Mes souvenirs (Reiset)/Tome I/16

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Plon-Nourrit (p. 454-475).

CHAPITRE XVI

Création du port de la Spezzia. — Le duc d’Aumale à Turin. — Mlle  Rachel. — Le coup d’État du 3 décembre. — Ma nomination à Saint-Pétersbourg.


Au cours de cette même année 1851 M. de Cavour saisit le Parlement du transport de la marine militaire dans le golfe de la Spezzia et de la cession au commerce de l’arsenal maritime de Gènes. Cet arsenal n’offrait pas les conditions d’étendue et de sécurité réclamées par les progrès de la marine, et le port franc de Gènes ne suffisant plus aux besoins du commerce devait par conséquent être agrandi le plus tôt possible. Les ports de Villefranche et de la Spezzia étaient les seuls auxquels on pût songer pour créer un nouvel établissement de marine militaire. Villefranche n’était ni assez vaste, ni assez profond, ni assez abrité. Il était d’ailleurs trop voisin de Toulon, trop éloigné de Gènes et placé en dehors de toute ligne stratégique. Dans le cas d’une guerre avec la France ce port serait resté livré à ses propres forces et n’aurait pas pu être défendu. Le golfe de la Spezzia n’avait aucun de ces inconvénients : il offrait toutes les conditions maritimes et stratégiques désirables. Aussi avait-il fixé le choix de M. de Cavour.

J’appris, sur les entrefaites, la disgrâce de mon ancien chef, M. de Bois-le-Comte, qui avait été nommé ministre de France à Washington. C’était une des conséquences des menées politiques qui préparaient le coup d’État. On m’écrivait de Paris : « Nous sommes ici très préoccupés des revues multipliées et des libations de vin de champagne qui les suivent. Les ministres seront interpellés demain à ce sujet par la commission de surveillance. »

La lutte politique s’accentuait tous les jours en France.

Le duc de Dino était vis-à-vis de moi l’organe des influences parlementaires qui avaient formé le comité célèbre de la rue de Poitiers.

Il m’écrivait de Valençay le 29 avril 1851 :

« Je suppose que vous aurez dû profiter du passage de M. de Falloux pour vous mettre en rapport avec lui. Si vous jugez à propos de vous ménager certaines puissantes influences, faites en sorte dans vos lettres de me manifester votre bon vouloir dans la grosse question qui préoccupe ici par rapport au lieu où vous êtes. Cela donnera plus de poids aux assurances réitérées que je n’ai cessé de donner sur votre compte, sur votre fonds religieux et sur votre volonté d’être avant tout Français et catholique.

« Je ne vous en dis pas plus. À bon entendeur salut. Usez de l’avis ou n’en usez pas, vous aurez toujours en moi un ami dévoué.

« Étudiez l’esprit dé l’Assemblée nationale. Posez les bases de votre ambition sur un bon terrain. Et croyez-moi, nous sommes dans un temps où la vigueur et la netteté sont les meilleures béquilles pour arriver. Elles ont en outre l’avantage de nous laisser en paix avec nous-mêmes. »

Et le 2 juillet 1851 :

« J’ai passé trois jours à Paris. Tout m’y a paru confusion dans les intelligences, craintes pour l’avenir, mais confiance dans l’issue de la lutte. M. de Falloux va bien de santé, M. Molé m’a paru fort vieilli de visage et M. Guizot de corps, le duc de Noailles extrêmement engraissé, le général Le Flô maigri. »

Il ne me fallait pas peu de diplomatie pour conserver une attitude correcte dans ce conflit d’influences diverses, avec la certitude que la moindre faute serait relevée contre moi sans miséricorde par mon chef, M. His de Butenval.

