Mes années d’esclavage et de liberté/1.11

La bibliothèque libre.
Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 54-58).

XI

progrès.


Je vécus chez M. Auld sept années, durant lesquelles ma condition fut : à variable, comme dit le baromètre.

Ma maîtresse, qui avait tant aidé les premiers efforts de mon intelligence, ne les encouragea plus, et finit par les contrarier.

Cela ne se fit qu’à la longue. Dieu n’a créé, ni des esclaves, ni des propriétaires d’esclaves. On ne devient l’un ou l’autre, qu’après un long enseignement.

Ce petit garçon noir qu’aimait Tommy, qui avait un cœur, des répulsions, des tendresses ; qui pleurait, qui riait, qui raisonnait, qui voulait ; comment maîtresse, dont parfois les bras le serraient contre elle, aurait-elle pu, sans un rude combat, le regarder comme chose inerte ?

Le combat avait eu lieu. L’issue, vous la connaissez. L’autorité du mari triompha.

Mais ce n’est pas impunément, qu’on blesse une conscience. La femme chrétienne qui naguère, donnait une larme à toutes les douleurs, un sourire à toutes les joies, du pain aux affamés, un abri aux destitués, de la bienveillance à chacun ; s’aigrit, s’irrita, s’endurcit, et l’époux qui l’avait poussé dans cette voie, fut le premier à en pâtir.

Impossible d’abattre un pan de la muraille, sans que ne s’écroule l’édifice. Vous violez ce matin le devoir envers l’enfant ; ce soir, vous le violerez envers Dieu. Une brèche s’était faite à mon bonheur ; celui de la famille s’ébranla.

En attendant, espionné, contrarié, je n’en poursuivais que plus obstinément mon but. Dès qu’elle surprenait journal ou livre en mes mains, mistress Auld me l’arrachait. Me trouvais-je seul dans quelque chambre écartée ? sa voix m’appelait. Mandé devant son tribunal, j’avais à répondre de mes faits et gestes. Il était trop tard. L’alphabet m’avait donné le pouce, je n’attendais qu’une occasion pour prendre l’aune.

Qui étaient mes professeurs ? Les blancs gamins des rues. Vocabulaire de Webster en poche, je les arrêtais au milieu de nos ébats, pour leur demander le sens avec la prononciation de tel ou tel mot.

Et que de discussions, assis sur quelque trottoir ou quelque marche d’escalier ! Avec quelle liberté nous parlions de l’esclavage !

— Je voudrais être indépendant, m’écriais-je, maître de moi, comme vous, quand vous aurez vingt ans ! À vingt ans, vous irez où il vous plaira, vous ferez ce qui vous conviendra ! Moi, je suis esclave à vie. N’ai-je pas aussi bon droit à la liberté que vous ?

Une sorte de confusion les prenait. Je n’avais pas de peine à le voir : dans les jeunes cœurs, dans les consciences que n’ont pas faussées de mauvaises influences, l’esclavage est condamné. Je ne me souviens pas d’avoir rencontré un seul camarade qui le défendît. Je me souviens d’en avoir trouvé, beaucoup, qui me consolaient, qui me relevaient, qui me montraient la liberté dans un prochain avenir.


Esclave à vie. — Tout ce que j’étais parvenu à lire — j’avais alors treize ans — tout ce que j’avais appris des États libres, augmentait l’oppression de mon âme.

Pas de terme à ma servitude ! Comment exprimer la morbide action de cette réalité sur tout ce qui sentait, sur tout ce qui pensait en moi ?

Heureusement — ou malheureusement — j’avais acheté, avec les cents gagnés en cirant les bottes de quelques-uns de nos visiteurs, l’Orateur Colombien. Riche trésor, dans lequel je puisai largement. Le Dialogue entre un esclave fugitif et son maître, me saisit. Accusé de folle ingratitude, l’esclave, on le conçoit, avait beau jeu pour répondre. Le maître, vaincu en champ clos d’éloquence, de droit, de bon sens, s’inclinant devant la vérité, émancipait son esclave !

Le jour ne viendrait-il pas où, moi aussi, je triompherais de même ?

Les discours de Sheridan, de Chatham, de Pitt, de Fox, me captivaient. Je les lisais, je les relisais. Ils m’apprirent à donner un langage à ma pensée. Les droits de l’homme, de tout homme, ressortirent avec puissance pour moi, des paroles de Sheridan. Elles m’aidèrent à pénétrer le secret de tout esclavage, de toute oppression : orgueil, avarice, despotisme.

Et maintenant, armé de pied en cap, je pouvais tenir tête à tout partisan du système, qu’il fût blanc ou qu’il fût noir. Car il existait, le croira-t-on ? parmi les nègres du Sud, quelques âmes égarées pour lesquelles accepter l’esclavage, c’était se soumettre à Dieu !

Et maintenant aussi, s’était réalisée la prédiction du maître : J’avais lu, et je n’étais plus ce joyeux garçon plein de rires, de chansons, d’espièglerie, qu’avait déposé la mer sur les quais de Baltimore. Le rayon de lumière qui s’était glissé dans mon donjon, me montrait : courbache pour mon dos, menottes pour mes poignets, fers pour mes pieds ; et le bon maître, auquel je devais tout cela !

Yeux ouverts sur les profondeurs de l’abîme, saignant sous l’aiguillon du tourment, je n’apercevais nulle issue. La liberté ! elle m’apparaissait partout, elle prenait toutes les formes, elle parlait tous les idiomes. Chaque souffle qui frôlait mon front, chaque nuée qui voguait au ciel, chaque aile d’oiseau qui s’enlevait dans les airs : Liberté, liberté, liberté !

Plus rayonnante était la création, plus doux se faisaient ses sourires, plus s’accroissait ma désolation.


Un tel état d’esprit, n’améliorait guère les relations entre ma maîtresse et moi. Elle ne comprenait pas plus mes regards chagrins, que Balaam ne comprenait l’immobilité de son âne. À l’exemple du prophète, elle me maltraitait. Pauvre maîtresse, elle ne voyait pas l’ange, debout, épée nue, sur le chemin !

Comment lui dire mes peines ? Sentiments, pensées, aspirations ou craintes, tout entre nous n’était-il pas opposé ?

Ces propriétaires d’esclaves, ces voleurs, ces vendeurs d’hommes, qui prétendaient agir en vertu d’un droit divin, je les appelais des menteurs et des brigands !

La nourriture qu’ils me donnaient, les habits dont ils revêtaient ma nudité, remplaçaient-ils ma liberté perdue ?


Le gouffre s’était ouvert, les cœurs s’étaient séparés. Une même malédiction, l’esclavage, pesait sur mes maîtres et sur moi.