Michel Pauper (Becque)

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Michel Pauper (Becque)
Théatre completG. Charpentier1 (p. 190-314).

Porte Saint-Martin
odéon

MICHEL PAUPER........ MM. Taillade. MM.Paul Mounet.

LE BARON VON-DER-HOLWELK... Clément-Just. Talien.

HENRY DE LA ROSERAYE.... MM. Couget. Albert Lambert.

LE COMTE DE RIVAILLES.... Angélo. Dumèno.

HÉLÈNE Mme Lefresne. MmeSegond-Weber.

MADAME DE LA ROSERAYE.... Raucourt. Favart.

ADÈLE....... Bony Bertrand.

Un domestique.... MM. Lansoy. MM.Vandenne.

Un ouvrier....... Marchand. Jahan.

Un apprenti...... Maire. Lalanne.

Un conseiller municipal Alexis-Louis. Fréville.

Un médecin....... Gubien. Duparc.

Une femme du peuple Mlle Briant Mlle Dérigny

Ouvrier, Femmes du peuple, Conseillers municipaux.

ACTE I


Le théâtre représente une vaste pièce, richement meublée, formant, salon et cabinet d’affaires. Porte au fond, portes latérales. Devant la porte de gauche, un bureau dont les tiroirs font face à la porte.



Scène I


LE BARON, MADAME DE LA ROSERAYE


MADAME DE LA ROSERAYE

Mon mari va rentrer, je l’espère, que vous ne l’attendrez pas bien longtemps.

LE BARON, distrait

Vous avez donc déménagé, ma chère madame ?

MADAME DE LA ROSERAYE
MADAME DE LA ROSERAYE

Déménagé, non.

LE BARON, distrait

D’où vient que je ne me retrouve plus chez vous ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Je vois ce qui vous trompe ; mon mari a fait dernièrement de ce salon son cabinet il a une porte de ce côté (elle montre la seconde porte) qui lui permet d’entrer et de sortir sans être arrêté sur son passage. M. de la Roseraye est si facile et si bienveillant qu’il perdait tout son temps à écouter les affaires des autres.

LE BARON

À merveille. Il me semblait bien que j’avais pris ma route habituelle pour venir ici.

MADAME DE LA ROSERAYE

Avez-vous été satisfait de votre santé, monsieur le baron, depuis votre dernière visite ?

LE BARON

Il n’y a plus que vous, ma bonne madame, qui me donniez encore mon titre de baron auquel je n’ai jamais attaché de prix, vous le savez. La grandeur qui se transmet m’a toujours paru peu de chose auprès de celle qui se conquiert, et j’en fais très-humblement la différence, ayant dédaigné l’une sans pouvoir obtenir l’autre. ? Ma santé est excellente, mes forces restent toujours les mêmes ! l’immensité de mes travaux et la haine de mes ennemis n’ont pu les vaincre, et aujourd’hui que je ne compte plus —parmi les vivants, elles résistent encore a une dissolution prochaine.

MADAME DE LA ROSERAYE

Je ne sais si vous pensez comme moi, mais on arrive à un âge où l’on ne voudrait pas recommencer la vie, tant elle contient de fatigues et de peines.

LE BARON

Bonne chère madame, vous me parlez de vos peines, en avez-vous connu de bien véritables, et le bonheur ne fait-il pas partie de la perfection de votre sexe ? Quelle est la femme qui ne garde au moins le souvenir de ses vingt premières années ? Les protections naturelles de l’enfance vous ont-elles failli ? non 1 soins et caresses, le plaisir du miroir et la joie du bal, vous avez aimé tout cela.

MADAME DE LA ROSERAYE

Il est vrai. Le temps que vous rappelez est le meilleur pour nous autres femmes et celui que nous abrégeons le plus volontiers.

LE BARON

Vous avez été mariée à un homme supérieur en tout, par les grâces de sa personne comme par les qualités de son esprit : union charmante, digne de vous, digne de lui, dont les charges ont été si légères que vous les avez même ignorées. Le refus d’une parure ou la coqueluche de votre enfant, voilà quelles ont été vos douleurs.

MADAME DE LA ROSERAYE

Ma fille a passé l’âge des coqueluches, monsieur le baron, c’est une demoiselle à marier. La santé de nos enfants ne nous préoccupe pas plus que leur avenir ; et puis vous oubliez les êtres qui nous ont le plus aimé, et dont on pleure éternellement la perte.

LE BARON

Oui, votre observation est juste. La mort a été de tout temps un sujet de pensées mélancoliques ; les explications que donne la science de cet état fort admissible, ne nous satisfont pas entièrement. Admirons pourtant la nature…

MADAME DE LA ROSERAYE

Voulez-vous vous interrompre pour répondre à ma question : Votre neveu, M. de Rivailles, nous a été présenté dernièrement ; le voyez-vous quelquefois ?

LE BARON

Je ne vois plus personne, et mon neveu pas plus qu’un autre. Le comte de Rivailles et moi, d’ailleurs, nous ne nous entendrions guère. Il réunit à mes yeux deux types que je déteste : le gentilhomme sans grandeur et le soldat sans moralité. Est-ce un esprit fort ? pas même ! Des opinions de parade qu’il a juré de défendre par l’épée et par la croix pour conserver à son blason un air de vieille monarchie. Patricien dédaigneux et inhumain, débauché vulgaire, joueur ridicule, il mettra cent mille francs sur une carte et ne donnerait pas un sou pour une fondation philanthropique. ? Vous m’avez interrompu, ma chère madame, au moment où nous parlions de vous. Ai-je été jeune, moi ? Quelques fantaisies satisfaites à la hâte et aussitôt dédaignées, est-ce là tout ce que contient l’âge d’or de la vie ? Ai-je été riche ? Le patrimoine que mes ancêtres avaient mis cinq cents ans à établir, l’ai-je jeté à des caprices ? Il n’a pas seulement suffi à mes besoins. La science a dévoré mes lingots comme mes années, et que m’a-t-elle donné en retour ? Des travaux sans résultat, des adversaires sans générosité. Tout ce qui est de l’homme, ce qu’il compte, et ce qu’il chante, les jouissances de l’activité, les poésies de l’argent, autant de sacrifices irréparables que m’a coûtés la recherche d’un seul problème, la poursuite d’un x, secret de la matière qu’un autre trouvera après moi. L’élève de Laplace, l’ami d’Arago, n’est plus aujourd’hui qu’un vieux fou que vous seule encore, chère madame, écoutez si patiemment.

MADAME DE LA ROSERAYE

Excusez-moi, monsieur le baron, de ne pas être tout entière à vous, mais il y a là quelques personnes que l’absence de M. de la Roseraye paraît mécontenter. Murmures derrière la porte du fond.


LE BARON, retombant dans sa distraction

En effet, je n’avais pas prêté attention.

MADAME DE LA ROSERAYE

Votre vie a été assurément bien laborieuse et bien cruelle ; mais, croyez-moi, notre sort à tous est à peu près semblable, avec des chagrins différents. L’existence que s’est faite mon mari n’est exempte ni d’inquiétudes ni de dangers.

LE BARON

Je suis bien tranquille sur son compte, de la Roseraye entreprend tant d’affaires, que dans le nombre il peut s’en trouver de défavorables, je ne l’ignore pas, et nous avons fait ensemble des essais qui nous ont coûté cher à tous deux. Mes pertes se sont augmentées pendant qu’il réparait les siennes ; son intelligence si active ne s’accommode pas longtemps d’un terrain infécond. Si j’avais suivi ses conseils, je serais encore plus riche que lui, mais je ne regardais sur ma route que les statues de ceux qui l’avaient prise avant moi, et il est noble de vivre entre le triomphe et le martyre.

Nouveaux murmures.

MADAME DE LA ROSERAYE

Permettez-moi de vous laisser seul, ces bruits me font mal, et je ne pourrais pas les entendre plus longtemps.

LE BARON

À votre aise. Au revoir, chère madame, au revoir. Madame de la Roseraye sort par la droite. Le baron, après l’avoir conduite jusque-là, redescend la scène. La porte du fond s’ouvre avec fracas. Michel entre, poussant un domestique devant lui.



Scène II


LE BARON, MICHEL, UN DOMESTIQUE


MICHEL

Et moi, je vous dis que j’entrerai..

LE DOMESTIQUE

Vous ne pouvez pas rester ici, monsieur ; quand M. de la Roseraye sera chez lui, il vous recevra à votre tour.

MICHEL

Suffit, mon camarade. Vous faites votre service, je ne vous en veux pas ; je fais mes affaires. Allons, hop !

LE BARON

Laissez, Joseph, laissez ; monsieur attendra dans cette pièce.

Le domestique sort.


Scène III


LE BARON, MICHEL


LE BARON

Vous êtes vif et impatient, monsieur.

MICHEL

Il faut ça, dans le chien de métier que je fais.

LE BARON

Vous me donnez l’envie de le connaître. Qu’êtes-vous donc ?

MICHEL

Moi, je suis un tas de choses : mécanicien, ingénieur, chimiste, savant pour rire, et inventeur dans mes moments perdus.

LE BARON

Vous vous nommez, monsieur ?

MICHEL

Michel Pauper ! c’est comme si je ne vous avais rien dit. Je ne suis connu que de deux hommes ; un qui m’a élevé et l’autre qui m’exploite.

LE BARON

Vous aurez entendu parler sans doute du baron Von-der-Holweck ?

MICHEL

C’est vous ! LE BARON Von-der-Holweck. Je l’écorche, hein ? votre grand diable de nom, mais c’est bien celui que j’ai trouvé dans un almanach scientifique où l’on vous mettait sur le dos une quantité d’anecdotes toutes plus grotesques les unes que les autres.

LE BARON

Je vous plains, monsieur, d’étudier l’histoire de la science dans les almanachs et de jeter l’écume des libelles à la tête d’un vaincu.

MICHEL

Vous le prenez comme ça, vous êtes susceptible ; vous avez tort avec moi ; je parle tout bêtement, sans phrases, parce que je n’ai pas appris à en faire. Mais je ne suis pas plus nigaud qu’un autre, et on a beau me conter ceci et cela, je n’en crois que ce que j’en veux bien croire. Tenez, je n’aime pas beaucoup les nobles, et vous en êtes un, à ce ce qu’il paraît ; mais vous m’avez fait l’effet, d’un original.

LE BARON

Original ! original est bientôt dit ! on les compte, monsieur, les originaux dont la vie, si elle n’est pas une gloire, est un exemple.

MICHEL

La gloire ! vous avez donné là-dedans, vous ! Du reste, vous n’êtes pas le seul, et j’y ai pensé aussi à la gloire, quand j’étais moutard. J’allais dans les petits coins et je me disais : Pourquoi donc que tu n’en aurais pas de la gloire… et de l’argent.. et de jolies filles… et de bons dîners… travaille, mon garçon… quand tu auras retenu tout ce qu’on enseigne aux Arts-et-métiers, toi et un autre ça fera deux. Mes professeurs étaient dans l’extase ! et ils sont connus les professeurs du Conservatoire, des malins, qui ne bronchent pas dans une chaire et qui ne sont pas déplacés dans un salon ; avec cette petite différence, qu’ils savent tout, eux, et que les gens de salon ne sa. vent rien… Qu’est-ce que je vous disais ?

LE BARON

Vous me parliez de la gloire… à votre manière.

MICHEL

Ah ! oui ! demandez au boulanger ce qu’il en pense de la gloire… 0, 80 c. les 4 livres, il ne vous répondra pas autre chose. Et il a raison, ce brave homme, il gagne sa vie, c’est à vous d’en faire autant. On le l’ait… il faut bien… à moins de voler… mais ça paraît dur les premières fois, et puis on en prend l’habitude. On jure bien encore de temps en temps ; on se dit : Je veux arriver, comme un tel, qui est parti de rien, comme moi ; finalement, on n’est pas fâché de trouver sa soupe tous les jours, voilà !…

LE BARON

Sa soupe ! sa soupe et le reste ! vous m’avez tout l’air d’un gaillard à ne pas vous priver des bons morceaux… Êtes-vous marié ?

MICHEL

Oh ! je comprends bien ce que vous voulez me dire. Vous me demandez si je suis porté sur les femmes. Je m’en moque comme de l’an quarante, des femmes. J’aime mieux la bouteille 1

LE BARON

Prenez garde. La bouteille est quelquefois une maîtresse pire que les autres.