Au mois d’avril 1851, le duc et la duchesse d’Aumale traversèrent Turin incognito sous le nom de comte et comtesse de Vineuil. Ils descendirent à l’hôtel Trombetta. J’avais été dans ma jeunesse présenté au prince à Paris, et à Naples à la duchesse avant son mariage. Je me rendis dans la soirée, en sortant de dîner avec d’Azeglio à l’hôtel Trombetta où nous nous réunissions tous les jours, chez le duc d’Aumale qui me fit le meilleur accueil : il me présenta à la duchesse qui était assise dans un fauteuil auprès d’une petite table éclairée par une seule bougie. Quoiqu’ils eussent le plus bel appartement de l’hôtel, il y avait loin de là à la pompe des réceptions des Tuileries où j’avais vu le prince entouré de tout ce qu’il y avait en France d’hommes distingués. Le duc s’assit à côté de sa femme et, en appuyant le coude sur le fauteuil qu’elle occupait, il me dit qu’il se rendait à Naples pour aller voir la famille de la duchesse. Nous causâmes un peu politique : je remarquai qu’il évita de parler de ses frères et de son désir de rentrer en France. Il me dit qu’il croyait que l’état actuel des choses durerait quelque temps encore et qu’il ne croyait pas à un mouvement prochain. « Si j’étais rouge, ajouta-t-il, je ne descendrais pas dans la rue : ce parti ne pourrait qu’y perdre. L’armée ferait assurément son devoir, mais si jamais les doctrines socialistes y pénétraient, elle tomberait bien vite en dissolution. Jamais les soldats ne consentiraient à servir sous les ordres de colonels ou de chefs de bataillon qu’ils auraient vus peu de jours auparavant simples sous-officiers, leur amour-propre se révolterait, et ils abandonneraient bien vite leurs drapeaux pour retourner aux champs. » Je ne trouvai auprès du duc que mon ami le comte de Collobiano, ancien secrétaire de l’ordre des Saints Maurice et Lazare, et frère du ministre plénipotentiaire de Sardaigne à Naples. Comme le prince m’avait dit qu’il n’avait pas lu de journaux depuis plusieurs jours, je lui envoyai le lendemain plusieurs numéros du Journal des Débats et un exemplaire de Custozza et Novare de M. Masson, ce dont il me remercia par une lettre fort aimable. Il avait diné chez le roi qui n’avait invité aucune personne de sa cour, et chez le duc de Gênes où ils ne furent de même que quatre à table — les deux princes et leurs femmes.

Le duc d’Aumale passa de nouveau à Turin au mois de septembre : il venait de Chambéry. La baronne du Bourget, veuve du comte de Wurtemberg, et la comtesse de Robilant avaient dîné incognito à l’auberge afin de l’apercevoir sans être connues de lui. Le courrier de la malle-poste sarde ayant refusé assez brutalement au duc de lui céder sa place dans le coupé, mon courrier de cabinet lui donna la sienne. Arrivé ainsi à Turin le duc d’Aumale descendit comme précédemment à l’hôtel Trombetta où il déjeunait dans une des salles communes, — celle où se trouve le portrait du prince Eugène — lorsque j’allai lui rendre visite. Il m’accueillit avec beaucoup de cordialité et me demanda si je ne craignais pas de me compromettre en allant ainsi le voir publiquement. « Vous risques, me dit-il, d’être traité comme un général d’Afrique qui a été mis en disponibilité pour une visite faite à Londres à la famille d’Orléans. » Je lui répondis en riant qu’il était bien naturel à un Français de retrouver avec bonheur un prince qui était l’un des généraux qui s’étaient le plus illustrés en Afrique, et je lui offris le plan des opérations militaires qui venaient d’avoir lieu à Alexandrie. Il me chargea de saluer le général de La Marmora, alors ministre de la guerre, et M. de Saint-Marsan. Il avait vu le roi dans la matinée à Moncalieri. Il s’était présenté à la porte de la reine sans se faire annoncer, frappant un tout petit coup auquel il fut répondu : « Entrez. » Le prince parut devant Sa Majesté qui était loin de s’attendre à sa visite. « Je suis allé voir le roi, m’a-t-il dit, parce que c’est un homme loyal et franc ; je suis peiné de ce qu’on ne lui rend pas assez justice, et toutes les fois que je passerai par Turin, je ne manquerai pas d’aller lui rendre visite. »

