Mes années d’esclavage et de liberté/1.1

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Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 1-5).


PREMIÈRE PARTIE


ESCLAVAGE


I

naissance et parenté


Prenez une carte d’Amérique, États-Unis. Cherchez l’État de Maryland ; vous trouverez, près d’Easton, comté de Talbot, un petit district maigrement peuplé, lequel n’a de remarquable que l’aridité de son sol, la dégradation de ses fermes, la ruine de ses clôtures, la noblesse de ses habitants, leur indigence, et la fièvre à perpétuité.

C’est là, dans ce plat territoire bordé par le Choptank, la plus paresseuse comme la plus fangeuse des rivières ; entouré d’une population blanche toujours oisive et constamment ivre ; au milieu de nègres esclaves en parfaite harmonie avec ce bas niveau ; c’est là que, sans qu’il y eût de ma faute, je vis le jour.

De ma famille je n’ai rien, ou presque rien à dire. L’arbre généalogique ne pousse pas sur terre esclave.

Un père ! la chose, pour l’esclave, n’existe ni dans l’ordre des faits, ni dans celui des lois.

Mon âge ! difficile à fixer. Je n’ai jamais rencontré un esclave qui pût me dire le sien. Toute recherche, toute question sur ce sujet, était regardée par les maîtres comme une indiscrète curiosité. Faute de connaître les mois de l’année ou les jours du mois, les noirs comptaient par saisons et par récoltes. Mes calculs, néanmoins, basés sur certains événements dont j’ai dès lors appris la date, font remonter ma naissance à février 1817.

Les souvenirs du premier âge me ramènent sous le toit de ma grand mère : Betsy Bailey.

Soit la veillesse, soit les services rendus, lui avaient assuré une position à part. Vivant dans une cabine séparée du quartier des esclaves, hautement estimée de tous, elle exerçait ses talents, tour à tour comme infirmière, jardinière, batelière, sans compter les filets, qu’elle nouait et reprisait à merveille. Que de fois je l’ai vue, dans l’eau jusqu’à la ceinture, jeter la seine ou le cerceau ! Sa main n’avait pas moins de bonheur lorsqu’il s’agissait de planter les patates, si bien que, superstition aidant, on l’appelait de droite et de gauche pour mettre les tubercules en terre, quitte à lui faire bonne part, quand réussissait la récolte.

À ces fonctions, grand’mère en joignait une autre : garder les négrillons.

Car les mères, louées à de grandes distances lorsque le travail baissait chez le planteur, n’apercevaient leur progéniture que de loin en loin. Faire de l’homme une brute, moins que cela : une chose ; tel était le système.

Les cinq filles de ma grand’mère, louées de la sorte, me demeuraient presque inconnues.

Mais ma mère ! La mienne ! Franchissant de nuit, une fois son travail terminé, l’espace considérable qui la séparait de moi, elle apparaissait, me contemplait, m’étreignait, puis reprenait sa course pour répondre dès l’aube à l’appel du conducteur.

Quelque rares, quelque rapides que fussent ces entrevues, l’image s’est gravée, ineffaçable, en moi. — De taille élevée et svelte, ma mère avait les traits réguliers, le port majestueux, une dignité souveraine.


Sur mon père, il faut le répéter, je ne sais rien.

L’esclavage de la mère suffit. Une fois prouvé, le système n’a pas à se préoccuper d’autre chose. La condition de la mère, d’après ses lois, fixe invariablement le sort de l’enfant. Mère esclave, fils esclave. Le père fût-il libre, le fils est esclave. Qu’une imperceptible goutte de sang africain circule dans les veines de l’enfant, le père vendra son fils, sans sourciller.