Mes souvenirs sur Napoléon/Partie 3/Chapitre I

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Troisième partie
Le caractère intime de Bonaparte, sa police
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TROISIÈME PARTIE

LE CARACTÈRE INTIME DE BONAPARTE.
SA POLICE.



CHAPITRE PREMIER

BONAPARTE DANS SON INTÉRIEUR.


C’est surtout pendant les quatre années du consulat de Bonaparte qu’on a pu étudier ce caractère extraordinaire. À cette époque, il était accessible pour tout le monde. Il se montrait à découvert ; il admettait à sa table presque toutes les personnes qui le fréquentaient ; et comme il aimait beaucoup à causer, il est bien peu de questions importantes sur lesquelles on ne l’ait entendu discuter et se prononcer. Il admettait alors en bottes et en frac ses ministres et les étrangers. On passait très souvent à sa maison de campagne de Malmaison les journées entières avec lui, et le temps était tout employé en promenades, jeux et conversations.

Alors, Bonaparte était vraiment grand et estimé. Le souvenir de ses victoires, la comparaison de l’état anarchique, d’où l’on sortait à peine, avec le nouvel ordre de choses, qui donnait alors des garanties et une véritable liberté, lui captait tous les cœurs. Bonaparte lui-même paraissait heureux ; il goûtait à la fois le charme de la vie domestique, embellie par les qualités aimables de sa première compagne et par l’amour d’un peuple naturellement bon, qui lui devait la terminaison de ses longues agitations. Bonaparte était alors estimé et considéré au dehors. Et s’il eût su borner là son ambition, il serait encore sur le trône de France, entouré des bénédictions publiques.

Mais la Providence en avait décidé autrement. Le titre modeste de premier Consul lui parut au-dessous de ses prétentions. Il voulut établir une dynastie et fonder un empire. Il refondit alors nos institutions et s’arrogea des prérogatives qui, jusque-là, avaient appartenu aux grands corps. Il s’isola des hommes qui jusque-là avaient vécu avec lui dans une sorte de familiarité. Il établit une étiquette sévère à sa cour. Il y créa, pour ses courtisans, un luxe de costumes qu’on n’avait jamais vu dans les cours les plus somptueuses. Ces innovations opérèrent un changement funeste dans l’opinion publique. Les hommes qui s’intéressaient à lui presque autant qu’à leur pays s’éloignèrent, et, dès ce moment, il n’eut plus que des flatteurs autour de lui. Sa volonté devint la loi suprême ; ses décrets étaient proclamés par ses courtisans comme des oracles ; la moindre observation était punie comme insurrection ; la partie saine de la nation se tut et se borna à gémir ; les corps, qui n’étaient consultés que pour donner une apparence de forme aux actes de sa volonté, furent avilis : ainsi se forma et se consolida le despotisme le plus affreux qui ait pesé sur des hommes. Une fois parvenu à comprimer la nation, son ambition ne connut plus de bornes. Il prétendit, dans son délire, devenir le maître du monde ; et, dans l’espace de six à sept ans, il parvint, en effet, à mettre sous sa domination presque toute l’Europe, et il eût exécuté ce projet gigantesque si l’opinion publique de la France, qui s’était tournée contre lui, ne se fût pas réunie aux efforts de l’Europe coalisée pour le renverser.

Napoléon a connu sa position, mais il l’a connue trop tard. Il a cru la France inépuisable dans son affection comme dans ses ressources ; il a mal jugé, à la fois, et sa nation et les étrangers. Il a cru que la première ne l’abandonnerait pas, et que ses ennemis n’oseraient pas s’engager dans l’intérieur du royaume ; il n’a été détrompé que lorsqu’il n’y avait plus de remède. Et il a eu la douleur de voir, dans la campagne de 1814, que les Français appelaient la domination des étrangers pour se délivrer de la sienne.

Au moment où les étrangers s’ébranlaient pour marcher sur la France, Napoléon me dit un jour avec chaleur : « Misérables ! ils ne voient pas que j’ai éteint les révolutions, et travaillé vingt ans à consolider la monarchie. Ils verront qu’après moi ils ne seront pas assez forts pour arrêter le torrent qui, dans dix ans, les entraînera tous. »


Les personnes qui ont peu approché Napoléon, ou qui ne l’ont vu que quelques instants, ne peuvent le juger que très défavorablement. Son premier abord était froid et ses propos insignifiants ou malhonnêtes ; il n’avait point ces formes agréables que donnent l’usage du monde ou une éducation soignée. Parlait-il à un ambassadeur : « Vous amusez-vous à Paris ? Avez-vous des nouvelles de votre pays ? » Voilà ses formules ordinaires. Voyait-il un sénateur, un conseiller d’État : « Comment se porte monsieur le … ? Il fait chaud aujourd’hui, il fait froid ou humide. » Était-il dans un cercle de femmes, il demandait le nom à chacune, même souvent à celles qu’il connaissait depuis longtemps, et par extraordinaire il faisait quelquefois compliment sur une robe, un diamant, etc.

Souvent même, il était malhonnête et grossier. Dans une fête de l’Hôtel de ville, il répondit à Mme ***, qui venait de lui dire son nom : « Ah ! bon Dieu ! on m’avait dit que vous étiez jolie… » ; à une autre : « C’est un beau temps pour vous que les campagnes de votre mari… » ; à des vieillards : « À votre âge, on n’a pas longtemps à vivre… » ; à de jeunes personnes : « Avez-vous des enfants ? »

En général, Napoléon avait le ton d’un jeune lieutenant mal élevé ; et, au premier abord, rien n’annonçait en lui ni de l’esprit, ni le moindre usage du monde. Je l’ai vu, dans ses petites soirées, sortir de son cabinet en sifflant, accoster des femmes sans interrompre son chant, et s’en retourner en fredonnant un air italien.

Souvent il convoquait six à huit cents personnes à la Cour et n’y paraissait pas. Souvent il invitait dix à quinze personnes à dîner et se levait de table avant qu’on eût mangé la soupe.

On ne peut pas nier cependant que Napoléon n’eût beaucoup d’esprit et beaucoup de piquant dans la conversation, mais ce n’était jamais que dans les discussions qu’il développait ces qualités. Il était même très éloquent quand il était animé ou lorsqu’il voulait faire prévaloir une opinion. Je lui ai entendu tenir plusieurs propos qui feraient la fortune d’un homme d’esprit.