Nous passâmes ainsi plus d’une heure à causer à table. Il ne s’était arrêté à l’hôtel que quelques heures, — ce qui n’empêcha pas de lui remettre, au moment de son départ, une note de 75 francs pour son logement. Le prince paya et me dit en riant au moment de sortir : « C’est bien un peu cher pour un général dégommé. » Il me prit le bras et nous nous dirigeâmes ainsi sous son parapluie — car il faisait un temps épouvantable — vers le palais Carignan où il devait prendre la malle-poste. L’heure n’était pas encore arrivée ; nous nous promenâmes dans le vestibule du palais. Le duc d’Aumale me dit qu’il y avait habité en 1836 et qu’il y avait même reçu la visite de Charles-Albert, quoiqu’il ne fût pas d’usage qu’un roi rendit visite à un prince. « Les appartements étaient si beaux et si dorés, me dit-il, que nous n’osions pas y fumer. »

Nous avions en face de nous la chancellerie de la Légation et nous apercevions à travers les vitres M. de Brissac. Je lui fis un signe, car il m’avait exprimé depuis longtemps son désir de connaitre le duc d’Aumale. Il descendit et je le présentai au prince qui l’accueillit affectueusement. Il y avait avec nous des compagnons de voyage du duc avec lesquels celui-ci était très familier. « Au revoir, vive la France, » nous dit le prince en nous donnant la main ; ce fut ainsi que nous nous quittâmes pour nous revoir en France vingt ans après.

Je ne me sens au cœur aucun repentir de la déférence que je témoignai, en pays étranger, à un prince français exilé pour lequel j’ai toujours eu beaucoup d’affection.

Dans le cours de l’année 1851, la célèbre tragédienne Mlle Rachel ayant manifesté le désir de foire une tournée en Italie, je reçus pour son frère, M. Raphaël Félix, une lettre de recommandation du marquis de Chateaurenard.


9 mars 1831.
« Mon cher Ami,

« Je vous recommande avec instance M. Raphaël Félix, frère de Mlle Rachel. Il vient à Turin pour y prendre des arrangements pour faciliter les représentations que sa sœur compte venir y donner dans le courant de l’année. Je suis sûr que l’espoir de voir jouer notre illustre tragédienne vous engagera à seconder de tout votre pouvoir les démarches que fera M. Félix dans ce but. J’ai saisi avec empressement cette occasion de me rappeler à votre souvenir et de vous renouveler l’assurance de ma vieille et sincère amitié.

« Votre tout dévoué

« Marquis de Chateaurenard. »


Mlle Rachel se fit attendre plusieurs mois, elle n’arriva à Turin que le 5 octobre. Le lundi 6 elle donna une première représentation où elle joua Phèdre. On avait rouvert exprès pour elle le théâtre Royal. La reine et la duchesse de Gênes assistaient à cette représentation après laquelle j’allai voir dans sa loge Mlle Rachel qui s’était présentée dès la veille à la Légation de France sans m’y trouver. Comme au cours de la conversation je lui demandais quelques détails sur sa vie, elle me dit en riant : « Voudriez-vous faire ma biographie ? » Elle me raconta que le prince Charles de Prusse, dont la femme l’aimait beaucoup, prononçait toujours son nom à l’allemande, et, comme la princesse le lui reprochait, il s’excusa en disant que Mlle Rachel était Allemande et non Française. Je lui demandai si cela était vrai : elle me répondit qu’elle était Française de cœur, mais que malheureusement elle n’était pas née en France. Elle me dit d’abord que c’était près de Dresde, puis elle se reprit : « Mais non ; la vérité est qu’une pauvre femme voyageant en Suisse m’a mise au monde une belle nuit[1]. Mon acte de naissance a été dressé tellement à la hâte que j’ai eu depuis bien de la peine à me le procurer. » Ce fut Samson qui se chargea de faire son éducation artistique. Lorsqu’elle commença à avoir de la célébrité, elle fut recherchée par le grand monde et reçut des invitations de toutes parts. Un jour Mme de La Redorte l’invita à dîner ; la lettre portait comme d’usage : On dînera à telle heure précise. Encore peu habituée aux formules mondaines Rachel alla demander à Samson ce qu’il y avait à faire en pareil cas. Il lui répondit que quand on n’avait rien de mieux à faire on acceptait et qu’on répondait un petit mot. Rachel, suivant ce conseil à la lettre, écrivit à Mme de La Redorte un billet ainsi conçu : « Certainement j’irai, car je n’ai rien de mieux à faire et je serai exacte. » Le lendemain je lui écrivis pour lui demander quel jour aurait lieu la représentation d’Adrienne Lecouvreur. Elle me répondit par un petit billet fort aimable qu’elle déclarait ne pas valoir celui de Mme de La Redorte.

