y a bien des gens qui pensent, Rodrigue, qu’on aurait mieux fait de réserver l’argent qu’on prodigue pour envoyer une lettre de la cour, et de payer les braves gens qui versent leur sang si courageusement pour subjuguer les Barcelonais rebelles.

— C’est toujours ainsi que les choses se passent entre le débiteur et le créancier, jeune homme. Don Juan vous doit quelques maravédis, et vous lui reprochez chaque enriquez qu’il dépense pour ses besoins. Je suis plus vieux soldat que vous, et j’ai appris l’art de me payer moi-même quand le trésor est trop pauvre pour m’épargner cet embarras.

— Cela pourrait être bon dans une guerre étrangère, quand on se bat contre les Maures ; par exemple. Mais après tout, ces Catalans sont aussi bons chrétiens que nous ; quelques-uns d’entre eux sont des sujets aussi fidèles que nous le sommes, et il n’est pas aussi facile de piller un concitoyen qu’un infidèle.

— Vingt fois plus facile, car le second s’y attend, et, comme tous ceux qui se trouvent dans cette malheureuse situation, il a rarement quelque chose qui vaille la peine d’être pris ; tandis que le premier vous montre franchement tout ce qu’il possède comme il vous ouvre son cœur. — Mais qui sont ces gens qui se mettent en chemin à une heure si avancée ?

— Des drôles qui veulent faire croire qu’ils sont riches en affectant de le cacher. Eh bien ! Rodrigue, je vous garantis qu’il n’y a pas assez d’argent entre eux tous pour payer le garçon qui leur servira cette nuit leurs œufs à la coque.

— Par saint Jacques, mon bienheureux patron ! dit à demi-voix un des chefs d’une petite cavalcade, qui, avec un seul compagnon, était un peu en avant des autres, comme s’il ne se fût pas soucié de se rendre trop familier avec eux, et souriant en parlant ainsi, ce vagabond est plus près de la vérité qu’il n’est agréable de l’entendre. Nous avons entre nous assez d’argent pour payer une olla podrida et le garçon qui nous la servira ; mais je doute fort qu’il nous reste un doublon quand nous aurons fini notre voyage.

Une grave remontrance, faite à voix basse, réprima cette gaieté inconsidérée ; et cette troupe, qui se composait de marchands ou commerçants, comme on le voyait à leur extérieur, car dans ce siècle les différentes classes se faisaient aisément reconnaître à leur costume, — s’arrêta devant la porte. La permission de quitter la ville était en bonne forme, et le gardien des clefs, à demi endormi et partant de mauvaise humeur, ouvrit lentement la porte pour laisser passer les voyageurs.

Tandis que ces opérations nécessaires avaient lieu, les deux soldats s’étaient mis un peu de côté et regardaient avec attention ce groupe, quoique la gravité espagnole ne permît pas à leur physionomie d’exprimer ouvertement le mépris qu’ils éprouvaient pour deux ou trois juifs qui se trouvaient parmi les marchands. Les commerçants étaient d’une classe un peu supérieure, comme on pouvait en juger par un ou deux serviteurs en costume de domestiques qui marchaient à leur suite et qui se tenaient à une distance respectueuse, tandis que leurs maîtres payaient le léger tribut qui est d’usage quand on passe par les portes après la nuit tombée. Un de ces serviteurs, monté sur un grand et beau mulet plein de feu, se plaça par hasard si près de Diego pendant cette petite cérémonie, que celui-ci, qui était naturellement un peu bavard, ne put résister à l’envie de lui adresser la parole.

— Dis-moi, je te prie, Pépé, dit le soldat, combien de centaines de doublons te paie-t-on par an pour tes gages, et combien de fois renouvelle-t-on ce beau pourpoint de peau ?

Le serviteur du commerçant, qui était encore jeune, quoique ses membres vigoureux et ses joues brunes annonçassent qu’il avait fait du service et bravé l’intempérie des saisons, tressaillit et rougit à cette question inattendue, à laquelle prêta une nouvelle force une main qui lui frappa familièrement la cuisse et lui pinça ensuite la jambe avec l’air de licence que donnent les camps. La physionomie riante de Diego arrêta sans doute une explosion soudaine de colère, car c’était un homme en qui tout indiquait trop de bonne humeur pour qu’il pût aisément exciter le ressentiment.

— Tes intentions sont amicales, camarade, mais ta main pince un peu trop fort, dit le jeune domestique avec douceur, et si tu veux suivre le conseil d’un ami, tu ne te permettras jamais trop de familiarité, de peur de te faire quelque jour briser le crâne.

