Mes souvenirs (Reiset)/Tome II/12

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Plon-Nourrit et Cie (p. 369-408).

CHAPITRE XII

La princesse Clotilde. — Mariage du prince Napoléon. — Mariage du maréchal Pélissier. — Lettres de Massimo d’Azeglio. — Mon mémoire à l’Empereur..


Pendant que les plus hauts dignitaires de l’Empire menaient une existence au moins frivole, des événements qui devaient avoir sur l’avenir du régime impérial une influence désastreuse se préparaient. En 1857, le prince Napoléon avait fait un voyage en Savoie, espérant sans doute être engagé à venir jusqu’à Turin. Devais quelque temps déjà Napoléon III avait exprimé par des voies indirectes le désir que son cousin épousât la princesse Clotilde. Les réponses de Victor-Emmanuel étaient plus qu’évasives ; il invoquait l’extrême jeunesse de sa fille, qui n’avait pas encore quatorze ans, pour éluder une union qui alors ne lui convenait nullement. Dès cette époque le comte de Cavour, très engagé depuis le congrès de Paris avec la cour des Tuileries, faisait en pure perte tous ses efforts pour amener le Roi à consentir à ce mariage.

L’année suivante, les affaires d’Italie prenaient une tournure toujours plus menaçante. Les émigrés lombards établis en Piémont, secrètement encouragés par le comte de Cavour, fomentaient l’insurrection dans toutes les parties de la Péninsule et cherchaient à rendre la guerre inévitable. M. de Cavour, comprenant que le moment approchait de réaliser son grand dessein, mais trop éclairé pour avoir la pensée que le Piémont seul pût se mesurer avec l’Autriche, resserrait autant qu’il le pouvait les liens qui attachaient le Piémont à la France dont il voulait obtenir l’alliance offensive. C’est alors qu’eut lieu la fameuse entrevue de Plombières où il exposa le plan d’une rupture avec l’Autriche. Napoléon III écouta avec une certaine sympathie, mais il en profita pour parler de nouveau du projet de mariage, feignant de n’avoir pas compris le refus assez explicite qui lui avait été fait l’année précédente. Ce désir persévérant de l’Empereur parut à Cavour une occasion excellente de l’entraîner où il voulait le conduire. Il fit tout un roman de l’excessive tendresse du Roi pour sa fille, de la grande difficulté qu’il y aurait à le déterminer à s’en séparer, la princesse étant encore si jeune, à moins qu’on ne pût lui représenter ce sacrifice comme nécessaire au salut du pays. Il obtint de l’Empereur la promesse, sinon par écrit, du moins de vive voix, d’intervenir en faveur du Piémont lorsque la guerre éclaterait. Cavour dut le contenter d’abord de promesses un peu vagues, et peu à peu, avec une peine extrême, il décida le Roi à consentir à cette union, ce qui coûtait infiniment à Victor-Emmanuel. Pendant ces pourparlers, la France témoignait de plus en plus une vive sympathie au Piémont, et elle exprimait ouvertement son intention de soutenir ce pays dans la guerre qui paraissait imminente. À Turin on était inquiet bien des personnes se demandaient si M. de Villamarina, pour flatter le premier ministre, n’exagérait pas singulièrement le bon vouloir de l’Empereur. Les projets de mariage restèrent secrets entre l’Empereur, le Roi et le comte de Cavour. La lettre autographe, confidentielle, que le comte de Cavour écrivit de Bade à Victor-Emmanuel le 24 juillet 1858, après l’entrevue de Plombières, a été publiée par M. Giacometti[1]. Elle montre quels arguments le tenace ministre employait pour vaincre la résistance du Roi.

L’Empereur n’a pas mis du mariage de la princesse Clotilde avec son cousin une condition sine qua non de l’alliance, mais il a fort clairement manifesté qu’il tient ce mariage fort à cœur. Si le mariage ne se fait pas, si Votre Majesté refuse sans motifs plausibles la demande de l’Empereur, qu’arrivera-t-il ? L’alliance sera-t-elle rompue ? C’est possible, mais je ne le pense pas. L’alliance se fera. Mais l’Empereur y apportera une disposition d’esprit toute différente de celle qu’il y aurait mise si, pour prix de la couronne d’Italie qu’il offre à Votre Majesté, elle lui avait accordé la main de sa fille pour son plus proche parent. S’il y a une qualité qui distingue l’Empereur, c’est la constance dans ses amitiés et dans ses antipathies. Il n’oublie jamais un service, comme il ne pardonne jamais une injure. Or le refus auquel il s’est exposé serait une injure sanglante, il ne faut pas se le dissimuler. Ce refus aurait encore un autre inconvénient ; il nous mettrait dans les conseils de l’Empereur un ennemi implacable ; le prince Jérôme Bonaparte, plus Corse encore que son cousin, nous jurerait une haine mortelle, et la position qu’il occupe, celle à laquelle il peut aspirer, l’affection, je dirais presque la faiblesse que l’Empereur a pour lui, lui donneraient beaucoup de moyens de satisfaire cette haine. Il ne faut pas se le dissimuler, en acceptant l’alliance proposée, Votre Majesté et sa nation se lient d’une manière indissoluble à l’Empereur et à la France. »

Cavour passait ensuite en revue les alliances contractées par des princesses de la maison de Savoie avec des princes appartenant aux anciennes maisons souveraines.

L’oncle de Votre Majesté, ajoutait-il dans cette longue et curieuse lettre, rédigée avec tant d’art et si documentée, le roi Victor-Emmanuel avait quatre filles, modèles de grâce et de vertus.

Eh bien ! quels furent les résultats de leur mariage ? La première, et ce fut la plus fortunée, épousa le duc de Modène, associant son nom à celui d’un prince universellement détesté. Votre Majesté ne consentirait certes pas à un tel mariage pour sa fille.

La seconde de vos tantes épousa le duc de Lucques. Je n’ai pas besoin de rappeler les effets de ce mariage. La duchesse de Lucques a été et est malheureuse autant qu’on peut l’être au monde.

La troisième fille de Victor-Emmanuel monta sur le trône des Césars, c’est vrai ; mais ce fut pour s’unir à un mari impuissant et imbécile, qui dut en descendre ignominieusement peu d’années après.

« La quatrième enfin, la belle et parfaite princesse Christine, épousa le roi de Naples. Votre Majesté connait certainement les traitements grossiers auxquels elle fut exposée et les déplaisirs qui la conduisirent à la tombe avec la réputation d’une sainte et d’une martyre. Sous le règne du père de Votre Majesté, une autre princesse de Savoie fut mariée, c’est la cousine de Votre Majesté, la princesse Philiberte… Cette princesse fut-elle plus heureuse que les autres ? Et est-ce son sort que Votre Majesté voudrait réserver à sa fille ? »

Il montrait d’ailleurs toutes les cours catholiques d’Europe fermées à un projet d’alliance avec la maison de Savoie.