Un jour, Fontanes prenait le parti d’un ouvrage de M. Molé que l’Empereur critiquait. Fontanes, pressé par la dialectique serrée de l’Empereur, finit par dire qu’on devait avoir quelque indulgence pour des noms qui avaient de l’illustration : « Ah ! monsieur de Fontanes », répondit l’Empereur, « laissez-nous au moins la république des lettres[1]. »

« L’ambition, disait un jour l’Empereur, est le principal mobile des hommes. On dépense son mérite tant qu’on espère s’élever ; mais lorsqu’on est arrivé au premier degré, on ne voit plus que le repos. J’ai créé des sénatoreries et des principautés pour laisser quelque chose à ambitionner et maintenir par là les sénateurs et les maréchaux dans ma dépendance. »

« Le génie n’est quelquefois qu’un instinct qui ne se perfectionne pas. Plus souvent, c’est l’art de bien combiner, que l’observation et l’expérience perfectionnent chaque jour. Une bonne idée ne se lie pas toujours à un bon jugement, mais un bon jugement suppose toujours de bonnes idées. »

« On ne peut pas assigner de limite à la fortune. Celui qui peut satisfaire à ses besoins avec trente francs par jour est plus riche que celui qui éprouve une privation avec trois cent mille francs de rente. Souvent, toute la différence des fortunes consiste à pouvoir manger des petits pois quinze jours plus tôt. »

« Les anciennes dynasties ne peuvent souffrir les nouvelles qu’autant que celles-ci les effrayent. Elles accordent à la peur ce qu’elles ne peuvent pas donner à l’affection. »

Napoléon témoignait un jour au poète Lemercier le regret qu’il avait qu’il ne l’eût pas suivi en Égypte. Celui-ci lui observa qu’il ne se plaisait que là où les droits de l’homme sont reconnus. « Eh bien, répliqua Bonaparte, vous eussiez vu un pays où le souverain compte pour rien la vie de ses sujets et où le sujet compte pour rien sa vie, et vous vous seriez guéri de votre philanthropie. »


Napoléon avait quelquefois de l’abandon dans la conversation. Mais, si l’interlocuteur voulait s’en prévaloir pour lui faire des observations ou pour attaquer quelqu’un de ses principes, il changeait promptement de ton, reprenait tout son ascendant, et cherchait à l’humilier plutôt qu’à le combattre. Il fallait se méfier constamment de son faux air de bonhomie. Les gens qui le connaissaient le mieux, ceux qui vivaient le plus habituellement dans sa société, tels que Duroc et Berthier, ne s’écartaient jamais des bienséances. Il jouait souvent à toutes sortes de jeux, mais il trichait sans cesse ; il se faisait payer, mais rendait l’argent que sa conscience lui reprochait d’avoir mal gagné.

Je l’ai vu plusieurs fois jouer aux barres sur les gazons de la Malmaison et ne cesser le jeu que lorsqu’il était en sueur.

Personne n’était à son aise autour de Napoléon, parce que personne ne pouvait compter sur des sentiments de bonté ou d’indulgence de sa part. Le moindre contretemps, la plus légère inattention le portaient à des fureurs, et il n’avait aucun égard pour les personnes qui le voyaient le plus habituellement, de sorte que ces personnes étaient toujours sur les épines, dans la crainte de déplaire ou de prendre sur elles des décisions qui pourraient le contrarier. Aussi étaient-elles constamment occupées à prendre ses ordres pour les plus petites choses, et à les exécuter sans modification, fort heureuses encore s’il ne faisait pas retomber sur elles l’inconvenance de quelques mesures qu’il avait ordonnées lui-même.

Sa Cour était une vraie galère où chacun ramait selon l’ordonnance.


Napoléon avait une complexion physique et morale qui ne ressemblait en rien à celle d’aucun autre grand personnage connu. Sa taille était petite ; sa physionomie expressive ; son corps sain ; son audace extrême. Son esprit et son corps étaient inépuisables à la fatigue. On l’a vu rester douze à quatorze heures à cheval sans éprouver aucun besoin. Il racontait avec complaisance qu’il s’était battu pendant cinq jours consécutifs contre le général Alvinzy sans quitter ses bottes et sans fermer l’œil, et que, lorsqu’il l’eut forcé à la retraite et ordonné ses préparatifs pour le poursuivre, il dormit trente-six heures. On a vu Napoléon revenir du fond de la Pologne sans s’arrêter, convoquer son conseil en arrivant et montrer la même présence d’esprit, la même suite et la même force d’idées que s’il avait passé la nuit dans sa chambre. Il avait l’habitude de prendre un bain pour se délasser ; il dormait souvent dans le bain, et prétendait que l’eau redonnait à ses fibres, en une heure, tout ce qu’elles avaient perdu d’action par la fatigue.

La fatigue ou un exercice forcé paraissaient nécessaires à sa constitution. Après des campagnes pénibles de six mois, il revenait plus gras et mieux portant qu’à son départ.

Ses facultés morales étaient aussi inépuisables que ses facultés physiques. Il tenait souvent des conseils qui duraient huit à dix heures, et c’était toujours lui qui faisait le plus de frais en paroles et en contention d’esprit. Après ces conseils, il en tenait d’autres pour des matières différentes, et jamais on ne s’est aperçu de la fatigue de son esprit. Il se retirait souvent dans son cabinet après ces conseils, et c’était pour s’y livrer à de nouveaux travaux. Il lui est arrivé souvent de ne prendre que quelques minutes dans la journée pour ses repas, et de passer tout le reste du temps à travailler.

Napoléon n’observait aucune règle dans sa manière de vivre. Il n’avait rien de fixe pour ses repas ni pour son sommeil. Je l’ai vu dîner à cinq heures et à onze. Je l’ai vu se coucher à huit heures du soir et à quatre ou cinq heures du matin. Ce n’était point toujours la nature ou l’importance de son travail qui amenait ces bizarreries ; c’était souvent un système qu’il se faisait : ainsi, pendant six mois, il s’était fait une loi de ne dîner qu’à la nuit tombante. Plus souvent, c’était le besoin qu’il éprouvait de manger ou de dormir qui variait ses heures de repas ou de sommeil. Quelquefois, il dormait huit ou dix heures ; d’autres fois, à peine couché, il se levait et travaillait toute la nuit.

Napoléon était très sobre et n’avait aucune prédilection pour tel ou tel aliment. En se mettant à table, il s’emparait d’un plat et bornait là son repas. Il était rarement à table plus de dix à douze minutes, à moins que la conversation ne lui plût. Il lui arrivait souvent de se lever de table et de laisser des convives affamés qui avaient à peine eu le temps de déplier leurs serviettes. Dans le commencement, on se levait avec lui sans avoir dîné, et il n’invitait pas à continuer le dîner ; mais, quelque temps après, il fut convenu qu’on ne le suivrait point.

