Messieurs les ronds-de-cuir/VI/2

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Flammarion (p. 228-247).
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Sixième tableau. I.


II

L’enterrement de M. de La Hourmerie eut lieu le surlendemain à l’église Saint-François-Xavier, aux frais de l’Administration.

Favorisée par un temps délicieux, la funèbre cérémonie ne laissa rien à désirer au point de vue de l’agrément.

Derrière un char de 3e classe portant à chacun de ses quatre angles une lourde couronne de roses-thé d’où pendaient de tels voiles de deuil qu’on en eût pu habiller Andromaque, marchait, recueilli, M. Nègre, directeur des Dons et Legs. Il était bien l’homme de la circonstance, avec sa belle figure grave, son vaste front découvert et son pardessus mastic chevauchant, plus haut que le poignet, la manche de son habit noir. De lui ou du maître des cérémonies, on n’eût trop su déterminer lequel l’emportait en correction savante : l’un plus en cuisses, l’autre plus en épaules ; ex aequo dans l’accablement, la façon de projeter à droite et à gauche le rapide coup d’œil qui ne voit pas, et de rouler, sous une chevelure disposée harmonieusement, de mélancoliques réflexions touchant le problème de l’au-delà et l’humaine fragilité. Seulement, une fois au cimetière, le Directeur prit le dessus, car sa science était de dire comme personne des choses qui ne signifiaient rien. Il pratiquait une éloquence à ce point spéciale et à lui, qu’on en venait à se demander s’il ne s’en était pas assuré par brevet la propriété exclusive !… Ça commençait comme la retraite d’infanterie, par une espèce de roulement : une période d’au moins deux minutes, ruisselante d’imprévu et de couleur, qu’enjuponnait un flot de subtile rhétorique. Et de là-dessous, peu à peu, sortaient les petites incidentes qui montraient le bout de leur nez avant que de se venir librement trémousser, en ronflant comme des toupies, autour de la mère Gigogne, leur maman. C’était gentil tout à fait ; on aurait enterré son père, rien que pour avoir le plaisir d’en ouïr l’oraison funèbre.

Le défunt n’eut pas à se plaindre. Oh ! il fut royalement traité, louangé comme un mort de grande marque : vingt minutes on le couvrit de gloire, on exalta son tact exquis, le désintéressement de son zèle. Un moment vint où il n’y eut plus à douter que le mort eût détruit Carthage et sauvé la Chose publique ; en sorte que les héritiers, au révélé, chez leur parent, de tant de vertus insoupçonnées, se mirent à verser des larmes. Le tout se termina par des expansions et des échanges de poignées de main au bord de la fosse béante. La lèvre fleurie — à peine — de ce sourire qui fait le modeste, le Directeur semblait un auteur dramatique après qu’est tombé le rideau sur le triomphe éclatant de sa première.

— Que de reconnaissance !… croyez, monsieur le Directeur…

— Comment donc, messieurs… Pas du tout. Je n’ai dit que ce que je pensais.

L’inhumation s’était faite au cimetière Montparnasse. La première pelletée de terre tomba sur le cercueil à l’instant où sonnaient deux heures à un couvent du voisinage. Devant la porte du cimetière, les ronds-de-cuir tinrent un grave conciliabule sur le point de savoir si, véritablement, il y avait nécessité d’aller achever au bureau une journée à demi entamée déjà. Sainthomme, bien entendu, se prononça pour l’affirmative ; mais il fut le seul de son avis. Le bureau se vit donc conspué à l’unanimité des suffrages moins un. Alors, quoi ? Il y eut pourparlers. Gripothe, maître en l’art délicat de faire se heurter trois billes sur le vert tapis du billard, parla d’aller jouer la poule dans un café de la rue Vavin ; le sous-archiviste Alexandre, homme essentiellement poétique, proposa une excursion à Chaville ou à Viroflay, la gare étant à deux pas, cependant que Bourdon, chef du matériel, qui avait déjeuné d’une tasse de lait, se prononçait nettement pour le veau marengo, dont il magnifiait la sauce rousse. Les uns tiraient à hue, les autres à dia, quand une solution mit tout le monde d’accord. Vêtu de noir, le chapeau à la main, l’huissier Maréchal, en effet, était venu se mêler au groupe.

— Le Directeur informe ces messieurs, dit-il, qu’il les recevra aujourd’hui à trois heures précises, dans son cabinet.

— Ah !

