Mes souvenirs (Massenet)/08

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Mes souvenirs (1848-1912)
Pierre Lafitte & Cie (p. 73-81).

CHAPITRE VIII

LE DÉBUT AU THÉÂTRE



Au retour à Paris, où j’habitais dans la famille de ma femme un ravissant appartement, d’une clarté bien faite pour égayer l’œil et réjouir les pensées, Ambroise Thomas me fit savoir que, sur sa demande, les directeurs de l’Opéra-Comique, Ritt et de Lewen, désiraient me confier un ouvrage en un acte. Il était question de la Grand’Tante, opéra-comique de Jules Adenis et Charles Grandvallet.

Ce fut un étourdissement de bonheur, j’en étais comme tout envahi. Je regrette aujourd’hui de n’avoir pas pu mettre à cette époque, dans cet ouvrage, tout ce que j’aurais voulu donner de moi.

Les études commencèrent l’année suivante.

Que j’étais fier de recevoir mes premiers bulletins de répétition, et de m’asseoir à cette même place, sur cette scène illustre, qu’avaient connue Boïeldieu, Herold, M. Auber, Ambroise Thomas, Victor Massé, Gounod, Meyerbeer !…

J’allais connaître les tribulations d’un auteur. Mais j’en étais si heureux !

Un premier ouvrage, c’est la première croix d’honneur ! C’est le premier amour !

Moins la croix, j’avais tout.

La première distribution était : Marie Roze, dans toute la splendeur de sa jeune beauté et de son talent ; Victor Capoul, adoré du public, et Mlle Girard, la chanteuse et la comédienne spirituelle qui faisait les délices de l’Opéra-Comique.

Nous étions prêts à descendre en scène lorsque la distribution chavira. On m’enleva Marie Roze et on la remplaça par une jeune débutante de dix-sept ans, Marie Heilbronn, cette artiste à laquelle, dix-sept ans plus tard, je devais confier la création de Manon.

À la première répétition d’ensemble avec l’orchestre, je n’eus pas conscience de ce qui se passait, tant j’étais occupé d’écouter celui-ci, celui-là et toutes les sonorités, ce qui ne m’empêcha pas de dire à tous que j’étais complètement satisfait et heureux.

J’eus le courage d’assister à la première dans les coulisses, ces coulisses qui me rappelaient l’Enfance du Christ, de Berlioz, à laquelle j’avais assisté en cachette.

Ah ! mes enfants, apprenez que cette soirée fut aussi émouvante qu’elle fut comique !

Je passai tout l’après-midi dans une fébrile agitation.

À chaque affiche que je voyais, je m’arrêtais, pour regarder ces mots fascinateurs, si gros de promesses :

Première représentation de la « Grand’Tante »
Opéra-comique en 1 acte.

Il me tardait de lire les noms des auteurs. Ceux-ci ne devaient figurer qu’à l’annonce de la seconde représentation.

Nous servions de lever de rideau au grand succès du moment, le Voyage en Chine, de Labiche et François Bazin.

Je fus un instant l’élève de ce dernier au Conservatoire. Ses savantes et brillantes pérégrinations au pays des Célestes n’avaient pas enlevé à son enseignement la forme dure et peu aimable dont je me rappelle avoir eu à souffrir avec lui, car je quittai son cours d’harmonie un mois après y être entré. J’allai dans la classe d’Henri Reber, de l’Institut. C’était un musicien exquis et délicat, de la race des maîtres du dix-huitième siècle. Sa musique en dégageait tout le parfum.

Par un beau vendredi d’avril, à sept heures et demie du soir, le rideau se leva à l’Opéra-Comique. Je me trouvais dans les coulisses auprès de mon cher ami, Jules Adenis. Mon cœur palpitait d’anxiété, saisi par ce mystère auquel j’allais pour la première fois me livrer corps et âme, comme à un Dieu inconnu, Cela me paraît aujourd’hui un peu exagéré ! un peu enfantin !

La pièce venait de commencer quand nous entendîmes un immense éclat de rire qui partait de la salle. « Écoutez, mon ami, comme nous marchons bien ! me dit Adenis : la salle s’amuse ! »

La salle s’amusait, en effet, mais voici ce qui se passait :

La scène se déroulait en Bretagne par une nuit d’orage et de tempête. Mlle Girard venait de chanter une prière, face au public, lorsque Capoul entra, en disant ces mots du poème :


Quel pays ! Quelles fondrières !… Pas un habitant !


lorsque apercevant de dos Mlle Girard, il s’écria :


Enfin… voici donc un visage !