Personne n’était à l’aise dans la société de Napoléon que lui seul. Il ne s’est jamais gêné en rien, et il tenait tous ses alentours dans l’étiquette et la contrainte les plus sévères. Le souverain mépris qu’il avait des hommes lui inspirait cette conduite.

Ceux qui ont étudié Napoléon se sont aperçus que, pendant les quinze années de son règne, il s’est opéré de grands changements dans son physique et son moral. Rien n’a égalé son activité pendant les quatre années de son Consulat. À cette époque, il cherchait à s’instruire sur toutes les parties de l’administration ; il réunissait en conseil, tous les jours, les hommes les plus forts, et là, on discutait toutes les questions ; il fatiguait ses conseillers ; il était seul infatigable. Lorsqu’il eut acquis des connaissances et qu’il se fut formé une opinion sur toutes choses, je l’ai dit déjà, il n’écouta plus personne. Alors les ministres eux-mêmes ne furent plus que des porteurs de portefeuilles qu’on remettait à Maret, qui les faisait signer.

C’est à cette époque qu’il se fit proclamer Empereur. À quarante ans, il prit de l’embonpoint ; il n’avait plus la même confiance dans ses forces. Il était dégénéré.

Ce fut surtout à son retour de Moscou que les personnes qui l’approchaient de plus près remarquèrent le très grand changement opéré dans la constitution physique et morale de Napoléon. Cette campagne, qui, sans altérer sa gloire militaire, avait fait tort à sa prévoyance et lui avait fait périr la plus belle armée qui fut jamais, le forçait de renoncer au plan gigantesque que son ambition avait conçu. D’un autre côté, le froid énorme qu’il venait d’éprouver avait agi sur son moral, et je confesse que, depuis cette triste époque, je n’ai retrouvé en lui ni la même suite dans les idées, ni la même force de caractère. On n’apercevait plus que des élans d’imagination toujours incohérents. On ne voyait plus ni le même goût ni la même aptitude au travail ; et j’ai dit souvent que sur cent fibres dont pouvait se composer son cerveau, il n’y en avait pas plus de la moitié de saines.

Dès ce moment, la fatigue du cheval lui devint insupportable ; le sommeil, qu’il avait maîtrisé jusque-là, le maîtrisa à son tour ; la table, qui lui avait paru indifférente, commença à avoir des attraits pour lui. Lui seul ne s’aperçut pas de ces changements. Il voulut réparer sa fortune sans avoir les mêmes moyens qu’il avait eus pour la fonder, et loin de bien juger son changement de position, il rapportait ses propres fautes à la trahison ou à l’impéritie de ses généraux. Le général Becker, qui a été chargé d’accompagner Napoléon à Rochefort, où il s’est livré aux Anglais, m’a rapporté qu’il accusait les généraux de tous ses revers dans ses dernières campagnes.


Comme les plus petits détails contribuent souvent à faire mieux connaître les hommes que les grands événements, je rapporterai quelques traits de la vie domestique de Napoléon qui pourront faire juger de son caractère.

Napoléon était destructeur par habitude et par caractère. Dans la salle du conseil et au milieu d’une délibération, on le voyait, un canif ou grattoir à la main, dépecer le bras de son fauteuil et y faire des entailles profondes. On était sans cesse occupé à rapporter des pièces à ce fauteuil, qu’on était sûr qu’il dépècerait le lendemain. Pour varier ses plaisirs en ce genre, il s’emparait d’une plume et couvrait de larges barres d’encre chacune des feuilles de papier qu’il avait devant lui. Dès qu’elles étaient bien noircies, il les froissait dans ses mains et les jetait à terre.

Lorsqu’on lui apportait quelque ouvrage de sculpture délicat, il sortait rarement de ses mains qu’il ne l’eût mutilé. Je me rappelle que je lui présentai un jour son portrait à cheval exécuté à la fabrique de porcelaine de Sèvres, avec une vraie perfection. Il le plaça sur une table. Il cassa les étriers, puis une jambe, et, sur l’observation que je lui fis que l’artiste mourrait de chagrin s’il voyait ainsi mutiler son ouvrage, il me répondit froidement : « On répare tout cela avec un peu de pâte. »

Caressait-il un enfant, il le pinçait jusqu’à le faire pleurer. À la Malmaison, il avait une carabine dans son cabinet, avec laquelle il tirait constamment, par la fenêtre, sur les oiseaux rares que Joséphine entretenait dans les bassins du parc.

Le malin génie de la destruction le possédait au point qu’il n’entrait jamais dans la serre chaude de la Malmaison sans couper ou arracher quelqu’une des plantes précieuses qu’on y cultivait.

Croira-t-on qu’avec cette manie de détruire, de briser, il pût apporter le plus grand ordre dans ses dépenses ? Rien de plus vrai cependant. Son état de maison était à la fois un modèle d’ordre et d’économie. Il tenait des conseils avec tous les chefs ordonnateurs, une fois la semaine. Là, il arrêtait ses comptes, ouvrait des crédits, se faisait présenter des états exacts, et par pièces, de toutes les dépenses, des ventes et achats, et il ne se consommait pas un article, ni dans ses cuisines, ni dans ses écuries, ni dans ses appartements, dont il ne connût le prix. Il s’amusait quelquefois à demander à ses courtisans le prix des divers objets de consommation, et se complaisait à observer qu’il était servi à meilleur marché qu’eux.

Un jour que j’entrais dans son cabinet, il me dit d’un air joyeux qu’il venait de gagner sur ses dépenses 35,000 francs par an. Je lui demandai sur quoi portaient ces économies : « Sur le café », me répondit-il. « On prenait ici 155 tasses de café par jour, chaque tasse me coûtait 20 sous, ce qui faisait 56,575 francs par an (le sucre coûtait alors 4 francs et le café 5 francs la livre). J’ai supprimé le café et accordé 7 francs 6 deniers en indemnité. Je payerai 21,164 fr. et j’économiserai 35,000 fr. »

Napoléon était doué d’une mémoire extraordinaire, mais il avait surtout celle des chiffres et celle des noms. Les résultats des tableaux de situation qu’on lui présentait se gravaient dans sa tête d’une manière ineffaçable, et c’est pour cela qu’il exigeait des états en chiffres et qu’il détestait les phrases.

