Mes pontons/Chapitre 2

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 7-10).

II


Une existence expliquée – Thomas le mystérieux – Un vol – Atroce punition – Confidence de Bertaud – Révélation – Une heureuse désertion


Le matelot allait répondre, quand un prisonnier à la contenance grave et noble, qui semblait écouter depuis un moment notre conversation, s’avança vers nous, et s’adressant à moi :

— Ce que vous raconte Bertaud est parfaitement exact, me dit-il.

— Merci, capitaine, dit l’ancien matelot de Surcouf en saluant le nouveau venu avec un grand respect.

L’inconnu sourit d’un air mélancolique, puis mettant sans affectation son doigt sur la bouche et baissant la voix :

— Bertaud, dit-il d’un ton de doux reproche, pourquoi t’obstiner à m’appeler capitaine ? tu sais bien que je ne le suis pas…

Le matelot rougit, et l’inconnu se retournant vers moi, probablement pour couper court aux excuses ou aux observations de Bertaud, reprit la conversation.

— Non, me dit-il, votre ami n’exagère en rien le dénuement complet des rafalés. Dernièrement nous avons obtenu de nouveaux hamacs pour ceux qui avaient vendu les leurs depuis leur entrée aux pontons, eh bien ! croiriez-vous une chose, c’est que ces hommes étaient tellement habitués depuis des années à coucher sur le bois nu, que la plupart d’entre eux ne purent supporter la douceur élastique de ces lits, et ils s’en défirent à vil prix ! Le moment où le rafalé brille de tout l’éclat de sa misère, si je puis me servir de cette expression, c’est le soir, lorsque l’on procède à l’appel des prisonniers. Ceux d’entre eux qui se trouvent absolument nus, et le nombre en est fort grand, louent alors au prix d’un sou une vieille couverture dans laquelle ils s’enveloppent deux ou trois et qui leur permet de monter sur le pont.

« Le sou qui sert à payer cette location est pris sur leur ration du lendemain, car il faut vous dire que le rafalé pressé par la nécessité ou par le besoin est très prodigue de ses rations à venir, et les engage avec une déplorable facilité. Il n’est pas rare d’en voir parmi eux qui, par suite de ces hypothèques données sur leur nourriture, se trouvent depuis cinq à six jours à jeun…

— Permettez, monsieur, dis-je en interrompant l’homme à la capote boutonnée, il me semble que vous foncez un peu les couleurs de votre tableau. Comment des hommes pourraient-ils, sans succomber, rester aussi longtemps privés d’aliments ? Cela me paraît impossible…

— Je ne prétends pas qu’ils ne mangent absolument rien, me répondit l’inconnu ; je constate seulement que pendant cinq à six jours, quelquefois même davantage, ils ne touchent pas à une seule ration et gardent un jeûne rigoureux, pas autre chose. C’est alors que vous les voyez errer comme des âmes en peine, dans les recoins les plus obscurs des batteries, cherchant et se précipitant avec avidité sur les immondices et les rebuts jetés par les autres prisonniers.

« Leur voracité exaspérée ne recule ni devant les pelures crues des pommes de terre, ni devant les feuilles des poireaux ; quant aux trognons de choux et aux têtes de hareng, ce sont pour eux de magnifiques trouvailles. Souvent j’ai vu deux rafalés, mourant de faim, jouer l’un contre l’autre, au retour de ces expéditions, les têtes de hareng qu’ils avaient récoltées ; ces gens sont incorrigibles !

— Mais comment se fait-il que ces misérables puissent résister à de pareilles privations et ne tombent pas malades ?

— C’est là un mystère de la nature que je ne puis expliquer. Il en est certes beaucoup parmi eux qui succombent ; mais ce dont je ne puis me rendre compte, c’est qu’ils ne meurent pas tous. Au reste, la maladie est pour eux une bonne aubaine ; elle leur donne l’entrée de l’hôpital, où ils reçoivent au moins quelque nourriture.

— Quels singuliers personnages que ces rafalés ! m’écriai-je. Merci, monsieur, des détails que vous avez été assez obligeant pour me donner et qui m’ont vivement intéressé.