— Par le bienheureux san Pédro ! je voudrais bien voir…

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage, car le jeune domestique, voyant que son maître était parti, donna un coup d’éperon dans le flanc de son mulet, et le vigoureux animal, prenant le galop, renversa presque Diego, qui par ce mouvement se trouva froissé contre le pommeau de la selle.

— Ce jeune homme a de l’ardeur, dit le bon Diego en se rassurant sur ses jambes ; — J’ai cru un moment qu’il allait me faire faire connaissance avec son poing.

— Tu as eu tort, Diego, et tu es trop accoutumé à agir sans réflexion. Je n’aurais pas été surpris que ce jeune homme t’assommât pour te punir de l’insulte que tu lui as faite.

— Bah ! bah ! un domestique aux gages de quelque misérable juif oser lever la main sur un soldat du roi !

— Il peut avoir été lui-même un soldat du roi. Nous sommes dans un temps où ceux qui ont des muscles aussi vigoureux que les siens sont appelés de bonne heure à porter le harnais militaire. Il me semble que je l’ai déjà vu, et cela dans un endroit où un lâche ne se serait pas trouvé.

— Ce drôle n’est qu’un varlet, à peine échappé des mains des femmes.

Tout jeune qu’il paraît, je réponds qu’il a déjà fait face aux Catalans et aux Maures. Tu sais que les nobles ont coutume de conduire aux combats leurs fils bien jeunes encore, afin qu’ils apprennent de bonne heure les hauts faits de la chevalerie.

— Les nobles ! répéta Diégo en riant. Au nom de tous les diables, Rodrigue, à quoi songes-tu de comparer un varlet de camp à un jeune noble ? T’imagines-tu que ce soit un Guzman ou un Mendoza déguisé, pour parler de lui et de chevalerie en même temps ?

— Tu as raison ; cela semble une folie, et pourtant je suis sûr d’avoir déjà vu ses sourcils froncés dans une bataille, et d’avoir entendu cette voix rallier les soldats sous leurs étendards. — Par saint Jacques de Compostelle ! j’y suis ! — Écoute, Diego ! — un mot à l’oreille.

Le vétéran conduisit alors son jeune compagnon à l’écart, quoiqu’il ne se trouvât auprès d’eux personne qui pût écouter, et regardant avec soin autour de lui pour s’assurer qu’on ne pouvait l’entendre, il dit quelques mots a l’oreille de Diégo.

— Sainte mère de Dieu ! s’écria celui-ci reculant trois pas de surprise et de crainte, tu te trompes sûrement, Rodrigue.

— Je garantirais ce que je viens de te dire sur le salut de mon âme, répondit le vétéran d’un ton positif. Ne l’ai-je pas vu souvent la visière levée, et ne l’ai-je pas suivi plus d’une fois à la charge ?

— Et se montrer comme valet d’un marchand ! — Je ne sais même si ce n’est pas comme valet d’un juif !

— Notre métier, Diégo, est de nous battre sans examiner la cause de la querelle, de regarder sans voir et d’écouter sans entendre. Quoique ses coffres soient vides, don Juan est un bon roi ; il est l’oint du Seigneur, et nous devons nous montrer des soldats discrets.

— Mais il ne me pardonnera jamais de lui avoir pincé la jambe et de lui avoir parlé aussi follement que je l’ai fait.

— Bah ! — il n’est pas probable que tu te rencontres avec lui à la table du roi ; et sur le champ de bataille, comme il a coutume d’être au premier rang, il ne sera pas tenté de tourner la tête en arrière pour te chercher.

— Tu crois donc qu’il n’est pas probable qu’il me reconnaisse ?

— Et quand il te reconnaîtrait, il ne faudrait pas t’en inquiéter. La mémoire des hommes comme lui a toujours plus de besogne qu’elle n’en peut faire.

— Veuille la bienheureuse Marie que tu sois un vrai prophète, sans quoi je n’oserais jamais me remontrer dans les rangs ! Si c’était un service que je lui avais rendu, je pourrais espérer qu’il l’oublierait, mais le souvenir d’un affront dure plus longtemps.

Alors les deux soldats se mirent à se promener, continuant à s’entretenir de temps en temps, quoique le vétéran avertît fréquemment son jeune compagnon, qui aimait un peu trop à parler que la discrétion était une vertu.