Il redressait souvent ses ministres sur les aperçus qu’ils lui donnaient ; il rappelait avec une précision étonnante les états des années précédentes, et très rarement l’erreur était de son côté. Je me souviens qu’un jour, le ministre Dejean lui soumettait un état général des dépenses d’étape dans la marche des troupes ; Napoléon s’arrêta à un article où il était passé douze cent trente rations pour le passage d’un corps à Fontenay. « Il y a erreur, dit-il, ce corps était à Rochefort à cette époque ; il en est parti tel jour pour aller en Espagne et n’a pas passé par Fontenay. Vos états sont faux. » Dejean voulut défendre son travail. Mais Napoléon insista, et le ministre, ayant fait vérifier ses états, convint, huit jours après, qu’il y avait erreur. — Une autre fois, je lui présentai trois députés du Valais : il demanda des nouvelles de ses deux petites filles à l’un d’eux. Ce député me dit n’avoir vu qu’une fois Napoléon, au pied des Alpes, lorsqu’il allait à Marengo. « Des embarras d’artillerie, ajouta ce député, le forcèrent de s’arrêter un instant devant ma maison ; il caressa mes deux enfants, remonta à cheval, et depuis lors je ne l’avais pas revu. »

Il suffisait à Napoléon d’avoir vu un homme une seule fois dans les voyages en province pour que, dix ans après, il se rappelât son nom, son département et son état. Napoléon avait toute son armée dans sa tête. Il eût dit, sans hésiter, quelle était la force de chaque corps, le lieu où il était, les détachements qu’il avait dans les environs, etc. Il connaissait presque tous les officiers de son armée, et eût décrit l’histoire de leurs nombreuses campagnes avec autant d’exactitude qu’ils auraient pu le faire eux-mêmes.


Napoléon était toujours habillé simplement. Il ne portait jamais que le costume de colonel de sa garde, vert ou bleu, et un chapeau à trois cornes sans plume. Lorsqu’il montait à cheval, surtout dans les campagnes, il avait une redingote qui a été constamment de couleur grise. Tout ce qui l’entourait était richement costumé, et ce contraste était à son avantage.

Dans les grands jours d’étiquette et lorsqu’il recevait sur son trône, il étalait alors un grand luxe. Ses ordres étaient en beaux diamants, de même que la garde de son épée, la ganse et le bouton de son chapeau et ses boucles. Ces habits lui seyaient mal, il en paraissait embarrassé, et il les quittait le plus tôt qu’il pouvait.

Le luxe de sa Cour avait été porté jusqu’à l’extravagance. Les femmes et les hommes y étaient couverts d’or et de pierreries. Les princesses de sa famille donnaient à cet égard un exemple que tout le monde voulait suivre ; il n’en était aucune qui n’eût pour plusieurs millions de parures. Napoléon excitait un peu ce goût effréné pour la dépense, parce que, selon lui, on faisait ainsi travailler les artistes. Il donnait à pleines mains, mais on savait qu’il voulait qu’on dépensât, et cela suffisait pour produire ce luxe.

On a cru que Napoléon était prodigue. Mais ceux qui l’ont connu de près savent qu’il était aussi économe des deniers de l’État que de ceux de sa caisse. Jamais personne n’a mieux calculé une dépense. Ce qu’il donnait à ses généraux était le fruit de leurs victoires. Il les enrichissait aux dépens de l’ennemi. Il leur accordait des dotations dans les pays étrangers, parce qu’il voulait leur assurer une fortune et attirer en France le numéraire des pays voisins. Il gratifiait souvent de ses épargnes ; il ne souffrait pas que l’homme qui le servait éprouvât le besoin. Il comblait même de présents les personnes qui dépensaient le plus en prodigalités ; mais tout cela était pris sur la caisse de l’extraordinaire, alimentée par les revenus étrangers, ou dans les économies sur sa liste civile.

Lui parlait-on d’un savant estimable tombé dans la détresse, il envoyait de suite des secours. Apprenait-il qu’un maréchal ou un général désirait acquérir une terre ou un hôtel, il lui envoyait un million pour en faire l’achat. Lui disait-on qu’un sénateur, un conseiller d’État était obéré, il lui faisait remettre une somme suffisante pour payer ses dettes.

Je pourrais ici citer mille traits à l’appui de ce que je viens de dire[2].

Aucun souverain n’a plus donné que l’Empereur, aucun n’a fait plus de mécontents. La raison m’en paraît toute simple. D’abord ses largesses se répandaient souvent par boutades, et la répartition n’était jamais ni en raison des services, ni en raison du besoin : les uns en étaient accablés, les autres n’y avaient aucune part. En second lieu, Napoléon n’a jamais su accorder une grâce, ni faire un don de manière à inspirer de la reconnaissance ; il avait toujours l’air de distribuer une aumône, et jamais de récompenser des services ; il humiliait plutôt qu’il n’encourageait. Une autre raison qui n’a pas peu contribué à faire des ingrats, c’est que les généraux surtout considéraient ses dons, non comme des bienfaits, mais comme des dettes qu’il acquittait à leur égard. Naguère ses camarades et ses égaux, ils le regardaient comme leur ouvrage et lui pardonnaient avec peine son exaltation. Ils croyaient tous avoir des droits à partager sa fortune.


Napoléon n’a jamais éprouvé un sentiment généreux : c’est ce qui rendait sa société si sèche, c’est ce qui faisait qu’il n’avait pas un ami. Il regardait les hommes comme une vile monnaie ou comme des instruments dont il devait se servir pour satisfaire ses caprices et son ambition. Un ministre russe, le prince Kourakin, lui parlait des ressources de son pays pour recruter l’armée. « J’en conviens, dit-il, mais votre maître a-t-il comme moi vingt-cinq mille hommes à dépenser par mois ? »

Dans une bataille dont l’issue tenait à une belle charge de cavalerie, il ordonna au général Nansouty de charger à la tête de la cavalerie de la garde en disant : « Plutôt que de ne pas enfoncer l’ennemi, faites-les périr tous, je ne les ai pas dorés pour eux. »

Lorsqu’on lui annonça que le général de Latour-Maubourg venait d’avoir la cuisse emportée, il se borna à demander froidement : « Qui le remplace ? »

Se promenant sur le champ de bataille d’Eylau, couvert de vingt-neuf mille cadavres, il les retournait avec le pied et disait aux généraux qui l’entouraient : « C’est de la petite espèce. »

À son retour de la déroute de Leipzig, il accoste M. Laplace : « Ah ! vous avez bien maigri. — Sire, j’ai perdu ma fille. — Oh ! il n’y a pas de quoi maigrir. Vous êtes géomètre ; soumettez cet événement au calcul, et vous verrez que tout cela égale zéro. »

C’est à cette insensibilité qu’on doit rapporter plusieurs des actions de sa vie. Il m’a dit souvent que, pour bien administrer, il fallait mettre son cœur dans sa tête.