« La lutte de Votre Majesté avec l’Autriche, ses relations sympathiques avec la France rendent impossibles des sympathies avec les maisons de Lorraine et de Bourbon. Ces exclusions réduisent le choix de Votre Majesté au Portugal ou à quelque principauté allemande plus ou moins médiatisée. »

À son retour de Plombières, on informa de ce projet sous le sceau du secret Mme de Villamarina, gouvernante des enfants de Victor-Emmanuel, en lui recommandant d’y préparer peu à peu la princesse, — ce qu’elle refusa net, disant que cela était contre sa conscience. Le comte de Cavour lui répondit « Eh bien ! si vous dites un mot, si vous faites la moindre effusion défavorable à ce mariage, ou si vous en parlez à âme qui vive, vous perdrez votre situation sur l’heure. » Comme elle tenait avant tout à ne pas quitter la princesse à laquelle elle était tendrement dévouée, elle promit de garder le silence, et elle le fit si bien que M. de Villamarina ne se douta de rien.

Victor-Emmanuel, assiégé chaque jour par le comte de Cavour, persuadé que le salut du pays réclamait ce sacrifice et qu’il s’assurerait ainsi l’appui de la France, autorisa son ministre à en parler à la princesse en sa présence. Il ne voulait pas le faire lui-même, craignant de trahir son émotion par le tremblement de sa voix. Ce fut donc le comte de Cavour qui se chargea de cette mission. Il fit valoir auprès de la princesse que l’Italie lui devrait sa délivrance. À ces mots, elle se borna à répondre : « Puisque mon père me propose cette alliance, elle ne peut être que convenable et heureuse pour mon avenir. Je me soumets donc aveuglément et avec pleine confiance à la volonté du Roi. » Mais en le regardant, elle vit des larmes dans ses yeux. Elle se jeta à son cou en disant « Que me proposez-vous ? Serai-je donc malheureuse ? » Le Roi et surtout M. de Cavour s’efforcèrent de la tranquilliser, lui faisant voir ce mariage sous les plus brillants aspects. Victor-Emmanuel lui dit cependant que le prince n’était pas d’une grande beauté, pour la préparer à une première entrevue. Elle ne fit aucune observation, mais cela servit à amortir sa première impression quand elle vit son fiancé pour la première fois.

La demande officielle fut faite par le prince Jérôme, ancien roi de Westphalie. Sa lettre, courte et digne, avait été préparée par le comte Walewski. Elle rappelait que la famille Bonaparte avait toujours été l’amie du Piémont dans les bons et dans les mauvais jours. Suivant l’usage de la correspondance entre souverains, elle se terminait par ces mots : Votre bon frère.

Le prince Jérôme hésitait à accepter cette rédaction. « Je sais bien, dit-il, qu’au ministère des affaires étrangères tous les mots ont été pesés. Cependant puis-je parler comme roi ? Au fond, oui ; quand on l’a été, c’est un caractère indélébile, c’est un titre qu’on ne peut plus perdre. Walewski a raison. » Et il signa.

Le prince Napoléon arriva à Turin, et la nouvelle du mariage se répandit en ville comme l’éclair. On ne voulait d’abord pas y croire, d’autant plus qu’à la cour on n’en soufflait mot. On ne sut que plus tard l’entrevue. Après quelques moments que le Roi passa seul avec le prince, il appela à haute voix : « Clotilde ! » La princesse, qui attendait dans une pièce voisine, se présenta. Elle portait une robe de gaze rouge de Chambéry. « Voici le prince Napoléon, dit Victor-Emmanuel ; voici ma fille. » Puis il frappa sur l’épaule du prince en lui disant : « Maintenant c’est à vous de faire votre chemin », et il alla tambouriner sur la fenêtre pour ne pas troubler ce premier entretien. La ville et le pays tout entier s’élevèrent contre ce mariage. Au bal donné par M. de Cavour en l’honneur du prince Napoléon, toutes les dames de l’aristocratie s’abstinrent. Dans toutes les classes de la société on parlait avec désapprobation de cette union qui ne pouvait flatter en rien l’amour-propre national et qui ne pouvait promettre un heureux avenir à cette jeune princesse si aimée. Le pays était attaché à l’ancienne dynastie de la maison de Savoie dont il est fier. Le prince de Carignan se jeta aux pieds du Roi et lui demanda grâce, lui parlant de son père, de sa mère, invoquant le souvenir de sa femme qu’il aurait tuée, disait-il, si Dieu la lui avait conservée, en persistant dans son projet. Il répondit : « C’est trop tard. » Le général Alphonse de La Marmora lui parla aussi avec beaucoup d’énergie et lui dit qu’il n’avait pas le droit de sacrifier sa fille malgré l’opinion contraire du pays ; que loin de servir la santa causa, cela lui porterait malheur. Il fut inexorable. Comme il le disait, il était trop tard. C’était pour être en présence d’une décision irrévocable que, prévoyant l’opposition que rencontrerait ce mariage, Cavour avait si bien gardé le secret.

Il avait été d’abord décidé que le mariage se ferait par procuration et qu’on attendrait le mois de mars, époque à laquelle la princesse Clotilde devait avoir accompli sa seizième année. Mais l’Empereur, averti du triste accueil fait à Turin à ce projet d’union, en hâta la célébration sans tenir compte des convenances et des usages, craignant que cette violente opposition fît manquer une alliance à laquelle il attachait le plus grand prix.

La princesse Mathilde elle-même n’avait rien su ; elle se montra froissée de ce que son frère ne l’avait jamais entretenue de ses projets. Elle n’en avait eu connaissance qu’au dernier moment.

La princesse Clotilde avait un empire extraordinaire sur elle-même. Elle était peu expansive ; on lui reprochait de manquer de sensibilité, ce qui n’était pas, elle se dominait avec fermeté en toute chose, voilà tout ! Elle avait supporté avec beaucoup de fermeté et un grand sentiment religieux la mort de sa pauvre mère ; elle avait alors treize ans. Tout récemment elle venait d’être privée par une intrigue de cour de Mlle de Foresta qui l’avait élevée.

