Mes années d’esclavage et de liberté/2.6

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Mes années d’esclavage et de liberté (Life and Times of Frederick Douglass)
Traduction par Valérie de Gasparin.
E. Plon et Cie (p. 173-189).

VI

le royaume-uni.


Je parlais naguère des périls auxquels m’exposait la publication de mes souvenirs. Notre récente expédition en accroissait l’intensité.

Sentant le sol américain s’embraser sous mes pas, force me fut d’aller chercher, dans la monarchique Angleterre, un refuge contre les violences de l’esclavage républicain.

M. Buffum, l’ami qui avait sollicité pour moi, auprès de la rail road company, les faveurs qu’elle accordait aux singes, m’accompagnait à travers l’Océan. Il prit nos billets sur le Cambria, administration Cunard, Liverpool.

— Monsieur ! lui dit l’employé : Votre ami nègre, ne peut être admis comme passager de cabine.

Cette ligne prohibitive qu’osait établir, sur un navire anglais, le préjugé américain, fut vite franchie. Non par moi ; j’avais trop de fierté pour ne pas garder la place qu’on me faisait ; mais par tous ceux qui, à bord, se sentaient quelque générosité dans l’âme. Ai-je besoin de nommer M. Buffum ?

Il n’était pas seul : la famille Hutchinson, ces doux chanteurs d’hymnes abolitionnistes, qui allaient émouvoir l’Europe, redisaient à grande voix leurs cantiques sur le gaillard d’avant. Les invitations des passagers de cabine, prenaient même chemin. Capitaine en tête, ils me demandèrent une conférence ; pour l’avoir accordée, peu s’en fallut que je ne me visse lynché par une poignée de gentlemen de la Géorgie et de la Louisiane, lesquels, brandy aidant, jurèrent qu’à semblable insulte, ils répondraient en me jetant par-dessus bord. Sans l’énergie du capitaine Judkins, Messeigneurs du fouet n’y auraient pas manqué. Au beau milieu de la mêlée — cannes et bâtons s’exerçaient à l’envi — capitaine Judkins appelle ses hommes :

— Mettez-moi ces messieurs aux fers !

Nos gentlemen s’éclipsèrent ; je donnai ma conférence, et rien ne troubla plus la paix, ni du gaillard d’arrière, ni du gaillard d’avant. Ajoutons que les articles insérés dans les journaux, par ces messieurs, contre l’insolent nègre, loin de nuire à mon caractère, accrurent ma popularité.

J’avais laissé les États-Unis aux prises avec l’abolition, je trouvai l’Angleterre profondément remuée par l’abolition. Rappel des Corn laws, rappel de l’union entre la Grande-Bretagne et l’Irlande : autant d’abolitions qui travaillaient les esprits. Tandis que le rappel de l’Union préoccupait la Chambre haute, le rappel des Corn laws agitait le peuple. L’aristocratie conservatrice, propriétaire unique du sol, ou peu s’en faut, prétendait conserver la Corn law : il y allait de sa richesse, disait-elle, partant des gloires de l’Angleterre et de sa solidité. — Mais il y allait de la vie, pour l’ouvrier et les menues gens.

Cobden et Bright défendaient les droits du peuple : le droit d’avoir du pain.

Cordialement accueilli par tous deux, hôte bienvenu de M. Bright dans sa belle demeure — Rochdale — mieux je les connus, mieux ils me semblèrent, par leurs contrastes mêmes, se compléter l’un l’autre.

M. Cobden, maigre, pâle, grand, aurait pu passer pour Américain. M. Bright, large, vigoureux, coloré, était le type de l’Anglais pur sang.

Cobden, yeux noirs, cheveux noirs, tête bien dégagée des épaules, avait au repos je ne sais quelle expression de lassitude et de tristesse. Que de fois je la lui ai vue, dans la Chambre des communes, alors qu’assis, rêveur, une de ses mains supportait cette tête fatiguée ! Bright, au contraire, pétulant, disert, rapide, était toujours en pleine activité de pensée ou de parole.

Avec Cobden, on avait statistique, chiffres et faits. Avec Bright, saillies, humour, émotion, merveilleux pouvoir d’éloquence.

L’un, s’adressait à ce caractère calculateur et positif de la nation, qui demande à toute nouvelle idée : Payeras-tu ? — L’autre, à ce côté infini de notre nature, qui demande avant tout : Est-ce droit ? est-ce juste ? est-ce humain ?