Napoléon n’avait aucun attachement pour sa famille. C’est par vanité qu’il l’a élevée, mais non par sentiment du mérite d’aucun des individus qui la composent, ni par affection pour aucun. Il ne paraissait sensible au débordement de ses sœurs que lorsqu’elles s’avilissaient dans leurs amours. Il parlait souvent avec mépris de ses frères. Je me rappelle qu’il entrait un jour au conseil des ministres, les papiers anglais à la main. On lui demanda s’il y avait quelque chose de nouveau. « On dit que Jérôme a été pris, à telle hauteur, à son retour de la Martinique. Je n’en crois rien ; mais si les Anglais croient qu’un événement de cette nature changerait quelque chose à ma politique, ils se trompent. Car je verrais toute ma famille à la bouche d’un canon que je ne modifierais pas la proposition la plus indifférente. »

Lorsqu’il croyait avoir à se plaindre de quelqu’un de ses frères, il lui échappait souvent de dire « qu’il était bien malheureux de n’être pas bâtard ».

Ses frères avaient tous son opiniâtreté sans avoir les mêmes qualités ni les autres défauts. Joseph paraissait avoir plus de bonhomie et moins d’ambition ; totalement livré à son goût pour les femmes et à son amour pour une vie oisive, il a été lancé comme malgré lui dans la carrière de l’ambition. Joseph avait moins d’esprit que ses frères, mais il ne manquait pas de bon sens et de raison ; placé dans la classe des hommes opulents, il eût été heureux et d’une société aisée et douce.

Louis avait de l’esprit, de l’instruction et de la philosophie ; son état maladif le disposait peu à se jeter dans la carrière de l’ambition, et il tâchait d’adoucir les ordres sévères de son frère par tous les moyens possibles. Il a abdiqué le trône de Hollande dès qu’il a vu que son frère lui prescrivait des mesures que son honneur et ses principes ne lui permettaient pas d’exécuter. Et du moment qu’il en a été descendu, il a vécu en simple particulier ; il a refusé la dotation de deux millions qu’on lui avait assignée en France. Il s’est constamment refusé à toutes les propositions d’honneurs et de fortune qui lui ont été faites.

Lucien avait beaucoup d’esprit, des connaissances et beaucoup de caractère ; il s’est brouillé de bonne heure avec son frère Napoléon, parce qu’il n’a jamais voulu plier sous ses principes ni sous sa volonté. Il se croyait fait pour occuper le premier rang et s’indignait de se trouver en seconde ligne. On a mal à propos attribué son éloignement à son peu d’ambition ; il a reparu dès qu’il a cru qu’il pouvait jouer un grand rôle, et lorsqu’il s’est rendu à Paris, après le retour de son frère, il a cru pouvoir le forcer à abdiquer, à établir une régence et à s’en faire élire président.

Jérôme avait de l’esprit naturel, mais il est difficile de trouver un jeune homme plus orgueilleux, plus mal élevé, plus ignorant et plus ambitieux. Lorsque son frère fut placé à la tête du gouvernement, il avait à peine douze ans, et il a été nourri, depuis cette époque, dans l’adulation et la débauche. C’était le plus servile de tous les courtisans de Napoléon, qui payait cette docilité par toutes les faveurs qui étaient en son pouvoir.

Il n’a pas pu échapper à un esprit observateur que tous les individus de cette nombreuse famille sont montés sur des trônes, comme s’ils avaient récupéré une propriété. Lorsque Napoléon fut proclamé Empereur par le Sénat, il parla de son peuple et de ses sujets, dans la réponse qu’il adressa à ce corps, sans émotion, sans étonnement, sans embarras, tout comme eût pu le faire Louis XIV après soixante ans de règne. Les frères, les sœurs, beaux-frères prenaient un trône comme on recueille un héritage ; et, chose étrange, il n’en est aucun qui n’ait montré du mécontentement sur la modicité du lot qui lui était échu. La cour de ces rois du jour prenait aussitôt le ton de la cour la plus somptueuse de l’Asie. L’étiquette la plus sévère y était observée, le cérémonial le plus imposant y était prescrit. C’étaient trente à quarante dames des premières maisons qui formaient le cortège des femmes. C’étaient des chambellans par centaines, des princes, des maréchaux et les nombreux grands officiers de la couronne qui escortaient les nouveaux souverains.

La politique avait eu un peu de part à l’établissement de ce luxe effréné. Napoléon avait toujours cru que le peuple s’en laissait imposer par ces dehors, et que les grands mesuraient presque toujours leur soumission et leur respect sur la distance à laquelle on les tenait. « Ce n’est pas sans raison, disait-il un jour, que l’Église a bâti des temples et couvert les prêtres d’or et de pierreries dans toutes les cérémonies religieuses. Ces dehors imposants annoncent la majesté de leur Dieu et commandent le respect et la vénération. Les empereurs de Russie, ajoutait-il, sont accessibles à leurs sujets. Aussi les étrangle-t-on dans leur lit, dès qu’il se forme deux partis à la cour. J’en ai fait des observations à l’empereur Alexandre, et je crois l’avoir déterminé à établir au moins une bonne police à Pétersbourg. »

Nous avons déjà observé que Napoléon n’avait aucune instruction. Les auteurs grecs et latins lui étaient presque inconnus. Il avait rapidement parcouru quelques historiens dont il avait retenu quelques faits ; il s’était formé une opinion à la hâte ; et les autorités les plus respectables, l’approbation unanime des siècles ne pouvaient opérer aucun changement dans ses idées. Tacite était, selon lui, le plus mauvais historien de l’antiquité ; peut-être s’en était-il formé cette opinion d’après le tableau que cet auteur fait de Tibère. Horace n’était bon que pour des sybarites. Homère seul avait son hommage. Parmi les modernes, il admirait peu Voltaire, Racine et Rousseau. Corneille était celui de nos poètes qu’il estimait le plus. Il lisait rapidement presque tous les ouvrages qui paraissaient ; il en approuvait peu et faisait supprimer tous ceux dont la morale ou les principes lui avaient déplu. C’était cette intéressante Joséphine qui était son lecteur ordinaire. Ils ne voyageaient jamais ensemble sans qu’on mît dans la voiture tous les livres nouveaux, que Joséphine avait l’extrême patience de lui lire en route. Madame de Genlis recevait une pension de six mille francs pour lui rédiger des extraits de tous les romans, et elle lui fournissait un bulletin par semaine.