Avec son esprit très fin et très juste, elle se sentait supérieure à son entourage. Aussi, lorsqu’elle fut fiancée, elle interrompit sèchement une des dames de la cour qui commençait à lui parler du prince, sans doute pour en faire l’éloge, lui disant qu’elle était très contente du choix du Roi, mais qu’elle voulait rester recueillie en elle-même et ne pas en parler. Elle se montra gracieuse et même prévenante pour son fiancé ; à dîner, au bal, partout où elle se trouvait avec lui, on la voyait toujours souriante. Lui était distrait ; il paraissait ne lui parler que par politesse ; il lui disait des choses aimables, affectueuses, comme on les dit à un enfant. Elle garda constamment un aplomb incroyable. Au bal de la cour elle voulut présenter au prince toutes les dames, et comme il cherchait à éviter cette corvée, elle lui dit d’un petit air bien résolu avec son joli sourire : « Allons, venez ; c’est convenable, et cela me fera plaisir. » Il fallut bien obéir. Le contrat de mariage fut signé par toutes les personnes de la cour qui se trouvaient présentes, hommes et femmes. Lorsque les princes se retirèrent, la princesse Clotilde s’approcha du prince Napoléon qui était distrait et regardait en l’air. Elle lui dit : « Donnez-moi le bras ; maintenant nous allons saluer tout le cercle des assistants. » Elle fit une très charmante révérence ; lui salua gauchement et d’un air ennuyé.

Le jour du mariage, au moment d’entrer dans la capella regia, la princesse qui avait dénoué sa palatine de fourrure fut fort embarrassée par son voile pour l’enlever. Elle se tourna vers le prince et lui dit en souriant, mais avec un petit air très impératif : Eh bien est-ce que vous ne m’aiderez pas ? ce qu’il fit alors avec empressement et très adroitement. La princesse prononça à haute et intelligible voix le oui sacramentel mais elle, toujours si rose, était d’une grande pâleur ; ses lèvres, toutes blanches aussi, tremblaient. Qu’a-t-elle pensé pendant ces quinze jours ? Personne ne le sut. Elle avait un très grand pouvoir sur elle-même, et elle n’avait aucun besoin de faire des confidences. Elle dit seulement qu’elle avait prié avec ferveur, demandant à sa mère de la guider dans sa décision et que maintenant elle était tranquille.

Le roi de Wurtemberg, se trouvant à Nice, envoya son grand écuyer, le baron de Taubenhein, pour complimenter le Roi à l’occasion du mariage. À un dîner chez le comte de Cavour où la marquise Salvator de Villamarina faisait les honneurs, le prince Napoléon avait dit : « Je crains qu’on ne dise du mal de moi à la princesse. Il ne faut pas lui parler de mon passé : l’avenir ne lui ressemblera pas. »

Les nouveaux mariés partirent pour Gênes deux heures après la bénédiction nuptiale. Le Roi et le prince de Carignan les accompagnèrent. Le prince Napoléon et la princesse Clotilde occupèrent les appartements du roi Charles-Albert et de la reine Marie-Thérèse qui étaient contigus. Le docteur Riberi était allé chez le prince Napoléon pour lui parler de la grande jeunesse de la princesse et des ménagements que son âge exigeait. Pendant les deux premiers mois les nouveaux époux passèrent la nuit dans des appartements séparés : le prince Napoléon l’avait promis pour que la santé de la princesse ne souffrît pas d’un mariage prématuré. Mme de Villamarina couchait dans son appartement afin de veiller à ce que cette condition fût respectée.

Le 1er février 1859, le prince Napoléon et la princesse Clotilde s’embarquèrent à Gênes à bord de la Reine-Hortense, aux cris mille fois répétés de Vive l’Empereur ! Victor-Emmanuel accompagna sa fille jusque hors du port. Quand il la quitta, il lui prit la tête dans les deux mains et il l’embrassa avec effusion, les larmes aux yeux. La princesse garda une impassibilité étonnante ; son extrême pâleur trahissait seule son émotion.

Lors de son entrée à Paris, le couple impérial fut assez froidement accueilli. « Elle porte la guerre avec elle », disait-on dans la foule. Mais à la cour l’impression fut excellente. On trouva la jeune princesse fort agréable : elle plut à tout le monde. Le samedi 5 février, dès son arrivée, l’Impératrice lui dit : « Vous verrez ce soir le corps diplomatique ; mais si cela vous intimide, vous ne serez pas obligée de parler à tous. – « Je compte bien leur parler, répondit la princesse ; c’est un devoir pour moi, je le ferai. »

J’ai assisté à l’ouverture des Chambres ; elle était très joliment habillée en soie rose. Lorsque l’Empereur parla de son bien-aimé cousin, je remarquai qu’elle s’était agitée avec satisfaction sur son fauteuil. Il y avait toujours aux abords du Palais-Royal grande foule pour l’apercevoir. Lorsque je suis allé m’y inscrire, les gamins montaient sur les épaules des bourgeois afin de mieux voir dans les voitures.

Le mariage du maréchal Pélissier, duc de Malakoff, avec une cousine de l’Impératrice avait eu lieu quelque temps auparavant. Il défrayait la malignité publique. On racontait que le maréchal, le soir de ses noces, en prenant congé de l’Empereur à une heure du matin, lui avait dit : « Sire, soyez assuré que je vais faire mon devoir. Les mauvais plaisants ajoutaient que l’Impératrice ayant fait prendre le lendemain des nouvelles de sa cousine, il lui avait été répondu : « M. le maréchal va aussi bien que possible, mais pour Mme la maréchale, elle est toujours dans le même état. On prétendait que la duchesse de Malakoff était fort peu heureuse à Londres, son mari se montrant pour elle jaloux et brutal.