MICHEL

Ne dites pas de mal du vin, je vous le défends. Le vin ! quand je travaille, il m’ouvre la vue, quand je m’explique, il me dégage la langue. De la Roseraye parait à la porte de gauche ; il aperçoit les deux hommes et se dissimule derrière le bureau dans lequel il cherche des papiers ; Michel continue. En ce moment, on ne s’en douterait pas, j’ai une petite pointe. Si je n’avais pas bu un verre de vin avant de monter ici, j’attendrais encore dans l’antichambre ou je serais déjà rentré chez moi. Maintenant, me voilà, et il faudra bien qu’on m’écoute.

LE BARON

Vous faites des affaires avec M. de la Roseraye ?

MICHEL

Oui. Et vous ?

LE BARON

Nous nous sommes associés quelque temps, lorsque j’avais encore ma fortune.

MICHEL

Le temps de la perdre.

LE BARON

Vous calomniez bien vite un riche industriel, très-libéral et très-intelligent.

MICHEL

Intelligent comme un fripon.

LE BARON

M. de la Roseraye est un homme d’honneur.

MICHEL

M. de la Roseraye est une canaille, et je suis venu ici pour le lui dire…

De la Roseraye, en poussant maladroitement un tiroir, attire l’attention de Michel. Celui-ci va au bureau sur lequel il exécute un roulement de tambour.



Scène IV


LES MEMES, DE LA ROSERAYE


DE LA ROSERAYE, tendant la main à Michel

Bonjour, cher ami, ? Vous avez à me parler.

MICHEL, un peu décontenancé d’abord

Oui, oui, oui.

DE LA ROSERAYE

Serez-vous long ?

MICHEL

Mais le temps qu’il faudra.

DE LA ROSERAYE

C’est qu’en ce moment, je suis attendu. Prenons un jour, voulez-vous ? demain ?

MICHEL

Non ! tout de suite.

DE LA ROSERAYE

Impossible ! Je le regrette !

MICHEL

Oh ! Je sais bien que vous n’êtes pas si pressé que moi, mais je ne sortirai pas d’ici ni vous non plus, avant que nous ayons causé ensemble.

DE LA ROSERAYE

Attendez. Allant au baron. Comment allez-vous, cher maure ?

LE BARON

Bien, mon vieil ami, très-bien… et très-mal… vous me comprendrez, vous, si je vous dis que je me suis fait à l’indigence, mais que je ne peux pas m’habituer au repos.

DE LA ROSERAYE

Le repos ! belle chose pourtant que le repos !

LE BARON

Est-ce bien vous qui me parlez ?

DE LA ROSERAYE

Oui, c’est moi. Il n’y a que les vieux soldats, mon cher baron, pour aimer la paix. Si vous rêvez encore comme un jeune homme que le danger des chimères n’a pas guéri de leur poursuite, vous avez tort. Ma conviction est faite et bien faite aujourd’hui. Toutes les chances de la vie ne valent pas l’enjeu qu’on y expose, et celui-là seul qui prend le chemin battu, marche avec la vérité.

LE BARON

Philosophie vulgaire, mon cher de la Roseraye, qu’on ne trouvera jamais sur mes lèvres où elle serait pourtant plus excusable que dans votre bouche. Heureux dans vos périlleuses entreprises comme dans vos affections régulières, que demandez-vous donc de plus ?

DE LA ROSERAYE

Vous avez raison, cher maître, parlons de vous.

LE BARON

J’étais venu, mon ami, pour vous rappeler ma pension. Vous me l’avez servie longtemps malgré mes répugnances, et j’ai pris, je l’avoue, l’habitude d’y compter.

DE LA ROSERAYE

Nous nous sommes expliqués là-dessus à cœur ouvert. Je ne fais pour vous que ce qu’à ma place vous feriez pour moi, et vous n’avez accepté que ce que vous m’auriez offert, c’est dit. Mais… vous tombez mal aujourd’hui. Je ne peux disposer d’argent. Les affaires sont devenues très-difficiles…

LE BARON

N’insistez pas. Je parle de mes douleurs quelquefois, jamais de mes besoins. D’ailleurs, quand l’esprit souffre, la bête est facile à satisfaire. Adieu, mon cher de la Roseraye, vous ne m’en voulez pas au moins du rapprochement que j’ai paru faire entre votre situation et la mienne ; nul plus que moi ne se réjouit de vos succès, vous le savez.

DE LA ROSERAYE

Je sais, mon ami, que vous êtes bon comme un enfant, grand comme un saint et égoïste comme un aveugle.

LE BARON, à Michel

Adieu, monsieur… courage et espoir.

MICHEL

Sans rancune, monsieur le baron.

Le baron sort.


Scène V


DE LA ROSERAYE, MICHEL


DE LA ROSERAYE

Je vous écoute.

MICHEL

Monsieur de la Roseraye, je vais aller droit au but ; m’est avis qu’il n’en coûte pas davantage de s’entendre dire les choses par leur nom : vous me v, o-vo, l, e, z-lez, volez.

DE LA ROSERAYE

Drôle ! répétez un mot pareil, et je vous jette à la rue…

MICHEL, se mettant sur ses gardes

En êtes-vous bien sûr, mon bon monsieur. Soyez donc coulant sur les expressions, je verrai après à être coulant sur le reste.

DE LA ROSERAYE

Je ne vous ai encore demandé, monsieur, ni faveur ni complaisance, et de nous deux, jusqu’ici, l’obligé, c’est vous, qui veniez, il n’y a pas bien longtemps, me conter vos déboires, et dont j’ai secondé les premiers travaux. Il vous plaît d’oublier un appui que vous jugiez alors avantageux, pour ne voir que les profits médiocres que j’ai pu en retirer moi-même, c’est votre droit.Mais quand je pourrais admettre que vous vous échauffiez et que vous perdiez la tête dans une discussion sérieuse de vos intérêts, il n’y a qu’un… je ne veux pas dire le mot, pour entrer en matière comme vous l’avez fait.

MICHEL

Eh bien, ça va ; je vais reprendre la chose par un autre bout.

DE LA ROSERAYE, s’adoucissant

Je vous ferai remarquer que ces grands éclats qui ne me conviennent pas d’abord ne vont pas non plus avec les pauvres petites affaires que vous êtes venu m’offrir et dont je n’ai consenti à me charger que pour vous être agréable. Ce sont des millions, des millions, vous entendez, qui me passent journellement entre les mains, et si je voulais… voler quelqu’un, je ne vous choisirais pas.

MICHEL

Je ne sais pas ce que vous faites avec les autres.

c, d’un ton ordinaire

Les autres sont des hommes considérables et beaucoup mieux élevés que vous. Je renoncerais définitivement à prendre part à vos entreprises, si vous conserviez ces habitudes soupçonneuses et surtout si vous vous croyiez autorisé une seconde fois à disposer de ma personne et de mon temps qui est ma propriété et non la vôtre.

MICHEL

Avez-vous fini ?

DE LA ROSERAYE, avec amitié et lui posant la main sur l’épaule

Ecoutez-moi, mon cher monsieur Pauper.

MICHEL, lui répliquant sous le nez

Mais vous parlez toujours.

DE LA ROSERAYE

C’est que vous êtes un homme terrible… quand vous ouvrez la bouche.

MICHEL

Qu’est-ce que vous entendez par là ?

DE LA ROSERAYE

J’entends par là… que vous ne surveillez pas assez votre langue.

MICHEL

Imbécile ! crache-lui donc à la figure et appelle-le filou.

DE LA ROSERAYE

Ne recommencez pas à vous fâcher, et puisque vous êtes là, et que je vous donne encore quelques minutes, causons un peu produits chimiques, c’est ce que vous demandez. Parlons de votre couleur, de votre couleur Garibaldi qui n’a pas le succès de la couleur Bismark, je vous le déclare, et ne nous enrichira ni l’un ni.l’autre.

MICHEL

Nous y voilà.

DE LA ROSERAYE

Oui, nous y voilà ! mon dieu, elle est bien venue, celte couleur, très-nette et très-brillante ; mais la préparation exige de grands soins, et la main-d’œuvre en est trop coûteuse.

MICHEL

C’est que vous la payez plus cher qu’elle ne vaut…

DE LA ROSERAYE

D’ailleurs, votre rouge est passé de mode et ne va plus au commerce.

MICHEL

On le voit partout.

DE LA ROSERAYE

Le public n’en achète pas…

MICHEL

Tout le monde en porte.

DE LA ROSERAYE

Si vous avez besoin d’espèces, mon cher, il fallait me le dire tout de suite. Je vais vous faire remettre une avance de trois mille francs… Est-ce assez ?

MICHEL

Je ne veux pas trois mille francs, je n’en veux pas cent mille, je veux des comptes.

DE LA ROSERAYE

Ces comptes ne sont pas prêts, et seraient-ils prêts que je ne consentirais pas à les discuter avec vous aujourd’hui.

MICHEL

Pourquoi ?

DE LA ROSERAYE

Pourquoi ? Vous voulez le savoir. Parce que pour examiner des chiffres, il faut être à jeun.

MICHEL

Si je bois, monsieur, c’est avec mon argent.

DE LA ROSERAYE

Prenez garde !

MICHEL

Je veux des comptes, entendez-vous, je veux des comptes.



Scène VI


LES MEMES, HÉLÈNE


HÉLÈNE

Il me semble, mon père, que l’on parle bien haut chez vous ?

DE LA ROSERAYE

Chère Hélène ? Ne fais pas attention à cet homme, il est ivre.

{{Personnage |HÉLÈNE|c}}

Ah ! quelle horreur ! Je vous plains d’être en contact avec de pareilles gens et vous êtes sans excuse de préférer leur compagnie à la mienne. Congédiez ce monsieur, et donnez moi la fin de votre journée, voulez-vous ?

DE LA ROSERAYE

Je ne puis. J’ai plus d’occupations que je n’en terminerai.

HÉLÈNE

Vous verra-t-on à dîner ?

DE LA ROSERAYE

Je ne sais. On se mettra à table en m’attendant.

HÉLÈNE

Vous m’abandonnez, mon père, et le moment n’est pas bien choisi. Jamais je ne me suis sentie plus nerveuse et plus impressionnable,… plus exagérée, comme dit ma mère. Si vous ne prenez pas garde à votre fille, elle deviendra folle tout à l’ait.

DE LA ROSERAYE

Je fais de bien jolis projets, Hélène, mais se réaliseront-ils ? Je voudrais mettre de l’ordre dans mes affaires, nous assurer un train de maison honorable et ne plus vivre que pour toi. J’aurais dû m’y prendre plus tôt et me rappeler mes premières luttes, sans en attendre de nouvelles. ? Laisse-nous, mon enfant.

HÉLÈNE

Ne m’oubliez pas, mon père.



Scène VII


DE LA ROSERAYE, MICHEL


DE LA ROSERAYE

Voyez ce que vous faites, vous criez chez moi comme un homme qu’on égorge, et vous appelez sur des débats déjà très-pénibles, l’attention de personnes qui doivent y rester étrangères… Vous ne m’écoutez pas !

MICHEL

C’est votre demoiselle qui vient d’entrer ?

DE LA ROSERAYE

Oui, c’est ma demoiselle. Acceptez ce que je vous propose. Prenez ces trois mille francs aujourd’hui. Je vais faire mes calculs, relever les sommes de toute nature que j’ai dû avancer pour l’exploitation de votre procédé et établir aussi vite que possible la part qui vous revient très-légitimement. Est-ce entendu ?

MICHEL

Monsieur de la Roseraye, savez-vous le bruit qui court sur vous ?

DE LA ROSERAYE

Non, et je ne veux pas le savoir.

MICHEL

Je vais vous le dire tout de même… Il parait que vous êtes ruiné.

DE LA ROSERAYE

Ah ! Et vous venez vider la maison avant qu’elle tombe.

MICHEL

Mais on a bien le droit de réclamer son dû, quand on ne prend rien à personne.

DE LA ROSERAYE

Admettons que je sois ruiné ; ce que vous avez alors de mieux à faire, c’est de prendre les trois mille francs.