Napoléon se faisait traduire les journaux anglais, tous les jours, par l’un de ses secrétaires. Dans le principe, on supprimait toutes les diatribes qu’on se permettait contre sa personne et sa famille. Il voulut enfin tout connaître, et on traduisait littéralement et sans altération. Napoléon avait presque sur tout des systèmes ou des préjugés qui déterminaient sa conduite. Je l’ai vu déclamer violemment contre la médecine ; mais une humeur dartreuse s’étant portée sur sa poitrine, le médecin Corvisart la ramena à la peau, en lui appliquant des vésicatoires. Ce phénomène le surprit beaucoup, et dès lors il disait qu’il croyait aux médecins, persistant toujours avec opiniâtreté dans son premier dire contre la médecine ; ce qui forme un propos vide de sens, car, qu’est-ce que le médecin sans la médecine ?

Napoléon ne croyait ni à la vertu, ni à la probité. Il appelait souvent ces deux mots des abstractions ; c’est ce qui le rendait si défiant et si immoral. Sa politique n’était qu’astuce et tromperie. Obligé quelquefois de céder aux circonstances, il signait des traités et ne faisait qu’ajourner ses projets ultérieurs. Un de ses ministres, le félicitant après le traité de Tilsit, lui observa que ce traité le rendrait maître de l’Europe. L’Empereur lui répondit : « Et vous aussi, vous êtes peuple ! Je ne serai maître que lorsque j’en aurai signé le traité à Constantinople. Et le traité que je viens de signer me retarde d’un an. »


Lorsqu’on connaît le caractère et l’insensibilité de Napoléon, on voit évidemment que l’amour n’a jamais dû exercer sur lui un bien puissant empire. Deux ou trois femmes d’un caractère doux et aimable ont paru le fixer plus longtemps, et lui ont arraché des égards, mais jamais l’amour n’est entré dans ses liaisons. Au milieu de son débordement, il conservait constamment une prédilection pour Joséphine, et disait assez plaisamment qu’il fallait toujours qu’il en revînt à elle. À la vérité, il ne laissait pas ignorer que ce retour était moins motivé par un véritable attachement que par des circonstances qui lui rendaient cette femme plus agréable.

L’Empereur estimait sincèrement l’archiduchesse Marie-Louise. Il disait souvent : « Si la France connaissait tout le mérite de cette femme, elle se prosternerait à ses genoux. » Et cet aveu ne sera contredit par aucune des personnes qui ont pu la voir de près : modeste, raisonnable, bonne, généreuse, compatissante, étrangère à toute intrigue, elle avait toutes les vertus. L’éloge le plus parfait qu’on puisse faire de cette femme, c’est que, pendant quatre ans que nous l’avons possédée, la malignité, assez naturelle aux Français, n’a pas trouvé à s’exercer sur elle.


Napoléon ne parlait bien aucune langue. Sa langue maternelle était le corse, qui est un jargon italien, et lorsqu’il s’exprimait en français, on s’apercevait aisément qu’il était étranger. Il ne lisait et ne parlait ni l’anglais ni l’allemand. Il n’avait même appris aucun mot de cette dernière langue, quoiqu’il eût séjourné à plusieurs reprises dans ce pays.

Napoléon s’occupait des petites choses avec le même soin qu’il donnait aux grandes. Il ordonnait et réglait lui-même le cérémonial de sa Cour. Il prescrivait tout ce qui concernait ses voyages jusque dans les moindres détails. Lorsque l’Impératrice voyageait, il lui dressait un itinéraire dont il lui était défendu de s’écarter. Il déterminait le nombre des voitures qui devaient l’accompagner. Il arrêtait leur ordre de marche et le nombre de chevaux qui devaient être attelés à chacune. Il lui dictait les réponses qui devaient être faites à chaque députation, lui désignait le logement qu’elle devait occuper dans chaque ville, la qualité des personnes qu’elle devait admettre à sa table. J’ai vu plusieurs de ces agendas : on aurait quelque peine aujourd’hui à croire qu’ils aient été écrits sous sa dictée. J’ai été deux fois son secrétaire pour cet objet. Une fois entre autres, Joséphine devait aller prendre les eaux d’Aix-la-Chapelle. Le premier Consul me fit appeler et me dit : « Joséphine part demain pour les eaux. Cette femme est bonne et facile ; il faut lui dicter sa marche et tracer sa conduite ; écrivez. » Il me dicta vingt et une pages de grand papier.

Il écrivait de manière à ne pouvoir être lu, de sorte qu’il dictait toutes ses dépêches ; mais il dictait avec une telle rapidité que personne ne pouvait le suivre dans ses expéditions. J’ai été mis souvent à cette cruelle épreuve pendant deux et trois heures de suite. Un jour, le premier Consul me dit qu’il voulait former une école militaire à Fontainebleau et me fit connaître les principales dispositions de cet établissement. Il m’ordonna de rédiger le tout par articles et de le lui apporter le lendemain. Je passai la nuit au travail et je le lui portai à l’heure indiquée. Il le lut et me dit que c’était bien, mais que ce n’était pas complet. Il me fit asseoir et me dicta pendant deux à trois heures un plan d’organisation en cinq cent dix-sept articles. Je crois que rien de plus parfait n’est jamais sorti de la tête d’un homme.

Bonaparte fatiguait ses ministres par une correspondance active, journalière, qui portait sur les plus petits détails. Il éveillait néanmoins, par ce moyen, leur attention sur toutes les parties de leur administration. Il commandait quelquefois l’impossible et voulait être servi sur-le-champ. Il demandait des états qui, pour être exacts, auraient exigé un travail de plusieurs semaines, et il les demandait à l’heure, parce qu’il ne savait pas ajourner ses besoins. Si on se bornait à lui présenter des aperçus, on excitait son mécontentement. Il valait mieux mentir avec audace que de retarder pour pouvoir lui offrir la vérité. Je l’ai vu affecter une grande prédilection pour Regnaud de Saint-Jean d’Angely, parce que celui-ci répondait hardiment à toutes ses questions et n’aurait pas été embarrassé s’il lui avait demandé combien de millions de mouches se trouvaient en Europe au mois d’août. C’est sur des bases aussi hasardées qu’on a établi plusieurs fois l’état des fabriques, celui de l’agriculture, etc., et c’est d’après cela qu’on donnait à la France pour quelques milliards de commerce et d’industrie dans les temps les plus calamiteux.

L’Empereur aimait à être obéi promptement et n’admettait aucune raison de retard. Il ordonnait des monuments et de grands travaux et en faisait souvent commencer l’exécution sans qu’il y eût ni plan ni devis.