Malgré les applaudissements qui la saluaient Mlle Rachel n’était pas comprise à Turin. Elle était admirée plutôt sur sa réputation que par une appréciation véritable de son talent. On allait la voir comme une curiosité, mais on ne comprenait pas la grande artiste. Aussi dès la troisième représentation la salle était-elle fort dégarnie, et il était vraiment pénible de l’entendre juger dans un salon. Une dame critiquait un jour devant moi sa manière de s’habiller : elle trouvait mauvais qu’elle n’eût pas mis de corset pour jouer le rôle de Phèdre et que sa taille ne fût pas mieux dessinée. On ne s’engoue à Turin que pour les danseuses ; une grande cantatrice ou une grande tragédienne n’attire pas au théâtre autant de monde. Aussi toutes les fois qu’une actrice attire la foule au théâtre le public pense que cela doit être une danseuse. Lorsque je chargeai le decano de l’ambassade, vieux domestique nommé Civallero, de porter mon billet à Mlle Rachel, il s’écria ; « Ah ! oui » cette fameuse danseuse ! « Et comme je me mis à rire de sa bévue, il reprit : « Cette chanteuse ! » et il fut tout étonné en me voyant rire plus fort encore.

Quelques semaines plus tard le coup d’État du 2 décembre vint donner à la politique intérieure de la France une direction nouvelle. Le lendemain le ministre de Sardaigne à Paris alla complimenter le prince Président à l’Élysée. « Je trouvai le prince, écrivit-il, comme transfiguré. Lui naguère si sombre vint à moi tout souriant, et me dit en propres termes : « À présent que je puis faire ce que je veux, je ferai quelque chose pour l’Italie. Vous pouvez le mander à votre gouvernement. » Cette promesse ou cette confidence, jetée ainsi au lendemain même du coup d’État, devait être bien précieuse pour un esprit aussi sagace et aussi entreprenant que celui du comte de Cavour. À mon avis, c’est de cette époque que cet homme d’État conçut son grand dessein et le jugea réalisable. De fait tous les éléments nécessaires pour le succès se trouvaient ainsi à sa portée. En travaillant dans le sens de l’unité il était sûr de deux forces. Il pouvait compter sur le descendant de cet Emmanuel-Philibert qui regardait l’Italie comme un artichaut que sa maison devait manger feuille à feuille, et, en même temps, attirer à lui le parti républicain unitaire ou, tout au moins, la fraction la plus modérée de ce parti. « Faites l’Italie, lui écrivait Manin, et nous serons avec vous. » À Turin, le chef du parti républicain, Brofferio, lui était visiblement favorable. Il ne lui manquait qu’un élément de succès. Trop clairvoyant pour ne pas reconnaître que sans une aide étrangère l’Italie ne pourrait de longtemps être assez forte pour vaincre un ennemi aussi puissant que l’Autriche, le comte de Cavour cherchait de quel côté cette aide pouvait venir. La politique anglaise ne lui offrant qu’un appui moral, c’était de la France, sous un Bonaparte, qu’il pouvait seulement espérer l’appui armé nécessaire. Encouragé par les paroles de Louis-Napoléon il dirigea vers ce but tous les efforts de sa politique.

Je n’assistai pas au développement de ce grand drame politique. L’acte du 2 décembre amena un mouvement dans le personnel diplomatique de France. J’y fus compris et nommé à raison de mes services premier secrétaire de l’ambassade de Saint-Pétersbourg.

Cet avancement fut loin de m’être agréable : je m’étais attaché à Turin pendant les quatre années d’un séjour où j’avais assisté à des événements si intéressants, si émouvants, et où j’avais noné d’excellentes relations. J’aurais préféré avancer sur place, et j’eus un instant la pensée de refuser ce nouveau poste. Je ne me décidai à l’accepter que sur les conseils du comte Walewski et de mon ami le baron de Billing.

