Messieurs les ronds-de-cuir/I/2

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Flammarion (p. 30-42).
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Premier tableau. II.


II

À la tristesse morne de la rue Vaneau, la Direction Générale des Dons et Legs ajoute la noire tristesse de sa façade sans un relief et de son drapeau dépenaillé, tourné à la loque déteinte.

Au-dessus du porche colossal qu’elle chevauche inégalement, voûte profonde où de perpétuels courants d’air galopent à travers la pénombre, elle étage trois rangs de funèbres fenêtres, si étroites et si hautes qu’elles semblent écrasées entre les épaisseurs rembourrées de leurs volets. Plus haut encore, empiétant de leurs bases vermoulues jusqu’en une gouttière formidable, d’où, l’été, pleut une ombre épaisse, l’hiver, la coulée lente des neiges entassées, six mansardes alignées de front s’enlèvent sur le ciel, en créneaux.

Vue de loin — de la Direction des Cultes, sa voisine — elle paraît une sombre lézarde aux murs laiteux des hôtels Cappriciani et Lamazère-Saint-Gratien, qui, de droite et de gauche, la flanquent. De près, elle a la mélancolie pénétrante des choses, la grotesquerie attendrissante d’une pauvre vieille fille sans gorge, au teint de boue haché de gerçures. Et par ses vitres exiguës, closes sur le noir, éternellement, elle répand une désolation de maison abandonnée ou que viendrait visiter une brusque attaque de choléra. Il semble qu’à travers ses épaisses murailles passe, transpire, s’évapore, pour en infester le quartier, la solitude glaciale de ses interminables corridors, aux dalles sonores que lèche du matin au soir la lueur agonisante d’un gaz mi-baissé.

Sans qu’on sache au juste pourquoi, on devine le vide immense de cette caserne, la non-vie des trente ronds-de-cuir noyés en son vaste giron. On pressent le silence sinistre de ces bureaux inoccupés et de ces archives lambrissées : catacombes administratives qu’emplit tantôt un froid de glace, tantôt une chaleur d’étuve, et où dorment pêle-mêle, sous un même linceul de poussière, des ballots de dossiers entassés, des chaises éventrées, des cartons en lambeaux, jusqu’à des chenets et à des chaussures moisies ! toute une saleté de matériel hors d’usage, amenée là à coups de balai, des quatre coins de la maison, et achevant d’y pourrir en paix dans une promiscuité dernière.

Mixte, bâtarde, équivoque, d’une austérité de monastère que mitigerait la banalité d’un magasin à fourrages, elle est juste, au ministère, ce que l’institution Petdeloup est au lycée : elle sue son inutilité, elle la crie au passant convaincu ! Elle est comme ces gredins malchanceux qui portent leur scélératesse sur leur visage et dont le regard louche édifie.

Seul, le portier égaye la situation, de sa tête de chimpanzé officiel qu’écrase l’ampleur phénoménale d’une casquette officielle aussi.

Justement il fumait sa pipe sur le trottoir quand Lahrier déboucha de la rue Bellechasse. Il lui tourna le dos aussitôt, regarda dans la direction opposée, histoire de ne le pas saluer au passage.

Il geignait :

— Trois heures moins vingt !… C’est à tuer, un être pareil !

Il le tenait en mépris hautain, écœuré dans sa droiture de fonctionnaire consciencieux qu’honorent la fidélité au devoir, le zèle à tirer le cordon et l’attachement bien connu aux institutions qui nous régissent.

Lahrier passa outre, franchit le porche, s’engagea dans le tirebouchonnement d’un escalier de service spécialement affecté à l’usage du personnel. Il atteignait le troisième palier, lorsque Ovide, son garçon de bureau, sortit du chenil ténébreux qui l’abritait : un trou infect, sans air, creusé à même la muraille, et où des cuivreries de lampes astiquées allumaient tout au fond une série d’étoiles.

— Chez le chef ! dit ce serviteur laconique.

Lahrier, étonné, s’arrêta :

— Quoi ?

Ovide daigna s’expliquer :

— Y a le chef qui a dit comme ça que vous alliez lui parler sitôt que vous seriez ici.