Me promenant un jour avec lui dans les jardins de Malmaison, il me dit : «  J’ai l’intention de faire de Paris la plus belle capitale du monde ; je veux que dans dix ans, il y ait une population de deux millions d’habitants. »

« — On n’improvise pas les populations, répondis-je ; sans doute, un grand souverain qui fixe sa résidence sur un point, qui réunit autour de lui les principales administrations, qui forme de nombreux établissements pour la prospérité des arts, des sciences et du commerce, peut y agglomérer une population nombreuse ; mais cela ne suffit pas encore pour réunir deux millions d’habitants. Il faut de grandes facilités pour les approvisionnements, des débouchés pour les produits de l’industrie, et rien de tout cela n’existe à Paris. Nos principaux approvisionnements se font par une rivière qui n’est point navigable trois mois d’hiver ni trois mois d’été. Paris est toujours au moment de manquer de subsistances. À la halle, il n’y a jamais que quatre à cinq mille sacs de farine par jour, et il en faut deux mille pour les besoins journaliers. Louis XIV, pénétré de ces vérités, avait conçu une grande idée, celle de jeter dans la Seine une partie de la Loire. Par ce moyen, la Seine était navigable dix mois de l’année, et la partie de la France située entre Orléans et les montagnes du Velay versait tous ses produits à Paris ; mais, dans l’état actuel, Paris nourrirait avec peine un million d’habitants ; l’existence d’un plus grand nombre se voit compromise à chaque instant ; livrez l’accroissement de la population à lui-même, il s’établira tel qu’il doit être ; Paris offre assez d’appas aux gens riches et de ressources à l’homme de peine pour que l’autorité ne doive pas s’en mêler. » — « Soit ! ces raisons sont solides ; mais je veux faire quelque chose de grand et d’utile pour Paris. Quelles seraient vos idées à ce sujet ? »

« — Donnez-lui de l’eau. »

« — Bah, de l’eau ! Plusieurs fontaines et un grand fleuve coulent dans Paris. »

« — Il est vrai que des fontaines et un grand fleuve coulent dans Paris, mais il n’est pas moins vrai que l’eau s’y vend à la bouteille, et que c’est un impôt énorme que paye le peuple, car il faut une voie d’eau par jour pour les besoins de chaque ménage, ce qui, à 2 sous la voie, fait plus de 36 francs par an, et vous n’avez aujourd’hui ni fontaines publiques, ni abreuvoirs, ni moyen de laver les rues. »

« — Quels seraient vos moyens pour donner de l’eau à Paris ? »

« — Je vous en proposerai deux : le premier serait de construire trois pompes à feu de la force de quarante chevaux chacune, l’une au centre de Paris et les deux autres aux extrémités. La ville en ferait les frais, dont elle se couvrirait par une légère rétribution sur les habitants. Le second projet consisterait à amener la rivière de l’Ourcq à Paris : cette rivière, qui est à vingt-deux lieues, verse ses eaux dans la Marne, la Marne se vide dans la Seine, de sorte que l’Ourcq peut être aisément amenée au haut de la Villette, d’où ses eaux se répandraient dans Paris. »

« — J’adopte ce dernier projet ; envoyez chercher M. Gauthey[3] en rentrant chez vous, et dites-lui de placer demain cinq cents hommes à la Villette pour creuser le canal[4]. »

Une autre fois, il mande Fontaine, son architecte, à onze heures du soir, et lui ordonne de conduire, le lendemain, à cinq heures du matin, cinq cents hommes à un endroit de la place du Carrousel qu’il lui indique, pour y élever un arc de triomphe en l’honneur de l’armée. On observe vainement qu’on n’a ni plan ni devis ; il insiste, et le lendemain, à l’heure indiquée, les cinq cents hommes sont employés à remuer des terres. Duroc, à son lever, s’aperçoit de ce mouvement et croit que Daru, sans l’en prévenir, a commandé ce travail. Il le fait appeler ; celui-ci témoigne autant de surprise que Duroc en avait éprouvé. Ils envoient chercher Fontaine, qui leur raconte ce qui s’était passé et leur demande de rentrer au plus vite chez lui pour s’occuper du plan et du devis.

Napoléon usait, sans compassion, les hommes qui le servaient soit dans le civil, soit dans le militaire. Il n’avait égard ni à l’âge, ni aux infirmités, ni à la fatigue. Comme il était toujours absolu et pressé, il n’accordait jamais le temps convenable pour préparer le travail qu’il demandait. On passait les nuits pour le servir, et il était rare qu’il fût jamais satisfait, encore plus rare qu’il eût l’air de vous tenir compte de vos fatigues. Je l’ai vu un jour, à un conseil tenu à Fontainebleau, molester fortement Champagny de ce qu’il n’avait pas pu lui apporter, ce jour-là, des renseignements qui exigeaient de longues et pénibles recherches dans les archives. Le ministre lui observa que l’archiviste, M. d’Hauterive, était malade. Sur ce propos, l’Empereur répliqua brusquement, en se tournant vers Montalivet, qui souffrait horriblement de la goutte : « Eh bien, foutre ! quand les commis sont malades, on les envoie à l’hôpital et on en prend d’autres. »

Napoléon, qui était si impérieux et qui exigeait tant de la part de ses subordonnés, comptait néanmoins leur temps pour rien. Il n’était pas rare qu’il fît attendre deux et trois heures, dans ses antichambres, les ministres ou les membres de ses conseils, quoiqu’il eût fixé l’heure lui-même. On le voyait souvent, lorsqu’il avait ouvert la séance du conseil de ses ministres, s’occuper longtemps d’objets étrangers au travail pour lequel on était convoqué ; et, après plusieurs heures de digressions sur des matières étrangères, renvoyer le travail à un autre jour, ou le presser tellement qu’on avait à peine le temps de lire les titres des rapports. C’est surtout lorsqu’il était préoccupé d’un objet qu’il se livrait à ces digressions ; il parlait pendant des heures entières sur cet objet et tâchait de former l’opinion de ses ministres pour qu’ils éclairassent le public et donnassent une explication favorable de tous les actes de son gouvernement.

Il développait, dans toutes ces circonstances, un grand talent et surtout une grande adresse. Il ne manquait jamais de motifs pour tâcher de légitimer les mesures les plus arbitraires et souvent atroces. C’est surtout dans ces sortes de confidences qu’on voyait à découvert le caractère astucieux de Napoléon, les principes de sa politique et son opinion sur les hommes.