Où que ces deux hommes parussent, la foule accourait : Cobden parlera ! Bright parlera ! L’affiche n’était pas collée depuis une heure que la Town Hall, Birmingham, la Free-Trade Hall, Manchester, le Covent Garden Theatre, Londres — celle-là contenant sept mille personnes, les deux autres huit mille chacune — regorgeaient d’auditeurs.

Ma bonne fortune fit coïncider mon séjour en Angleterre avec ce généreux mouvement de Peel, qui, du camp de l’aristocratie territoriale, dont il était le chef ; le fit passer à l’armée des prolétaires, dont il devint le général. J’assistai à cette prodigieuse bataille ; je vis se dresser l’ambition de Benjamin d’Israëli, prompt à s’emparer du poste qu’abandonnait Robert Peel. Mon cœur battit au triomphe des faibles. Une même question, que la peau fût blanche ou qu’elle fut noire, ne se posait-elle point des deux côtés de l’Atlantique ? Le problème, sur l’un et l’autre bord, ne s’appelait-il point : justice, égalité ?


Le rappel de l’Union n’eut pas tant de bonheur.

C’étaient les grands jours d’O’Connell. Je ne croyais pas, je l’avoue, aux récits qu’on m’avait faits de sa puissance. Parler à trente mille auditeurs, être entendu de tous ou presque tous !…

Le mystère fut résolu pour mai, le soir où Daniel O’Connell m’introduisit dans Conciliation Hall. Les flots de sa voix harmonieuse descendaient sur l’assemblée, ainsi que s’abat une trombe sur le sol crevassé par le soleil de juillet. Quels emportements, quelle tendresse, quels éclairs accusateurs, quel amour à embraser le monde ! Sarcasmes, pathos, étincelles de diamants, larmes du cœur, jamais, ni avant ni après, je n’ouïs rien de pareil. Tantôt il soulevait la multitude comme l’autan fait lever les vagues de la mer, tantôt il en apaisait les colères comme fait la nourrice quand elle endort son enfant au berceau. L’Irlande ! il l’enserrait tout entière dans sa main, il la pouvait tout entière lancer ou retenir. L’Irlande croyait en lui : Elle était son amour, il était sa foi.

J’ai vu, lorsqu’après une absence de plusieurs semaines, O’Connell rentrait à Dublin, j’ai vu tout un peuple d’enfants se précipiter sur ses pas. Et tandis qu’ils criaient à tue-tête : « Voici Dan ! Voici Dan ![1] » lui, regardait les pauvres garçonnets déchaux, les pauvres fillettes en haillons, de l’air d’un bon père de famille qui revient au foyer.

On l’appelait libérateur. Victoires ou défaites, il méritait le nom : la liberté lui était partout sacrée.

— Je vous présente l’O’Connell noir des États-Unis ! s’écria-t-il en m’introduisant dans la Conciliation Hall.

Comme il plaidait la cause de l’Irlande, il plaidait celle des nègres asservis.

« Mes sympathies, déclarait-il, ne se laissent pas enfermer dans les bornes de ma verte Érin ; elles en franchissent les rivages, elles s’élancent partout où l’oppresseur écrase l’opprimé ! » — Le tonnerre de son éloquence foudroyait le crime, dénonçait les malédictions de l’esclavage. Jamais sa main loyale, si prompte à s’étendre vers chacun, ne serra la main d’un propriétaire de noirs ; et lorsque les esclavagistes du Sud, lui adressèrent leurs dons en faveur du rappel, il renvoya d’un superbe dédain l’offrande tachée de sang, avec ces mots : « Je n’achèterai pas la liberté de l’Irlande, au prix de la vente des esclaves ! »

Quand mourut O’Connell, la liberté perdit un grand champion, notre cause un de ses plus fervents amis.


Après Cobden, Bright, Peel, d’Israëli, O’Connell, lord Russell, tant d’autres, j’entendis lord Brougham. Ne dépassant guère la soixantaine — le bel âge pour les hommes d’État anglais — il semblait avoir trente années de verdeur devant lui.

Speaker[2] à tout rompre ! La véhémence de ses discours rappelait les allures d’une locomotive, lancée à raison de quarante milles par heure. Ceux qui voient passer le train, discernent les wagons, tout juste ; quant à reconnaître les voyageurs, il n’y faut pas songer. Ainsi couraient les idées. Vous écoutiez, vous regardiez, et lorsque cet homme étonnant retombait assis, vous éprouviez une sorte de vertige, tel qu’en produirait quelque fantastique voyage en des mondes inconnus.