MICHEL

Non, je vous les laisse ; ils vous sont peut-être nécessaires, et moi je trouverai moyen de m’en passer… Si vous aviez besoin quelquefois d’un camarade, bien portant, pas trop bête, la tête près du bonnet, c’est vrai, mais qui en vaut quatre comme lui à. la besogne… je vous la demanderais bien en mariage ?…

DE LA ROSERAYE

Qui ? ma fille ?

MICHEL

Dame ! Oui ! Je ne suis pas un joli cadeau à faire à une femme, c’est ce que vous pensez ?

DE LA ROSERAYE

Je ne pense pas cela.

MICHEL

Oh ! ne vous gênez pas ; mademoiselle de la Roseraye, l’épouse de Michel Pauper, ce serait comme qui dirait Vénus dans les forges de Vulcain. Mais Michel Pauper est un ouvrier instruit et laborieux, on ne meurt pas de faim avec cela ; et puis Michel Pauper pourrait bien un jour ou l’autre trouver quelque chose de mieux que la couleur Bismark.

DE LA ROSERAYE

Vous travaillez, en ce moment ?…

MICHEL

Oui, je travaille…

DE LA ROSERAYE

Que faites-vous ?

MICHEL

Oh ! ça me regarde. Je cherche.

DE LA ROSERAYE

Quoi ?

MICHEL

Quoi ?… Vous n’en direz rien.

DE LA ROSERAYE

Rien.

MICHEL

À personne.

DE LA ROSERAYE

À personne.

{{Personnage|MICH EL|c}}

Je cherche… la cristallisation du carbone.

DE LA ROSERAYE

Autant dire la pierre philosophale… décidément, savant et fou sont synonymes, et vous êtes comme les autres.

MICHEL

Tous les mêmes, les gens du monde, ils ne croient qu’à ce qui est inventé… Avez-vous compris, au moins ?…

DE LA ROSERAYE

Sans doute. Votre idée n’est pas nouvelle. Vous voulez faire du diamant avec du charbon ; eh bien, le vieux baron qui sort d’ici, il a eu aussi cette marotte ; il a dévoré ses biens, perdu sa vie et il a fait du charbon avec du diamant.

MICHEL

C’est bien possible ; mais votre baron était riche, moi je suis pauvre, je ne cours donc pas les mêmes risques. Faisons l’affaire, voulez-vous ? Si je vous donne ma découverte, vous me donnerez votre fille.

DE LA ROSERAYE

Perle pour perle, voilà ce que vous me proposez ! Non, mon cher monsieur Pauper, non, Mademoiselle de la Roseraye ne contracte pas dans les marchés que signe son père. Votre demande n’a pas le sens commun… mais elle révèle un état douloureux qui vous fait honneur et auquel je veux bien m’intéresser.La vie est dure, n’est-ce pas ? elle a des nécessités cruelles qui irritent ; des satisfactions grossières qui répugnent. On souhaiterait, sa journée finie, de trouver une maison bienveillante et des visages affectueux. Venez nous voir, en ami ; vous plairez à ma femme qui aime les natures droites et courageuses ; faites votre cour à ma fille, je vous y autorise ; elle est belle, mon enfant, et si vous ne l’épousez pas, le temps qu’on sacrifie aux grâces n’est jamais perdu.. Je ne vous parle pas de moi dont l’intelligence pourtant vaut mieux que la conduite. Devenez éclairé, sans cesser d’être laborieux ; devenez indulgent, sans cesser d’être honnête ; joignez les qualités du monde aux vertus du peuple ; il y a là un problème social qu’on pourrait comparer au secret scientifique que vous cherchez ; si vous ne trouvez pas l’un, vous démontrerez l’autre.

MICHEL

Ce n’est pas bien agréable, ce que vous me dites là ; mais je ne vous en veux pas ; vous valez mieux que je ne croyais.


ACTE II

Même décor.



Scène I


MADAME DE LA ROSERAYE


MADAME DE LA ROSERAYE

Pleure, malheureuse femme, tu n’avais pas encore assez souffert. Tu as été honnête, aimante et dévouée ; tu t’es dépouillée d’abord sans un reproche, tu t’es immolée sans une plainte ; tu as gardé ton rang avec dignité, tu as tenu ta maison avec sagesse ; tu croyais avoir gagné tes droits ou mériter au moins un peu de reconnaissance ; tu t’es trompée, tu n’es rien et on ne te doit rien ! Tu ne comptes pas plus qu’une servante ! Essaie donc de lever la tête ! Ose donc te l’aire entendre ! Marche à ton mari… et dis-lui que l’aveu de ses désastres serait moins douloureux que le spectacle de ses chagrins. Il te répondra que ses chagrins sont à lui depuis que tu as cessé de partager ses joies, et plutôt que de confesser sa ruine, il te reprocherait encore de l’avoir prévue. 0 hommes ! hommes ! que vous êtes légers, ingrats et cruels ! Vous choisissez pour vos victimes les créatures les plus généreuses et vous les écartez sans pitié, après les avoir frappées sans remords.



Scène II


MADAME DE LA ROSERAYE, HELENE


MADAME DE LA ROSERAYE

Ton père ne t’a pas parlé, mon enfant ?

HÉLÈNE

Non, ma mère.

MADAME DE LA ROSERAYE

Il ne t’a rien dit.

HÉLÈNE

Rien !

MADAME DE LA ROSERAYE

Et la pensée de le questionner ne t’est pas venue.

HÉLÈNE

Je craindrais trop de lui déplaire en l’interrogeant malgré lu.

MADAME DE LA ROSERAYE

J’avais raison, ma chère Hélène, lorsque je parlais d’ordre et de prévoyance ; ton père ne croyait pas aux jours malheureux et la prodigalité de son caractère satisfaisait les exigences du tien. J’ai peur que le passage d’une vie brillante à des habitudes mode stes ne te cause d’abord quelque étonnement.

HÉLÈNE, sèchement.

Rassurez-vous ! Si vous êtes peut-être trop clairvoyante pour mes défauts, j’ai en réserve des qualités que vous ne me connaissez pas. Je tiens moins d’ailleurs aux joies légères que | donne la fortune qu’aux sentiments élevés qu’elle développe, là est la richesse véritable et celle que je ne perdrai jamais.

MADAME DE LA ROSERAYE

Apaise-toi, chère enfant ; je ne demande pas mieux que de te croire courageuse et prête à tout événement ; mais ton âge n’est pas fait pour la douleur et je suis affligée qu’elle te surprenne si tôt. Embrasse-moi, ma fille ; je suis maladroite quelquefois et je te blesse sans le vouloir. Hélène se jette au cou de sa mère Terrible enfant dont les caresses sont si rares et qui as la tête dans les nuages, plus souvent que sur mon cœur… Elles se séparent Ton père est vraiment coupable, Hélène ; vous vous adorez tous deux, et je ne lui en aurais pas voulu de s’ouvrir à toi la première, , mais il n’a pas le droit d’être abattu et désespéré comme nous le voyons, sans que nous connaissions le poids de ses peines et la portée de nos désastres. ? J’ai questionné Michel, il ne savait rien non plus.

HÉLÈNE

Et pourquoi saurait-il quelque chose ? C’est moi qui en voudrais beaucoup à mon père, s’il nous cachait ses chagrins et qu’il les contât à un étranger.

MADAME DE LA ROSERAYE

M. Pauper, mon enfant, n’est plus un étranger pour nous, et avec les hommes tels que lui on peut se lier facilement parce qu’on se lie pour toujours. Tu juges encore notre ami sur ce qu’il a été et tu as tort ; il avait un vice, il s’en est guéri ; un langage et des manières violentes, il les surveille et les perfectionne ; quant à son intelligence et à son savoir, ton père qui est bon juge en fait le plus grand cas. Je ne sais s’il deviendra un savant illustre comme il le voudrait et comme je le lui souhaite, mais ce sera un homme de mérite et un homme de bien.

HÉLÈNE

Dites tout, ma mère, et un excellent mari.

MADAME DE LA ROSERAYE

Je n’en connaîtrais pas de plus honorable.

HÉLÈNE

Oui, très-honorable, en effet… pour la cuisinière.

MADAME DE LA ROSERAYE

Hélène

HÉLÈNE

Tenez, ma mère, ne parlons plus jamais de M. Pauper, ni de personne autre ; la préoccupation constante que vous avez de mon établissement me choque au moins autant qu’elle me touche ; vous me comprendrez lorsque je vous aurai dit une bonne fois mon opinion du mariage. Je sais comme il se pratique, et si romanesque que je sois, je ne compte qu’à demi trouver une alliance telle que je la désirerais. Mais je ne suis pas de ces jeunes filles qu’on est sans cesse à marier tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre et qu’on jette, imaginairement, dans tous les bras. Cette impudeur me révolte ; la pensée d’appartenir à de certains hommes me fait frissonner tout. le corps et plutôt que de profaner le don de ma personne, j’aimerais mieux ensevelir ma virginité. Si ma mère elle-même ne respectait pas cette, chaste croyance, je n’aurais pas de plus cruelle ennemie.

MADAME DE LA ROSERAYE

Ton ennemie, Hélène, c’est ton imagination ; l’exaltation et les rêveries sont toujours imprudentes, elles ne t’ont pas corrompue, grâce à Dieu, mais elles t’égarent. Ton esprit se perd dans des divagations sentimentales, au lieu d’envisager les conditions sérieuses de l’existence et tu habites des pays chimériques tout à fait différents de notre monde où l’on ne demande aux hommes que de la probité et aux femmes que de la vertu.


Scène III


LES MEMES, ADÈLE


ADÈLE

On vient d’apporter cette lettre pour monsieur ; elle est très-pressée.

MADAME DE LA ROSERAYE

Avez-vous dit que mon mari était absent ?

ADÈLE

Oui, madame, on a bien recommandé de la lui remettre aussitôt qu’il rentrerait.

MADAME DE LA ROSERAYE

De quelle part vient-elle ?

ADÈLE

C’est un domestique qui l’a apportée… Le domestique do madame de Varennes, je crois…

MADAME DE LA ROSERAYE, après une marque d’émotion

Posez cette lettre là.

ADÈLE, après avoir posé la lettre sur la table

Madame m’avait demandé un châle et un chapeau.

HÉLÈNE,

Vous allez sortir ?…

MADAME DE LA ROSERAYE

Oui, mais je ne t’offre pas de m’accompagner…Le spectacle de la mort n’est que pénible pour la jeunesse et moi j’ai besoin de passer quelques instants avec les êtres que j’ai perdus. prenant la main d’Hélène Comme te voilà animée et fiévreuse, mon enfant ; ces conversations irritantes nous font mal à toutes deux, en ce moment surtout nous devrions les éviter. Soyons douces, confiantes et unies et ne donnons pas raison au malheur.

Elle sort.



Scène IV


HELENE, ADELE
HÉLÈNE

Adèle, courez chez M. de Rivailles, vous lui direz que je suis seule et que j’ai désiré le voir.

ADÈLE
.

Bien, mademoiselle,

Elle sort.



Scène V


HELENE


HÉLÈNE

Oui, je veux le voir, échapper un instant aux inquiétudes misérables, aux remontrances vulgaires. Suis-je donc une enfant et faut-il tant d’années et d’expérience pour juger la vie ? Je sais ce qu’elle est, l’a vie ! Des satisfactions sans éclat, des devoirs sans grandeur, une combinaison terre à terre d’où l’on a exclu la liberté et la passion ! Ah ! être libre ! libre ! Que je souffre depuis que je l’aime ! que d’agitations énervantes ! que de réflexions audacieuses ! Où sont mes innocentes rêveries d’autrefois que je pouvais écrire chaque soir sans crainte qu’on ne les surprit. On me trouvait déjà la tête trop vive, une imagination désordonnée, mais mes entretiens avec moi-même ne dépassaient pas la mesure des confidences permises ; je ne songeais guère à me révolter du train de ce monde ; je ne demandais à l’avenir qu’une habitation exceptionnelle pour y mener la destinée commune. Le repos de ma vie entière est engagé maintenant dans une aventure d’un jour. Celui que j’ai accueilli comme un maître se lassera bientôt d’une domination incomplète et j’aurai perdu son respect sans m’attacher sa tendresse. Il me reprochera d’avoir abandonné mon cœur, il me reprochera d’avoir défendu ma personne ; mais quelle est donc la jeune fille qui oserait recevoir dans ses bras un autre homme que son mari ? Viens, viens, mon gentilhomme, mon guerrier, j’oublie en te voyant toutes les larmes que tu me coûtes. Viens vite, que j’admire un instant ta personne hautaine ; que j’entende encore ta voix brève et dédaigneuse ; apporte dans ma prison des paroles de liberté, des chants de révolte. Que je t’envie, homme heureux, si supérieur aux autres hommes, tu ne connais ni leurs scrupules, ni leurs faiblesses ! Tu as rapporté, sur nos chemins paisibles, tes habitudes de champ de bataille et tu soumets la vie aussi audacieusement que tu as bravé la mort.