— Oh ! je n’ai pas fini : je ne vous ai montré, jusqu’à présent, que le revers de la médaille, il me reste encore à vous en décrire le bon côté ; car il se mêle toujours un peu de bien aux choses les plus mauvaises de la vie.

« Le rafalé, malgré l’abjection dans laquelle il est tombé, malgré ses instincts matériels et grossiers, ne manque ni d’un certain courage, ni d’une certaine délicatesse. C’est lui qui combine et exécute ces évasions tellement merveilleuses d’audace que leur réussite seule les empêche de passer pour des traits de folie ; c’est lui qui, insensible aux avanies des Anglais, sait, en tombant mourant d’inanition, conserver le secret du plan qui lui a été confié : à peine pourrait-on trouver dans les tristes et lugubres annales des pontons trois ou quatre exemples de trahison donnés par eux… Après tout, un homme ne peut guère être, soit en bien soit en mal, tout à fait complet. Sans cette générosité et sans ce courage, la race si dégradée de ces misérables n’appartiendrait plus à l’humanité…

L’inconnu achevait de prononcer ces dernières paroles quand on sonna le couvre-feu, car à bord des pontons, à huit heures en hiver, à neuf en été, on était tenu d’éteindre toutes les lumières, et nous dûmes nous séparer.

Toutefois, comme la contenance douce, affable et digne de ce prisonnier m’avait vivement frappé, je retins Bertaud qui se dirigeait déjà vers son hamac et je le priai d’entrer avec moi dans quelques détails sur cet inconnu.

— Mon cher ami, me répondit-il, je ne puis satisfaire qu’à moitié ta curiosité, car quoique j’aie la plus grande confiance en toi et que nous nous soyons promis une amitié à toute épreuve, il ne m’est pas possible cependant de manquer à ma parole… Je dois donc te taire avant tout le nom de ce prisonnier. Tout ce que je puis te dire c’est que ce nom est aussi respecté et chéri des Français qu’il est estimé et redouté des Anglais !…

— Je conçois fort bien, Bertaud, ta retenue et je ne puis que t’en louer, mais enfin, sans me divulguer le nom de ce prisonnier, ne pourrais-tu m’apprendre à peu près ce qu’il est… Quant à moi, il me paraît officier de marine…

— Tu as deviné juste !… Cet étranger, quoique bien jeune encore, est déjà capitaine de vaisseau… Après tout, pourquoi te cacherais-je une partie de son histoire ? Il vaut mieux au contraire que tu en sois instruit… car cela te permettra peut-être de lui être utile et t’empêchera en tout cas de le vendre par maladresse…

— Voyons, on va éteindre les lumières : dépêche-toi, je t’écoute avec la plus vive attention…

— Voici le fait en peu de mots : ce capitaine se trouvait de passage sur un navire qui est tombé, il y a de cela dix-huit mois aujourd’hui, au pouvoir d’une frégate anglaise…

— Comment se trouve-t-il donc en ce moment sur ce ponton ? N’est-ce donc pas un usage généralement établi que les officiers restent prisonniers sur parole à terre ? — Oui, et voilà justement la chose. Celui-ci ne voulant pas engager sa parole, se fit passer pour un simple matelot, et, accepté pour tel, fut jeté sur le ponton le Protée… On ne le connaît ici, excepté trois ou quatre personnes qui savent le fin mot de la malice, que sous le nom de Thomas, et on le prend pour un simple gabier !… Eh bien, croirais-tu que malgré cela on le respecte beaucoup et qu’il jouit d’une grande influence… Faut croire qu’il est né capitaine et qu’il n’a pas chipé son grade, celui-là ! n’est-ce pas ! Les prisonniers l’ont nommé président du tribunal que nous avons institué, et l’on ne prend jamais une détermination importante sans le consulter auparavant. Pauvre homme ! je rage en voyant les factionnaires anglais l’insulter tout comme si c’était un simple calfat… Quant à lui, toujours calme et grave, il a l’air de blaguer en lui-même ces petitesses, et de se dire intérieurement : « Ça ne durera pas ! »

— Le capitaine espère-t-il donc, dis-je en baissant la voix…

— Silence ! s’écria vivement Bertaud en me secouant fortement le bras. Pour ta gouverne, mon cher Louis, il ne faut jamais causer ici quand on se trouve dans l’obscurité, car il y a alors des oreilles invisibles qui flânent à droite, à gauche, de tous les bords…

— Des espions anglais, sans doute ?…

— Hélas ! non, des traîtres… des Français qui, abrutis par la misère ou accablés par la souffrance, ne regardent pas à faire couler le sang de leurs frères pour peu que ce sang soit payé par une faveur et apporte quelque soulagement à leur misère !… Bonne nuit et à demain. Si cette conversation t’intéresse, nous la reprendrons au grand jour…

Bertaud, après cette réponse, me serra cordialement la main et se dirigea vers son hamac ; j’en fis autant de mon côté.