Tenez, ce jour-là, il parlait des relations postales de l’Angleterre avec le reste de l’Europe, y déployant une telle science de l’organisation des postes dans les pays continentaux, j’allais dire dans l’univers, que vous restiez abasourdi. Comme il arrive aux grands orateurs, toute contradiction le servait ; il saisissait la balle, la renvoyait à l’adversaire, répondait de droite, de gauche, sans que le large courant de sa pensée en fût un instant interrompu.

Qu’on me permette de glisser sur mes relations avec la société littéraire ; mon grand objet, l’abolition, me rapprochait du monde politique avant tout. Et cependant sir John Bowering, poëte-diplomate — il avait représenté l’Angleterre en Chine — William et Mary Howitt, traducteur des œuvres d’Andersen — j’étais leur hôte avec lui — n’épargnèrent leurs sympathies ni à la cause des esclaves, ni à l’esclave évadé.

Mais l’homme que je tenais à voir, c’était Clarkson, le dernier survivant de cette noble lignée d’Anglais : Sharpe, Wilberforce, Fowell Buxton, qui attaquèrent la traite florissante, respectée, et en la flétrissant, et en la tuant, portèrent des coups mortels à l’esclavage.

Clarkson, lorsque MM. Garrison, Thompson et moi, nous fûmes introduits dans sa bibliothèque, rédigeait une lettre abolitionniste, destinée aux États-Unis. Il avait quatre-vingt-sept ans ; nous étions jeunes. Le dix-huitième et le dix-neuvième siècle se rencontraient en cet instant, émus des mêmes indignations, poursuivant le même but : liberté pour tous.

Après un cordial accueil à mes amis, Clarkson se leva, prit ma main dans les siennes, et d’une voix tremblante :

— Dieu vous bénisse, Frédérick Douglass ! dit-il : J’ai consacré soixante de mes années à l’émancipation de votre peuple ; s’il m’en restait soixante à vivre, je les lui donnerais encore.

Notre visite fut courte ; quand nous nous séparâmes de ce vieillard au large cœur, il nous sembla prononcer l’adieu suprême qui se bégaye sur la tombe d’un ami.


J’emprunte à ma correspondance avec M. Garrison[3], quelques-unes de mes impressions d’alors :

« … Américain par la naissance, je n’appartiens à aucune nation. Mon pays a reçu l’enfant en esclave, traité l’homme en esclave ; j’y suis étranger et voyageur, comme y furent mes pères avant moi. Que le patriotisme existe, je l’admets ; que l’amour du sol embrase l’âme humaine, je reconnais le fait philosophique ; mais sentir cette émotion, mais brûler de cette flamme, je ne le puis. Si jamais quelque velléité patriotique s’éveilla dans mon cœur, elle en fut chassée par le fouet. — Oui, je me prends parfois à contempler l’azur du ciel américain, ses forêts immenses, ses champs fertiles, ses fleuves aux puissantes ondes ; mais quand je me souviens du sang de mes frères qu’ont bu ces terres où ondoient les blés, des larmes que ces fleuves ont portées à la mer, des outrages à mes sœurs qu’ont vus ces fermes opulentes ; l’indignation me saisit. Une parole élogieuse, tomber de mes lèvres sur le sol américain ! jamais. L’Amérique ne permet pas à ses enfants noirs de l’aimer. Dieu ait pitié d’elle ! Dieu lui donne la repentance avant qu’il soit trop tard ! Je prierai, je travaillerai, j’attendrai jusqu’à l’heure — cette heure sonnera, j’en garde la foi — où l’Amérique ouvrira son oreille aux voix de la justice, son cœur aux émotions de l’humanité.