Scène VI


HELENE, ADELE, puis LE BARON


ADÈLE, entrouvrant la porte avec précaution

Voici M. le Comte. Le comte entre Je vais guetter mademoiselle.

Elle sort.



Scène VII


HELENE, LE BARON


HÉLÈNE

Dites-moi ce que vous faisiez lorsque vous avez reçu mon message.

LE COMTE, après une courte hésitation

J’étais en train de voir un cheval que j’achèterai probablement.

HÉLÈNE

Votre écurie vous occupe beaucoup, je ne m’en étonne pas, vous m’avez dit dernièrement que vous préfériez vos bêtes à vos semblables. ? Et comment l’appellerez-vous, ce cheval ?

LE COMTE

Mais il a déjà un nom : Cadet Roussel ! Voulez-vous que je le débaptise pour lui donner le vôtre ?

HÉLÈNE

Croyez-vous me blesser par cette proposition ? J’accepterais joyeusement ce moyen ou tout autre de me rappeler à votre pensée. Mon nom, je voudrais qu’il vous fût présent à toute heure, que vous l’entendissiez mille fois par jour, qu’il fût écrit sur vos murs, sur vos armes, sur votre chair, je serais sûre alors que vous ne l’oublieriez ni demain, ni jamais.

LE COMTE

Partons nous ?… ou bien si c’est toujours la même chose, du canon dans vos paroles et pas plus de bravoure qu’un boutiquier.

HÉLÈNE

Je vous ai dérangé, je le vois, en vous priant de venir.

LE COMTE

C’est vous que j’attendais tous les jours et non pas un mot de vous. Je comptais que notre dernière conversation vous aurait décidée et que vous prendriez votre parti, un parti franc et loyal. Que penseriez-vous d’un homme qui irait jusque sur le terrain, et là se rétracterait ? Vous ne faites pas autre chose.

HÉLÈNE

Je serais bien à plaindre, si je vous avais donné de telles espérances quand je ne peux obtenir de vous les plus légères concessions. À peine avez-vous bien voulu trois ou quatre fois me rencontrer— au bal ou à la promenade et il me faut pour vous voir trouver des occasions aussi rares que celles-ci.

LE COMTE

Vous savez bien que je ne vais pas au bal, pas plus aux Tuileries qu’ailleurs. Je suis une bête noire dans votre société de sauteurs, de banquistes et de cocodettes ! Ces respectables dames me reprocheraient volontiers le bruit de mes aventures, si je ne connaissais le mystère des leurs. Qu’a-t— il donc de si amusant ce monde, que vous préfériez m’y conduire avec vous plutôt que de vous en sauver avec moi. Prenez-le pour ce qu’il vaut, méprisez-le comme il le mérite, jetez votre bonnet par-dessus les moulins, vous en mourez d’envie, et allons rire en liberté de toutes ces bonnes gens qui ont une chaîne au cou ou à la patte.

HÉLÈNE

Vous m’avez fait déjà une proposition semblable, mais dans un langage tout autre qui la rendait moins offensante ; c’est trop cependant de l’avoir entendue une fois.

LE COMTE

J’ai hésité à venir vous voir et me voilà, vous ne m’y reprendrez plus. Je pouvais pendant quelque temps compter avec vos pudeurs de pensionnaire, mais je ne supporte pas les hypocrisies d’une coquette.

HÉLÈNE

Coquette, moi, coquette ! Dites que je suis bien impudente de vous recevoir en l’absence de mes parents ; dites que je suis bien corrompue pour rechercher des entretiens comme les nôtres ; mais que la sincérité de mon cœur excuse au moins sa faiblesse ; tels sont les engagements de mon amour que si je ne veux pas me déshonorer pour vous retenir, notre séparation pourtant ne me rendrait plus la liberté de moi même ; le jour qui suivra notre dernier adieu, vous apprendrez que j’étais capable de fidélité et d’héroïsme, en recevant le souvenir le plus solennel que jamais femme ait imaginé pour son amant.

LE COMTE

Vous répandrez votre chevelure sur ma tombe.

HÉLÈNE

Je me ferai couper la main droite et je vous l’enverrai.

LE COMTE

Gardez-la pour écrire des romans. Adieu.

HÉLÈNE

Et mademoiselle Antonia ?

LE COMTE

Ah on vous a dit ?

HÉLÈNE

Je le sais. Ça suffit.

LE COMTE

Antonia est une bête ; elle a cru que je ne pourrais pas vivre sans elle, elle s’est trompée ! Il est très-vrai qu’elle me plaisait beaucoup ; je l’avais quittée et reprise dix t’ois sans me soucier qu’elle eût été à tous mes amis ; mais je ne lui passerai jamais le chanteur que j’ai trouvé à ses pieds. Si c’est Antonia qui vous inquiète, je l’ai traitée comme elle le méritait et nous ne sommes pas près de nous revoir.

HÉLÈNE

Cette fille ne m’occupe pas. Je ne voulais que savoir si vous vous pressiez tant de sortir d’ici pour aller la retrouver. Vous ferez bien, du reste, de la reprendre une onzième fois, il vous faut des esclaves et non pas une amie. Retirez-vous maintenant.

LE COMTE

Mais rien ne me presse ; dites-moi que vous n’êtes qu’irrésolue et craintive, et je reste encore pour vous décider.

HÉLÈNE

C’est inutile… D’ailleurs mon père ou ma mère va revenir et vous n’aimez pas à les rencontrer.

LE COMTE

J’ai toujours grand plaisir, au contraire, à me trouver avec Madame de la Roseraye ; elle m’enseigne le respect de ses vertus… et le prix de mes vices.

HÉLÈNE

Cette phrase veut dire ?

LE COMTE

Celte phrase veut dire que votre mère est admirable comme toutes les victimes.

HÉLÈNE

Et que vous, vous êtes satisfait comme tous les bourreaux. Dites-moi adieu.

LE COMTE

Vous me congédiez sur ce mot.

HÉLÈNE

C’est votre faute, s’il ne m’en vient pas un plus aimable pour le dernier. Partez décidément, vous m’avez fait beaucoup de mal ; et je me sens si faible que dans un instant je ne pourrai plus vous répondre du tout.

LE COMTE

Quelle singulière enfant vous êtes.. J’ai vu des pays où la température change à la minute, mais je n’ai pas vu de femme passer comme vous du blanc au noir… d’un coup, v’lan ! De quoi vous plaignez-vous ? Ma conduite est logique, c’est la vôtre qui ne l’est pas. Vous n’avez qu’un parti à prendre comme je n’ai qu’une proposition à vous l’aire ; si le fond ne vous en déplaît pas, je lui donnerai la forme que vous voudrez. Parler n’est rien, rêver, ce n’est rien non plus ; ce qu’il faut, c’est agir, vivre ; vous seriez plus heureuse cent fois d’exécuter la moitié de vos fantaisies, que d’en inventer constamment de nouvelles. Ce que je vous dis, c’est pour vous ; un autre serait à ma place que je vous en dirais tout autant ; mais enfin je suis la, trouveriez-vous facilement un compagnon plus aimable que moi ? J’ai mes jours où je suis aimable ; on m’a assuré que j’étais charmant quand je le voulais bien… Ta tête me ravit et m’exaspère… Je suis fou de tes yeux qui n’ont d’autre défaut que leur innocence… Ta bouche, (il cherche à l’embrasser, elle le repousse, il lui saisit le bras.) Ton bras est ferme et droit, il pourrait tenir une épée ; tu as les flancs d’une amazone ; belle comme tu es, avec ta nature et les appétits, veux-tu te condamner toi-même ; épouser quelque saltimbanque et te mor-. fondre entre les quatre murs du mariage ; soit, mais tu regretteras toujours l’existence que je t’aurai offerte, active, puissante, désordonnée, où la volonté est sans limite et, les extravagances sans frein.

HÉLÈNE

Ah ! que je maudis le jour où nous nous sommes rencontrés. Pourquoi avez-vous pris la rue où je passais plutôt qu’une autre ? Pourquoi vos regards se sont-ils croisés avec les miens ? Pourquoi m’avez-vous suivie et retrouvée ? Pourquoi ! Pourquoi ! Est-ce que ma liberté, mon honneur, ma vie m’appartiennent ? Puisje les reprendre à m’es parents pour vous les donner ? Vous qui exigez de moi une passion sans réserves, avez-vous songé une seule fois au témoignage d’attachement que je pourrais vous demander. N’êtes-vous pas maître de votre personne et quand vous me montrez le néant du mariage ne me forcez vous pas à penser qu’il serait la sanction de notre amour. C’est impossible, n’est-ce pas… oui, c’est impossible, et le sacrifice revient à celui de nous deux auquel il coûterait davantage. Non, non, mille fois non, la volonté de ma conscience triomphera de l’entraînement de mon cœur. Je vous aurai aimé sans faiblesse, sans honte, et vous savez pourtant si je vous aime ; j’ai été droit à vous comme à l’homme de mon choix et de ma destinée ; vos paroles ont enflamme ma solitude, j’ai crié votre nom dans mes insomnies, mais je ne serais jamais sa maîtresse de celui qui ne me veut pas pour femme, et s’il faut vous suivre ou vous perdre, je vous perdrai. Elle tombe sur un canapé, affaiblie par l’émotion et poussant de douloureux soupirs. Le comte la regarde sournoisement et se dirige vers elle. Au moment où il va lui prendre la main, elle se relève impétueusement Ne m’approchez pas ! Ne m’approchez pas !



Scène VIII


LES MEMES, ADELE, puis DE LA ROSERAYE


ADÈLE

Voici votre père, mademoiselle.

DE LA ROSERAYE

Où est cette lettre qu’on a apportée pour moi ?

ADÈLE

Là, monsieur, sur le bureau. Elle sort.



Scène IX


LES MEMES, moins ADELE
DE LA ROSERAYE, ouvrant la lettre avec précipitation

« De nouvelles et dernières démarches ont été faites auprès de la personne en question qui ne peut pas suspendre plus » longtemps le cours des choses. Désintéressez votre adversaire ou mettez-vous en route avant demain. »

HÉLÈNE

M. de Rivailles est là, mon père, et il me disait adieu lorsque vous entriez.

DE LA ROSERAYE, au comte

Excusez-moi, je vous prie, mais celle lettre ne me laisse pas la liberté de vous retenir.

HÉLÈNE, vivement

Qu’avez-vous donc, mon père ? vous faiblissez.

DE LA ROSERAYE, cherchant à se remettre

Ce n’est rien, rien… Une nouvelle que je prévoyais et qui m’a ému pourtant outre mesure. Mon enfant, ma chère enfant !…

Il serre convulsivement sa fille entre ses bras

LE COMTE

Ce coquin-là est bien sensible.

DE LA ROSERAYE

Reconduis M. de Rivailles, je veux t’embrasser mille fois.

LE COMTE

Adieu, mademoiselle ; il est possible que cette visite soit la dernière et que je quitte Paris prochainement.

HÉLÈNE

Nous serons toujours bien aises de vous revoir quand il vous plaira.

Hélène se dirige vers le fond avec le baron qu’elle reconduit.

DE LA ROSERAYE

Perdu ! Perdu ! Je suis perdu ! il regarde Hélène et M. de Rivailles qui s’éloignent ; soudainement Monsieur le Comte ?

LE COMTE

Vous me parlez, monsieur ?

DE LA ROSERAYE

Oui, accordez-moi quelques minutes, peut-être me donnerez vous un avis utile.

LE COMTE

Voyons, monsieur.

{{PersonnageD|DE LA ROSERAYE|c| à Hélène}}

Laisse-moi causer avec M. de Rivailles.

Elle sort.