Quoiqu’un mois et demi se fût écoulé depuis que j’avais été fait prisonnier à bord de la Belle-Poule, cette première nuit que je passai sur un ponton me parut d’une longueur interminable. Jusqu’alors ma captivité, quoique complète, m’avait cependant laissé de l’espoir : un naufrage, un incendie, un combat pouvaient me venir en aide et me rendre la liberté ; enfin, jusqu’au dernier moment, j’avais eu le droit de compter sur le bénéfice du hasard. À présent, cette dernière consolation m’était refusée.

Ne pouvait-on pas, sur les pontons, écrire la fatale inscription placée par le Dante sur la porte de son enfer : « Laissez en entrant toute espérance ! » Hélas ! oui ; car le nombre des prisonniers qui à force de persévérance, d’audace et de bonheur étaient parvenus à se sauver, se composait de si peu d’élus qu’il y avait folie à espérer figurer sur leur liste. Néanmoins, pendant toute la durée de cette nuit d’insomnie, je ne fis que combiner des plans, inventer des ruses, chercher des moyens d’évasion. Le jour me surprit sans que le sommeil eût abattu un moment mes paupières.

Je venais de plier mon hamac lorsque Bertaud vint me trouver. La vue de ce brave ami que je ne connaissais pour ainsi dire que de la veille, car c’était à peine si je me souvenais de l’avoir vu à bord de la Confiance, me fit du bien. Nous reprîmes notre conversation.

Il pouvait y avoir une heure à peu près que nous étions à causer de nos souvenirs de l’Inde, lorsqu’un grand mouvement se manifesta parmi les prisonniers ; des groupes se formèrent de toutes parts.

— Allons donc voir ce qui se passe là-bas, me dit Bertaud. Nous apprîmes bientôt en nous mêlant à la foule qu’un vol avait été commis pendant la nuit.

— Et quelle est la victime de ce vol ? demanda Bertaud.

— C’est moi, camarade ! s’écria en ce moment un malheureux tout déguenillé et dont le visage pâle et les traits bouleversés prouvaient à quel point il ressentait vivement le malheur qui venait de le frapper.

— Vous ! m’écriai-je en reconnaissant en lui ce même soldat Picot à qui j’avais acheté pour trois louis la place du sabord que j’occupais.

— Hélas ! oui, c’est moi, me répondit-il, et ce sont justement vos trois louis que l’on m’a pris pendant mon sommeil.

Comme une pareille somme était fort considérable pour les pontons, l’émotion que causait ce vol était très grande.

Je faisais de mon mieux pour essayer de consoler le pauvre Picot quand un prisonnier, dont le costume horriblement délabré se rapprochait presque de la nudité des rafalés, s’approcha de lui :

— L’ami, lui dit-il, j’ai des soupçons sur le voleur de votre or.

— Des soupçons ? s ’écria Picot en rougissant d ’émotion jusqu’au bout des oreilles ; au nom du ciel, parlez…

— Parlez, parlez !… C’est plus facile à dire qu’à faire ! Mes soupçons sont faux ou vrais. S’ils sont faux, c’est tout bonnement un duel que je m’attire en vous en faisant part. Or, par le temps de peine de mort qui court contre les duellistes, cela vaut la peine d’y réfléchir à deux fois. S’ils sont vrais, c’est une somme énorme que je vous fais retrouver…

— Si je la retrouve, je vous promets une magnifique récompense ! Je vous donnerai cinq francs !

— Le fait est que c’est beau, je ne puis en disconvenir. Oui, mais si je me trompe…

— Alors vous ne me serez d’aucune utilité…

— Ce qui ne m’empêchera pas d’avoir mon duel ! Réflexion faite, je trouve qu’il est plus prudent de me taire.