« … Dans l’Amérique du Sud, poursuivais-je, objet vendable, achetable ; j’étais vendu, acheté, passé de main en main, frappé, blessé, rompu. Dans l’Amérique du Nord, esclave fugitif que son maître pouvait, d’un instant à l’autre, réclamer comme félon, traquer comme bête fauve, châtier comme criminel ; ma couleur me soumettait fatalement à toute avanie, à toute brutalité. Jeté dans le Jim-Crow-Car sur les railways, condamné au tillac sur les steamers, banni des hôtels respectables, je me voyais caricaturé, méprisé, maltraité, sans recours possible à la loi ! — Maintenant, au lieu des limpidités du ciel américain, les brouillards d’Albion ! Mais dans ces brouillards, ma poitrine respire ; la chose est devenue un homme ; je regarde autour de moi, et voici : personne qui revendique l’esclave, personne qui mette en doute ma dignité humaine, personne qui songe à m’insulter ! Je prends un cab, je m’assieds à côté des blancs, je franchis le seuil des portes où ils passent, je loge dans les hôtels qu’ils habitent, j’entre dans leurs salons, je dine à leur table ; tous les lieux d’adoration, d’instruction, de délassement qu’ils fréquentent me sont ouverts ; ma couleur, qui ne rencontre pas un geste de dédain, est l’objet des mêmes égards, du même respect, des mêmes bienveillances que la plus blanche des peaux ! »

Deux années avant mon départ pour l’Angleterre, une ménagerie avait établi ses baraques sur les terrains communaux qui entouraient alors Boston. Désireux de voir cette exhibition, nouvelle pour moi, je m’approche, argent en main :

Les nègres n’entrent pas ici ! — fait l’homme aux billets.

À New-Bedford, je me glissais le long des bas-côtés de la salle aux meetings, pour y trouver place ; un respectable diacre m’avise, marche droit à moi, et de sa voix onctueuse : — Les nègres n’entrent pas ici !

Sur le Massachussets, lorsque, passant de New-York à Boston — nuit du 9 décembre 1843 — je me hasardais, demi-mort de froid, dans la cabine, pour y déroidir mes membres congelés, une main m’arrête : — Les nègres n’entrent pas ici !

À Weymouth, attendu par l’auditoire — il s’agissait d’une conférence — je pose mon pied sur la marche d’un omnibus : — Les nègres n’entrent pas ici !


Voulez-vous le contraste ?


À peine à Dublin, les gentlemen du meilleur monde me patronnent en tous lieux ; le Lord Mayor m’invite à dîner. Quel dommage qu’un démocrate américain ne se soit point trouvé sur le seuil du palais, pour crier : — Les nègres n’entrent pas ici !

À Liverpool, je vais, accompagné de M. Buffum, visiter Eaton-Hall, résidence du marquis de Westminster, un des plus splendides châteaux d’Angleterre. On ne reçoit qu’une compagnie de touristes à la fois ; nos passagers américains du Cambria se trouvaient en nombre sur le perron ; la porte s’ouvre, je pénètre avec eux dans le manoir : au même rang, objet des mêmes attentions, contemplant à côté d’eux les mêmes statues, les mêmes tableaux, les mêmes appartements princiers, sans que nul des serviteurs ne profère la sentence sacramentelle : — Les nègres n’entrent pas ici !

Mes concitoyens tournèrent au vinaigre. La leçon leur entra-t-elle dans l’esprit ?… J’en doute[4].

En tout cas, voici un échantillon des aménités américaines. Le 7 août 1846, un meeting général de tempérance, emplissait Covent-Garden-Theatre. Ma patrie y était largement représentée. Voir librement aller, venir, discourir un noir fugitif, ne plaisait pas précisément à MM. les délégués du Nouveau-Monde. L’un d’eux, le Rév. S. Hanson Cox (Brooklyn), s’exprimait ainsi à mon sujet, dans une lettre publiée par le New-York Herald : « … Tous plaidaient la même cause (tempérance) ! Cette magnifique unité de pensées et d’efforts produisait le plus glorieux spectacle moral, lorsque Frédérick Douglass, le nègre agitateur, escaladant la plate-forme, se mit à pérorer abolition, esclavage ; à calomnier, à injurier son pays ; payé sans doute pour cette abomination, par quelque meneur politique, peu désireux de s’aventurer en personne sur un semblable terrain !… » Le reste à l’avenant.

Je publiai mon discours. Un instant, le chairman l’avait interrompu ; les quinze minutes allouées à chaque orateur venaient d’expirer :

— N’interrompez pas ! Douglass, Douglass ! Allez ! allez ! Continuez ! — cria-t-on de tous les coins de la salle.

J’achevai donc ; les journaux anglais, les feuilles américaines reproduisirent non-seulement mes paroles, mais la lettre qui répondait aux calomnieuses accusations du docteur Cox. — Il ne répliqua pas. À tort ou à raison, son silence passa pour un aveu de sa défaite.