Scène X


DE LA ROSERAYE, LE BARON
DE LA ROSERAYE, après s’être remis

Mon Dieu, monsieur le baron, je n’ai pas le temps de préparer mes phrases, et de votre côté, tel que vous m’êtes connu, vous préférez sans doute que je sois net et catégorique. Il n’est pas question de conseil. Je veux vous faire une proposition ; si elle n’était pas de votre goût, convenons à l’avance que je n’aurai rien dit.

LE COMTE

Allez, monsieur, allez.

DE LA ROSERAYE

J’ai besoin d’argent, monsieur le baron ! Mouvement du comte. Attendez. Ce n’est pas un emprunt que je demande, c’est une commandite que je cherche. Vous ignorez peut-être la valeur de ce terme ; en deux mots ma situation est celle-ci : Je suis en pourparlers pour une magnifique affaire, une opération considérable, mais qui exige une avance de fonds que je n’ai pas. Je me retirerais bien volontiers, sans le mauvais état de ma fortune et la nécessité où je me trouve de frapper un grand coup ; je ne vous cache rien, vous le voyez. Ne seriez vous pas disposé, monsieur le baron, à venir à mon secours, tout en vous préparant pour vous-même d’assez jolis avantages. C’est cent mille francs environ qui me sont nécessaires ; et vous fallût-il les prendre sur vos terres où ils ne vous rapportent qu’un et demi, deux au plus, vous auriez alors cette somme placée dans une entreprise industrielle qui vous donnerait vingt et vingt-cinq pour cent de votre argent.

LE COMTE

Est-ce tout, monsieur ? Vous me forcez à vous dire qu’en recherchant l’honneur d’être présenté à madame et mademoiselle de la Roseraye, je ne pensais pas que mes visites ici amèneraient de vous à moi des rapports un peu trop familiers. Je ne mets pas d’argent dans vos affaires.

DE LA ROSERAYE

C’est votre dernier mot…

LE COMTE

Bonjour, monsieur.

DE LA ROSERAYE

Restez, monsieur le baron, et écoutez-moi avec pitié. Je vous ai menti. Cette opération dont je vous parlais n’existe pas. La vérité, l’affreuse vérité, la Voici tout entière. Je vais être poursuivi, arrêté, condamné. Après quinze années de travail et de lutte, après des prodiges d’activité et d’intelligence, je me suis trouvé un jour sans argent dans ma caisse, et sans appui dans mon entourage. J’ai perdu la tête, j’ai oublié toutes les règles, toutes les lois, jusqu’à contrefaire une signature, j’ai négocié des lettres de change dont la fausseté vient d’être découverte. J’implore votre indulgence et votre générosité ; à l’heure qu’il est, je puis encore, en désintéressant la question d’argent, étouffer la honte de celte affaire. Sauvez-moi, il faut que vous me sauviez, sauvez-moi.

LE COMTE

Assez, monsieur, assez ! Il y aurait beaucoup de choses à vous répondre, mais je ne suis pas un prédicateur, je suis un soldat, et votre histoire m’en rappelle une autre dont vous pourrez faire votre profit. J’avais dans mon régiment un jeune fourrier d’une vingtaine d’années, joli comme un cœur et prodigue comme un prétendant. Les vieux de la vieille se scandalisaient bien un peu de ses dépenses, mais on était indulgent pour lui et on pensait que les femmes ne le laissaient manquer de rien. Un jour, au moment où il était attendu chez le capitaine pour rendre ses comptes, on entendit une détonation dans sa chambre. Ce gamin-la s’était fait sauter la cervelle.

DE LA ROSERAYE

J’y avais pensé, monsieur, avant que vous m’en donniez le conseil.

LE COMTE

Ah ! il serre militairement la main à de La Roseraye et se retire vers la porte.

Voulez-vous que je me tienne là et que je vous assiste ?

il sort sur un signe de La Roseraye.



Scène XI


DE LA ROSERAYE


DE LA ROSERAYE

il pose son pistolet.

Il a raison, cet homme ! il a osé me dire ce que penserait le premier venu, ce que j’ai pensé, moi-même. Me voici arrivé à cette heure sinistre où les expédients sont finis, les bourses fermées, les dévouements épuisés ou stériles. Il faut acquitter de sa personne ses désordres et ses méfaits. Le monde attend de moi une détermination courageuse qui soit l’expiation de mon passé et le rachat de ma mémoire… Fuir ! je pourrais fuir encore ! Promener ma misère et ma honte, baisser le front pour gagner du pain ! échapper à la loi écrite et retrouver partout le jugement des hommes. Lit la lettre et la relit. De nouvelles et dernières démarches ont été faites auprès de la personne en question qui na. peut pas suspendre plus longtemps le coursées choses. Désintéressez votre adversaire ou mettez-vous en route avant demain. Demain, la justice entrera dans ma demeure, elle me saisira sous les yeux de ma femme et de ma fille et avant un mois la peine des faussaires me sera appliquée… On fouillera tous mes livres, on mettra à nu tous mes actes et ce qui n’était que des calomnies sans fonde ment deviendra des accusations vérifiées. Je ne serai plus là, la tête haute, l’esprit audacieux, appuyé sur les apparences de la richesse, je. serai dans un cachot, écrasé et tremblant, poursuivi par l’insulte et les huées, et jusque sous les larmes des miens, je retrouverai l’expression du mépris publie, Allons !

il marche précipitamment vers le bureau et saisit le pistolet. Madame de la Roseraye entre.



Scène XII


DE LA ROSERAYE, MADAME DE LA ROSERAYE


MADAME DE LA ROSERAYE

Vous avez bien changé, mon ami, depuis quelque temps, et si vous vous regardiez en ce moment, mes inquiétudes ne vous paraîtraient que trop justifiées. Est-ce votre santé qui est affaiblie ou, comme je le crois plutôt, votre fortune qui est compromise ? Dites-le-moi et causons un peu ensemble, ce qui ne nous est pas arrivé depuis bien longtemps.

DE LA ROSERAYE

Ne m’interrogez pas. Préparez plutôt votre courage et laissez-moi espérer que les forces nécessaires ne vous manqueront pas.

MADAME DE LA ROSERAYE

Il s’agit de vous, mon ami, et non pas de moi qui ne vous demande aucun ménagement. Voyons, je ne suis pas si terrible qu’une confidence puisse vous effrayer ; elle vous soulagera au contraire, et je vous serai reconnaissante de me l’avoir faite.

DE LA ROSERAYE

N’insistez pas, je vous le répète. Vous me prieriez inutilement ; je ne dirai rien.

MADAME DE LA ROSERAYE

Vous me devez, Henri, l’explication que je vous demande ; je l’attends et je la veux. En vous confiant autrefois ma dot, qui devait à tout hasard être la. dot d’Hélène, j’ai acquis sur la gestion de vos affaires des droits réguliers. C’est la première fois que je vous les rappelle. Je n’ai pas voulu troubler votre prospérité passagère par une réclamation d’intérêts, j’ai eu tort ; vous m’auriez accusée peut-être de me venger de votre abandon… en vous coupant les vivres, mais j’aurais fait mon devoir, et aujourd’hui l’avenir de ma fille, la sécurité de ma vieillesse ne se trouveraient pas compromis par les désordres d’un libertin.

DE LA ROSERAYE, fondant en larmes

Ah ! tu ne sais pas combien tu es cruelle !

MADAME DE LA ROSERAYE

Parle alors. Mais parle donc. Est-ce que je ne souffre pas aussi ? Est-ce que je ne pleure pas comme toi ? Une minute de calme et de réflexion vaudrait mieux que toutes tes larmes et les miennes. Sois franc, complètement sincère, ne me cache rien, et si tu manques de courage, je te donnerai l’exemple de la fermeté et de la résolution. Où en sommes nous ? Que nous reste-t-il ? Qu’as-tu perdu ?… Tout ?…

DE LA ROSERAYE

Tout !

MADAME DE LA ROSERAYE

Que vas-tu faire ?… Cette fortune qui paraissait si belle à voir ton train et tes dépenses ne s’est pas écroulée en une heure ! Ces bénéfices qu’on croyait si grands ne se sont pas envolés tout à coup. Un homme prévoyant a dû se ménager des ressources, se créer des appuis… supprimer à l’avance toutes les causes de trouble et de gaspillage. Je vais te le dire ce qu’il faut faire… et d’abord jure-moi que tu ne reverras pas une seule fois, une seule minute cette madame de Varennes.

DE LA ROSERAYE

Jeanne !

MADAME DE LA ROSERAYE

Oh ! je ne, suis plus jalouse, va… oublie cette créature frivole et perverse, indigne de toi, elle a égaré ta vie et désolé la mienne ; renonce à ce monde de dissipateurs et de femmes perdues qui me renvoient un vieillard à la place de l’homme charmant que j’ai connu et adoré… Ah ! je te maudirais si sur les ruines de ta maison, seul appui de ta femme et de ta fille écrasées à tes pieds, tu te préoccupais encore d’une société douteuse et libertine qui ne se souviendra pas de toi demain, lor sque nous nous cacherons nos blessures pour cicatriser les tiennes 1 Mais non, non, le passé est bien mort, n’est-ce pas ; je retrouve le mari digne et honorable que je n’ai pas cessé d’aimer. Tu as pu croire un moment aux. complaisances de tes compagnons de table et de folie ; mais tu sais bien que l’affection véritable, le désintéressement, les tendresses profondes habitent dans des cœurs plus nobles, dans des âmes plus pures et tu me reviens. C’est la notre gloire à nous et notre consolation. Pause. J’ai tout dit sur ce chapitre et je ne t’en reparlerai jamais. Dès ce jour, sans délai, sans hésitation, tu entreprends la liquidation complète de tes affaires en même temps que nous te chercherons une position paisible et régulière qui convienne à ton âge et à ton mérite. Nous allons quitter cet appartement où j’ai tant souffert, congédier les domestiques, réduire au plus bas mot nos dépenses. Tu regretteras d’abord les habitudes anciennes, et Hélène aussi, mais ce changement d’existence fera sur ta fille une impression salutaire. En te voyant plus régulier, plus calme, plus heureux, elle comprendra que le bonheur n’exige pas tant de choses et moi je serai soulagée des peines secrètes que me causent son amour du luxe et les extravagances de sa cervelle.

DE LA ROSERAYE

Que veux-tu dire ? Hélène a été élevée richement sans doute, elle a pris des habitudes élégantes et dispendieuses, mais qu’une jeune fille perd sans danger lorsqu’elle a de bons instincts et l’esprit pur. Jugerais-tu ta fille autrement et la croirais-tu capable de manquer aux exemples d’honneur et de vertu que tu lui as donnés ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Oh ! quels soupçons, Henri !… Dieu me préserve d’en avoir jamais de semblables sur mon enfant. J’ai voulu dire seulement qu’Hélène ne trouve d’autre prix à l’existence que celui que lui donne la richesse. C’est de toi qu’elle tient ces besoins de luxe et de somptuosité ; c’est à toi maintenant à lui donner un autre exemple et de plus sages habitudes.

DE LA ROSERAYE

Écoute-moi à ton tour, Jeanne ; oui, j’ai été léger, oublieux, cruel ; je t’ai négligée.et affligée, mais je garde encore intact le souvenir de nos jeunes amours et le respect de tes vertus’admirables. Quant à Hélène, un autre père l’eût élevée plus sagement peut-être, il ne l’aurait pas aimée plus tendrement. Toutes deux vous avez été toujours les premières dans ma pensée, et lorsqu’il m’arrivait de déserter ma maison, je savais au moins qu’elle était hospitalière pour les femmes chéries et honorées que j’y laissais.

MADAME DE LA ROSERAYE

Ne reviens pas sur le passé, mon ami, il est oublié.