À peine prononcée, cette exclamation avait déchaîné les rires que nous avions entendus… La pièce, cependant, continua sans autre incident.

On bissa les couplets de Mlle Girard.


Les filles de la Rochelle


On acclama Capoul, et l’on fit grande fête à la jeune débutante, Heilbronn.

L’opéra se terminait sur des applaudissements sympathiques, quand le régisseur vint pour annoncer les noms des auteurs. Au même moment, un chat traversait la scène ; ce fut une cause nouvelle d’hilarité, et tellement grande, celle-ci, que les noms des auteurs ne furent pas entendus.

C’était jour de malchance. Deux aventures dans la même soirée pouvaient faire craindre que la pièce tombât ! il n’en fut rien cependant, et la presse se montra vraiment indulgente ; sa griffe, pour nous apprécier, se ganta de velours.

Théophile Gautier, à la fois grand poète et critique éminent, voulut bien déverser sur l’œuvre quelques-unes de ses étincelantes paillettes, témoignage de son évidente bienveillance.

La Grand’Tante était jouée en même temps que le Voyage en Chine, gros succès d’argent, je vécus quatorze soirs. J’étais dans le ravissement. Je ne me rendais pas compte encore que quatorze représentations, cela ne chiffrait guère.

La partition d’orchestre manuscrite (non gravée) disparut dans l’incendie de l’Opéra-Comique en 1887. Ce n’était pas une grande perte pour la musique, mais je serais heureux, aujourd’hui, de posséder ce témoignage de mes premiers pas dans la carrière. Il vous aurait intéressés, j’en suis sûr, mes chers enfants.

À cette époque, je donnais à Versailles des leçons dans une famille avec laquelle, actuellement encore, je suis liée. M’y rendant un jour, il arriva que je fus surpris par une forte averse. Cette pluie devait m’être favorable, vérifiant ainsi cet adage qu’« à quelque chose malheur est bon ». J’attendais patiemment dans la gare qu’elle prît fin, lorsque je vis près de moi Pasdeloup, obligé d’attendre, lui aussi, que la pluie cessât.

Il ne m’avait jamais parlé. L’attente dans la gare, le mauvais temps, furent un prétexte facile et tout naturel à la conversation que nous eûmes ensemble. Sur sa demande si, au nombre de mes envois de Rome, je n’avais pas écrit une composition pour orchestre, je lui répondis que j’avais une suite d’orchestre en cinq parties (cette suite que j’avais écrite à Venise, en 1865) : il me pria à brûle-pourpoint de la lui envoyer. Je la lui expédiai la même semaine.

J’ai un plaisir extrême à rendre hommage à Pasdeloup. Non seulement il m’aida généreusement dans cette circonstance, mais il a été le créateur génial des premiers concerts populaires, aidant ainsi puissamment à faire connaître la musique et à assurer son triomphe en dehors du théâtre.

Rue des Martyrs, un jour de pluie (la pluie toujours ! Paris, en vérité, n’est pas l’Italie !), je rencontrai un de mes confrères, violoncelle à l’orchestre Pasdeloup. Tout en devisant avec lui, il me dit : « Nous avons lu, ce matin, une suite d’orchestre bien remarquable. Nous aurions voulu savoir le nom de l’auteur, mais il n’est pas sur les parties d’orchestre. »

À ces paroles, je bondis. J’y étais doublement excité. S’agissait-il, d’abord, d’une autre musique que la mienne, ou bien était-il question de moi ?

— Et dans cette suite, dis-je avec élan à mon interlocuteur, y a-t-il une fugue ? une marche ? un nocturne ?…

— Exactement, me répondit-il.

— Mais alors, fis-je, c’est ma suite !…

Je courus rue Laffitte et, comme un fou, je remontai mes cinq étages, raconter l’aventure à ma femme et à sa mère.

Pasdeloup ne m’avait aucunement prévenu.

Je vis ma première suite d’orchestre affichée sur le programme pour le surlendemain, dimanche.

Que faire pour entendre ce que j’avais écrit ?

Je me payai une troisième et je m’écoutai, perdu dans cette foule compacte, comme il y avait tous les dimanches à ces places, où l’on restait debout.

Chaque morceau fut vraiment très bien accueilli.