Depuis le mariage du prince Napoléon, la situation internationale s’aggravait tous les jours. Le 17 février, il y eut aux Tuileries un dîner auquel je fus invité avec ma femme. En entrant dans le salon, l’Empereur dit à Mme de Reiset qu’il s’était fait un peu attendre parce que, pendant qu’il se rasait, il avait joué avec le Prince impérial qui s’amusait à lui barbouiller la figure de savon. Après avoir recommencé deux fois son petit manège, l’enfant voulait continuer ce jeu. « Encore ! papa, encore ! » disait-il. « Je n’aurais pas fini de m’habiller, si j’avais dû l’écouter », dit l’Empereur. Les préoccupations des affaires d’Italie étaient le sujet de toutes les conversations. Les quatre grandes puissances, – la Russie, la Prusse, l’Angleterre et la France, proposaient un congrès à l’Autriche. L’Empereur m’en parla. Je lui exprimai mon opinion sur la formation d’une confédération italienne : il paraissait m’approuver. « Il est impossible, lui dis-je, d’arriver à ce résultat par des négociations. La guerre seule, limitée à l’Italie, fera céder l’Autriche. » Je lui dis que j’avais fait autrefois pour M. Walewski un mémoire sur la situation de l’Italie, et que j’avais remis à M. de Bassano une lettre de Massimo d’Azeglio, datée du 13 février, que je croyais de nature à l’intéresser. « Je la lirai avec plaisir, ainsi que votre mémoire sur l’Italie, me répondit l’Empereur. Que contient ta lettre d’Azeglio ? » – « Il assimile l’Italie à vingt-cinq millions de cadavres qui, si on les enterrait, donneraient la peste aux alentours. » L’Empereur sourit, et tortillant sa moustache : « C’est bien cela, dit-il d’un ton triste, il y a là beaucoup à faire ! » Je lui ai parlé de mon désir de continuer à le servir dans les affaires d’Italie. « Vous savez, Sire, combien d’années j’ai passé en Piémont et la part que j’ai prise aux événements de 1848. » – « Oui, certainement, je le sais. » – « Ne m’oubliez donc pas lorsque le moment sera venu de vous servir utilement en Italie, en cherchant à mettre à exécution la grande pensée politique de Henri IV, la confédération italienne qui devrait avoir pour président le Souverain Pontife. Je ne sors pas de là ; c’est seulement à ce projet que je voudrais concourir dans l’intérêt de la France, de l’Italie et de l’Empereur lui-même. Le reste, c’est la révolution en Europe elle amènerait un état de guerre sans fin et l’établissement de la République partout. » – « Je vous le promets. » – Nous parlâmes aussi de Cavour et de Rosine, ayant l’un et l’autre, à des points de vue bien différents, une grande influence sur la situation intérieure du Piémont. Parmi les convives se trouvaient mes deux anciens chefs, M. Ferdinand Barrot et le général de Castetbajac. J’avais pour voisin M. Armand Lefèvre, conseiller d’État, directeur des fonds au ministère des affaires étrangères, père de mon camarade Lefèvre de Behaine qui a été ambassadeur à Rome. L’Impératrice, belle comme toujours, portait comme coiffure un nœud de ruban rouge grenat surmonté d’une aigrette. J’avais remis à l’Empereur, en même temps que la lettre de Massimo d’Azeglio, un mémoire qui résumait mon opinion sur la situation de l’Italie. Je l’avais préparé sur la demande de M. Walewski depuis le mois de décembre 1858. Je n’ai pas la prétention d’être prophète, mais, descendant d’une vieille race alsacienne, je ne puis relire sans un serrement de cœur ce que j’écrivais alors de l’unité de l’Italie devant conduire fatalement à l’unité de l’Allemagne.


Rapport présenté à l’Empereur sur les affaires d’Italie en février 1859.


« Lorsque l’Autriche récupéra, à la suite des événements de 1814, les provinces lombardo-vénitiennes, elle comprit la nécessité d’y ménager au premier abord le sentiment national que la France y avait ranimé et entretenu en les réunissant sous la dénomination caractéristique de royaume d’Italie et en leur accordant un gouvernement indépendant à bien des égards et tout à fait distinct. Aussi dans ses premières proclamations l’Autriche annonça-t-elle explicitement l’intention non seulement de respecter la nationalité italienne, mais encore de lui faire de plus amples concessions qu’elle n’en avait eu de la France même. À l’entendre, cette nationalité n’aurait pas désormais de plus sincère partisan, ni de plus ferme soutien que la maison de Habsbourg. La conduite du cabinet de Vienne ne tarda pas à démentir ce séduisant langage, qui n’avait eu d’autre but que de ménager une transition au retour de sa domination et de la faire accepter sans troubles ni secousses. Les populations se résignèrent en effet et passèrent sans trop se plaindre du régime français au régime autrichien qui commençait par de si belles promesses. Mais elles s’aperçurent bien vite combien ces promesses étaient illusoires ; elles virent bientôt qu’elles dépendaient entièrement de Vienne pour les plus petits détails d’administration comme pour les plus hautes questions de gouvernement, que le titre de vice-roi dont était décoré l’archiduc qu’on avait mis à leur tête ne lui donnait en réalité pas plus de pouvoir qu’à un simple gouverneur, et que ce titre était le seul indice qui constatât encore l’existence d’un royaume lombarde-vénitien. Si l’Autriche en était restée là, si elle avait usé à l’égard de ses sujets italiens de la même balance qu’à l’égard de ses autres sujets, si elle les avait admis dans de justes proportions aux emplois élevés de la cour, de la diplomatie, de l’armée et de la magistrature ; si elle avait dépensé dans leur utilité une part convenable des impôts qu’elle en percevait ; si, en un mot, elle les avait traités comme ils avaient droit de l’être, il est probable qu’ils se seraient à peu près habitués à sa domination et qu’ils auraient à la longue préféré au titre de citoyens italiens, qui n’aurait plus été pour eux qu’un vague souvenir historique, la qualité de sujets autrichiens qui leur assurait la jouissance de tous les avantages inhérents à un grand et puissant empire. Mais loin de là, quand elle eut mis assez de soldats en Lombardie, qu’elle y eut fortifié assez de places pour se croire en mesure de parer à toutes les éventualités, elle ne garda plus aucun ménagement envers elle et finit d’une exigence à l’autre par la traiter vraiment en pays conquis. Alors, par l’organe de son premier homme d’État, elle disait tout haut ce mot devenu si célèbre « L’Italie n’est qu’une expression géographique. » Mot imprudent qui donnait la juste mesure des sympathies de l’Autriche pour l’Italie et des vues ambitieuses qu’elle avait sur elle pour l’avenir. Dès ce moment il ne fut plus possible aux Italiens d’avoir encore confiance en la maison de Habsbourg et de fonder sur elle leurs espérances. Ils furent blessés au cœur, et leur sentiment national se réveilla plus vif que jamais. Non, se dirent-ils, un pays qui compte comme le nôtre vingt-cinq millions d’habitants, parlant la même langue et professant la même religion, un pays qui a jadis réalisé la monarchie universelle, un pays qui a donné la première impulsion à la civilisation moderne et qui n’a cessé de produire des hommes éminents dans toutes les branches des sciences et des arts, un pays enfin à qui Dieu a donné pour frontières naturelles une vaste ceinture de mers, agrafée par une longue chaîne de hautes montagnes, un tel pays ne saurait être une pure expression géographique, et, si morcelé que l’aient fait nos malheurs ou nos discordes intestines, il tendra tôt ou tard à reprendre assez de cohésion pour compter encore parmi les grandes nations européennes.