Le jeune homme flaira une tuile. De son mieux il réprima un geste de contrariété :

— Ah ! bon, parfaitement, merci.

Et, enlevant son chapeau :

— Bien aimable, Ovide, si ça ne vous fait rien, de me garder ça une minute.

Déjà il était loin, il frappait discrètement à la porte de son chef.

Une voix lui cria :

— Entrez !

Il obéit.

Plus vaste qu’une halle et plus haut qu’une nef, le cabinet de M. de La Hourmerie recevait, par trois croisées, le jour, douteux pourtant, de la cour intérieure qu’emprisonnaient les quatre ailes de la Direction. Derrière un revêtement de cartons verts, aux coins usés, aux ventres solennels et ronds des notaires aisés de province, les murs disparaissaient des plinthes aux corniches, et l’onctueux tapis qui couvrait le parquet d’un lit de mousse ras tondue, le bûcher qui flambait clair et la cheminée, l’ample chancelière où plongeaient, accotés, les pieds de M. de La Hourmerie, trahissaient les goûts de bien-être, toute la douilletterie frileuse du personnage.

Lahrier s’était avancé.

— Je vous demande pardon, monsieur, dit-il avec une déférence souriante ; il y a deux heures que je suis ici et cet imbécile d’Ovide songe seulement à m’avertir que vous m’avez fait demander.

Couché en avant sur sa table, consultant une demande d’avis qu’il écrasait de sa myopie, M. de La Hourmerie prit son temps. À la fin, mais sans que pour cela il s’interrompît dans sa tâche :

— Vous n’êtes pas venu hier ? dit-il négligemment.

— Non, monsieur, répondit Lahrier.

— Et pourquoi n’êtes-vous pas venu ?

L’autre n’hésita pas :

— J’ai perdu mon beau-frère.

Le chef, du coup, leva le nez :

— Encore !…

Et l’employé, la main sur le sein gauche, protestant bruyamment de sa sincérité :

— Non, pardon, voulez-vous me permettre, s’exclama M. de La Hourmerie.

Rageur, il avait déposé près de lui la plume d’oie qui, tout à l’heure, lui barrait les dents comme un mors. Il y eut un moment de silence, la brusque accalmie, grosse d’angoisse, préludant à l’exercice périlleux d’un gymnaste.

Tout à coup :

— Alors, monsieur, c’est une affaire entendue ? un parti pris de ne plus mettre les pieds ici ? À cette heure vous avez perdu votre beau-frère, comme déjà, il y a huit jours, vous aviez perdu votre tante, comme vous aviez perdu votre oncle le mois dernier, votre père à la Trinité, votre mère à Pâques !… sans préjudice, naturellement, de tous les cousins, cousines et autres parents éloignés que vous n’avez cessé de mettre en terre à raison d’un au moins la semaine ! Quel massacre ! non, mais quel massacre ! A-t-on idée d’une famille pareille ?… Et je ne parle ici, notez bien, ni de la petite sœur qui se marie deux fois l’an, ni de la grande qui accouche tous les trois mois ! — Eh bien, monsieur, en voilà assez ; que vous vous moquiez du monde, soit ! mais il y a des limites à tout, et si vous supposez que l’Administration vous donne deux mille quatre cents francs pour que vous passiez votre vie à enterrer les uns, à marier les autres ou à tenir sur les fonts baptismaux, vous vous méprenez, j’ose le dire.

Il s’échauffait. Sur un mouvement de Lahrier il ébranla la table d’un furieux coup de poing :

— Sacredié, monsieur, oui ou non, voulez-vous me permettre de placer un mot ?

