Mes années d’esclavage et de liberté/2.5

La bibliothèque libre.
Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 167-172).

V

les conférences.


Il nous fallait, nous, les abolitionnistes, conquérir nos droits : le droit de parler.

Plus d’une cité le reconnaissait, beaucoup le niaient.

Hartford — Connecticut — nous ayant refusé tout local, nous tînmes notre conférence sous le ciel. Elle n’y perdit rien.

À Grafton, même refus. J’emprunte à l’hôtel la cloche du dîner, et sonnant par la ville, je crie : — Attention ! Frédérick Douglass, noir fugitif, parlera ce soir, sept heures, sur le terrain communal. Ceux qui désirent apprendre de la bouche d’un esclave, quelques nouvelles de l’esclavage, sont cordialement invités à venir ! — On vint. Deux jours après, un des temples de la ville m’était ouvert.

Mais notre croisade allait prendre — 1843 — de plus vastes proportions. L’Anti-Slavery Society décida, dans son meeting annuel, que la campagne durerait six mois, et qu’elle aurait pour théâtre les États de New-Hampshire, Vermont, New-York, Ohio, Indiana, Pennsylvanie.

Associé à l’élite des orateurs, tous maîtres du sujet, quelques-uns doués d’une rare éloquence ; heureux de cette bonne fortune qui me mettait, moi, naguère l’esclave de Covey, Thomas Auld et compagnie, en contact journalier avec des hommes tels que Bradburn, White, Remond, Howard Gay — j’ai déjà nommé Collins et Monroe — j’entrai en guerre avec tout mon cœur et tout mon espoir.

Nous commençâmes par Middlebury, l’Athènes du Vermont. Opposition violente. Un homme seul, M. Ed. Barber, tenait pour nous.

Nous n’étions pas arrivés, que les étudiants couvraient les murs de placards injurieux. But, caractères, intentions, tout y faisait l’objet de leurs calomnies ; et pour n’en donner qu’un échantillon, MM. les étudiants me transformaient en un convict, frais échappé des galères !… le reste à l’avenant.

Notre conférence attira peu d’auditeurs. Reçus plus favorablement dans d’autres villes de l’État — moins mal serait mieux dit — l’État lui-même resta profondément hostile. Ce fait, dont s’enflait son orgueil : que pas un esclave fugitif n’avait été, chez lui, restitué au maître, ne diminuait en rien la haine qu’il portait soit à l’abolition, soit à ses chevaliers.

Même accueil, plus décourageant encore, dans l’État de New-York. Syracuse, la cité que tant de nobles esprits, tant de grands exemples devaient illustrer plus tard, nous refusa salles, temples, halles : j’allais dire le vivre et le couvert. D’aucuns parmi nous, proposaient de lui tourner le dos, en secouant contre elle la poussière de nos sandales. Mais j’avais lu dans certain Livre : « Allez le long des haies et des chemins ; contraignez-les d’entrer ! » Je résistai.

— Il serait trop commode d’étouffer le mouvement, en lui bâillonnant la bouche ! — me pris-je à dire. M. Smith, qui nous avait recueillis, pensait comme moi. Sa maison s’élevait non loin du Parc. Il y avait là quelques arbres, trop jeunes pour donner ombre ou protection. N’importe, cela valait mieux que rien. Je choisis l’un d’eux, bien en vue, je m’y adossai, et prononçai devant cinq personnes, mon premier discours aux Syracusains. Avant le soir, j’avais cinq cents auditeurs ; avant la nuit, un temple nous abritait.

Je ne traverse guère Syracuse aujourd’hui, sans rendre visite à mon arbre. Comme la cause qui se réfugiait alors sous ses branches, il s’est fait grand et puissant.

Mon premier acte de révolte intestine se produisit à Syracuse. M. Collins, agent général de l’Anti Slavery, arrivait d’Angleterre ; il en rapportait une théorie communiste : Suppression de la propriété individuelle ! Partage des biens ! Tout à tous ! — ce qui signifie : rien à personne — et, marchant en tête d’un petit bataillon converti à ses idées, il proposa d’interrompre nos conférences abolitionnistes, si difficilement établies, pour leur substituer l’exhibition de ce bagage européen.

