Messieurs les ronds-de-cuir/V/1

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Flammarion (p. 165-177).
II.  ►
Cinquième tableau. I.


I

Un mois passa, au cours duquel le détraquement de Letondu ne fit que croître et embellir.

Letondu, à vrai dire, venait encore à l’Administration ; il y venait même régulièrement. Mais, arrivé à l’heure précise, il s’enfermait en son bureau, s’y verrouillait à double tour et y demeurait de longues heures sans que l’on pût savoir ce qu’il y fabriquait. Des collègues l’ayant mouchardé par le cercle élargi du trou de la serrure, donnaient de vagues éclaircissements : les uns disaient l’avoir vu immobile, les jambes en branches de compas, plongé dans la contemplation d’un vieux planisphère en loques qui décorait lugubrement une des murailles de sa pièce ; d’autres l’auraient surpris exécutant dans la diagonale du bureau des allées et venues de bête en cage, les mains aux reins, et déchaussé !… En fait, on ne savait pas grand-chose. De temps à autre, simplement, des éclats de voix filtraient à travers la cloison : des soliloques où grondaient des colères, des paroles de revanche, de tragiques représailles, d’aubes prochaines qui saignaient déjà à l’horizon en roseurs de bon augure. C’était ensuite, pendant des temps interminables, le silence à l’affreux cortège, semeur d’anxiétés, troubleur d’âmes, qui fait apparaître les gens sur les seuils des portes entrouvertes et se questionner de loin, à la muette, avec des regards qui implorent et des fronts qu’embrume le souci d’une préoccupation commune. Dans tous les yeux, la même interrogation : « Qu’est-ce qu’il fait ?… Qu’est-ce qu’il peut faire ?… Est-ce que, par hasard, il serait mort ? » Et quelquefois, à la joie sans bornes d’Ovide, le soir bleu tombait, puis la nuit, sans que le mystérieux attardé sonnât pour avoir une lampe !… Il avait d’ailleurs renoncé à reconnaître qui que ce fût. Plus une parole à personne, un souhait de bonjour, rien du tout. Sous des sourcils aussi larges que des pouces, il roulait des yeux de fauve traqué ; derrière ce front haut de deux doigts, où la brosse rase des cheveux descendait en pointe d’écusson, le génie de la persécution développait ses âpres germes.

Si un Inconnu ténébreux enveloppait sa vie privée, cela est superflu à dire !…

Les probabilités cependant — tant, quelquefois, il arrivait pitoyable au bureau, le teint boueux, la cravate lâche, le faux col en accordéon — étaient qu’il employait ses nuits à errer au hasard des rues, sous les clairs de lune ou les pluies ; et tout cela ne laissait pas de semer quelque inquiétude en les âmes de ces messieurs, en celle, surtout, de M. de La Hourmerie, dont le nom mettait à revenir dans les discours de Letondu une obstination regrettable.

Or, vers le milieu du mois de mai, ce sinistre énergumène puisa dans les lobes distendus de son cerveau deux ou trois petites conceptions d’une réjouissante insanité.

Échafaudée tant bien que mal sur de vagues souvenirs de collège, sa hantise de l’Antiquité avait atteint au paroxysme, si bien que, lâché à toute bride dans une mêlée inextricable de guerriers et de philosophes, les prenant les uns pour les autres, exaltant indifféremment le caractère de Regulus et celui de Caligula, confondant Mithridate avec Sardanapale, Thémistocle avec Télémaque, Lycurgue avec Laocoon, il résolut enfin d’imiter ces grands hommes, de régler sa vie sur les leurs et d’égaler leurs vertus par les siennes. Il imagina donc d’organiser à son usage particulier des jeux renouvelés de l’antique, car il pensait avec Virgile qu’une âme saine veut un corps valide, et il arriva, un matin, une roue de wagonnet sous le bras, dont il se mit à se servir comme d’un disque.