« La justesse de ces réflexions, la légitimité de ces aspirations ne pouvaient être raisonnablement contestées. L’Autriche commit la faute de se refuser à les reconnaître et de n’avoir pas vu quel parti elle pourrait en tirer. En effet, si, au lieu de tromper et d’opprimer le sentiment national italien, elle s’était donné la mission de le modérer et de le conduire, elle aurait pu y puiser un nouvel élément pour sa propre force et sa propre grandeur. En accordant, suivant ses promesses, au royaume lombarde-vénitien un régime semblable à celui que lui avait fait la France, non seulement elle se serait concilié son affection, mais elle aurait encore vu se tourner vers elle les sympathies du reste de l’Italie, elle serait devenue le point de mire de ses aspirations les plus généreuses, comme l’avaient déjà été au moyen âge quelques-uns des empereurs d’Allemagne ; la révolution n’ayant pas pour prétexte et pour levier le sentiment national n’aurait pas eu de raison d’être et n’aurait pas si souvent agité l’Italie, ou si quelque mouvement s’y fut néanmoins produit, c’eût été probablement au profit de l’Autriche. Celle-ci se serait vue amenée par la force des choses à constituer elle-même une confédération italienne, dont elle aurait tenu les rênes et qui lui aurait merveilleusement servi plus tard pour ressaisir celles de la confédération germanique, prêtes à lui échapper. Au lieu d’embrasser cette noble politique, elle a préféré celle qui consistait d’un côté à absorber la Lombardie-Vénétie dans l’individualité autrichienne et à la séparer à jamais du reste de l’Italie en tâchant de la faire entrer dans la confédération germanique, et d’un autre côté à empêcher tout rapprochement des autres États italiens entre eux, à y fomenter la désunion entre gouvernements et gouvernés, de manière à les maintenir continuellement dans sa dépendance par le besoin que ceux-là pourraient à chaque instant avoir d’elle contre ceux-ci.

« Qu’est-il résulté de cette politique ? Le sentiment national italien, méconnu et comprimé qu’il était par l’Autriche et par les gouvernements qu’elle inspirait, s’allia à toutes les autres causes de mécontentement, à tous les ferments de mauvaises passions il descendit dans les sociétés secrètes et engendra cette effroyable propagande qui fait aujourd’hui de l’Italie la terre classique de l’esprit de révolte et d’anarchie, comme elle l’a été autrefois des sciences et des arts. Ensuite, un beau jour, l’un des principaux gouvernements que l’Autriche prétendait de plus en plus river à sa politique en secoua brusquement le joug, et à la faveur de bouleversements extraordinaires en Europe il saisit d’une main hardie et ferme ce drapeau de l’indépendance italienne qu’elle s’était flattée d’avoir abattu à jamais. De ce jour tout espoir de se réconcilier avec l’Italie, tout espoir de ressaisir son ascendant moral a été perdu pour l’Autriche. Il ne lui reste plus d’autre parti à prendre que de s’enfoncer de plus en plus dans la nécessité de l’arbitraire et de la violence qu’elle s’était créée et de resserrer davantage le seul lien qui l’attachât à l’Italie, celui de la force. Plus ce lien est devenu étroit et plus l’Italie éprouve le besoin de le briser, plus elle sent qu’elle ne peut être tranquille et heureuse qu’elle n’en soit entièrement délivrée.

« Mais comment secouer ce joug ? Jusqu’ici tous les efforts que l’Italie a tentés dans ce but ont été vains, tous les secours sur lesquels elle a compté tour à tour lui ont fait faute au moment suprême. Le carbonarisme constitutionnel a échoué en 1821. Le radicalisme unitaire trouble depuis trente ans l’Italie sans avoir jamais produit autre chose que de misérables et ridicules échauffourées, presque aussitôt étouffées qu’entreprises. Le fédéralisme de 1848 n’a pas eu de succès durables. La guerre de cette époque, commencée dans les circonstances les plus favorables et sous les plus heureux auspices, a tourné contre ses auteurs ; elle n’a servi qu’à rendre plus pesants les fers qu’il s’agissait de briser et à replacer sous l’influence autrichienne tous les États d’Italie, à l’exception du Piémont. Celui-ci même n’est parvenu à y échapper que par l’appui qu’il a trouvé auprès de la France.

« L’Italie a donc essayé de toutes les combinaisons possibles pour écarter par ses propres forces le joug qu’elle porte avec impatience et pour constituer sa nationalité. Elle n’a réussi dans aucune, mais ses malheurs ne l’ont pas abattue, et chaque année elle est prête à recommencer une nouvelle lutte, elle n’attend qu’une occasion favorable pour tenter de nouveaux efforts. La valeureuse Italie est donc aujourd’hui dans un état de fièvre et de maladie qu’il faut secourir au plus tôt ; secourons-là en évitant même, si cela est possible, la guerre, car son premier résultat serait de ruiner ce beau pays qu’il faut délivrer.

« Il semble, par conséquent, qu’elle devrait être bien convaincue de son impuissance ; il n’en est pas ainsi cependant. Sans parler de ce chimérique et incorrigible parti qui se donne le titre de républicain unitaire et que ses excès ont désormais voué à l’exécration de tout ce qu’il y a d’honnêtes gens en Europe, sans parler de ce parti qui croit pouvoir, à lui seul, sauver un jour l’Italie, il y a le royaume de Sardaigne, qui, se sentant fort de la protection que la France et l’Angleterre lui ont accordée et plein de sécurité derrière le rempart que ces deux puissances lui font contre l’Autriche, est devenu le quartier général de l’indépendance italienne, où se prépare depuis dix ans une nouvelle expédition en Lombardie. Il n’attend évidemment qu’une occasion favorable pour la tenter, et jusque-là on ne saurait l’en blâmer ; mais cette occasion ne se présentant pas assez vite au gré de ses désirs, il dirige tous ses efforts pour la faire naître. Par le retentissement de sa tribune et de sa presse il a entretenu l’agitation dans le reste de l’Italie, au risque de la faire éclater dans son propre sein, par une attitude hautaine, agressive, vis-à-vis de l’Autriche et des gouvernements de la Péninsule. Le parti qui domine depuis dix ans en Piémont a espéré ou déterminer une explosion chez leurs sujets, ou pousser à bout la patience des cabinets de Vienne et de Naples, provoquer ainsi de leur part l’initiative de la guerre. Or, dans l’une ou l’autre de ces éventualités, il comptait sans doute sur le concours de l’Angleterre et de la France, ou tout au moins de l’une de ces deux puissances pour arborer de nouveau l’étendard de l’indépendance d’une confédération italienne.