DE LA ROSERAYE

Laisse-moi tout dire. Mes charges étaient lourdes : elles exigeaient de grands efforts et-de grands succès : Je comptai d’abord sur mon intelligence, sur mon travail, sur ma probité même ; je me montrai délicat en affaires, généreux avec les hommes, mais je m’aperçus bientôt qu’ils me traitaient comme un adversaire, quand je les considérais comme des associés. Alors je me servis des moyens qu’ils employaient et à leurs ruses j’opposai les miennes. Dans ces luttes quotidiennes de la vie, la loyauté s’altère et se rouille comme une épée —de parade qu’on abandonne promptement pour employer des armes plus avantageuses. Un jour vint cependant où la mauvaise chance triompha de mon habileté comme du reste ; je vis tomber mes entreprises les plus sages, je vis disparaître mes dernières ressources en me répétant avec désespoir qu’elles représentaient notre existence commune et l’établissement de notre enfant. Eh bien, s’il m’était resté, réponds moi sans chercher à me comprendre, s’il me restait encore aujourd’hui un moyen périlleux, un acte coupable qui une fois découvert entraînerait sur son auteur une flétrissure publique, que devrais-je faire, sauver ma fortune ou mon honneur ?…

MADAME DE LA ROSERAYE, fondant en larmes

Ton honneur, Henri, ton honneur…

DE LA ROSERAYE

Elle me tue ! Plus un mot ! Plus un mot !… Passe dans ma chambre, je te prie, tu trouveras des sels sur un meuble, apporte-les-moi.

MADAME DE LA ROSERAYE

Es-tu malade ?

DE LA ROSERAYE

Va, va… va.

Elle sort.


Scène XIII


DE LA ROSERAYE


DE LA ROSERAYE

Crève, gredin !

il se brûle la cervelle.


ACTE III

La scène se passe à la campagne, aux environs de Paris. Petit salon, ameublement vulgaire ; porte au fond, portes latérales.



Scène I


LE BARON, ADELE


LE BARON

Priez madame de la Roseraye de me recevoir, et dites-lui que je lui apporte la réponse qu’elle attend. Madame de la Roseraye entre par la gauche

Justement, la voici.

Adèle sort.



Scène II


LE BARON, MADAME DE LA ROSERAYE


LE BARON

Comment allez-vous, chère madame ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Bien, je vous remercie.

LE BARON

Vous êtes installée tout nouvellement à la campagne ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Oui, depuis quelques jours.

LE BARON

Cette petite maison que vous habitez est sans doute à vous ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Que dites-vous donc là, monsieur le baron ? Il ne devait rien nous rester et il ne nous reste rien. C’est un bon et fidèle ami, M. Pauper, que vous avez pu voir autrefois chez nous, qui a bien voulu mettre à notre disposition cette maison qu’il avait louée d’abord pour lui.

LE BARON

Et que devient-il, ce pauvre diable ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Ce pauvre diable est un homme laborieux, éclairé, bienfaisant, d’une probité sans tache, d’un dévouement sans bornes, qui fait des choses honorables en attendant qu’il fasse de grandes choses. Il dirige ici une fabrique importante de produits chimiques et non-seulement elle a doublé de valeur entre ses mains, mais il est arrivé en peu de temps à améliorer les mœurs et le bien-être de toute une colonie d’ouvriers. Aussi cette petite commune a-t-elle en vénération le pauvre diable.

LE BARON

Ce que vous me dites là est en effet très-honorable et me cause le plus grand plaisir. Je n’ai jamais pensé à M. Pauper sans intérêt.

MADAME DE LA ROSERAYE

Venons, je vous prie, à l’objet principal de votre visite.

LE BARON

Très-volontiers. Si je vous ai bien comprise, chère madame, voici le parti auquel vous vous êtes arrêtée et le bon office que vous attendiez de mon attachement à votre personne. Réduites, votre fille et vous, à demander au travailles subsistances de chaque jour, vous avez songé tout naturellement à utiliser l’éducation et les talents de mademoiselle Hélène ; vous avez souhaité alors de lui trouver un emploi d’institutrice dans quelque famille aisée et hospitalière qui conviendrait à l’avance de ne pas vous séparer de votre enfant. C’est bien cela ?

MADAME DE LA ROSERAYE

C’est cela même ! Après, monsieur le baron, après.

LE BARON

Vous avez bien voulu, chère madame, penser à moi et me demander si je ne connaîtrais pas cette famille que vous cherchiez. Je me suis souvenu fort à propos qu’en Touraine habitait une de mes petites nièces, charmante femme, mère de deux jeunes enfants, et dont le mari, riche propriétaire foncier, est bien le plus simple et le meilleur des hommes… en même temps qu’un homme d’initiative et de progrès. Il a expérimenté des procédés nouveaux de culture qui ont compromis une partie de sa fortune. J’ai écrit aussitôt à ma nièce et la réponse qu’elle vient de m’envoyer est si satisfaisante de tous points, sa lettre est écrite en des termes si obligeants, si parfaits, que j’ai tenu à la mettre sous vos yeux.

il cherche la lettre sans la trouver.


MADAME DE LA ROSERAYE

Ma fille et moi, monsieur le baron, nous vous sommes bien reconnaissantes de votre amitié.

LE BARON, tendant la lettre

Lisez, chère madame.

MADAME DE LA ROSERAYE, lisant à part
,

« Monsieur le baron Von-der-Howech, le titre nobiliaire » que vous portez, pas plus que les infirmités de la vieillesse, » ne sauraient vous soustraire à l’obligation de payer vos » loyers… »

Embarrassée, et après un geste de commisération pour LE BARON, elle veut lui rendre la lettre.

LE BARON

Ne vous hâtez pas, chère madame, ne vous hâtez pas.

MADAME DE LA ROSERAYE, reprenant la lecture de la lettre

« S’il est vrai que vous apparteniez à une famille royale, » comme on le dit dans le quartier, vous devriez vous adresser à elle sans faux orgueil. L’orgueil véritable consiste à faire face à ses engagements, dont le premier a été toujours de payer son terme… J’ai l’honneur de vous saluer… » Pinson, entrepreneur de maçonnerie et propriétaire. »

LE BARON

Gardez cette lettre, chère madame, pour la montrer— à mademoiselle Hélène qui la lira avec plaisir. Vous aurez remarqué le passage où ma nièce m’offre si gracieusement une habitation chez elle. Que voulez-vous ? Je suis bien où je suis ; j’ai mes petites habitudes et je me trouve trop vieux pour me déplacer.

MADAME DE LA ROSERAYE

Vous savez mieux que moi, monsieur le baron, ce que vous avez à faire ; il me semble pourtant qu’en vous retirant auprès de votre parente, vous trouveriez des affections et des soins qui doivent vous manquer quelquefois.

LE BARON

Indépendant j’ai vécu, indépendant je mourrai ; et à ce propos, je m’étonne un peu de l’empressement que vous paraissez mettre vous-même à aliéner votre liberté et celle de votre grande fille. Vous allez partir en Touraine, bien ; vous vous trouverez chez les gens que je viens de vous dire, qui auront pour vous toute la considération que méritent vos vertus et vos malheurs, très-bien ; mais celte position inférieure, cette existence nécessairement sérieuse, triste même, qui peut convenir à votre âge et assure, il est vrai, votre tranquillité personnelle, mademoiselle Hélène l’accepte-t-elle sans répugnance et sans regrets ? Elle est jeune, c’est-à-dire enjouée, rieuse, un peu frivole ; enfin elle a l’avenir devant elle. À sa place, je l’avoue, je préférerais me créer une situation indépendante, dans un pensionnat par exemple, et rester à Paris, ce centre si commode, si libéral, unique au monde, où l’argent, quoi qu’on dise, ne tient pas toujours la première place. Avant peu, mademoiselle Hélène rencontrerait un brave et honnête garçon, un commis ou un artiste, que sais-je, qui s’estimerait très-heureux d’épouser une bonne petite fille, sans dot il est vrai, mais aimable et bien élevée.

MADAME DE LA ROSERAYE

Je pense entièrement comme vous, monsieur le baron, et ma fille pourrait vous dire que ces sages conseils lui ont été donnés déjà, sans réussir auprès d’elle. Hélène n’est pas tout. à fait l’enfant que vous supposez. Dans les premiers mois qui ont suivi la mort de son père, elle a montré une douleur et un recueillement au-dessus de son âge. Nous avions pris un t appartement fort modeste où les journées devaient lui sembler bien pénibles et bien longues, surtout lorsque j’étais obligée de la laisser seule pour, paraître dans les affaires de succession de mon mari qu’elle doit ignorer toujours. L’état relativement calme où ma fille était d’abord, ne dura pas. Elle redevint tout à coup plus agitée et plus véhémente que par le passé. Je crus comprendre qu’après avoir épuisé sa douleur, elle faisait sur elle-même et sur sa situation un retour bien naturel et dont elle était épouvantée. J’essayai alors de lui donner plus d’espoir dans l’avenir, plus de confiance en elle-même, et un jour où je lui parlais de sa jeunesse, de son éducation, de sa grâce, qui ne pouvaient manquer d’être remarquées, elle me répondit d’un ton que je n’oublierai pas : Je ne me marierai jamais. Depuis ce jour, j’ai résolu de soutenir ma fille de mes tendresses plutôt que de mes avis, et sans chercher à lui imposer ma volonté plus raisonnable souvent que la sienne.


Scène III

LES MEMES, HELENE, un ouvrier
HÉLÈNE

Je vous amène un ouvrier qui vient de la part de M. Pauper.

L’OUVRIER.

Madame de la Roseraye ?

MADAME DE LA ROSERAYE

C’est moi, mon ami.

L’OUVRIER.

Je suis envoyé par le patron, madame, pour vous conduire à la fabrique.

MADAME DE LA ROSERAYE

Pour me conduire à la fabrique ? Êtes-vous sûr de votre commission ?

L’OUVRIER.

Oui, madame ; on m’a bien recommandé des ne pas dire un mot de trop.

MADAME DE LA ROSERAYE

C’est bien, je vous suis. Sans adieu, monsieur le baron.

LE BARON

Vous m’autorisez, chère madame, à sermonner cette belle une fille que j’aime de tout mon cœur ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Comme il vous plaira.

(Elle sort, l’ouvrier l’a précédée.)


Scène IV

LE BARON, HELENE
LE BARON

Eh bien, mon enfant, vous permettez à un vieux bonhomme comme moi qui vous a vu naître, de vous appeler son enfant, que vient donc de me dire votre excellente mère, que vous ne songez pas à vous marier ?

HÉLÈNE

Laissez ce sujet, monsieur le baron, il m’est pénible. J’espérais presque en vous voyant que vous nous apportiez de bonnes nouvelles.

LE BARON

Votre mère a dans sa poche, chère demoiselle, une réponse aussi satisfaisante que vous pouvez la désirer. Ne me remerciez pas. Vous voyez que pour plaire à une aimable amie comme vous, je n’ai consulté d’abord que ce qui lui était le plus agréable, mais ne puis-je pas me demander aussi ce qui lui serait le plus avantageux ?

HÉLÈNE

J’ai besoin de repos et de recueillement. J’ai besoin d’une occupation régulière et je la voudrais si intéressante qu’elle absorbât toute mon attention, toutes mes pensées, jusqu’à mes souvenirs. J’ai besoin d’une existence grave et disciplinée… Ceux qui me jugeant sévèrement méconnaissent mes qualités morales, les verront à l’œuvre et leur rendront peut-être justice !

? Ma mère a dû vous dire, monsieur le baron, que votre famille était la seule dont nous accepterions l’hospitalité.

LE BARON

Aussi est-ce une de mes parentes qui vous l’offre.

HÉLÈNE

Vous la nommez ?

LE BARON

Madame Avril… C’est une demoiselle de Rivailles… (mouvement d’Hélène) petite cousine du comte de Rivailles que vous connaissez.

HÉLÈNE

Ils se voient beaucoup, sans doute ?

LE BARON

Fort peu, au contraire.

HÉLÈNE

Pourquoi ?

LE BARON

La famille du comte, sans cesser de le considérer comme un des siens, ne lui pardonne pas pourtant son existence bruyante et désordonnée.

HÉLÈNE

Elle a raison.

{{Personnage|L E BARON|c}}

On aurait voulu qu’il se mariât.

HÉLÈNE
, APRES UNE VIOLENTE SECOUSSE.

Et quel parti lui offre-t-on ?

LE BARON

Aucun, que je sache. Il est trop tard, aujourd’hui. M. de Rivailles ne trouverait plus une jeune fille de son monde qui consentit à l’épouser.

HÉLÈNE

Ont-elles le droit d’être si difficiles ?

LE BARON

Je parle de celles qui l’ont. M. de Rivailles depuis longtemps déjà, est tenu à distance par toutes les femmes de la bonne compagnie.