Même année, 1846, l’Église indépendante écossaise, tenait à Édimbourg son grand synode. L’importance de l’événement m’y appelait ; je m’y rendis.

Après s’être posé cette question énorme : Accepterons-nous les contributions des propriétaires d’esclaves ? Encaisserons-nous, pour en bâtir nos temples, pour en soutenir nos prédicateurs évangéliques, le prix du sang ? — L’Église indépendante, bravant les protestations de chrétiens tels que Murray, Smeal, Paton, Card ; froissant le sentiment religieux des masses, avait répondu :

— Oui, nous l’accepterons. Oui, nous l’encaisserons ! — et l’avait encaissé… au nom de la Bible[5] !

L’Écosse tout entière se soulevait, les meetings succédaient aux meetings, les discours aux discours, les brochures aux brochures. La conscience écossaise, cette grande conscience, commençait à crier : — Renvoyez l’argent ! Renvoyez l’argent !

De Greenock à Édimbourg, d’Édimbourg à Aberdeen, retentissait la même injonction : — Renvoyez l’argent !

Ce jour-là, le jour de l’assemblée, chaque monument, chaque drapeau, chaque chanson populaire, chaque en-tête de journal répétait : — Renvoyez l’argent !

Nous ne nous étions épargnés à chauffer le mouvement, ni mes amis, ni moi.

Chalmers, Cunningham, Cavendish, défendaient le parti esclavagiste. Thompson, Wright, Buffum et moi, nous le battions en brèche.

La séance s’ouvre. Canon Mills, où elle a lieu, rassemble deux mille cinq cents auditeurs. N’ayant pas le droit d’y prendre la parole, nous nous plaçons parmi la foule.

Renvoyez l’argent ! — Les plus accrédités docteurs de l’Église, vont répondre à ce cri de la conscience publique. Tout est solennel ; on sent comme une palpitation générale sous l’attente. On le sent aussi, l’Église n’est pas tranquille ; elle a des doutes sur la légitimité de l’esclavage ; elle en a sur la pureté de cet argent, que les propriétaires d’esclaves lui ont donné, qu’elle a reçu. Chalmers, le fougueux apologiste de sa conduite, est affaibli ; la voix assez puissante naguère, pour renverser les murs granitiques de l’Église établie, pour arracher les multitudes hors de ses temples, a perdu son éclat. Elle a jeté d’ailleurs, son mot autoritaire dans la question ; la question n’en a pas été résolue. Il faut qu’elle le soit. Cette situation ne peut durer. À Cunningham, d’entraîner l’opinion !

Cunningham se lève. Un tonnerre d’applaudissements retentit. C’est bruyant, ce n’est pas joyeux. On eût dit un fardeau colossal, qui tombe d’épaules fatiguées sur les bras de quelque géant, mieux fait pour en soutenir le poids. Logique, science, ardeur, le discours a tout cela. La parole fulgurante va tout balayer devant elle, lorsque, au moment décisif ; au moment où l’orateur s’apprête à prouver que ni Jésus, ni les apôtres n’ont condamné vente, achat, possession de chair humaine ; Thomson, de sa voix foudroyante, crie : Écoutez ! écoutez ! ÉCOUTEZ !

La trompette de Josaphat, n’aurait pas produit un plus écrasant effet. Silence de mort. Le docteur, mal remis du choc, reprend quelques instants après le fil de son discours. Mais les trois paroles de Thomson, se répétaient à sa conscience ; le discours avait l’aile brisée : il ne s’enleva plus.

Quant à nous, bien que n’ayant pas réussi à faire renvoyer l’argent ; notre cause s’était implantée au cœur des Écossais. Nous avions confiance : elle allait y triompher.


Mes travaux en Angleterre touchaient à leur fin. Pas une grande ville du Royaume-Uni où je ne me fusse efforcé d’allumer la haine contre l’esclavage, d’éveiller la volonté d’émanciper.

Deux surprises m’attendaient avant mon départ :

Ma libération officielle ; plus le don d’une presse, destinée à montrer aux Américains, que leur prochain noir a comme eux âme, intelligence et cœur.

Mesdames Ellen et Henry Richardson, deux femmes vouées à toute bonne œuvre, avaient depuis longtemps formé le projet de me racheter. Elles sondèrent, par l’entremise de l’Hon. Walter Forward — Pennsylvanie — les prétentions de Captain Auld, mon maître. Il fixa le prix de ma rançon à 150 £. — Ces excellentes chrétiennes réunirent la somme, l’envoyèrent au Captain, et me présentèrent 1o  l’acte de vente ; 2o  celui de libération, signés des deux frères Auld[6].