« Supposons maintenant que pour les affaires des provinces danubiennes ou pour celles de l’Italie la France ait déclaré la guerre à l’Autriche, et examinons quelle serait la position de la France dans cette hypothèse. La Russie et la Prusse ne seraient peut-être pas fâchées de cette guerre l’une pour des motifs de vengeance, l’autre pour des motifs de rivalité ; mais elle ne serait certainement pas vue du même œil par l’Angleterre et la Confédération germanique. Des considérations d’un intérêt majeur dans les Indes ou sur les bords du Rhin retiendraient seules leur penchant à se déclarer contre nous. Toutes ces puissances garderaient au moins l’attitude menaçante de la neutralité, verraient avec un sentiment de jalousie et de crainte nos succès et ne négligeraient rien pour nous empêcher d’en recueillir le fruit. Outre les dangers dont cette neutralité serait remplie pour la France, elle lui ôterait la liberté de ses opérations et l’obligerait à concentrer toute la guerre dans la haute Italie. Par contre, l’Autriche, rassurée sur toutes ses autres frontières, pourrait lancer la majeure partie de ses forces sur la seule partie de son territoire qui pourrait être attaquée. C’est donc seulement dans la haute Italie qu’aurait lieu le duel entre la France et l’Autriche. Dans de telles conditions deux puissances aussi bien armées qu’elles ne sauraient se porter en quelques mois l’une à l’autre des coups décisifs. Avant d’être maîtresse de la haute Italie, la France aurait à remporter une longue série de victoires ; elle aurait à prendre Mantoue, cette Sébastopol autrichienne, Vérone, Peschiera et quelques autres places de moindre importance. Tout cela exigerait sans doute les constants efforts de plusieurs années pendant lesquelles les provinces lombardo-vénitiennes auraient certainement été ravagées en tous sens et épuisées de toutes manières. Le premier résultat de la guerre serait donc de ruiner entièrement le paya même qu’il s’agissait surtout de délivrer.

« D’un autre côté, si par les armes seulement l’Autriche était définitivement chassée de ses provinces italiennes, à qui les donnerait-on ? Que ferait-on à Florence, à Rome, à Naples ? Sur quelles bases constituerait-on la nationalité italienne ? Comme ces questions sont brûlantes ! Comme leur solution est hérissée de difficultés de tout genre ! Après avoir fait d’immenses sacrifices pour l’Italie, la France ne s’y trouverait-elle pas, quand il s’agirait de l’organiser, en opposition avec le Piémont, avec les populations, avec tel ou tel parti qui dominerait l’opinion dans le moment ? Ne verrait-elle pas contrecarrer avec acharnement, et au dedans et au dehors, les mesures par lesquelles elle voudrait asseoir sur des bases solides et durables l’avenir de l’Italie ? Il lui faudrait alors compter avec les susceptibilités et les jalousies de toute l’Europe, et peut-être leur abandonner tout le fruit de ses victoires pour ne pas amener une conflagration générale. La réunion d’un congrès pour régler les affaires d’Italie deviendrait alors inévitable, et la France serait moins sûre d’y faire prévaloir ses vues que si elle n’avait jamais tiré l’épée. Il est donc de la dernière évidence qu’il n’est pas de son intérêt de chercher à résoudre toute seule par la force de ses armes la question italienne. Une telle résolution serait d’ailleurs une contradiction flagrante avec les principes que S. M. l’empereur Napoléon III a solennellement déclaré vouloir être la base de ses relations avec les autres puissances et qu’elle a si religieusement observés jusqu’ici. Après avoir manifesté le désir de faire entrer dans le droit des gens cette règle qu’aucune guerre ne puisse désormais éclater que la légitimité de ses causes n’ait été préalablement discutée dans un congrès européen et que celui-ci n’ait épuisé tous les moyens de conciliation, il n’est pas probable que la France, reniant tout à coup cette noble pensée, déclare brusquement la guerre à l’Autriche sans que celle-ci ait ouvertement violé quelque traité et uniquement pour hâter l’arrangement des affaires d’Italie.

« En résumé, il est hors de doute que de toutes les nations du monde la France est celle qui professe les plus vraies et les plus vives sympathies pour l’Italie et en particulier pour le Piémont, celle qui sera toujours prête à les protéger, à les défendre, a

faire pour eux des sacrifices. Mais jamais elle ne leur subordonnera, je l’espère bien, ses propres intérêts et ceux de l’Europe. Elle a d’ailleurs trop de modération pour prétendre trancher à elle seule la question piémontaise, sous laquelle se cache celle de l’unité de l’Italie. Son rôle se borne donc aujourd’hui à s’en occuper activement, à engager les autres puissances à s’en occuper de même, et à continuer à semer ainsi les jalons dont les premiers ont été posés par elle, il y a quelques années, dans les conférences de Paris, et qui mèneront sûrement tôt ou tard à ce congrès européen où se régleront définitivement les destinées de l’Italie. Que ce beau et intéressant pays attende donc avec un peu plus de patience et de confiance le résultat des bons offices de la France, et qu’il se garde bien d’en reculer le moment ou d’en compromettre d’avance le succès par des actes aussi imprudents et intempestifs que le serait un mouvement révolutionnaire ou une déclaration de guerre du Piémont à l’Autriche.

J’ai assurément beaucoup de sympathie pour l’Italie, mais avant tout je suis Français, et il ne faut pas marcher trop vite, aveuglément, car l’unité de l’Italie que certains souhaitent produirait du même coup l’unité de l’Allemagne, que nous avons tout lieu de craindre dans l’avenir et d’éviter dans notre propre intérêt, pour la sécurité et la stabilité même du gouvernement impérial[2].

Comte de Reiset. »

Trois jours après, le 20 février, à un bal intime donné aux Tuileries, l’Empereur s’approcha de moi et tira de sa poche pour me la rendre la lettre de d’Azeglio que je lui avais fait communiquer par le duc de Bassano. Elle est curieuse et m’a bien intéresse ; j’en ai souligné les passages les plus frappants », me dit-il en me la remettant. « Cette lettre aura maintenant un double prix pour moi », lui répondis-je. Nous parlâmes de nouveau de l’Italie, de ma pensée dominante : l’établissement de la confédération italienne, le projet de Henri IV, avec le pape souverain à Rome, et rien que cela, qui est déjà beaucoup. L’Empereur termina l’entretien en me disant : « J’aurai de la patience et de l’énergie. Nous verrons plus tard ce qu’il y aura à faire. »

La princesse Clotilde assistait au bal. Elle était en noir à cause du deuil d’une des archiduchesses de Toscane, morte récemment grosse de trois mois. Elle dansa avec le prince de la Tour d’Auvergne qui devait repartir le lendemain pour Turin : elle faisait vis-à-vis à la princesse Mathilde.

J’avais encouragé d’Azeglio à écrire de nouveau à l’Empereur par mon intermédiaire. Je reçus de lui une seconde lettre fort longue, datée de Rome les 11-14 mars 1859. Elle fut mise, comme la première, sous les yeux de Napotéon III. Lorsqu’il me la fit rendre, les passages qui l’avaient frappé étaient encore soulignés par lui.