HÉLÈNE

Est-ce bien elles qui le repoussent ou lui qui s’en éloigne ?

LE BARON

Mais l’un ne ferait pas plus son éloge que l’autre.

HÉLÈNE

Je sais que les comédiennes ne sont pas de son goût.

LE BARON

Aussi ne recherche-t-il que des aventurières.

HÉLÈNE

On dit qu’elles ont plus de cœur que les autres.

LE BARON

Leur cœur a donc bien peu de prix qu’elles le placent si mal.

HÉLÈNE

M. de Rivailles est un héros.

LE BARON

Les héros comme lui ressemblent beaucoup à des chenapans.

HÉLÈNE
, FIEREMENT.

J’aime LE BARON de Rivailles ; son honneur est le mien.

(Le baron interdit d’abord regarde fixement Hélène qui se trouble, rougit et détourne la tête.)


LE BARON

Je suis un vieillard, mon enfant, et la majesté de mon âge peut couvrir la hardiesse de cette révélation, mais de pareilles fautes doivent rester dans l’ombre où elles ont été commises. On ne les cache pas sans honte, qu’on ne les avoue pas sans audace. (Hélène pleure.) Pauvre fille !

HÉLÈNE

Oui, oui, pauvre fille égarée par l’amour et pour qui l’amour n’a que des larmes.

LE BARON

Vous avait-il fait quelque promesse ?

HÉLÈNE

Quelle promesse pouvais-je lui demander, sinon qu il me respectât !

LE BARON

Et vous parle-t-il maintenant de réparation ?

HÉLÈNE

M’auriez-vous conseillé de le revoir ? Je ne suis pas de ces femmes qui prennent leur parti d’un outrage.

LE BARON
.

Mais vous me paraissiez me dire d’abord…

HÉLÈNE

Assez ! assez ! ne me forcez pas à l’avilir pour me justifier.

LE BARON

Remettez — vous, chère enfant. Il est bien difficile au trouble de vos paroles de distinguer quel est le plus coupable de vous deux.

HÉLÈNE

C’est lui, le coupable, lui. Je l’aimais. Je m’étais éprise de sa personne sans connaître encore son nom. Il était noble, fier et valeureux. Il avait le ton d’un maître, des habitudes royales. Ses violences m’auraient révoltée dans la bouche d’un autre ; venant de lui, je leur trouvais du caractère et de la grandeur. Je l’aimais. Je l’avais rencontré avant la mort de mon pauvre père, ce malheur nous sépara brusquement, sans détacher ma pensée de la sienne. Je l’aimais trop pour l’oublier. Je le revis. J’étais triste et affligée, il se montra sensible et doux ; je cherchais autour de moi une amitié consolante, quelle autre que la sienne aurait pu me charmer davantage ? il me disait qu’il était touché de ma constance, et moi je lui savais gré de sa soumission et de son respect. Etait-ce un rôle qu’il s’était donné ou bien sa nature repritbile le dessus ? Mais il voulut un jour quitter la réserve qu’il m’avait promise et je le menaçai de ne plus le voir. Alors, cet homme, qui la veille encore s’asseyait à mes pieds comme un enfant, fou de colère plus que d’amour, demanda à sa volonté ce qu’il ne pouvait obtenir de la mienne. Il répondit à mes reproches par des injures, à mes pleurs par des quolibets. Je cherchais une arme pour le frapper. Lutte ignominieuse dont le souvenir obsède et salit toutes mes pensées, tous mes instants. Morte, il aurait déshonoré mon cadavre.

LE BARON

Calmez-vous !., calmez-vous !


HÉLÈNE

Vous savez maintenant pourquoi je ne veux pas me marier.

LE BARON

Voici quelqu’un ! Prenez garde.


Scène V

LES MEMES, ADELE
HÉLÈNE

Qu’y a-t-il, Adèle ?

ADÈLE
.

Mademoiselle peut-elle venir un moment ?

HÉLÈNE

Que voulez-vous ? Dites ? Parlez donc ?

ADÈLE
.

Monsieur de Rivailles fait demander à ces dames si elles sont visibles.

LE BARON

Répondez que madame de la Roseraye est absente et que sa fille se trouvant seule ne peut pas recevoir.

HÉLÈNE

Non ! non ! Priez monsieur le baron d’entrer.

(Adèle sort.)


Scène VI

HELENE, LE BARON
HÉLÈNE

Je veux le voir enfin ! Il est assez généreux pour se repentir, assez loyal pour m’épouser.

LE BARON

Prenez garde de manquer de courage après avoir manqué d’expérience. Cette visite du comte est toute naturelle ; vous le fuyez, il court après vous. Mais sachez que l’amour n’a que l’importance d’un passe-temps aux yeux des hommes et ils traitent bien légèrement l’honneur d’une femme qui a été assez imprudente pour l’exposer. Si quelqu’un peut rappeler à M. de Rivailles l’offense qu’il vous a faite et— la réparation qu’il vous doit, ce n’est pas vous. À défaut de protecteur naturel, je vous offre l’intervention d’un ami auquel son âge et son passé donnent le droit de se faire écouter.

HÉLÈNE

Recevez-le.

(Elle sort.)


Scène VII

LE BARON, LE BARON
LE COMTE

Vous ici, monsieur le baron ?

LE BARON

Mais ma présence n’a pas lieu de vous étonner. Mes rapports avec cette famille remontent à une époque très-ancienne et les dames de la Roseraye n’ont pas de serviteur plus sûr ni plus respectueux que moi.

LE COMTE

Ici ou ailleurs, monsieur le baron, je suis enchanté de vous revoir et de vous retrouver toujours aussi jeune, aussi vaillant. Vous ne changez pas. Belle vieillesse, morbleu ! dont vous devez être fier et qui ferait envie à bien des hommes de mon âge. Comment diable votre génération s’y est-elle prise pour manquer si totalement la nôtre ?

? Vous me gardez rancune, je le vois, de la conversation un peu vive que nous avons eue avant mon départ pour l’Afrique. Vous êtes violent quand vous vous y mettez ; moi, c’est mon état le plus ordinaire. Les Arabes ont un très-beau proverbe que je ne connaissais pas alors. Ils disent : « Le lion ne combat pas avec le lion. » Si je n’étais pas toujours sur les grandes routes, je serais allé vous voir depuis longtemps. Ma mère, je m’en souviens, vous préférait à ses autres frères, et j’ai hérité de son enthousiasme pour vos grandes vertus chevaleresques.

LE BARON

Je vous remercie, monsieur le baron. En rendant hommage à mon caractère et en rappelant fort à propos la mémoire de la comtesse de Rivailles, ma sœur bien-aimée, vous donnez vous-même à cet entretien toute la gravité qu’il exige. J’aurais été surpris le premier de me rencontrer ici avec vous, si je n’avais appris par une confidence douloureuse le mystère qui accompagne votre présence. Il n’entre pas dans ma pensée d’apprécier votre conduite et celle d’une autre personne, mais j’ai été choisi par mademoiselle de la Roseraye pour vous’demander réparation.

LE COMTE

Et quelle est cette réparation qu’on me demande ? Le mariage ? Vous vous êtes chargé là d’une ambassade héroïcomique, fort galante sans doute, mais dont j’aurais le droit de me fâcher. Je pardonne à votre protégée son effronté bavardage, je comprends à merveille le plaisir qu’elle aurait à porter mon nom, mais vous, monsieur le baron, vous auriez dû vous arrêter tout court devant la fâcheuse renommée du sien.

LE BARON

Taisez-vous, monsieur, taisez-vous. Dans cette maison déshonorée par l’improbité du père et l’inconduite de l’enfant, dans cette maison ouverte au mépris et à La raillerie, publique, s’il n’y a qu’un homme qui doive cacher son visage, marcher sur la pointe du pied et parler bas, c’est vous. Corrupteur, osez-vous réclamer l’impunité ? Vous vous abattez sur une famille en larmes que ne protège ni l’estime du monde… ni le bras d’un homme.

LE COMTE

Est-ce à moi que vous pariez ? Quand je veux une femme, on sait bien que je ne regarde pas plus au danger qu’à la dépense.

LE BARON

Oui, vous êtes brave, je l’oubliais. Vous êtes brave quand vous mettez l’escrime\au service de vos lâchetés. Vous êtes brave quand vous arrivez sur un champ de bataille comme dans une maison de jeu. Vous avez cette bravoure sauvage que donne le mépris des autres et de soi-même, qui frappe les hommes sans défendre les drapeaux. Les gens comme vous, monsieur, qui font du courage l’unique vertu humaine, doivent tomber jeunes ; leur vie coûte— plus de larmes que leur mort.

LE COMTE

Souvenez-vous de votre grand âge, monsieur le baron, si vous ne voulez pas que je l’oublie moi-même. ? Vous me parlez de drapeaux, je crois, montrez-moi ceux de notre temps. Siècle d’anarchie, de profanation et de blague ! Siècle de bavards et d’écrivassiers qui ont bafoué toutes les causes, culbuté tous les principes ! Est-ce son drapeau à la main que le descendant d’une famille illustre m’invite à prostituer le sang de ma race et le nom de mes ancêtres ?

LE BARON

Belle noblesse, monsieur, que la vôtre ! Noblesse de parade et d’écusson qui sonne bien haut dans les cirques, mais qu’on ne connaît ni à l’académie, ni au forum. Saint-Simon nous l’a dépeinte, votre noblesse, que la royauté couvrait de ses rayons comme une mare de boue qui reluit au soleil. J’appartiens à cette noblesse qui apporta ses titres et ses parchemins sur l’autel de la Révolution, et la Révolution, avec des courtisans, fit des citoyens. J’appartiens à cette noblesse qui en 181S était aux frontières pour les défendre et non pour les violer. J’appartiens à cette noblesse enfin qui demande tous les jours une illustration nouvelle à de grands services ou à de grands travaux, mais vos marquis de hasard, vos princes de contrebande qui procréent chez les filles, se marient chez les financiers, éclaboussent la ville de leurs duels, de leurs procès et de leurs scandales, ce sont les mignons d’autrefois devenus les aventuriers d’aujourd’hui.

LE COMTE
,

Soit, nous sommes des aventuriers, ce qui veut dire des hommes libres, déterminés, ardents, qui n’ont pas de serments à tenir et pas de comptes à rendre., En ne servant personne, nous restons fidèles à de vieux souvenirs ; en portant l’épée, nous restons fidèles à de glorieuses traditions. ? Et que diriez vous donc, monsieur le baron, avec vos idées libérales, si de grands diables comme moi s’étaient faits capucins plutôt que soldats ? Je vous livre nos salons ultramontains et leurs vieilles momies édentées et tremblotantes qui attendent une troisième restauration, la fleurette à la bouche et des cartes dans les doigts. Faites donc des croisades avec ces bonshommes-là. On leur enlève leurs filles entre la messe et le sermon. Joli exemple, par parenthèse, que ces filles donnent, et comme il engage bien à se marier. Il faut aller dans ce monde pour trouver autant de bâtards qui soutiennent la légitimité et autant de sacristains qui défendent la foi pour vivre de l’église.

LE BARON

Prenez garde, monsieur le baron, il y a deux sortes de traîtres, ceux qui abandonnent leur parti comme moi, et ceux qui le déshabillent, comme vous. Vous êtes encore jeûné, mon cher comte, intelligent, loyal, vous avez de la probité dans le caractère, il vous manque celle de l’esprit. Faites du feu avec votre arbre généalogique qui n’en impose plus qu’à votre valet de chambre ; jetez votre épée, le temps est passé des gloires sanglantes ; vos opinions ne sont ni bien sérieuses ni bien réfléchies, demandez-en de nouvelles à la philosophie et au progrès modernes. Je sais que l’étude et les travaux de la pensée exigent une vie paisible, une maison régulière, et vous vous plaignez de la légèreté des femmes de votre monde, mais n’avez-vous pas un devoir à remplir, tout en suivant le penchant de votre cœur ? Si l’amour n’était pas l’excuse de votre félonie, quelle excuse auriez-vous donc ? Les sentiments que vous avez inspirés à mademoiselle de la Roseraye sont aussi profonds que sincères, je m’en porte garant ; son éducation est parfaite, sa beauté accomplie…

LE COMTE

N’achevez pas, vous perdez votre peine. Misanthrope et x sauvage comme je le suis, l’envie pourrait bien me prendre un jour de me retirer sur mes terres, et là, si je rencontrais une belle paysanne, naïve, grave et pieuse, je serais capable d’en faire une comtesse de Rivailles. Au-dessus de l’honneur des alliances, je mets, vous le voyez, l’honneur conjugal. Mais les rouées et les coquines font la plus grande joie de notre époque et j’ai vu tant de jeunes femmes égayer le mariage que je ne me fierais guère aux jeunes filles qui n’attendent même pas jusque-là pour s’émanciper. Dites à votre protégée que ses exigences me déroutent ; je suis tout disposé à satisfaire ses fantaisies, elle n’obtiendra rien de plus. Paris, monsieur le baron, est plein de jolies enfants comme elle, et leur signalement m’est bien connu ; famille équivoque, éducation excellente, toutes les envies de la terre avec un brin de moralité, elles tombent comme des martyres et se relèvent femmes entretenues.