Le dernier se terminait lorsqu’un jeune homme, presque mon voisin, siffla à deux reprises. Chaque fois, cependant, la salle protesta, applaudissant d’autant plus chaleureusement. L’effet recherché par ce trouble-fête était donc manqué.

Je revins tout tremblant à la maison. Ma famille, qui était également au cirque Napoléon, vint m’y retrouver presque aussitôt.

Si les miens étaient heureux du succès, ils étaient encore plus contents d’avoir entendu cet ouvrage. On n’aurait plus songé à ce siffleur égaré si, le lendemain, en première page, dans le Figaro, Albert Wolf n’eût consacré un long article, aussi désobligeant que possible, à m’éreinter. Son esprit brillant et railleur l’avait rendu très amusant à lire pour le public. Mon camarade Théodore Dubois, jeune comme moi dans la carrière, eut l’admirable courage, tout en risquant de perdre sa situation, de répondre à Albert Wolf.

Il lui adressa une lettre digne, en tous points, du noble et grand cœur qui battait en lui.

Reyer, de son côté, me consola de l’article du Figaro par ce mot curieux et piquant : « Laissez-le dire. Les gens d’esprit, comme les imbéciles, sont susceptibles de se tromper ! »

Quant à Albert Wolf, je dois à la vérité de déclarer qu’il regretta tellement ce qu’il avait écrit, sans y attacher, d’ailleurs, d’autre importance que celle d’amuser ses lecteurs, et sans se douter qu’il pouvait du même coup tuer l’avenir d’un jeune musicien que, par la suite, il devint mon plus fervent ami.

Trois concours avaient été institués par l’empereur Napoléon III. Je n’attendis pas le lendemain pour y prendre part.

Je concourus donc pour la cantate Prométhée, l’opéra-comique le Florentin, et l’opéra la Coupe du Roi de Thulé.

Le résultat ne me donna rien.

Saint-Saëns eut le prix avec Prométhée, Charles Lenepveu fut couronné avec le Florentin, ma place fut la troisième, et, avec la Coupe du Roi de Thulé, Diaz obtint la première place. Il fut joué à l’Opéra, dans des conditions merveilleuses d’interprétation.

Saint-Saëns connaissant mon concours, et sachant qu’il avait été en balance avec celui de Diaz, qui l’avait emporté, m’aborda très peu de temps après cette décision, et me dit : « Il y a de si bonnes et de si belles choses dans ta partition que je viens d’écrire à Weimar pour que ton ouvrage y soit représenté ! »

Les grands hommes seuls ont de ces mouvements-là !

Les événements, toutefois, en disposèrent autrement, et ces mille pages d’orchestre furent, pendant trente ans, une source où je puisai bien des passages pour mes ouvrages successifs.

J’étais battu, mais non abattu.

Ambroise Thomas, le constant et toujours si bon génie de ma vie, me présenta à Michel Carré, un de ses collaborateurs de Mignon et d’Hamlet.

Cet auteur, dont, sans cesse, les affiches proclamaient les succès, me confia un poème en trois actes, d’une superbe allure, intitulé Méduse.

J’y travaillai durant l’été et l’hiver 1869, et au printemps 1870. Le 12 juillet de cette même année, l’ouvrage étant terminé depuis quelques jours, Michel Carré me donna rendez-vous dans la cour de l’Opéra, rue Drouot. Il comptait dire au directeur, Émile Perrin, qu’il fallait jouer cet ouvrage, qu’il en aurait une grande satisfaction.

Émile Perrin était absent.

Je quittai Michel Carré, qui m’embrassa violemment, en me faisant : « Au revoir ! sur la scène de l’Opéra ! »

Je rentrai le soir même de notre démarche à Fontainebleau, où j’habitais.

J’allais être heureux…

Mais l’avenir était trop beau !

Le lendemain matin, les journaux annonçaient la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne, et Michel Carré lui-même, je ne devais plus le revoir. Il mourut quelques mois après cette touchante entrevue, qui semblait devoir être décisive pour moi.

Adieu, les projets si beaux à Weimar ! Adieu mes espérances à l’Opéra ! Adieu, adieu aussi aux miens !

C’était la guerre, la guerre dans toute son épouvante et ses horreurs, qui allait ensanglanter le sol de notre France !

Je partis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne reprendrai mes souvenirs qu’après l’Année terrible consommée. Je ne veux pas faire revivre des heures aussi cruelles ; je veux, mes chers enfants, vous en épargner les lugubres récits.