Je quittai Turin au moment où la prédiction de Victor-Emmanuel était à la veille de se réaliser et où le comte de Cavour, se séparant de d’Azeglio, ne devait pas tarder à se substituer à lui dans la direction des affaires du Piémont. À mon départ le président du conseil m’écrivit une lettre que je garde précieusement comme le témoignage de nos rapports si confiants et si affectueux :


Mon cher Reiset,

« Hier je n’ai pu que vous embrasser, tant j’étais étourdi par mon mal de tête. Aujourd’hui j’y vois clair et je ne veux pas vous laisser partir sans vous dire que le roi vous regrette, que moi je vous regrette, et que toute la société de Turin vous regrette sincèrement, car tout le monde reconnaît vos excellentes qualités et vous rend justice. Dans les tristes journées de Milan, quand les balles sifflaient, vous vous êtes montré brave comme un Français ; dans les affaires je vous ai toujours trouvé franc, loyal comme un gentilhomme, et dans les rapports intimes vous avez les finesses et la douceur des femmes. Vous savez que tout ce que je vous dis ici je le pense et je vous le dis seulement pour vous donner à entendre que, si on vous regrette, c’est pour quelque chose.

« Adieu donc, mon cher ami, revenez vite, et n’oubliez pas d’emporter la petite provision de cigarettes que je vous envoie pour le voyage.

« Tout à vous,

« Azeglio. »
Turin, le 16 mars 1852.


Je reçus aussi une lettre très sympathique et fort intéressante par les détails qu’elle renfermait du marquis Costa de Beauregard, alors à Champigny-sur-Vindé, dans le département d’Indre-et-Loire :

« Je crois, me disait-il, que le chevalier d’Azeglio sera forcé de dissoudre la Chambre. Son ministère ne pourra plus s’y créer une majorité. Cavour y deviendrait un chef formidable d’opposition. On prétend qu’il fera bon ménage avec ses anciens collègues, qu’il y a promesses et engagements pris : je n’en crois pas un mot. L’amour-propre froissé ne pardonne jamais, et chez le comte Camille l’orgueil comme l’anglomanie sont poussés à l’extrême… On annonce la mort de M. Annibal de Saluces. Nos colliers de l’ordre et les vieilles célébrités du règne de Charles-Albert disparaissent chaque jour.

« Quant à la France, vous savez mieux que moi sans doute ce qui s’y passe, bien que vous la voyiez de plus loin. Nous avons échappé, et pour longtemps j’espère, à l’horrible niveau des socialistes. Quel que puisse être le culte des principes, il ne doit pas affaiblir la reconnaissance que mérite l’homme qui par sa fermeté et sa vigueur a su faire avorter tant de projets coupables. »

Silvio Pellico, alors à Rome avec la marquise de Barole dont il était le secrétaire, m’écrivit une lettre dont je fus très touché :


Monsieur le comte de Reiset, chargé d’affaires de France en Russie, présentement rue de la Chaussée-d’Antin, n° 21, à Paris.
Rome, 2 avril 1852.
« Monsieur,

« Vous êtes bien aimable d’avoir pensé quelques instants à moi avant de quitter le Piémont. J’apprécie beaucoup votre souvenir, et ce n’est pas seulement parce que vous m’avez toujours témoigné de la bienveillance, monsieur. Ce qui vous place haut dans mon estime, ce sont les droits que vous avez acquis chez nous à l’estime de tout le monde. On vous a vu bon, éclairé et désirant nous faire du bien. Soyez sûr que nous continuerons à vous aimer de loin, vous nous payerez de retour. Je regrette d’avoir été absent de Turin à votre départ. Du reste, l’avancement que vous avez eu est beau ; permettez, monsieur, que je vous en félicite. Mme la marquise de Barole me charge de vous offrir aussi ses félicitations et l’expression de tous ses regrets. Elle a été fort malade à Naples il y a quelques semaines. Les forces reviennent grâce à Dieu, et la charmante saison où nous sommes entrés va lui être favorable, j’en ai la confiance. Nous allons quitter Rome après les fêtes de Pâques. Une course et un petit séjour à Loreto, puis à Florence : cela ne nous prendra pas beaucoup de temps. Je crois que nous serons de retour à Turin et à la charmante colline de Moncalieri avant la fin du mois de mai. Où serez-vous alors ? Déjà peut-être à Saint-Pétersbourg. — Mes vœux sincères vous suivent, soyez heureux, vous le méritez. Je suis trop vieux pour aller visiter des pays éloignés, mais j’aime à penser que des circonstances peuvent vous ramener de mon vivant en Italie : ce serait avec plaisir que je serrerais encore votre main.