Le semi-rafalé après avoir fait cette réponse s’éloignait, lorsque Picot le retint vivement. Le malheureux soldat ne pouvait se résoudre à perdre ainsi sa dernière espérance.

— Voyons, camarade, lui dit-il d’une voix suppliante, ne vous gênez pas, faites-moi franchement part de vos désirs. S’il est en mon pouvoir de vous accorder ce que vous me demanderez, c’est une affaire conclue.

— Dame ! à vous parler le cœur sur la main, mes prétentions sont énormes…

— Dites toujours, camarade… voyons…

— Eh bien, je voudrais, soldat, que contre ma confidence vous me remettiez… d’abord, il n’y a pas à marchander, je vous en avertis, je voudrais que vous me remettiez deux francs ! Oui, je sais que c’est là une somme énorme, je le répète… Mais comme au total il s’agit pour moi d’un duel si je commets une erreur, et pour vous de cinquante-huit francs si mon renseignement se trouve vrai, comme je le pense, je ne crois pas ma prétention par trop exagérée…

— Hélas ! répondit le soldat, je ne me ferais pas tirer l’oreille si je possédais la somme que vous désirez…

— Vous n’avez donc pas le sou ? Il ne vous reste donc rien ? Ce n’était pas la peine alors de me faire ainsi perdre mon temps ! s’écria le prisonnier au costume en lambeaux en s’éloignant à grands pas.

Le désespoir du malheureux Picot m’avait touché, et je courus après le demi-rafalé.

— Voici les deux francs que vous demandez, lui dis-je en les lui présentant. À présent vous pouvez parler. Le prisonnier retourna plusieurs fois entre ses doigts la pièce de monnaie que je venais de lui remettre, la fit sauter en l’air en la frappant avec l’ongle de son pouce ; puis assuré enfin qu’elle était de bon aloi, il la noua avec soin dans un lambeau qui lui pendait le long des jambes.

— Votre voleur, dit-il alors en se retournant vers le soldat Picot, qui me serrait les mains à me les briser pour me prouver sa reconnaissance, votre voleur doit être un croque-mort de l’armée de terre nommé Chiquet.

— Chiquet ! s’écria Picot avec un étonnement profond. C’est mon ami intime, il m’a sauvé la vie à l’hôpital de Metz, où il était infirmier, en me vendant un pain chaud de quatre livres pendant que j’étais à la diète et que je mourais de faim. C’est impossible que ce soit là mon voleur. Vous vous trompez…

— Je ne crois pas… Écoutez d’abord.

Le révélateur, avant de poursuivre, regarda de tous les côtés ; et voyant que personne ne faisait attention à nous, il reprit en baissant la voix :

— Chiquet est mon voisin de lit ; son hamac est juste placé sur le mien. Cette nuit donc, je l’entends qui se lève, qui descend en tapinois, et je l’entends bientôt s’éloigner, non pas en marchant, comme un homme qui ne craint pas qu’on l’aperçoive, mais en rampant sur le ventre, comme un méchant serpent !… Tiens, que je me dis, il paraît que ce Chiquet, que je croyais un poltron et un lâche fini, excepté pour se battre en duel parce qu’il est prévôt et qu’il compte sur son adresse ; il paraît qu’il travaille en cachette à creuser son trou et qu’il songe à prendre un de ces jours de la poudre d’escampette. Je ne l’aurais jamais soupçonné capable d’une telle détermination ; ça me réconcilie avec lui. J’allais me rendormir lorsque j’entends un léger bruit : c’était Chiquet qui revenait… Ah ! ah ! que je me dis encore, je ne me trompe pas, Chiquet ne fait pas de trou, il aura été indisposé, voilà tout.

« Or, nous arrivons au beau de l’histoire. Voilà qu’au moment où Chiquet va pour remonter dans son hamac le pied lui glisse et il s’étale un peu rudement par terre. Qu’est-ce que c’est ? que je me dis de nouveau ; Dieu du ciel, on croirait qu’il pleut des louis ! En effet, je venais d’entendre, et je suis bien certain de ne pas m’être trompé, le bruit produit par une pièce d’or rebondissant par terre.