Cette nouvelle surprit et inquiéta. Pour la même raison qu’un pavé se détache rarement d’un mur sans entraîner dans sa culbute une certaine quantité de plâtras, il est rare qu’un « mouvement » se produise par le fait d’une seule mutation. Nombre de ces messieurs, sans doute, sentirent la douce espérance étendre en eux ses germes bienfaisants ; mais Bourdon changea de couleur et cessa tout de suite d’avoir faim. Il avait compté sur la répartition banale du traitement de de La Hourmerie (la combinaison no 1 de Chavarax), non sur le mouvement général que semblait faire présager l’empressement du Directeur à réunir sa maisonnée. Tout le monde sur le pont ? Mauvais signe ! Le préposé au matériel en eut l’âme visitée du noir pressentiment qui tourmente le noble Abner au 1er acte d’Athalie, et il ne douta plus que le personnel tout entier fût convié à un banquet monstre, dont lui, Bourdon, de concert avec le défunt, serait appelé à faire les frais. Il eut l’impression que les tripes, le foie, la rate et le pancréas lui tombaient pêle-mêle dans le bas-ventre ; si nettement, à ses oreilles, tonnèrent ces terribles paroles : « … admis à faire valoir ses droits à la retraite », que les tympans lui en vibrèrent, comme ceux d’un homme qui a imprudemment passé devant la gueule d’une cloche en branle.

Il cingla vers la rue Vaneau sans aucune précipitation, de ce pas, qui a bien le temps, des suppliciés conduits à l’échafaud.


Trois heures sonnèrent.

L’huissier ouvrit à deux battants la haute porte aux cannelures d’or sur fond pâle qui isolait du salon d’attente le cabinet directorial, et se rangea pour laisser le passage libre. Dépouillé de la tenue d’homme du monde arborée pour la solennité de l’enterrement, il portait à présent l’habit à longues basques ouvert sur l’empesé de la chemise, et dressait, plus haut que son faux col, son profil imposant, aux noirs favoris, de conseiller à la Cour.

— Messieurs des Dons et Legs !

Ces messieurs pénétrèrent : les chefs et sous-chefs d’abord ; Bourdon le premier, en sa qualité de doyen. M. Nègre attendait, le dos à la cheminée, les coudes chassés en arrière et reposés à même le marbre. Il accueillit son subalterne avec la grave salutation que comportait cette journée de deuil, lui tendit une main désolée, que Bourdon effleura respectueusement de la sienne, et répandit un vague regard sur le troupeau envahissant du personnel. Il dut attendre, pour parler, que le brouhaha des chaussures traînées par les lames du parquet se fût achevé d’éteindre ; après quoi, d’une voix pénétrée, il prit en ces termes la parole :

« Messieurs,

« Ce n’est pas la première fois que courbant le front devant les arrêts de la mort, j’ai à déplorer en votre présence l’imprévu terrible de ses coups et ses férocités iniques. Le décès de l’homme de bien que fut durant tant d’années notre camarade de chaque jour, les circonstances tragiques qui l’ont accompagné, et, mon humilité commande que je le confesse, l’égoïste regret du précieux auxiliaire qui m’est si brutalement ravi, me font accablante, aujourd’hui, une tâche toujours douloureuse. Au sentiment de détresse sans bornes qui étreint à cette heure mon âme, je vois toute l’étendue du vide qui s’est produit. Oui, il semble que jamais encore je n’avais aussi nettement ressenti l’étroite union de la grande famille dont chacun de vous est un des membres et à la tête de laquelle la confiance du chef de l’État m’a fait l’honneur de me placer. Vous pardonnerez donc, je l’espère, à l’émotion qui me suffoque. Je dirai plus : certain que vous la partagez, je ne tenterai pas de m’y soustraire. »

Un trémolo à l’orchestre eût fait merveille dans le paysage.

L’orateur regretta quelque peu in petto l’absence de ce condiment, mais le ciel était avec lui : comme il terminait sa période, un nuage glissa devant le soleil et le jour s’obscurcit soudain.

On vit alors à quel point il est vrai que les choses peuvent avoir des larmes !… Une lueur de sépulcre entrouvert se mit à flotter par la pièce, baignant d’une recrudescence de tristesse la tristesse déjà incurable du meuble Empire qui l’ornait : le bureau d’acajou, couleur sang caillé, aux incrustations de cuivre ; les dos en forme de lyres des chaises ; l’urne plaintive que supportait le cube d’albâtre de la pendule. Le regard fixe des employés disait les efforts qu’ils mettaient à ravaler des sanglots de circonstances, et il semblait que, de sa corniche, Solon, le dur Solon lui-même, prît sa part de désolation, avec son front lourd de soucis, labouré de rides profondes qu’emplissait un sombre amalgame de ténèbres et de poussière.