C’est donc à mes amis d’Angleterre, que je dus de voir tomber, en Amérique, ces fers qui d’heure en heure, pouvaient emprisonner mon corps ! — Comprend-on ma joie ? Comprend-on ma gratitude envers ceux dont l’affection venait, à mon insu, d’entamer, de conclure, de payer le marché ?

Toute médaille a son revers. Les abolitionnistes rigoureux n’approuvèrent, de l’autre côté de l’Atlantique, ni le rachat, ni ma silencieuse adhésion.

— Racheter ! s’écrièrent-ils, c’est reconnaître le droit de vendre ! Par cet acte inconsidéré, la cause est compromise. Pourquoi ne pas rester en Angleterre ? Pourquoi n’y pas poursuivre l’œuvre entreprise ? L’indépendance vous y était assurée. Le principe ne fléchissait pas. Et puis… 150 £, c’est beaucoup d’argent !

Si je n’avais consulté que mes goûts, j’aurais pu choisir l’Angleterre pour ma patrie ; mais j’avais autre chose à faire : mon devoir. Or, mon devoir m’appelait à côté de mes frères esclaves, sur le sol même qu’ils arrosaient de leur sang ; aux premiers rangs de cette bataille, qui déjà se livrait dans les âmes, avant de bouleverser le territoire américain.

Quant à la rançon, c’était celle que réclament les brigands d’Italie ou de Grèce, et qu’on leur paye, lorsqu’il s’agit d’arracher la victime de leurs mains.

Passons à la presse. Un témoignage personnel de sympathie, et pour mon caractère, et pour la cause que je servais, devait m’être offert par ses amis et les miens. J’avais appris l’intention, repoussé le don personnel, et parlé d’une presse, comme du plus puissant moyen d’agir, aux États-Unis, sur l’esprit des deux races.

La presse me fut généreusement octroyée. — Merci à vous ! frères anglais.


Le front tourné vers l’Amérique (printemps de 1847) ma libération en portefeuille, ma presse emballée, je pris et soldai — £ : 40, 19 sh. — mon droit aux premières places, salon et cabine, sur le Cambria.

Monté à bord, on m’informa que l’agent supérieur en avait décidé autrement : J’étais exclu du salon, exclu des premières places, exclu de ma cabine, donnée à un plus heureux passager !

Ainsi je rencontrais, dès mon premier pas vers la République américaine, les proscriptions et l’opprobre, auxquels ses préjugés condamnaient ma couleur.

Après ce respect pour l’homme qui, dans le Royaume-Uni, avait placé l’homme de niveau avec tous les rangs, le choc fut rude. Mais de cœur comme de corps, j’étais bronzé[7].


  1. Dan, abréviation de Daniel.
  2. Orateur.
  3. Publiée dans le Libérateur.
  4. Certain jour, qu’après m’être quelques instants entretenu sur le seuil de la Chambre des communes avec lord Morpeth, j’allais le quitter, une vigoureuse poussée m’arrête ! Je me retourne : — Présentez-moi à lord Morpeth ! — fait le révérend docteur Hicks de Boston, mon pousseur : — Avec plaisir ! répondis-je ; et je le présentai, non sans me demander si, à Boston, l’aimable révérend aurait sollicité pareille introduction d’un homme de couleur.
  5. Les églises libres de Suisse et de France protestèrent vigoureusement, elles aussi, à plusieurs reprises, par de nombreux appels à l’Église indépendante d’Écosse. Qui ne se souvient des adresses rédigées par le comte Agénor de Gasparin, l’éloquent ennemi de l’esclavage, le fidèle ami de l’Amérique ? — Trad.
  6. Par le premier, Captain Thomas déclare qu’ayant « acheté et payé un homme nègre du nom de Frédéric Baily — ou Douglass comme il se fait appeler — il vend ledit homme nègre, âgé de vingt-huit ans, au sieur Hugues Auld, etc., etc.

    Par le second, M. Hugues Auld déclare qu’il libère ledit homme nègre !… Le tout revêtu des formes et signatures légales.

  7. L’incident fit du bruit en Angleterre, les journaux s’en saisirent, l’opinion s’en émut ; et M. Cunard, exprimant ses regrets par écrit, déclara que pareille indignité ne se renouvellerait pas sur ses bâtiments !