J’osai m’y opposer. Le communisme fut remis à d’autre temps : mais je reçus verte semonce. Insubordination envers mes supérieurs, telle était l’offense.

J’avais fait mon devoir, et c’est pour l’avoir fait, que j’encourais condamnation ! Ma conscience fut longtemps à s’en remettre.


Rochester, la ville du progrès, nous ménageait, outre une population sympathique, trois quakers[1] ; trois de ces solides que rien ne fait broncher, rien ne fait reculer, qui jamais ne se demandent : qu’est-ce qu’on dira ? ne connaissent qu’une route : le droit chemin… et y marchent droit.

BuffaloM. Bradburn et moi, nous nous y rendîmes après Rochester — avait bien trop d’affaires sur les bras pour nous écouter :

— Esclavage, abolition ! à d’autres ! Parlez-nous steamers, railroads, commerce, industrie ! Quant à vos utopies !…

M. Marsh néanmoins, brave abolitionniste de l’endroit, s’était procuré une chambre, jadis bureau de poste, où le premier soir de conférence nous nous trouvâmes, M. Bradburn et moi, en face de trois cochers de fiacre, fouet en main, qui s’étaient assis là, pendant que leurs carrioles attendaient au dehors, les pratiques espérées, mais absentes.

— Parler devant ce paquet de gueux ! — fit l’ami Bradburn. Il tourna sur ses talons, prit le steamer en partance pour Cleveland, et me laissa seul.

Je ne me tins pas pour battu. Chaque soir me voyait revenir ; je m’adressais chaque soir à plus nombreuse audience ; bientôt les baptistes m’offraient une de leurs églises, et quand l’auditoire en déborda les murs, ce fut à quatre mille blancs, réunis dans le parc de la ville, que l’esclave évadé prêcha l’abolition de l’esclavage.


Un volume ne suffirait pas à redire les péripéties de notre expédition.

Nous avions divisé nos forces. Chaque escouade attaquait un point différent. M. Bradburn, M. White et moi, nous entreprîmes l’Indiana.

Là, nous attendaient les fureurs de la canaillocratie.

Œufs pourris, injures, malédictions, nous y étions habitués. Mais à Pendleton, l’affaire prit une autre tournure. Ni grange, ni hangar, cela va de soi. Bien. Nous nous dirigeons vers la forêt, nous y trouvons une clairière, nous y dressons une estrade, le peuple accourt. Pas plutôt debout sur la plate-forme, commencions-nous à parler, que du milieu de cet océan de têtes, se détachent une soixantaine de chenapans :

— Taisez-vous ! beuglent-ils.

Raisonner ? Nous l’essayâmes. Mais nos brigands n’étaient pas venus là pour se battre à coups d’arguments ; ils y étaient venus pour nous écraser à coups de poing. Tous armés, ils se ruent vers l’estrade, la jettent bas nous avec, broient la mâchoire de M. White, le scalpent à moitié, tandis que, jouant dans la mêlée du gourdin que je venais de saisir — seul contre tous, tous contre moi — ils m’étendent sur le sol, me brisent la main, me laissent évanoui, sautent à cheval et disparaissent au galop.

Ce fut le bouquet.

M. Heal Hardy, un quaker — on les rencontre partout où il y a du bien à faire, des plaies à guérir — me releva, me transporta chez lui.

Sa digne femme pansa mes blessures, restaura mon pauvre corps malmené ; je regagnai mes forces, mais non celles de ma main, qui reste aujourd’hui encore, faible, enroidie et maladroite.


À Syracuse, j’ai visité mon arbre ; je l’ai trouvé debout, et l’esclavage par terre.

À Pendleton, je suis retourné dans la clairière qu’avait baigné mon sang ; j’y ai ramassé les poussières de l’esclavage.

Ma main brisée n’a pas été brisée en vain.


  1. Helias Hicks, Isaac et Amy Post.