Pendant ce temps, les voyageurs continuaient leur route avec une rapidité qui prouvait que le grand chemin ne leur inspirait pas beaucoup de confiance et qu’ils avaient un grand désir d’avancer. Ils voyagèrent toute la nuit, et ne ralentirent leur marche que lorsque le lever du soleil les exposa de nouveau aux observations des curieux, parmi lesquels il pouvait se trouver des émissaires de Henri, roi de Castille, dont on n’ignorait pas que les agents étaient particulièrement aux aguets sur toutes les routes qui communiquaient de la capitale du royaume à Valladolid, ville où sa sœur Isabelle s’était tout récemment réfugiée. Il ne leur arriva pourtant rien de remarquable qui pût distinguer ce voyage de tous ceux qu’on faisait alors dans ce pays. Ils entrèrent bientôt sur le territoire de Soria, province de la Vieille-Castille, où des détachements de troupes de Henri surveillaient exactement tous les défilés ; mais il n’y avait rien dans l’extérieur des voyageurs qui pût attirer l’attention des soldats du roi. Quant aux voleurs ordinaires, ils avaient été temporairement écartés des grandes routes par la présence de ceux qui agissaient au nom du monarque.

Le jeune homme qui avait donné lieu à la conversation entre les soldats marcha constamment à la suite de son maître, tant qu’il plut à celui-ci de rester en selle ; et pendant le petit nombre de courtes pauses qui eurent lieu dans le cours du voyage, il s’occupa, comme les autres domestiques, des fonctions et des devoirs de son état. Néanmoins, dans la soirée du second jour, environ une heure après que la cavalcade eut quitté une hôtellerie où elle s’était régalée d’une olla podrida et de vin aigre, le jeune homme jovial dont nous avons parlé un instant, et qui était encore, à côté de son compagnon plus grave et plus âgé, à l’avant-garde, partit tout à coup d’un grand éclat de rire, et, retenant son mulet, il laissa défiler la cavalcade jusqu’à ce qu’il se trouvât à côté du jeune domestique dont nous avons fait une mention particulière ; celui-ci jeta sur son prétendu maître un regard sévère et mécontent, et lui dit d’un ton que ne comportait guère la différence apparente de leurs situations respectives :

— Comment, maître Nuñez ! Pourquoi as-tu quitté ta position en avant pour venir te mettre familièrement en contact avec les varlets qui sont à l’arrière-garde ?

— Je vous demande mille pardons, honnête Juan, répondit le maître, riant encore, quoiqu’il fît évidemment des efforts pour réprimer cet accès de gaieté par respect pour celui qui lui parlait, mais il nous est arrivé une calamité qui surpasse toutes celles qu’on peut lire dans les fastes et les légendes de la nécromancie et de la chevalerie errante. Le digne maître Ferréras, que vous voyez là-bas, et qui est si habile à manier l’or, ayant passé toute sa vie à acheter et à vendre de l’orge et de l’avoine, a perdu sa bourse, qu’il paraît avoir oubliée dans l’auberge que nous venons de quitter, en payant un peu de pain dur et d’huile rance. Je doute qu’il reste vingt réaux entre nous tous.

— Et est-ce un sujet de plaisanterie de nous trouver sans argent, maître Nuñez ? répliqua le prétendu serviteur, quoiqu’un sourire qui se montrait à peine sur ses lèvres parût indiquer en lui quelque penchant à partager la gaieté de son compagnon. Grâce au ciel, nous ne sommes pas très-loin d’Osma, et nous pourrons avoir moins besoin d’argent. — Et à présent, mon maître, permets-moi de t’ordonner de garder le rang qui te convient en tête de la cavalcade, et de ne plus t’oublier en te familiarisant avec tes inférieurs. Je n’ai plus besoin de toi ; retourne donc auprès de maître Ferréras, et dis-lui que je suis fâché de la perte qu’il a faite.

Nuñez sourit, quoique son prétendu serviteur détournât les yeux comme s’il eût voulu donner lui-même l’exemple du respect pour l’ordre qu’il venait de donner, tandis que le jeune homme cherchait évidemment à obtenir de lui un regard de satisfaction et de faveur. Un instant après, il avait repris sa place ordinaire dans la cavalcade.