Le 25 mars, après avoir dîné chez M. Drouyn de Lhuys, j’assistai à un concert donné aux Tuileries. L’Empereur me répéta qu’il avait lu avec intérêt les nouvelles lettres de d’Azeglio que je lui avais communiquées, et qu’il avait engagé le comte Walewski à écrire à son ambassadeur à Rome en faveur du malheureux comte Adolphe Spada, de Pesaro, ami de d’Azeglio, qui, compromis par des lettres anonymes, se trouvait impliqué dans un procès politique. Massimo d’Azeglio, qu’on mettait volontiers en évidence lorsqu’il s’agissait de missions honorifiqnes, venait d’être envoyé à Londres pour porter au prince de Galles le grand collier de l’Annonciade ; il devait rester pendant quelque temps en Angleterre et revenir ensuite me revoir à Paris.

Voici le texte de cette lettre de Massimo d’Azeglio ; les passages en italique sont ceux qui ont été soulignés ou marqués au crayon par l’Empereur.


Rome, 11 et 14 mars 1859.


« Mon cher ami,

« Je suis à Rome depuis dix jours, sans avoir pu trouver le moment de m’asseoir pour écrire. Ce ne sont pas les difficultés de ma mission qui m’ont pris mon temps, mais bien les empressés qui pleuvent sur moi du matin au soir. À la lettre, on ne me donne pas le temps de m’habiller. Enfin, aujourd’hui, j’ai tiré le verrou et je ne veux pas tarder un instant à répondre à votre bonne lettre. Elle contient une parole qui excite en moi des sentiments que j’ai besoin d’exprimer, et je vous prie de vous en rendre l’interprète auprès de S. M. l’Empereur. Je me sens pénétré envers lui de la plus vive reconnaissance pour l’attention qu’il a daigné prêter à mes observations sur les affaires actuelles. Pour ce qui se rapporte à l’Italie, elles sont le fruit d’une longue expérience, ainsi que d’études suivies ; elles sont en outre l’expression de convictions sincères. C’est là tout leur mérite. Encouragé par une si haute bienveillance, je ne saurais m’arrêter. Je continue donc et je vais d’abord vous exposer quelques idées sur ce qu’il y aurait de possible dans une reconstitution des États italiens. Elle peut arriver de deux manières par la guerre comme par les négociations. Dans le premier cas, le champ du possible s’étend indéfiniment, et je pense que pour le moment on peut se borner à établir certaines données desquelles, à mon avis, on ne devrait pas s’écarter. L’Italie est constituée, comme nation, en trois races d’une origine bien distincte. La vallée du Pô jusqu’à Bologne, même Ancône, est peuplée par les descendants des envahisseurs venus du nord avant la fondation de Rome. Depuis l’Apennin jusque Rome, c’est les anciens Tirreni, les Pelasgi, les Etrusci. Depuis Rome jusqu’à Reggio, la race est phénicienne, grecque, etc. : c’est toujours la Magna Grecia avec son caractère et ses traditions. Prenez ces divisions comme à peu près, bien loin de l’exactitude scientifique. Telles que je vous les présente, elles suffisent pourtant, à mon avis, pour signaler les différences essentielles qui existent entre les populations de la Péninsule et pour établir la convenance qu’il y aurait à faire passer dans le principe politique une division résultant de la nature des choses. Quant à la Sicile, que j’ai étudiée et visitée trois fois, je suis convaincu que jamais une annexion ne réussira ; les Siciliens s’y refuseront toujours, et il serait, selon moi, préférable de les constituer comme quatrième État italien plutôt que d’avoir à les comprimer continuellement. La question du Pape est la plus difficile pour la raison que le Pape de l’étranger n’est pas le Pape des Italiens. Pour les premiers, c’est le pontife, le vicaire de Jésus-Christ ; pour les seconds, c’est le souverain s’appuyant à la domination étrangère, c’est le Vicaire impérial du moyen âge. En touchant à sa souveraineté, on a à résoudre le difficile problème de ne pas trop blesser des convictions entièrement opposées. Comme toujours il faudra transiger et que les deux partis fassent des concessions. On pourrait faire de la ville de Rome et d’un territoire de quelques milles quelque chose comme Hambourg : l’administration entre les mains d’un sénat, avec le sénateur traditionnel ; la souveraineté au Pape et une riche liste civile fournie par les États catholiques. Vous pensez bien que je ne prends pas moi-même fort au sérieux tout ce beau plan. J’ai pourtant cru que dans l’attente d’un avenir où l’imprévu joue un si grand rôle, il est bon de tout dire. Qui sait ? On pourrait parfois frapper juste sans trop s’en douter. Je passe maintenant à examiner ce qui pourrait être obtenu par la voie diplomatique. Je crois vous l’avoir déjà écrit, qu’à mon avis l’émancipation réelle et définitive de la droite du Pô non seulement serait un résultat magnifique et fécond en résultats encore plus importants dans un prochain avenir, mais que peut-être, pour le moment, ce serait la solution à préférer. En politique je crois que la marche la plus sûre est de faire une chose à la fois. L’Italie, en ce moment, ressemble à un homme qui a été longtemps malade et enchaîné. Vous ne pouvez pas dire à ces hommes-là : « Voici un cheval et des armes, monte dessus et bats-toi. » Ils vous répondront : « Mais je meurs de faim, mes membres sont engourdis, mon bras est sans vigueur ! » et ils auront raison. Dieu sait si je plains les Lombardo-Vénitiens du fond de mon âme, mais pour eux comme pour tous il s’agit de bien faire et non de faire vite. Il s’agit de remettre un peu de sang dans les veines de cette pauvre nation exténuée, afin qu’elle ait la force de concourir, elle aussi, à sa régénération. À quoi bon la rendre indépendante d’un coup, si elle n’a pas les qualités nécessaires pour défendre et garder son indépendance ? À ce propos, je dois pourtant vous dire qu’il y a un immense progrès en Italie. Je l’ai constaté. Partout j’ai rencontré abdication entière des partis devant l’idée nationale ; disposition aux sacrifices partiels ; on est résolu à souffrir et à attendre. Si on voit que sérieusement on met la main à l’œuvre, on n’aura point la prétention que la besogne s’achève d’un seul coup. Ceux qui n’auraient rien gagné diront : « Ce sera notre tour plus tard. » Mais il ne faut pas s’y tromper, tout ceci ne saurait finir par une déception. Vous comprenez qu’il y a en Italie une grande anxiété et quelque méfiance aussi. Voici le thème que j’ai adopté et que depuis Turin j’ai répété partout : « Non so se savà pace o guerra ; non so cosa si guadagnerà precisamentè, ma sono certo che in niente tutto queston non finisce[3]. » On pourrait répondre que cette promesse est bien vague, et pourtant pas un qui ne s’en soit montré satisfait ! Je prêche avec soucis la modération, montrant ! a différence qui existe entre 1848 et 1859. Alors chaque État agissait isolément au milieu du désordre général ; aujourd’hui l’Europe organisée jouant une grande partie avec toutes ses forces morales comme matérielles, sous la pression des intérêts généraux et de l’opinion publique, j’en tire la conséquence que notre plus grand intérêt à nous consiste à en obtenir le suffrage ; nous l’avons perdu, dis-je à tout le monde, par la mort de Rossi et la fusillade du Quirinal. Sachons le regagner par notre modération, par notre sagesse à ne pas vouloir l’impossible et par notre énergie à réprimer les mauvaises passions du parti démagogique. Eh bien ! à ces idées nouvelles, pour cette partie surtout de l’Italie, je ne rencontre que des adhésions, et je regarde comme à peu près certain que je réussirai à empêcher tout mouvement dirigé contre la personne et la dignité du Pape, dans Rome du moins, mais toujours sous la condition expresse que le niente sera exclu. Je crois que même dans le cas de l’évacuation on pourra tenir ces gens tranquilles. À ce sujet je veux vous dire mon idée. Évidemment c’est l’Autriche qui l’a conseillée, probablement pour amener les choses au dilemme suivant : Une fois Rome évacuée, ou il y aura des désordres, et il faudra bien y revenir ; en outre, on compte sur quelques actes odieux qui perdraient la cause italienne dans l’opinion publique ; ou bien, tout le monde reste tranquille, et on pourra bien dire « Voyez-vous ces gens qu’on disait si maltraités et si mécontents ! » Cette explication me parait préférable à celle de quelques journaux qui croient que l’Autriche, n’ayant que quelques étapes à faire, reviendrait seule, etc. La France n’a accoutumé personne à s’imaginer qu’on peut se moquer d’elle, à si peu de frais. Mon Dieu, mon cher ami, aurez-vous jamais la patience. de me suivre à travers toutes ces feuilles que je vous envoie ? J’en doute, et aussi j’en reste là pour le moment, vous demandant pardon de ma prolixité, mais je n’ai pas le temps d’être bref.