Huit jours durant, ce ne fut plus tenable. Projetée à toute volée d’une extrémité à l’autre de la pièce, la lourde masse de fer en venait heurter la porte, qu’elle défonçait peu à peu, cependant que la Direction vivait dans un bombardement et que, derrière ses vitres ébranlées, sursautait le concierge lui-même, le mélancolique Boudin, ramené aux plus mauvais jours du siège de Paris par ce grondement de canonnade lointaine. Personnage impressionnable, au teint blême de cardiaque, que la vision incessante de la mort poursuivait à travers la vie, il s’en lamentait in petto, et volontiers allait épancher ses angoisses dans le sein d’un bistrot de la rue Chanaleille dont il était le fidèle client ; mais ce détail n’était point fait pour calmer la généreuse fièvre de Letondu. Bien mieux, quand il eut amené ses biceps à la dureté de la fonte, il acheta un clairon, Letondu, et il se mit à en jouer, arrachant de force à l’instrument des sons rauques abominables, qui emplissaient les corridors en meuglements de mastodonte égorgé : ceci pour donner de la souplesse à ses poumons, qui en manquaient !…

Jusqu’alors il n’avait été que surprenant : il devint extraordinaire le jour où, marchant sur les traces des athlètes lacédémoniens, qui s’oignaient d’huiles parfumées, il inventa de se badigeonner, depuis les pieds jusqu’à la tête, avec de l’huile de foie de morue.

Enfin il eut l’âme de Platon !…

Il en conçut le légitime orgueil d’un monsieur qui a su, par sa persévérance, son opiniâtreté au-dessus de tout éloge, atteindre le but qu’il a laborieusement visé, et il résolut aussitôt d’humilier l’Administration, en donnant désormais une somme de travail grotesquement disproportionnée avec la somme d’argent qui en était le salaire.

De cet instant, le personnel put retourner à ses chères études ou aller taquiner le goujon sur les riants rivages de la Seine : on cessa d’avoir besoin de lui.

Letondu !… et cela suffisait.

Lui seul !… et c’était assez.

Il entrait dans les bureaux, raflait la besogne sur les tables, enlevait aux mains des expéditionnaires hasardant de timides « Permettez… » des dossiers volumineux, et emportait le tout sous son bras sans un mot d’explication.

Voilà.

C’était plutôt simple. Seulement, l’économie administrative y laissait les yeux de la tête. Rien ou à peu près ne survivait du beau fonctionnement d’une maison sagement ordonnée naguère, tombée depuis entre des mains furieuses, et devenue comparable à ces horloges détraquées dont s’immobilisent les rouages autour d’un cylindre affolé qui tourne, tourne, tourne sans cesse, atteint de rotation frénétique. Avec ça, un symptôme plus grave à lui seul que l’ensemble de tous les autres attestait l’écroulement final de cette intelligence sombrée ; l’écriture du pauvre garçon allait s’altérant de jour en jour !… Ce n’était plus l’irréprochable alternance des pleins dodus et des maigres déliés — orgueil défunt de M. de La Hourmerie — mais une furibonde mêlée de jambages galopant les uns après les autres, sans art, sans chic, sans éclat, où se lisait à livre ouvert la hâte d’en avoir terminé avec une tâche fastidieuse et le désintéressement d’un esprit que hantent de secrets desseins. Au cours d’une expédition souvent écourtée de moitié, il arrivait que des phrases entières se faisaient remarquer par leur absence, d’autres privées de leurs incidentes (restées en route, celles-ci, évaporées en la mémoire du copieur au même instant qu’absorbées) semblaient de distraites personnes venues au bal sans faux cols — sans parler de celles plus étranges encore, qui étaient vêtues en chie-en-lit et parlaient de trente-six choses à la fois : du legs un tel et de la mort de Sénèque ; de la loi sur les successions et de l’énergie d’Arria qui se plongea un couteau dans le sein en criant : Pœte, non dolet ! »

— Patience ! pensait René Lahrier, naturellement enclin à prendre gaiement les choses ; nous n’avons pas vu le plus beau. Un de ces jours nous allons bien rire.

Il ne se trompait pas.