Or, au milieu de l’accablement général, M. Nègre gardait un masque éploré et une âme parfaitement sereine, ayant eu le matin une petite entrevue avec le chef du cabinet, lequel l’avait rassuré.

— Vous moquez-vous ? lui avait demandé ce fonctionnaire. Vous êtes un peu timbré, je pense, de vous fourrer martel en tête parce qu’un employé de chez vous a commis une extravagance sous le coup d’un transport au cerveau. Vous n’avez rien à voir là-dedans, et, du reste, l’affaire ne fera aucun tapage. Si je ne l’étouffais dans l’œuf et ne faisais le nécessaire pour épargner, et à vous, qui êtes un gentil garçon, et au gouvernement, qui n’a pas besoin de ça, des complications superflues, vous me prendriez pour un daim.

Une éloquente pression de doigts avait souligné ce discours ; un sourire l’avait ratifié. De là, pour l’intéressé, un soulagement d’autant plus vif que ses angoisses de la veille avaient été plus cuisantes. Et aussitôt il avait arrêté son plan, un plan de sybarite bon diable dont on a respecté le bien-être, qui en sait un gré infini au genre humain tout entier et désire l’inonder, en signe de gratitude, de largesses… qui ne lui coûteront rien. Incapable d’attenter à la propriété des autres dès l’instant qu’il voyait la sienne sauvegardée, il n’avait retenu que deux choses de la combinaison Chavarax : la possibilité de fusion de deux services en un seul ; l’heureuse exploitation, au profit de tout le monde, de la vanité de deux crétins.

Il poursuivit :

« — Mais quoi ! conviendrait-il de s’éterniser en de vains et stériles regrets ? C’est, messieurs, ce que je ne crois pas. J’honorerais mal la mémoire de celui dont l’âme, à présent, flotte par les libres espaces, si, pliant sous le faix de ma douleur, je négligeais les intérêts d’une maison qui lui fut chère. La vie a ses exigences ; elle veut que la dépouille des morts concoure au bien-être des vivants : je le déplore, bien que n’y pouvant rien. J’ai cru, dès lors, devoir précipiter les choses et ne point ajourner, pour des raisons de pur sentiment, une répartition de fonds dont le besoin depuis si longtemps s’imposait. Cette répartition, que je me suis efforcé de rendre aussi équitable que possible, je vais vous en donner connaissance. »

Ici, le silence devint tel, qu’on eût entendu un cloporte grimper au cadre de la glace. L’orateur vient à son bureau. Il y prit une feuille de papier qui s’y étalait au sein de multiples paperasses, l’éleva jusqu’à ses yeux et lut :

« Le garde des Sceaux, ministre de la Justice ;

« Sur la proposition du conseiller d’État, Directeur général des Dons et Legs,


« ARRÊTE :

Article premier.

« M. Varincoucq, chef de bureau à la Direction des Dons et Legs, spécialement affecté au service des hypothèques, est nommé chef du bureau des Legs, en remplacement de M. de La Hourmerie, décédé. »

Le poste de de La Hourmerie revenait de droit à Van der Hogen. Le sous-chef eut un sursaut et étouffa mal une exclamation ; mais sous la moustache de M. Nègre, un demi-sourire se dessina, d’une bienveillance rassurante.

« — Je prie M. Van der Hogen de patienter un instant. Une disposition spéciale a été prise en sa faveur. »

Van der Hogen, confus, rentra en l’empesé de son faux col ; le Directeur continua sa lecture :

« Article 2.

« Le bureau des hypothèques est rattaché au bureau des Legs, qui prendra désormais cette dénomination : Legs, Hypothèques et Mainlevées d’hypothèques.


« Article 3.

« M. Chavarax, rédacteur à la Direction Générale des Dons et Legs, est nommé sous-chef adjoint aux appointements de quatre mille francs.


« Article 4.