« – Dors-tu, Barrière ? que me demande aussitôt Chiquet en posant doucement sa main sur mon bras et en approchant son mufle de ma bouche. “ Bon, que je réfléchis, il y a quelque chose là-dessous, je m’en vais te fiche dedans. ” Et voilà que je me mets aussitôt à ronfler comme un serpent d’église.

— Eh bien ! qu’est-ce que ça prouve ? demande le soldat Picot.

— Ça prouve, soldat, reprit le nommé Barrière, que si vous avez été volé, vous méritiez de l’être, parce que positivement vous manquez de vivacité d’esprit…

— Le fait est, ajouta Bertaud, qu’il me semble assez difficile, d’après ce récit, que l’infirmier ne soit pas coupable.

— Je ne puis croire une pareille chose ! s’écria Picot, dont la contenance gênée et embarrassée prouvait l’indécision. Chiquet me voler ! lui qui m’a vendu un pain de quatre livres quand j’étais…

— Après tout, si cet honnête Chiquet possède aussi de l’or ! dit Barrière.

— Chiquet, de l’or ! allons donc ! Il est rafalé comme quatre. Je lui ai prêté hier soir deux sous. Au fait, mais, s’il avait de l’or…

— Allons, Picot, taisez-vous et ne gesticulez pas ainsi, dit Bertaud en interrompant le soldat, vous allez éveiller l’attention du public.

— Mais que faire, camarade ?

— Allez trouver sans perdre de temps le président du tribunal, et déposez-lui votre plainte.

— Oui, vous avez raison, c’est là le plus prudent. Je vais de ce pas trouver monsieur Thomas… C’est un malin qui saura bien tirer cette affaire au clair. Cinq minutes plus tard deux hommes amenaient l’ex-infirmier Chiquet devant le prétendu gabier Thomas, qui, assis sur un banc entre quatre ou cinq prisonniers, les jurés du ponton, attendait le coupable.

Comme les trois louis provenaient de moi, on vint me chercher pour m’avertir que le tribunal attendait ma déposition ; je m’empressai d’obéir. La séance commença aussitôt ma comparution.

Rien de plus régulier, du moins quant à la forme, qu’un tribunal de ponton. Seulement ils étaient beaucoup plus expéditifs que ne l’est la justice ordinaire.

Le président Thomas, après avoir écouté attentivement ma déposition qui dura au reste à peine une minute, ordonna que l’on fouillât l’accusé. Hélas ! l’imprudent avait gardé les trois louis dans sa poche, et on les trouva aussitôt.

— D’où vous vient cet or ? lui demanda le président.

Chiquet voulut parler de sa famille, qui lui faisait passer des secours, de gain de jeu, etc., etc., mais à chacune de ces défaites il lui fut aussitôt prouvé qu’il mentait. Enfin Chiquet, à bout de ressource, poussé dans ses derniers retranchements, finit par déclarer qu’il avait trouvé cet argent par terre.

Un murmure désapprobateur lui prouva aussitôt combien cette excuse était maladroite, et il n’insista plus.

— Avez-vous quelque chose à ajouter ? lui demanda le président après que le défenseur choisi par Chiquet, un ancien étudiant, eut présenté avec assez d’éloquence, ma foi, la défense de l’accusé.

— Rien ! répondit Chiquet avec accablement.

Le président fit alors un rapide et impartial résumé des débats ; puis les juges s’étant rapprochés les uns des autres et ayant causé pendant quelques secondes à voix basse, rendirent leur arrêt.

Cet arrêt, sans appel, qui condamnait Chiquet à recevoir trente coups de corde, devait être exécuté sur l’heure et séance tenante.

Aussitôt le jugement prononcé, vingt bras saisirent l’infortuné Chiquet, qui en un instant se trouva dépouillé de sa chemise et attaché fortement, les mains placées en l’air, à un barreau de la batterie. L’exécution commença sans plus tarder. Les prisonniers, rangés en foule autour du patient, chantaient en chœur la Marseillaise, afin de couvrir ses cris et de les empêcher de parvenir jusqu’aux Anglais. Cette dernière précaution était au reste inutile, car lorsque la corde qui servait d’instrument de supplice s’abattit pour la quinzième fois sur le dos du malheureux patient, il poussa un dernier cri de douleur et perdit connaissance.