Comme il redoutait beaucoup l’opinion publique, il essayait de la former ou plutôt de la diriger non seulement dans le conseil de ses ministres, mais à la Cour, auprès de ses affidés, et dans son conseil d’État. Il croyait que l’opinion qu’il émettait deviendrait, par ce moyen, celle de la France et de l’Europe. C’est ainsi qu’il tâchait de justifier ses projets de guerre, ses actes de despotisme, etc. Mais, tout en admirant l’art avec lequel il cherchait à tromper ou à faire illusion, rarement on était convaincu.

Je me rappelle qu’à l’époque de la réunion du Piémont à l’empire français, il se rendit au Sénat, et que là il parla pendant une heure et demie sur l’importance et la nécessité de cette réunion. Il s’attacha surtout à prouver qu’elle était utile au Piémont, à l’Italie et aux souverains qui ne pouvaient voir qu’avec douleur l’un d’eux froissé entre deux républiques, la France et l’Italie. Il affecta de ne pas dire un mot des avantages qu’en retirerait la France, de sorte qu’il avait l’air de s’emparer du Piémont dans les vues de la politique européenne et dans l’intérêt des rois plutôt que dans ses intérêts propres. Cette réunion fut opérée immédiatement après le traité d’Amiens, et les Anglais refusèrent alors d’évacuer Malte, qui était une des conditions de la paix. L’Empereur cria beaucoup à la perfidie, et il crut aveugler l’Europe sur les véritables causes qui venaient d’amener une nouvelle guerre.

La dernière guerre avec la Russie n’avait pas de motifs plus légitimes. Malgré son système continental, il commerçait avec l’Angleterre en accordant des licences à plusieurs de ses bâtiments. La Russie voulut imiter son exemple. Il le trouva mauvais. L’empereur de Russie lui fit proposer de convenir du nombre de licences que chacun pourrait accorder chaque année. Il rejeta cette proposition si raisonnable, et il marcha sur Moscou avec une armée de cinq cent mille hommes. Comme il nourrissait toujours le projet d’une domination universelle, il ne demandait jamais qu’un prétexte pour tromper la nation, en obtenir des sacrifices et marcher à l’accomplissement de ses desseins.

Napoléon avait une volonté inflexible. Il voulait que ses ordres fussent exécutés sans examen, sans résistance et sans observation ; il exerçait ce despotisme à l’armée comme dans son intérieur. Il ne supportait pas qu’on refusât un emploi auquel il nommait sans jamais avoir consulté ; le refus attirait constamment la disgrâce. On n’apprenait jamais une nomination par lui-même ; ses plus intimes n’en étaient instruits que par les papiers publics ou par les ministres. Les ministres avaient peu de part à ses nominations ; ils ne manquaient pas de lui présenter des listes pour les places vacantes ; mais rarement il prenait sur ces listes. C’étaient toujours des protégés de quelque général en faveur qui les obtenaient. Il s’embarrassait peu qu’ils eussent les talents nécessaires ; il les nommait sans les connaître. Ainsi, d’un général disgracié, d’un colonel qui avait perdu une jambe, il faisait des receveurs généraux à Nîmes et à Rouen. Depuis six ou huit ans, il ne s’occupait même plus de nominations au conseil des ministres. Il faisait remettre les portefeuilles à M. Maret, secrétaire d’État ; celui-ci profitait d’un moment pour obtenir des signatures, et il s’était arrogé un tel empire qu’il était parvenu non seulement à placer tous ses amis et parents, mais même tous ceux que ses connaissances lui recommandaient. Il fallait d’autant plus d’adresse pour en arriver à ce point, que Napoléon se défiait de ses alentours et qu’il craignait par-dessus tout qu’on crût qu’il pouvait être mené.

Lorsque l’Empereur croyait s’être attaché le chef d’une famille, il se montrait très économe de ses largesses pour les autres individus qui la composaient. Il réservait ses faveurs pour attirer à lui d’autres familles qui paraissaient s’en éloigner. C’est surtout dans les places à la Cour qu’on voyait cette politique dans tout son jour. Il y avait appelé un des membres de presque toutes les familles anciennes, et il disait assez plaisamment qu’il en avait peuplé ses antichambres. En causant un jour avec une dame d’une grande maison de l’ancien régime qu’il avait attachée à l’Impératrice, il lui échappa de dire à cette dame qu’il n’y avait que les individus de sa caste qui sussent servir.

Il suivait rarement l’impulsion qu’on lui donnait, et j’ai vu combien il a fallu d’artifices pendant trois ou quatre jours pour le décider à ordonner la mort du duc d’Enghien ; ceux qu’on accuse n’ont été que des agents forcés du crime ; les vrais coupables ont trouvé le moyen de s’échapper de la scène. J’ai tout vu.

  1. Fontanes n’était pas toujours, vis-à-vis de l’Empereur, en reste d’esprit, et cette anecdote m’en rappelle une autre qui en est comme la contre-partie. On venait de jouer Britannicus sur le théâtre de Saint-Cloud, où Talma avait paru avec sa supériorité ordinaire ; il y avait cercle dans la galerie après le spectacle.
    J’étais à causer avec Fontanes dans un coin, lorsque l’Empereur nous aborda : « Eh bien, Fontanes, dit-il, j’espère que vous avez été content de Talma ? — Sire, répondit Fontanes, j’ai vu Lekain. — Voilà comme vous êtes, répliqua l’Empereur, toujours les anciens ! — Sire, je vous abandonne César et Alexandre, mais laissez-moi Lekain. »
  2. L’Empereur sortit un jour à six heures du matin et à pied, pour aller visiter avec Duroc les bâtiments qu’on construisait pour l’entrepôt des vins à Paris. Après avoir tout vu, il se sentit pressé par la faim et proposa à Duroc d’entrer dans une auberge pour y déjeuner. Lorsqu’on leur présenta l’état de la dépense, qui s’élevait à six francs dix-neuf sous, aucun d’eux ne se trouva de l’argent pour payer. Duroc fut envoyé pour faire connaître leur état de détresse et proposer de leur donner un garçon qui les accompagnerait chez eux ; l’aubergiste s’y refusa, en leur observant qu’ils payeraient à la première occasion. L’Empereur, rentré chez lui, envoya dix louis à l’honnête aubergiste. Le soir, il parlait gaiement de cette aventure.
  3. Habile ingénieur des ponts et chaussées.
  4. Les choses n’allèrent pas tout à fait aussi vite, mais le lendemain M. Gauthey reçut l’ordre de se rendre sur les lieux et de parcourir la ligne pour faire un rapport. À son retour, le rapport fut approuvé et l’exécution ordonnée. On en estima approximativement la dépense à douze ou quinze millions.