« Le personnel de la Direction Générale des Dons et Legs est, presque en sa totalité, l’objet d’une augmentation de traitement dont le détail sera donné d’autre part. »

« — Cette augmentation, continua M. Nègre après avoir laissé tomber d’une main son papier et de l’autre son monocle, ne saurait être, en effet, que partielle. Plusieurs d’entre vous, messieurs, on atteint le maximum du traitement attribué à leurs fonctions par des règlements formels, ou ont bénéficié d’augmentations récentes. Ils n’ont donc qu’à espérer !… Des temps luiront pour eux, meilleurs, proches peut-être, car la vie — en eûmes-nous jamais une preuve plus terriblement évidente ? — est fertile en inattendus. D’autres, qui ne sont point dans ce cas, se fient au bien-fondé de leurs prétentions. Hélas… À plus d’un de ceux-là je devrai aussi crier : « Espoir ! Laissez la bonne volonté du camarade qui est en moi en appeler une fois de plus à la bonne volonté du camarade qui est en vous ! » Mais il convient de que je m’attarde un instant au cas tout particulier de M. Van der Hogen. — M. Van der Hogen, messieurs, compte parmi les doyens de cette maison dont il est, depuis vingt-cinq ans… »

— Vingt-six, rectifia de sa place le sous-chef Van der Hogen.

« — … depuis vingt-six ans, veux-je dire, l’un des plus robustes soutiens. Une occasion se présentait de reconnaître ses services ; je la saisissais avec joie quand je me butai au veto inexorable de M. le garde des Sceaux, arguant contre notre collègue des titres mêmes qui le désignent à la faveur du haut personnel administratif. « Nul plus que moi, m’a-t-il objecté, ne sait avec quel zèle et quelle intelligence s’est acquitté M. Van der Hogen du labeur confié à ses soins. C’est bien ce qui fait que rien ne saurait me décider à les détacher l’un de l’autre. En pâtisse l’intérêt de M. Van der Hogen !… L’intérêt public avant tout ! » Quel plus bel éloge, monsieur et cher collègue, eussé-je pu souhaiter de vos mérites ? Je n’avais plus qu’à m’incliner et je m’inclinai de bonne grâce, me bornant à exiger pour vous, à titre de compensation, la Croix de Chevalier de la Légion d’honneur… Toute juste cause se gagne, monsieur, et je bénis la clémence du ciel, puisqu’il m’est permis de goûter, au déclin d’une journée de tristesse, la douceur de saluer en vous le Légionnaire de qui l’Officiel de demain portera aux quatre coins de l’Europe le nom désormais illustre. »

Un pourpre d’orgueil incendia la face monstrueusement inepte du Légionnaire. Son allégresse s’épancha dans des balbutiements de gâteux :

— … ba… bou… bibi… ne sais comment exprimer…

« — Il suffit, fit le Directeur qui eut la charité de dresser une digue devant ce débordement d’éloquence, je transmettrai vos remerciements à M. le Garde des Sceaux. Je n’ai plus qu’un mot à dire, messieurs. Il concerne le plus modeste, non le moins méritant, de vous : j’ai nommé M. Sainthomme. — Il est là, M. Sainthomme ? »

L’expéditionnaire se montra, vert d’émoi, les poignets de sa chemise caparaçonnés de papier blanc.

— Oui, monsieur le Directeur.

« — Fort bien, Approchez-vous, je vous prie ; car j’ai aussi à vous communiquer des nouvelles qui vous intéressent. Il y aurait superfétation de ma part, monsieur Sainthomme, à venir rappeler ici de tels états de service que votre humilité, encore qu’excessive, n’a pu en obscurcir l’éclat. L’heure a enfin sonné pour moi de leur rendre publiquement hommage. Que dis-je, moi ?… l’État, plutôt !… la République, que je représente, et qui, avide de vous donner un gage, mais un gage magnifique, de sa satisfaction, vous laisse le soin de vous décerner vous-même une récompense à votre goût. Une somme de trois cents francs reste libre, et aussi un ruban violet d’officier d’Académie, qu’a mis à ma disposition M. le directeur des Beaux-Arts… Veuillez choisir. Sub judice lis est. Ma décision est aux ordres de la vôtre. »

C’est ainsi que discourut cet homme comparable à nul autre en l’art de passer de la pommade, et une vision surgit devant les yeux de Sainthomme. Non la vision de son triste chez soi, empli des rugissements aigus du dernier-né, des plaintes de la ménagère mêlées au bruit sec des béquilles butant contre des pieds de chaise, mais l’éblouissement d’une aurore, son apothéose glorieuse quand il irait promener son ruban par les petites rues de Grenelle, au milieu du murmure flatteur des gens qui font halte sur place et se demandent les uns aux autres : « Quel est donc cet homme distingué qui a les palmes académiques ? » Il demeura muet. Simplement, entre son pouce et son index, il pinça le revers crasseux de son veston, tandis que, d’une œillade discrète, il signalait à M. Nègre sa boutonnière vierge de palmes.