— Continuez, continuez ! cria-t-on de tous les côtés à l’exécuteur qui s’était retourné vers la foule pour la consulter du regard.

Ce ne fut qu’au vingtième coup de corde, alors que le dos ensanglanté de l’ex-infirmier n’offrait plus qu’une seule plaie, que cinq ou six « Assez, assez ! » prononcés avec timidité par quelques âmes compatissantes sollicitèrent la fin de cette tragédie.

On détacha alors Chiquet, dont le corps inerte roula lourdement sur le plancher, comme s’il eût été un cadavre, puis on le jeta dans un des coins obscurs de la batterie.

— En voilà un qui ne recommencera plus, du moins d’ici à quelque temps ! me dit Bertaud. Ma foi, je ne le plains pas ; il n’a que ce qu’il mérite. Voler de pauvres diables comme nous, c’est plus qu’un crime !… Mais, à présent qu’il fait jour, mon cher Louis, et que nous n’avons plus à craindre une surprise, reprenons si tu le veux notre conversation d’hier au soir interrompue par le couvre-feu… Nous fûmes nous asseoir, Bertaud et moi, sur le banc placé près de mon hamac ; puis le matelot, s’étant assuré que personne ne s’occupait de nous, reprit la parole.

— Mon ami, me dit-il, je ne te demanderai pas ta parole d’honneur pour le secret que je vais te confier… J’ai remarqué que les gens qui engagent toujours leur honneur sont ceux sur qui il faut le moins compter… Nous avons navigué tous les deux ensemble sous les ordres de Surcouf, et cela me suffit.

— Parle, Bertaud, tu peux te fier à moi, je t’écoute…

— Que penses-tu d’abord de M. Thomas ?

— Que sa conduite annonce un homme de détermination et de cœur…

— Bien. Apprends donc, cher ami, que nous travaillons lui et moi depuis plus de trois mois à préparer notre évasion… Ce que je te dis là a l’air de te faire plaisir !

— Et comment pourrait-il en être autrement ? Ah ! vois-tu, l’idée de recouvrer ma liberté me cause une émotion…

— Pardieu, ça se conçoit… Voilà quinze jours que je ne dors plus !… Or donc, pour en revenir à notre histoire, nous avons déjà percé aux deux tiers le trou par lequel nous comptons nous sauver !… Veux-tu nous aider et être des nôtres ?

— Si je le veux, Bertaud ! m’écriai-je en serrant avec force la main du Breton ; c’est-à-dire que je te suis plus reconnaissant de la proposition que tu me fais en ce moment que si tu me sauvais la vie !

— Voilà qui est entendu. Allons trouver le capitaine, je veux dire Thomas, et nous coulerons cette affaire.

Je ne me fis pas répéter cette invitation et je m’empressai de suivre mon nouvel ami. Nos recherches ne furent pas longues : au moment où nous allions nous mettre en quête du prétendu Thomas, nous le vîmes venir à nous.

— J’ai à te parler, Bertaud, dit-il en breton avec une émotion qu’il ne put dissimuler.

— Qu’avez-vous donc, capitaine… Pardon… Qu’avez-vous donc, camarade ? lui demanda ce dernier avec inquiétude. Y aurait-il des anicroches ?

Le prétendu gabier lança un regard de reproche sur Bertaud ; mais celui-ci, sans se déconcerter :

— Vous pouvez parler sans crainte devant ce camarade, lui dit-il en me désignant. Nous nous connaissons lui et moi de longue date… Nous avons navigué ensemble sous les ordres de Surcouf…

M. Thomas me fixa alors d’un œil scrutateur, puis souriant tristement :

— Tu as commis là une grande imprudence, Bertaud, dit-il au Breton, heureusement que ta bonne étoile t’a servi !… Tu as trouvé un honnête homme, c’est vrai, car à présent je connais monsieur, mais tu pourrais rencontrer un traître…

— Il n’y avait pas de danger, cap… camarade. Un homme qui a été l’ami de Surcouf, car Surcouf aimait beaucoup son enseigne Garneray, ne devient jamais un traître. Mais qu’avez-vous donc ? vous semblez, sauf le respect que je vous dois, toute chose…

— Tiens, lis ce billet que je viens de recevoir à l’instant, répondit le capitaine en tendant au Breton un petit carré de papier soigneusement plié.