« En attendant, je vous la serre en esprit, comme l’on dit ici, et vous prie d’agréer l’assurance des sentiments les plus distingués avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur le comte, votre très humble et dévoué serviteur.

« Silvio Pellico. »


Pendant mes quatre années de séjour en Piémont j’avais pris une grande part à une œuvre importante, le percement du mont Cenis. Lors de mon intérim de 1848, alors qu’une armée française pouvait à chaque instant être appelée à passer les Alpes, j’avais senti combien cette formidable barrière faisait obstacle à l’union des deux pays. Les premières machines à tailler le granit, faites et éprouvées par MM. Mauss et Sismonda, furent essayées en ma présence au Val-Docchio près de Turin, et en celle du célèbre ingénieur anglais Stephenson. Sur mes vives instances M. Magne fut envoyé en Italie pour examiner le projet que j’avais conçu, et en septembre 1851 je le présentai à Victor-Emmanuel.

J’avais été à la peine, je ne fus pas à l’honneur, — ce que rappelèrent quelques journaux en constatant mon absence lorsqu’en 1871, le tunnel terminé, l’inauguration de la nouvelle ligne eut lieu en grande pompe.

Peu après mon départ, M. de Butenval eut un violent conflit avec le président du conseil des ministres. Ce conflit a été raconté par M. d’Azeglio lui-même dans une lettre à un ami : « Il s’agissait de l’internement d’un réfugié français à Nice, un avocat. Cet individu avait sollicité un délai pour cause de santé de sa femme. J’avais consulté confidentiellement, par déférence pour le gouvernement français, le représentant de la France. Voilà-t-il pas qu’après je ne sais quel délai M. de Butenval m’écrit un billet dans lequel il me disait qu’il suffisait d’être… quelque chose comme « canailles » pour être protégés par moi et parle gouvernement piémontais. Je lui envoyai mes témoins, l’un desquels était La Marmora. Le billet fut retiré, et une réparation consentie. »

Je partis de Turin le 16 mars 1852 et je m’arrêtai à Chambéry pour donner suite à un projet de mariage dont la famille de Robilant avait conçu pour moi la pensée. C’eût été une alliance des plus illustres ; il s’agissait, en effet, de la comtesse Wilhelmine de Wurtembourg, nièce du roi de Wurtemberg et cousine du prince Président. Je trouvai à Chambéry le général comte de Robilant, ancien aide de camp du roi Charles-Albert, auprès de son fils Charles, mon intime et excellent ami, en garnison dans cette ville. Il devait me présenter à la baronne du Bourget qui habitait le château de Bonport, sur le bord du lac du Bourget en face du château de Bordeaux.

La baronne du Bourget, née comtesse Hélène de Festetics-Tolna, avait épousé en premières noces le comte Alexandre de Wurtemberg, fils du duc Guillaume, qui était frère du roi Frédéric de Wurtemberg. Elle eut de ce mariage la comtesse Wilhelmine, alors âgée de vingt-huit ans. J’avais huit ans de plus qu’elle. Le comte de Robilant me conduisit à Bonport pour me mettre en relations avec la baronne du Bourget qui y habitait avec son second mari, le baron du Bourget, gentilhomme de Savoie. Mlle Wilhelmine de Wurtemberg était alors à Stuttgard auprès de sa tante, Madame la baronne de Taubenheim, née comtesse Marie de Wurtemberg, troisième fille du duc Guillaume, née le 29 mai 1815 et mariée au baron de Taubenheim, grand écuyer du roi Guillaume de Wurtemberg. La baronne du Bourget me parla beaucoup d’elle ainsi que de sa sœur Pauline élevée dans un couvent de Genève. Elle avait connu à Arenenberg le prince Louis-Napoléon dont le coup d’État venait de décider les hautes destinées. Ces souvenirs défrayèrent notre conversation.