Là-dessus il repartit, il mit son cœur à nu, ouvrit l’écluse au flot amer de ses rancunes. Il flétrit l’improbité, « l’improbité, parfaitement, je maintiens le mot ! » des employés amateurs sacrifiant à leur coupable fainéantise la dignité de leurs fonctions, jusqu’à laisser choir dans la déconsidération publique et dans le mépris sarcastique de la foule l’antique prestige des administrations de l’État ! Il s’attendrit à exalter la Direction des Dons et Legs, la grande bonté du Directeur, les traditions quasi familiales de la maison ! Une phrase en amenait une autre. Il en vint à envisager le fonctionnement de son propre bureau :

— Vous êtes ici trois employés attachés à l’expédition : vous, M. Soupe et M. Letondu. M. Soupe en est aujourd’hui à sa trente-septième année de service, et il n’y a plus à attendre de lui que les preuves de sa vaine bonne volonté. Quant à M. Letondu, c’est bien simple : il donne depuis quelques semaines des signes indéniables d’aliénation mentale. Alors, quoi ? Car voilà pourtant où nous en sommes, et il est inouï de penser que sur trois expéditionnaires, l’un soit fou, le deuxième gâteux et le troisième à l’enterrement. Ça a l’air d’une plaisanterie ; nous nageons en pleine opérette !… Et naïvement vous vous êtes fait à l’idée que les choses pouvaient continuer de ce train ?

Le doigt secoué dans l’air il conclut :

— Non, monsieur ! J’en suis las, moi, des enterrements, et des catastrophes soudaines, et des ruptures d’anévrisme, et des gouttes qui remontent au cœur, et de toute cette turlupinade de laquelle on ne saurait dire si elle est plus grotesque que lugubre ou plus lugubre que grotesque ! C’en est assez, c’est assez, vous dis-je, je vous dis que c’en est assez sur ce sujet ; passons à d’autres exercices. Désormais c’est de deux choses l’une : la présence ou la démission, choisissez. Si c’est la démission, je l’accepte ; je l’accepte au nom du ministre et à mes risques et périls, est-ce clair ? Si c’est le contraire, vous voudrez bien me faire le plaisir d’être ici chaque jour sur le coup d’onze heures, à l’exemple de vos camarades, et ce à compter de demain, est-ce clair ? J’ajoute que le jour où la fatalité — cette fatalité odieuse qui vous poursuit, semble se faire un jeu de vous persécuter — viendra vous frapper de nouveau dans vos affections de famille, je vous ferai flanquer à la porte, est-ce clair ?

D’un ton dégagé où perçait une légère pointe de persiflage :

— Parfaitement clair, dit Lahrier.

— À merveille, fit le chef ; vous voilà prévenu. Et vous savez, n’ayez pas l’air de vouloir faire le malin, ou ça va…

Il s’interrompit, averti par un « hum » discret, d’une présence insoupçonnée. Lahrier, du même coup, avait tourné la tête, et tous deux ils fouillaient le lointain de la pièce où se dandinait, saluant les murs de droite et de gauche, un petit vieux monsieur au crâne nu, au visage mangé de barbe grise. Peut-être avait-il toqué sans que la timidité de son appel noyé dans le bruit de la discussion fût parvenu aux oreilles intéressées : le fait est qu’il se trouvait là, rivé au sol, avec la contenance gênée de l’homme tombé mal à propos dans une discussion de ménage.

Assez sèchement, vexé, à la vérité, d’avoir été surpris lavant son linge sale :

— Qui êtes-vous, monsieur ; et qu’est-ce que vous voulez ? demanda de sa place M. de La Hourmerie.

Le petit vieux monsieur répondit :

— Je vous prie de m’excuser, monsieur. Le chef du bureau des Legs, s’il vous plaît ?

— C’est moi-même.

Cette révélation détermina chez le visiteur une brusque projection en avant de toute la partie supérieure de son être. Presque il baisa la terre ! dans son empressement de courtoisie ; et un instant, par le bâillement postérieur de son faux-col, on distingua sa nuque en forme de gouttière, la naissance de son échine baignée de mystérieuse pénombre. Immédiatement il s’était mis en branle. Il semblait qu’il marchât sur une couche de beurre tant ses pieds sonnaient peu au moelleux du tapis.

Il se nomma :

— Je suis le conservateur du musée de Vanne-en-Bresse.

— Le…

Quelque volonté qu’il eût de se contenir, M. de La Hourmerie changea de couleur. Et tandis que lui venait aux lèvres le mot : « Prenez donc une chaise », la pensée lui venait à l’esprit :

— Sacredié, le legs Quibolle !… Et cette brute de Van der Hogen qui en a égaré le dossier !…