Lorsque la nuit avança et que l’heure fut arrivée où les hommes et les animaux donnent ordinairement des signes de fatigue, les voyageurs n’en firent que presser davantage leurs mulets, et, à force de coups d’éperons, ils arrivèrent à environ minuit devant la porte principale d’une petite ville entourée de murs, nommée Osma, située à peu de distance des frontières de la province de Burgos, mais qui faisait partie de celle de Soria. Dès que son mulet fut assez près de la porte pour le lui permettre, Nuñez y frappa plusieurs coups assez forts pour annoncer sa présence à ceux qui étaient dans l’intérieur. Il ne fallut pas de grands efforts pour engager les mulets qui étaient à l’arrière-garde à s’arrêter ; mais le jeune domestique prétendu poussa en avant, et il allait prendre sa place parmi les principaux personnages qui se trouvaient près de la porte, quand une grosse pierre, jetée du haut de la muraille, tomba assez près de sa tête pour lui faire sentir combien il avait été près de faire un voyage dans l’autre monde. Le péril qu’il avait couru fit pousser un grand cri à tous ses compagnons, qui vomirent force imprécations contre la main qui avait fait tomber cette pierre. Le jeune homme fut celui qui montra le plus de calme ; et quoique, en se plaignant de ce procédé, sa voix prît un ton d’autorité, elle, n’avait l’accent ni de la colère ni de l’alarme.

— Que veut dire ceci ? s’écria-t-il, est-ce ainsi que vous recevez des voyageurs paisibles, des commerçants qui viennent vous demander l’hospitalité et une nuit de repos ?

— Des voyageurs, des commerçants, grommela une voix sur la muraille, dites plutôt des espions et des agents du roi Henri. — Qui êtes-vous ? répondez sur-le-champ, ou attendez-vous qu’on lancera sur vous quelque chose de plus pointu que des pierres.

— Qui est le gouverneur de cette ville ? demanda le jeune homme, comme s’il eût dédaigné de répondre à une question ; n’est-ce pas le noble comte de Treviño ?

— Oui, señor, répondit le garde d’une voix un peu radoucie. Mais comment une troupe de marchands pourrait-elle connaître Son Excellence ? et qui es-tu, toi qui parles avec autant de fierté que si tu étais un grand d’Espagne ?

— Je suis Ferdinand de Transtamare, — prince d’Aragon, — roi de Sicile. — Va dire à ton maître de se hâter de se rendre ici.

Cette déclaration, qui fut faite avec le ton de hauteur d’un homme accoutumé à une obéissance implicite, produisit un changement marqué dans la situation des affaires. La cavalcade arrêtée devant la porte changea de disposition. Les deux seigneurs du premier rang qui avaient marché en avant, firent place au jeune roi, et les chevaliers firent des arrangements qui prouvaient qu’il n’était plus question de déguisement, et que chacun devait maintenant se montrer ce qu’il était véritablement. Un observateur philosophe et attentif se serait amusé en voyant les jeunes cavaliers surtout se redresser sur leur selle comme s’ils eussent voulu se défaire de l’air timide d’humbles marchands, et se faire reconnaître pour ce qu’ils étaient, des hommes habitués aux tournois et à la guerre. Le changement ne fut ni moins grand ni moins subit sur les remparts. Toute apparence d’engourdissement avait disparu. Les soldats se parlaient les uns aux autres avec vivacité, mais à demi-voix, et le bruit des pas qu’on entendait un peu plus loin, annonçait qu’on avait dépêché des messagers de différents côtés. Environ dix minutes se passèrent ainsi. Cependant, durant cet intervalle, un officier de rang inférieur arriva sur les remparts, et fit des excuses d’un délai qui n’avait pour cause que la nécessité de maintenir les règles de la discipline, et qui ne venait pas d’un manque de respect. Enfin un mouvement qui eut lieu tout à coup sur les remparts, et la clarté de plusieurs lanternes, annoncèrent l’approche du gouverneur ; et les voyageurs, qui commençaient à exhaler leur impatience par des exécrations prononcées à demi-voix, s’imposèrent la contrainte que l’occasion exigeait.

— L’heureuse nouvelle qu’on vient de m’apprendre est-elle vraie ? s’écria une voix du haut de la muraille, tandis qu’on en descendait à l’aide d’une corde une lanterne afin de mieux examiner ceux qui se présentaient à la porte. — Est-ce réellement don Ferdinand d’Aragon qui me fait l’honneur de demander à entrer dans cette ville à une heure si inusitée ?

— Dites à ce drôle de tourner sa lanterne de mon côté, dit le roi de Sicile, et vous vous en assurerez vous-même. J’oublierai facilement le peu de respect qu’on m’a témoigné, comte de Tréviño, pourvu qu’on m’accorde l’avantage d’entrer promptement.

— C’est lui ! s’écria le comte, je reconnais cette noble physionomie qui porte les traits d’une longue race de rois, et cette voix que j’ai souvent entendue rallier les escadrons d’Aragon pour les conduire à la charge contre les Maures. — Que les trompettes sonnent pour proclamer son heureuse arrivée, et qu’on se hâte d’ouvrir la porte !

