Mes années d’esclavage et de liberté/1.10

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Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 50-53).

X

j’apprends à lire.


La réalité, je m’en aperçus bientôt, avait à Baltimore ses ombres, comme elle avait ses rayons.

Point de rase campagne, partout des murs ; en été, des pavés qui me brûlaient les pieds et les yeux. Le bruit des rues m’assourdissait, les objets inconnus me stupéfiaient, les gamins me poursuivaient de leurs cris. Mais, sitôt en présence de ma maîtresse, je recouvrais le bonheur.

D’un caractère égal, d’humeur facile et gaie, pas trace en elle de ce mépris pour les serviteurs, de cette violence, de ces caprices qui caractérisaient les dames propriétaires d’esclaves. Elle n’en avait jamais possédé, et devait à ce fait de conserver sa douceur.

L’esclavage changerait au besoin, un ange en démon.

Une sorte de familiarité s’était établie entre ma maîtresse et moi. Il ne s’agissait plus de tête basse, de respiration haletante. Qu’avais-je à redouter ? Mistress Sophie ne se montrait-elle pas maternelle ? Son sourire ne me disait-il pas : Relève ton front, enfant ! Regarde-moi bien en face ! — Tommy était son fils, mais j’en étais presque le demi-frère. Tommy se juchait sur les genoux de maman, mais je me tenais à côté d’elle. La main qui caressait bébé, passait dans ma noire chevelure. Sans mère, je n’étais pas sans amie. Et lorsque mistress Auld, sincèrement pieuse, lisait les Saintes Écritures ; lorsqu’elle chantait des hymnes dans le recueillement de sa chambre, je l’écoutais, cœur libre et joyeux.

D’autres pensées occupaient son mari. M. Hugues Auld, constructeur de vaisseaux, homme du monde, intègre sans aucun doute, était possédé du désir général à Baltimore… et ailleurs : Avancer !

Distrait, indifférent, son pâle sourire, lorsqu’il m’en adressait un, n’apparaissait qu’à l’état de reflet ; je le devais à l’influence de mistress Sophie. Le maître me laissait, du reste, sous l’exclusive autorité de celle-ci.

À l’abri des cruautés de la plantation, respirant cette tiède atmosphère, mon âme devint sensitive. Un froncement de sourcils de ma maîtresse, me causait plus vive souffrance que les plus dures torgnioles de tante Katy.

Je marchais sur des tapis épais ; au lieu du sac à maïs, j’avais un lit bien fourni de couvertures ; des vêtements propres couvraient mon corps ; je mangeais à ma faim.

Pour un temps, tout fut à souhait. Je dis pour un temps. Le poison qui distille du pouvoir arbitraire, ne tarda pas à s’infiltrer dans le cœur de ma maîtresse. Elle m’avait, au début, regardé un peu comme son enfant ; lorsqu’elle en vint à voir en moi sa propriété, nos relations s’altérèrent. Il fallut des années toutefois, pour que l’excellence native de son caractère, s’effaçât et se perdit.


À force d’entendre mistress Sophie lire tout haut l’Évangile, ma curiosité s’était éveillée.

La lecture ! quel mystère ! — De la curiosité au désir de lire moi-même, il n’y avait qu’un pas ; je le franchis. J’osai demander à ma maîtresse de m’enseigner cet art merveilleux. Elle y consentit, et je m’appliquai si bien à l’alphabet, qu’avec une incroyable promptitude, j’épelai sans hésiter les mots de trois, même de quatre lettres !

Mistress Sophie, aussi fière de mes progrès que si Tommy les avait faits, en informa son mari. Tout épanouie, elle lui dit mon intelligence, mon zèle, comment elle allait me pousser !

Alors, apparut dans mon ciel de Baltimore le noir nuage, précurseur de tant de foudres et d’ouragans.

Maître Hugues, consterné, procéda, sans perdre un instant, à l’enseignement de sa femme. Il s’agissait de lui inculquer les vrais principes de l’esclavage : les règles à observer, dans l’aménagement du bétail noir.

— Accordez un pouce au nègre, il prendra l’aune. Apprenez-lui les lettres aujourd’hui, demain il écrira ; après-demain il se sauvera. Qu’un nègre parvienne à lire la Bible, il est perdu pour l’esclavage. Le nègre ne doit savoir qu’une chose : la volonté de son maître ; n’en apprendre qu’une autre : à obéir. Ce qu’il y a de plus vient du malin. Sans compter que l’instruction, ferait de l’esclave un désespéré.

Ainsi retentit à mes oreilles, le premier discours émancipateur que j’aie entendu.

Mon cœur s’était, sur la plantation Lloyd, révolté sans comprendre. Maintenant, je comprenais.

Les sentences, brèves, cassantes, démolirent toute illusion.

— Bien ! pensai-je : Savoir rend impropre à l’esclavage : je saurai !

Le chemin qui, de la servitude mène à la liberté, venait de s’ouvrir devant moi. Captain Auld me voulait esclave, je me voulais libre. Ce qu’il aimait, je le haïssais. Sa résolution de me tenir dans les ténèbres affermissait ma résolution d’émerger au soleil. Et je dois autant, plus peut-être à son opposition, qu’aux encouragements de ma maîtresse, les pas que je fis du côté du jour.