J’étais forcé de revenir promptement à Paris où j’étais rappelé par le ministère. M. Thouvenel m’écrivait : « Le ministre me charge de vous dire que vous ne retardiez pas au delà du 1er  juin votre départ pour Pétersbourg. Il tient à ce que vous restiez quelques semaines avec M. le marquis de Castelbajav avant de prendre la gestion des affaires. »

Arrivé à Paris je reçus de Savoie des nouvelles encourageantes et, le 8 mai, je fus appelé à Bonport où Mlle Wilhelmine était de retour de son voyage à Stuttgard. Je trouvai d’abord dans le salon la baronne du Bourget : quelques instants après, la comtesse Wilma y entra avec son beau-père. C’était une jeune personne d’une taille élancée, d’un esprit distingué, agréable de figure et ayant le plus grand air.

Je restai à Aix quelques jours, me rendant chaque matin à Bonport où je passai agréablement mes journées, et c’est de là que j’eus la pensée d’envoyer à M. de Lamartine, qui avait été toujours plein de bonté pour moi, un dessin représentant Bonport et le lac du Bourget où il avait laissé de grands souvenirs. Il me répondit :

« J’ai revu Bonport par vos yeux tel que je le vis dans ces jeunes années où toutes ses vagues et tous ses grains de sable se gravent dans le cœur. Je vous remercie de tous les souvenirs qu’il me rend et surtout du vôtre.
« Lamartine. »

Le roi de Wurtemberg avait donné son consentement à ce projet d’union de la manière la plus cordiale. Cependant, au moment de partir pour la Russie, en réfléchissant aux conséquences d’une alliance avec une jeune fille étrangère d’un si haut rang, je ne voulus pas m’engager davantage et je pensai qu’un mariage avec une Française, dans une situation de famille analogue à la mienne, m’offrirait plus de chances de bonheur. C’est ce que la Providence me réservait en effet, et j’en suis tous les jours reconnaissant à Dieu ! Dans ce sentiment je déclinai respectueusement le grand honneur qui m’avait été offert, et je me mis en route pour Saint-Pétersbourg où s’agitèrent bientôt après mon arrivée les questions politiques les plus graves qui devaient amener la guerre de Crimée.


    — Mon grand-père tenait l’hôtel lorsque Mlle Rachel y est née, au mois de février 1821. Et nous avons conservé la chambre où eut lieu l’accouchement.
    À cette époque, Mumpf était un hameau boueux et qui n’avait d’importance que parce qu’il était placé sur la route directe de Bâle à Zurich. Sa malpropreté était proverbiale, à tel point que lorsqu’un carrossier vendait une voiture à l’un de ses clients, celui-ci lui imposait comme épreuve de traverser Mumpf. Si le véhicule résistait aux cahots et aux fondrières, il était déclaré bon et payé rubis sur l’ongle. Cependant il fallait passer à Mumpf pour remonter le Rhin par la voie la plus courte. Il y venait un grand nombre de juifs que les nécessités de leur commerce attiraient à Zurich. Toutefois, des lois très sévères réglementaient leurs déplacements. Ils n’avaient le droit de s’arrêter et de séjourner qu’à Endingen. Et défense était faite aux hôteliers des autres localités de les accueillir et de les loger sous le même toit que les chrétiens. Or, dans la nuit du 4 au 5 février 1821, une femme assez jeune, maigre, brune et qui paraissait exténuée de fatigue, frappa à la porte de l’auberge. Elle déclara à mon père qu’elle était enceinte, à la veille d’accoucher, et incapable de marcher jusqu’à Endingen. Une femme plus âgée l’accompagnait et joignit ses supplications aux siennes. Mon grand-père, ému de pitié, consentit à les recevoir et les logea dans la chambre que vous avez vue. Il prévint l’autorité, afin de dégager sa responsabilité personnelle, manda une sage-femme, nommée Thérésia Güntert. La semaine d’après, la jeune juive mettait au monde une petite fille qui devait devenir Mlle Bachel… Et huit jours plus tard, elle reprenait son chemin, s’excusant par suite du dénuement extrême où elle était de ne pouvoir payer sa dépense, et accablant mon aïeul de protestations de gratitude.

  1. Ce récit de Rachel confirme le résultat des recherches faites récemment par M. Adolphe Brisson et publiées dans le Figaro du 29 juin 1901. M. Brisson retrouva à Mumpf la Gasthaus zur Sonne (hôtel du Soleil), et reçut du propriétaire actuel, M. Waldmeyer, la déclaration suivante.