— Oui, de suite, camarade, dit Bertaud, qui se mit à se gratter la tête d’un air embarrassé ; seulement, je dois vous avouer que je n’ai été, pendant toute ma vie, que quatre jours à l’école, et que, par conséquent, je ne déchiffre pas trop couramment l’écriture écrite… Enfin, si vous l’exigez… je ferai de mon mieux ; je connais assez bien les a, les o et les c…

— Écoute, alors, reprit le prétendu gabier qui ne put s’empêcher de sourire à la réponse du matelot.

— À vrai dire, j’aime mieux ça, camarade.

Le capitaine dépliant le billet et regardant autour de lui pour ne pas se laisser surprendre, nous lut à voix basse ce qui suit :

— Capitaine, je suis un misérable. J’ai, pour adoucir mon sort, révélé aux Anglais votre projet d’évasion. Vous êtes surveillé ainsi que Bertaud votre complice. Toutefois j’ai respecté, car l’on ne m’eût pas récompensé davantage pour cela, votre incognito. Je ne me dissimule pas que ma conduite est ignoble, et j’en éprouve, comme le témoigne cet avertissement officieux, de sincères remords… Mais je souffrais tant !… J’étais, lorsque je vous ai trahi, privé de nourriture depuis trois jours…

— Satanée canaille ! s’écria Bertaud lorsque le capitaine eut achevé cette lecture. Eh bien ! qu’est-ce que nous devons faire à présent ?

— Renoncer à notre tentative, mon pauvre Bertaud, dit le capitaine.

— Pardi ! il est certain que je n’ai nullement envie de procurer aux Anglais l’agrément de pouvoir me fusiller à bout portant. Ainsi, nous voilà coffrés ici encore pour longtemps…

— Non, Bertaud, je me sauve demain.

— Vous vous sauvez demain, capitaine ? répéta le matelot avec ébahissement.

— Oui, ou du moins je tenterai l’aventure. Écoute-moi avec attention, car je compte sur ton concours… C’est demain que le petit bâtiment qui apporte au Protée ses provisions d’eau doit venir…

— Tiens, c’est vrai : ça me rappelle même que je suis de corvée pour hisser les barriques.

— Tu es de corvée, cela tombe à merveille ! s’écria le capitaine radieux. Voici mon projet : je veux, ce soir, me glisser dans une des barriques vides que le navire remportera avec lui ; j’y resterai blotti jusqu’au milieu de la nuit suivante ; puis, une fois que l’équipage anglais sera endormi, j’en sortirai sans bruit, et, m’emparant alors du petit canot attaché le long de leur bord, je gagnerai la terre… Que penses-tu de ce projet ?

— Je pense, camarade, s’écria Bertaud, dont le visage reflétait à la fois l’expression de l’étonnement et celle de l’admiration ; je pense, sauf toujours le respect que je vous dois, que c’est là une folie qui vous coûtera la vie, si vous vous obstinez à suivre cette idée. Il y a vingt chances à parier contre une seule que vous ne réussirez pas.

— Qu’importe que j’aie vingt mauvaises chances contre une ? pourvu qu’il m’en reste une bonne… cela suffit…

— Cependant, capitaine, si l’on mettait dans un chapeau vingt billets noirs et un seul blanc, et que l’on vous dise : Tirez-moi ça au hasard ; si vous empoignez le blanc, vous devenez libre ; si c’est un noir, on vous fusillera ; je ne pense pas que vous accepteriez ce marché.

— Oui, j’accepterais, dit le prétendu gabier d’une voix sourde et concentrée, et à cela je n’aurais aucun mérite ; car je sens que ma captivité me tuerait bientôt, si je la subissais plus longtemps. Et puis, il faut que je sois libre, entends-tu et comprends-tu bien, Bertaud ? je dis, il faut. Une affaire de cœur m’appelle en France.