Cet ordre fut exécuté à l’instant, et le jeune roi entra dans Osma au son des trompettes, entouré d’un fort détachement d’hommes d’armes, et suivi par la moitié de la population de la ville, éveillée en sursaut et surprise.

— Il est heureux, Sire, dit don Andrès de Cabréra, le jeune seigneur dont il a déjà été parlé, qui marchait alors familièrement à côté de don Ferdinand, que nous ayons trouvé une si bonne auberge sans avoir d’écot à payer, car c’est une triste vérité que maître Ferréras a perdu, par sa négligence, la seule bourse qui existât parmi nous. Dans un tel embarras, il ne nous aurait pas été facile de continuer à jouer plus longtemps le rôle de marchands, car quoique les drôles soient dans l’habitude de faire marchander tout ce qu’ils vendent, ils ne sont pas fâchés de laisser voir qu’ils ne manquent pas d’or.

— À présent que nous sommes dans la Castille, don Andrès, répondit le roi en souriant, nous compterons sur ton hospitalité ; car nous savons que tu as toujours deux des plus beaux diamants du monde à ta disposition.

— Moi, Sire ! Il plaît à Votre Altesse de s’amuser à mes dépens et je crois que c’est en ce moment le seul plaisir que je sois en état de payer. Mon dévouement à la princesse Isabelle m’a fait chasser de mes domaines, et le plus humble cavalier de l’armée aragonaise n’est pas en ce moment plus pauvre que je ne le suis. Quels diamants puis-je donc avoir à ma disposition ?

— La renommée parle favorablement de deux brillants qui sont enchâssés sous les sourcils de doña Béatrix de Bobadilla et j’ai entendu dite qu’ils sont entièrement à ta disposition ; — autant du moins que l’inclination d’une noble damoiselle peut les laisser à celle d’un chevalier loyal.

— Ah ! Sire, si notre aventure se termine aussi facilement qu’elle commence, je pourrai sans doute espérer que votre faveur royale me sera en aide dans cette affaire.

Le roi sourit à sa manière tranquille, mais le comte de Tréviño étant arrivé près de lui en ce moment, la conversation changea de sujet. Ferdinand d’Aragon dormit profondément cette nuit ; mais, au lever de l’aurore, lui et tous ses compagnons étaient en selle. Ils partirent d’Osma d’une manière toute différente de celle dont ils y étaient arrivés. Ferdinand alors se montrait en chevalier, monté sur un noble coursier andalous, et tous ceux qui le suivaient avaient repris encore plus ouvertement le caractère qui leur appartenait. Un corps nombreux de lanciers, commandé par le comte de Tréviño en personne, composait son escorte, et le 10 du mois la cavalcade arriva à Dueñas, dans la province de Léon, place voisine de Valladolid. Les nobles mécontents vinrent en foule faire leur cour au prince, et il fut reçu d’une manière convenable à son rang et à sa destinée encore plus élevée.

Les Castillans, plus adonnés au luxe, eurent alors l’occasion de remarquer par quelle sévère discipline Ferdinand, dès l’âge de dix-huit ans, — car il n’était pas plus âgé, — avait réussi à s’endurcir le corps et à se fortifier les nerfs, de manière à être capable des plus hauts faits d’armes. Il prenait plaisir aux exercices militaires les plus difficiles, et nul chevalier du royaume d’Aragon ne pouvait mieux conduire son coursier dans un tournoi ou sur le champ de bataille. Comme la plupart des princes des races royales de ce temps et même du nôtre, il avait un teint naturellement brillant, quoiqu’il eût déjà été bruni par les amusements de la chasse et par ses occupations guerrières, dans sa première jeunesse. Sobre comme un musulman, son corps actif et bien proportionné semblait s’être endurci de bonne heure, comme si la Providence l’eût réservé pour l’exécution de quelques-uns de ses desseins qui exigeaient une grande force de corps, aussi bien qu’une profonde prévoyance et une sagacité vigilante. Pendant les quatre ou cinq jours suivants, les nobles castillans qui entendaient ses discours ne savaient ce qu’ils devaient admirer le plus de son éloquence facile ou de la prudence de ses pensées et de ses expressions, prudence qu’on aurait pu considérer comme prématurée, froide et mondaine, mais qu’on regardait comme un mérite dans un jeune prince destiné à tenir en bride les passions opposées, la perfidie et l’égoïsme des hommes.