Celui-ci comprit.

Il sourit.

— L’arrêté sera signé ce soir. Mes compliments, mon cher collègue.


L’audience était levée. Lentement le personnel s’écoula, répandu à nouveau par le salon d’attente. Et c’est alors qu’il fallut voir Bourdon !… Ce fut vraiment un beau spectacle. Rires sonores, énergiques shake hands, galopades de jeune poulain à travers les épaisses luzernes du pâturage ! « Ah ! mon cher, félicitations !… Compliments sincères, Sainthomme !… Van der Hogen… la vieille amitié qui nous lie…, permettez que je vous embrasse, hein ?… Messieurs, une journée mémorable !… »

— Ah çà ! Il est saoul ! se dit Lahrier, qui s’égayait à le voir faire. Il l’était en effet, le pauvre homme, et à tomber ! grisé de l’alcool des joies trop brusques. La fièvre s’éveillait en lui, des gens qui l’ont échappé belle et entrevoient des éternités de vie pour avoir coudoyé la mort d’un peu près. Et déjà des projets d’avenir se formulaient, quasi précis, sous son crâne plus poli que l’ivoire ; des plans d’admirables réformes, dont le besoin, on n’en doute pas, se faisait impérieusement sentir.

Citons : réductions opérées en grand, sur le papier, le pétrole, la ficelle ; substitution de la tourbe au coke, reconnu procédé de chauffage ruineux ; suppression de l’essuie-main accordé chaque semaine à chaque employé par la munificence administrative (du coup, 75 francs de blanchissage par an, rayés des frais de la maison !…) ; toutes choses sagement pensées, faites pour alléger dans de notables proportions l’écrasant budget de l’État et graver le nom de Bourdon, à jamais, au livre d’or de la Direction des Dons et Legs.

Sans doute, il n’en disait rien, mais nous, qui ne sommes point tenus à de pudiques réserves, nous proclamerons la vérité : le décès de La Hourmerie, termite dévastateur, rongeur insatiable, cancer implacable et affreux, ouvert au flanc meurtri du service du matériel, ne laissait point que de lui être singulièrement agréable. Il en poussait des « ouf ! » discrets, pareillement un père de famille qui a enfin réussi à embarquer pour la Bolivie le fils prodigue de qui les honteuses débauches souillaient de fange ses cheveux blancs.

Il répéta :

— Une belle journée !… Oui, belle journée, en vérité !

Il devenait indécent, vraiment, à célébrer ainsi une journée qu’il avait en partie occupée à piétiner derrière un corbillard.

Lahrier le lui fit observer :

— Ce n’est pas pour chiner ; mais, vrai !… vous êtes gai, les jours d’enterrement !

Alors Bourdon :

— Point du tout !… Plaisantez-vous, mon bon ami ?… La Hourmerie… vieux camarade… ; vingt-huit ans ensemble !… grand chagrin… Très affecté, au contraire.

Mais le jeune homme s’étant mis à rire :

— Sérieusement, mon cher. Je vous promets !… Ah ! ces jeunes gens ! ça ne croit à rien !… Où dînez-vous ?

Cette question surprit Lahrier.

— Ma foi, dit-il, je n’en sais rien, moi. Où ça se trouvera.

— Dînons ensemble, en ce cas ?… Je vous invite ; vous voulez bien ?

— Vous êtes trop aimable…

— Allons donc !… Mon cher, j’adore la jeunesse. Entendu, hein ?

Le salon s’était vidé. Seuls Gripothe, Gourgochon et le commis d’ordre Guitare s’étaient attardés devant la fenêtre à causer de Letondu, qu’on venait de fourrer à Bicêtre avec la camisole de force. Bourdon, emballé de prodigalité, les convia, du coup, tous les trois, et ils acceptèrent, stupéfaits.

— Eh bien, en route !… Nous allons dîner à Montmartre !

On tomba d’accord pour Montmartre. Lahrier y connaissait des endroits rigolos ; la boîte de Derouet, entre autres, la Crécelle, une façon de bouge-concert situé au pied de l’Élysée et où on achèverait la soirée en gaieté. Bourdon voulut tout ce qu’on proposa, et la bande s’achemina tout doucement vers les quais, distingués dans les enfoncements de la rue Bellechasse, blancs, au-dessous des verdures poussiéreuses des Tuileries.