« Avant de fermer ma lettre, j’ai une prière à vous adresser à genoux, et vous savez qu’en ne m’y voit pas souvent. Voici la chose : on fait beaucoup d’arrestations en province sur des dénonciations anonymes. Ces accusés sont jugés par des commissions spéciales, vous savez ce que cela signifie. On a arrêté le comte Adolphe Spada, de Pesaro, mon intime ami depuis quinze ans. Il est à Ferneo sous la griffe d’un certain Collemasi, processante[4] de la pire espèce. J’affirme sur l’honneur que Spada est un parfait honnête homme dont je réponds, et il est impliqué dans un procès d’assassinat politique datant de sept ou huit ans. Dieu sait quel est son accusateur. Je sais, par contre, qu’au temps de la République il a fait beaucoup de bien à Pesaro et empêché des désordres. La réaction lui a ôté sa place de conservateur des hypothèques. Des malheurs de famille l’ont réduit presque à l’indigence. Je lui avais trouvé de l’emploi en Piémont pendant que j’étais ministre ; il a refusé, disant qu’il avait des dettes et ne voulait pas se dérober à ses créanciers. Voilà l’homme qu’on traite d’assassin et qui est peut-être exposé à recevoir la bastonnade. Mon but serait de trouver le moyen de le faire exiler. Voyez ce qu’on est réduit à demander pour ses amis. Une fois exilé, il viendrait à Turin, et il aurait échappé à cette affreuse barbarie. Mon cher et bon Reiset, voyons, mettez-vous en quatre et tirez-moi ce brave homme des geôles de Nardoni. Dieu vous bénira, vous et les vôtres, et vous sécherez les larmes de toute une famille. Il me passe mille projets par la tête. C’est peut-être extravagant, ce que je dis ; mais si l’Empereur en était instruit ? Je le sais bien, il y en a des centaines dans le cas du pauvre Adolphe mais pour celui-ci, du moins, on peut être bien sûr qu’on sauve un honnête homme. Et si Mme de Rayneval voulait en parler à l’Impératrice ? Enfin vous êtes un homme de cœur, vous êtes mon ami ; si vous ne me venez pas en aide, c’est que vous n’en avez pas trouvé le moyen, j’en suis sûr. Seulement, je vous supplie de me le faire savoir le plus tôt possible, car alors je chercherai le moyen de le faire sauver.

« Mercredi, j’aurai mon audience de Sa Sainteté à laquelle je suis chargé de présenter les hommages de Sa Majesté. Après cela, ma mission est finie. Mais en partant j’ai dit au Roi que, puisqu’il m’envoyait dans un pays où j’ai passé mes meilleures années, je le priais de m’y laisser quelque temps. Dans ce qui peut arriver il est possible qu’il y ait quelque chose de bon à faire et quelque chose à empêcher. Je vais m’y appliquer. Malheureusement, je n’ai plus la libre disposition de mes membres, et ma jambe me fait souffrir pour peu que je dépasse certaines limites et que je me fatigue. Patience, la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a.

« Veuillez présenter mes amitiés à Mme de Reiset ; et si vous avez quelque chose à me mander, adressez-le-moi à Rome, sans oublier qu’on ouvre les lettres des hommes dangereux tels que votre dévoué

« Max Azeglio.
« Rome, 14 mars 1859.

« P. S. — On voudrait faire ici un don de chevaux à l’armée piémontaise, mais on craint d’être mis en prison. Croyez-vous qu’on pourrait trouver moyen de les garantir ? »

  1. La question italienne. — Période de 1814 à 1860
  2. À cette même époque, Emmanuel d’Azeglio, neveu de Massimo, ministre de Sardaigne à Londres, ayant, sur les instances de M. de Cavour, exprimé à lord Palmerston le plan de l’unité de l’Italie et sa pleine confiance dans le concours de l’Angleterre pour en arriver à ce résultat, le noble lord lui répondit gravement par cet paroles prophétiques : « La question est de savoir, monsieur, si la France ne craindrait pas ainsi d’avoir à son flanc une seconde Prusse. »
  3. Je ne sais si ce sera la paix ou la guerre ; je ne sais pas ce qu’on gagnera précisément, mais je sais que tout cela ne finira pas en rien.
  4. Faiseur de procès.