Le capitaine se tut pendant quelques secondes ; puis, levant au ciel un regard brillant d’un feu sombre, un regard d’une éloquence bien supérieure à celle de toute parole :

— Et la vengeance, reprit-il en s’adressant à Bertaud et à moi, ne la comptez-vous donc pour rien ? Vous figurez-vous que les insultes que j’ai subies depuis dix-huit mois, et qui se sont accumulées sur mon cœur, me laissent goûter un insoucieux repos ? Dieu m’avait fait bon, les Anglais m’ont rendu cruel. Il me faut du sang… beaucoup de sang !… Ah ! malheur à l’ennemi qui se trouvera devant ma frégate !… je serai sans pitié.

Honteux de cette explosion d’une colère longtemps concentrée que venait de lui arracher la souffrance, M. Thomas garda pendant quelques secondes le silence.

— Mon ami, reprit-il bientôt d’une voix calme et en souriant tristement, reprenons une conversation dont j’ai eu tort de m’écarter. Avant tout, je vous remercie et de l’intérêt que vous me témoignez et de vos conseils : mais, je vous le répète, ma résolution est irrévocablement arrêtée. Il ne s’agit plus que d’une chose, savoir si, oui ou non, vous pouvez et vous voulez m’aider ?

— Ah, capitaine, m’écriai-je d’un ton de reproche, est-il possible que vous mettiez un seul instant en doute notre dévouement ?

Après une longue conversation nous finîmes par arrêter notre plan. Il fut convenu que nous marquerions, dans la journée, d’une légère entaille faite au couteau la barrique que le capitaine choisirait pour se cacher ; puis, que le lendemain, grâce à ce signe de reconnaissance nous la hisserions nous-mêmes avec toutes les précautions possibles, d’abord sur le pont, et la descendrions ensuite dans la barque anglaise. Cette résolution arrêtée, nous nous séparâmes par excès de prudence.

— Mes amis, nous dit le capitaine en nous serrant chaleureusement la main, si je réussis dans ma téméraire entreprise, soyez persuadés que je n’aurai ni trêve ni repos jusqu’à ce que je sois parvenu à vous échanger à la mer contre des prisonniers anglais. Si je succombe…

— Ah ! ne dites point de pareilles choses, capitaine, s’écria Bertaud qui en sa qualité de Breton était doué d’une grande superstition, cela porte malheur.

Il me fut impossible, pendant toute la nuit, de goûter un moment de repos : j’étais d’une inquiétude extrême.

Enfin, le moment fatal arriva. Vers les dix heures on appela les hommes de corvée dont c’était le tour de marcher. Je ne puis dire l’émotion profonde que j’éprouvai lorsque, après avoir hissé les barriques pleines d’eau, nous les remontâmes sur le pont pour les rembarquer de nouveau à bord du petit bâtiment anglais. C’était en vain que, dans la crainte peu fondée d’ailleurs d’éveiller les soupçons, car qui eût pu se douter d’un pareil stratagème, j’essayai de prendre une contenance indifférente ; malgré mes efforts, mon regard se reportait sans cesse, sans pouvoir s’en détacher, vers une barrique placée près de moi et marquée d’une entaille, celle où se tenait blotti le capitaine.

Certes, mon cœur battit plus fort quand on nous donna l’ordre d’affaler ces barriques dans la barque anglaise, que la première fois que je me trouvai au feu. Cette opération se faisait au moyen d’une grue qui mettait en mouvement un grand croc.

Bertaud, lorsque la plupart des barriques furent descendues et arrimées, et qu’il ne restait plus à placer que la dernière rangée, c’est-à-dire celles qui se trouvaient audessus de toutes les autres, Bertaud, dis-je, se rapprocha d’un air indifférent de moi ; et attachant le croc à la barrique où se tenait caché le capitaine, nous lui fîmes subir, mais avec quelle précaution ! la même opération qu’aux autres. Mon cœur battit à se rompre lorsque je la vis atteindre le petit navire anglais.

Une heure plus tard la barque, abandonnant notre ponton, se dirigeait vers la terre ; jusqu’alors le premier acte du drame avait réussi.

Je passai le reste de la journée dans des transes mortelles. À chaque instant il me semblait entendre des coups de fusil et des cris : dans chaque bateau qui sillonnait la rivière, je croyais apercevoir M. Thomas garrotté et sanglant que les Anglais ramenaient à bord du Protée. Enfin, grâce à Dieu, la nuit arriva sans que rien pût nous donner à supposer que l’évasion du hardi capitaine fût connue.