Un jour vint où M. de La Hourmerie, lassé de se ronger les poings dans le silence du cabinet et de se faire en vain des cheveux blancs devant les ruines de son service, demanda à son désespoir, qui la lui fournit, l’audace d’aller reprendre son bien au redoutable Letondu. Profitant de ce que, dans un projet de décret relatif au legs Quibolle dont on était parvenu tant bien que mal à reconstituer le dossier, celui-ci avait mis « QUIBOLLE, Victor-Grégoire » au lieu de « QUIBOLLE, Grégoire-Victor », il grimpa quatre à quatre chez le fou, aspira une longue sifflée d’air, tic qui lui était familier quand surgissait un événement considérable, et se livra à des considérations touchant les fâcheuses conséquences qui eussent pu être le fruit de cet écart de plume. Dans un style agaçant et confitureux bourré toutefois des bienséances oratoires d’un personnage qui n’est qu’à moitié rassuré, il détailla ces conséquences : la porte ouverte toute grande aux chicanes des collatéraux, les revendications des héritiers Quibolle en restitution de jumelles marines et de chandeliers Louis XIII, l’intervention des tribunaux civils et de la Cour de cassation, tout un affreux micmac jurisprudentiel à donner la chair de poule.

— Monsieur Letondu, conclut-il, l’expédition n’est pas besogne qu’il convienne de négliger et de traiter par-dessous la jambe. Elle est d’importance, au contraire, elle est d’importance capitale !… Vous voulez, monsieur Letondu, faire plus qu’on ne vous demande et porter sur vos seules épaules le fardeau de toute une maison. Mon Dieu, c’est un louable zèle !… je suis le premier à le reconnaître ; mais je le blâme, si j’y applaudis. Saisissez-vous bien la nuance ? L’excès en tout est un défaut, et le mieux, monsieur Letondu, fut toujours l’ennemi du bien. C’est avec ce système-là que, forcé de courir la poste faute de temps, vous en arrivez à ceci, de mettre « Victor-Grégoire » en place de « Grégoire-Victor », ce qui n’est plus la même chose. Vous comprenez, monsieur Letondu !

— Monsieur Letondu vous emm…, répondit Letondu avec une grande simplicité.

Jusqu’ici il avait laissé dire sans broncher, courbé sur un rapport qu’il expédiait d’urgence.

Il lâcha le mot doucement, aimablement presque, redressé du buste, aux trois quarts, et sa dextre aux phalanges velues suspendue au-dessus du papier.

Le chef de bureau fit un bond ; mais déjà Letondu était debout, plus blême qu’un linge à présent, d’une blancheur sur laquelle tranchait le roux ardent de sa moustache. Il fit un pas. Ses lèvres décomposées dansaient ; la faïence azurée de ses yeux avait pris l’insoutenable éclat d’une lame d’acier au soleil. Le doigt tendu :

— Sortez, fit-il.

— Mais…

— Plus un mot ! Sortez, vous dis-je ; allons, oust ! hors d’ici ! quittez ce lieu que vous déshonorez de votre ignoble présence !

Le chef, éperdu, obéit. Sur son importance prudhommesque de tout à l’heure, ce coup de théâtre inattendu avait opéré instantanément, à la manière d’un acide sur la teinture de tournesol. Jusqu’au soir, de bureau en bureau, il fut colporter la nouvelle :

— Je vous demande pardon, je vous dérange, mais ce qui vient de m’arriver est tellement extraordinaire…

Et sa voix coupée de hoquets, son feu à décliner toute provocation, ses protestations de douceur, d’aménité bien connue, de sociabilité et autres, disaient le trac formidable qui lui étreignait la gorge, son avidité de sympathies, de protections étroitement groupées autour de sa personne menacée et chétive.

— Croyez-vous ! hein ? Croyez-vous !… Oh ! il n’y a plus à s’y tromper : la présence de M. Letondu est un péril pour chacun de nous…

Les employés se grisaient du récit, prodigieusement intéressés. Tombé dans le train-train monotone de ces messieurs, l’événement prenait d’énormes proportions ; il emplissait de fièvre la maison, la jetait à l’agitation d’un trou de province qu’a traversé le matin un régiment de cavalerie.

Au fond, la perspective d’un chiquage possible entre Letondu et de La Hourmerie déchaînait de sournoises jouissances. C’était comme une lueur de gaîté à l’horizon des mornes journées de bureau.