Scène VIII

HELENE, LE BARON
HÉLÈNE
,

pâle et agitée, elle marche précipitamment sur LE BARON.

Lâche ! lâche vil personnage dont la parole salit plus que la boue. Il raille les femmes qui l’ont aimé ! il insulte une enfant qu’il a séduite) ne pouvant l’entraîner dans le ruisseau, il l’éclaboussé ! Qu’est-il donc cet homme qui ne respecte pas les fautes dont il est le complice ? Qu’a-t-il fait pour jeter sur tous ses semblables le fiel de ses outrages ? Qu’il nous montre les exemples de devoir et de sacrifice qu’il a donnés ! Dans quel monde de justes et de femmes saintes a-t-il donc vécu, qu’il est sans pitié pour les faiblesses de la passion et les entraînements de la vie ? Mon père valait mieux que vous, il est mort en homme de cœur, au milieu des siens qui l’ont pleuré. Vous, vous vivez seul, vous mourrez seul. Allez chercher vos paysannes, elles vous casseront leurs sabots sur le visage, quand vous approcherez d’elles. Indigne tentateur, le plus

corrompu des hommes, traître, sauvage, écoutez ce que je vais vous dire : avant peu, vous serez aussi las de vous-même que des autres, et vous mépriserez votre propre personne. Rongé de dégoûts et d’amertumes, abandonné, haï, vous regretterez alors cette femme que vous aurez méconnue et qui se sera purifiée dans la retraite et dans l’austérité de son misérable amour. Vous aurez été la tache de sa vie, elle sera le remords de la vôtre.

(Pause. Un bruit confus se fait entendre auquel LE BARON le premier prête attention. On distingue bientôt les cris de vive Pauper ! vive Pauper ! Des ouvriers envahissent le fond, de la scène. Entrent Michel et madame de la Roseraye.)


Scène IX

LE BARON, LE BARON, HELENE, MICHEL, MADAME DE LA ROSERAYE, OUVRIERS, FEMMES DU PEUPLE, CONSEILLERS MUNICIPAUX


MICHEL

Merci, mes amis, merci. Vous êtes contents de moi, c’est ce qu’il faut. Rentrez chez vous. Allez embrasser vos femmes qui mourraient d’inquiétude, si elles apprenaient avant de vous avoir revus qu’un accident est arrivé à la fabrique. Que ceux qui habitent loin fassent un temps de galop jusque chez eux. Je ne veux pas qu’on s’attable dans les cabarets sous prétexte de boire à ma santé.


LES OUVRIERS

Vive Pauper !

MICHEL

Taisez-vous, braillards, et rentrez chez vous.

UN OUVRIER

Attendez un peu, vous autres, je demande la parole. ? Pardon, excuse, m’sieu Pauper et la compagnie, je sais bien que quand il faut parler, je ferais mieux de me taire, mais j’ai quelque chose qui me chiffonne depuis longtemps, comme qui dirait un remords. Avec votre permission, v’là l’affaire : Je n’étais pas bien aimable, bien causeur, rappelez-vous, dans les premiers temps de notre connaissance. Je faisais mon service et c’était tout. Quand je vous regardais malmener un camarade relativement à son indolence, et d’autres fois pour une goutte de trop, ces manières-là ne me plaisaient que bien juste, vous ne m’alliez pas, quoi 1 Je me disais : il est sévère le nouveau patron, faudra voir. C’est tout vu au jour d’aujourd’hui. Quand on est brutal à soi-même et qu’on fait la besogne de quarante-cinq chevaux, ah l dame ! on n’aime pas les propre à rien et les bambocheurs, &a parle de soi. Pareillement je ne conseillerais pas à un efféminé de se mesurer avec vous qui resteriez de sang-froid devant une bouche de canon. Je crois bien que sans vous, patron, la fabrique, les ouvriers et tout le tremblement, nous aurions fait une jolie pirouette en l’air, cré nom ! C’est à seule fin de vous dire, m’sieu Pauper, que je n’étais qu’un âne et qu’un imbécile, mais que si vous vouliez me souffrir une bonne poignée de main qui effacerait tout, ça ne vous coûterait pas grand’chose et je reprendrais mon importance vis-à-vis de moi même.

MICHEL

Vous êtes un bon ouvrier, Lapointe, et un mauvais coucheur.

UN APPRENTI

Le patron a dit le mot. Quel mauvais coucheur ça fait, ce Lapointe !

L’OUVRIER

Allons, galopin, dans les rangs !

(Entrée des femmes du peuple.)

{{Personnage|UNE FEMME|c}} tenant un enfant à chaque main.

Excusez-moi, m’sieu Pauper, je parle, et je dis les choses comme elles me viennent, mais c’est plus fort que moi. Quel brave et digne homme que vous êtes ! Vous portez de l’intérêt au pauvre monde, et c’est bien grâce à vous si nos ménages vont comme sur des roulettes. Ça ne vous suffit donc pas d’être bon comme le bon pain, vous êtes encore hardi comme un lion ; à c’t'heure, je serais peut-être veuve et mes pauvres petits n’auraient plus de père ; foi d’honnête femme j’ai une bien grosse envie de vous embrasser : mon mari sera’jaloux de ce baiser-là, car je vous le donnerai de bien bon cœur.

MICHEL

Embrassons-nous, ma petite mère. (Ils s’embrassent.) Celui qui vous a coupé le filet, n’a pas volé son argent.

( Entrée des conseillers.)

LE PRESIDENT

Monsieur Pauper ?

MICHEL

C’est moi, messieurs.

LE PRESIDENT

Monsieur, les membres du conseil municipal étaient réunis en séance, lorsque leurs délibérations ont été troublées par des clameurs extraordinaires qui se produisaient à leur insu et sans avoir été préalablement autorisées. Nous avons pu craindre un instant d’être revenus aux plus mauvais jours de notre histoire, à ces époques de, trouble et d’égarement où les rues retentissaient à toute heure de vociférations criminelles et anarchiques. Il n’en était rien, je suis heureux de le dire bien haut, et nous n’étions pas plutôt renseignés sur le mouvement populaire dont nous étions témoins que nous décidions de lui donner par notre présence une portée considérable, tout en le maintenant dans de sages limités. Monsieur, les exemples de dévouement et de courage ne sont pas rares… en France, mais il appartient aux représentants de l’autorité de les signaler plus particulièrement quand ils se produisent dans les classes inférieures. Nous ne saurions souhaiter une occasion plus favorable de nous retrouver au milieu d’une population paisible et régulière, passionnée pour l’ordre et qui n’est sortie de sa réserve habituelle que pour rappeler… à la France qu’elle est toujours la patrie des braves.

MICHEL

Je vous remercie, messieurs, mais vos paroles sont plus grandes que mes actes. Je n’ai fait que mon strict devoir en défendant la propriété confiée à ma garde et je ne serais pas digne d’être à la tête de ces braves gens s’ils me trouvaient derrière eux au moment du danger. Permettez-moi de me servir d’une comparaison bien familière : Tous les jours je recommande à mes ouvriers d’être pourvus et riches en outils sans distinguer entre les plus nécessaires et celui qu’ils n’emploieront que par exception : le courage est cet outil dont je parle, le plus souvent inutile, mais que l’homme doit toujours tenir à son commandement. Vous avez bien voulu, messieurs, nous apporter jusqu’ici vos précieuses félicitations en y mêlant, par mégarde sans doute, des souvenirs néfastes. L’histoire de nos guerres civiles est-elle donc si ancienne qu’on puisse présenter ses enseignements sans rappeler aussi ses victimes, et ne vaudrait-il pas mieux au contraire oublier ces combats fratricides condamnés à l’heure qu’il est par les uns et par les autres ? Je connais les ouvriers, j’ai vécu au milieu d’eux, je suis un ouvrier moi-même, eh bien ! toutes ces comédies révolutionnaires qui se jouent au nom du peuple, le peuple n’y croit plus. Il en a assez des changements qui ne changent rien ; if sait maintenant ce que valent les principes de tribune et les constitutions en papier ; il en a fini avec les politiciens, les avocats, les ambitieux de toute sorte qui l’exaspèrent sans profit plutôt que de le servir utilement. Des écoles plus nombreuses, des impôts plus rationnels, des salaires plus équitables, voilà ce que l’on demandé aujourd’hui ; mais ce n’est pas tout, nous demandons aussi la liberté, parce qu’une nation sans liberté, c’est une femme sans honneur.

LES OUVRIERS

Vive Pauper !

(Michel s’approche des conseillers avec lesquels il s’entretient à voix basse en même temps que les ouvriers se retirent.)

LE COMTE
,

au baron.

Qu’avez-vous donc ?

LE BARON

Ne le voyez-vous pas ? Je suis ravi de tout ce que je viens

d’entendre, émerveillé de tant de sagesse et de fraternité. Ici se trouvent des travailleurs paisibles, sensés, reconnaissants ; ils ont pour cher un homme sorti de leurs rangs qui les secourt par ses œuvres et les honore par ses lumières. Quel exemple et quel progrès ! Le peuple, après mille siècles d’esclavage…

LE COMTE
,

l’arrêtant.

Ménagez-moi, monsieur le baron, après une heure de démocratie. Que de morgue ont ces précepteurs de faubourg ! J’aime mieux la colère des femmes, elle est plus sincère et plus amusante.

LE BARON

Tant pis pour vous, si vous avez pu rire des paroles de mademoiselle de la Roseraye ; leur violence était légitime ; elle n’a pas un mot à rétracter. Les reproches.qui vous ont été faits ne partaient pas moins d’un cœur blessé que d’un esprit honnête.

LE COMTE

Oui, oui, je l’ai bien remarqué comme vous ; cette jeune fille a véritablement de fort bons principes, un fond très-réel d’innocence et de moralité.

LE BARON

Après ?

LE COMTE

Après tout peut-être ne serait-elle pas une maîtresse aussi agréable que je le croyais.



Scène X

LE BARON, LE COMTE, HELENE, MICHEL, MADAME DE LA ROSERAYE
MICHEL
,

redescendant la scène avec madame de la Roseraye.

Ai-je été sot de vous déranger pour une égratignure ? Je pensais à vous en tombant et je n’ai écoulé que mon envie de vous voir. Quel est ce monsieur ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Un neveu du baron, LE BARON de Rivailles. Dites-moi au moins si vous souffrez ?

MICHEL

Nullement, je vous assure. Il ne me revient pas, votre comte.

MADAME DE LA ROSERAYE
, AU COMTE.

Je regrette bien que vous ayez choisi pour nous faire visite un jour aussi occupé que celui-ci.

LE COMTE

Vous êtes tout excusée. On vous aura dit, madame, que j’avais fait prendre plusieurs fois de vos nouvelles et sans la crainte de me présenter chez vous mal à propos, je serais venu déjà me mettre à votre disposition.

MADAME DE LA ROSERAYE

Vous êtes un ami trop nouveau, monsieur le baron, et un peu jeune pour que nous acceptions vos services ; je ne vous en remercie pas moins de nous les offrir.

HÉLÈNE

Il faut, ma mère, dire à monsieur de Rivailles le parti que nous avons pris de ne plus recevoir personne.

MADAME DE LA ROSERAYE
,

surprise.

Oui, en effet.

LE BARON

Monsieur de Rivailles attend, madame, que je vous apprenne moi-même le véritable motif de sa présence. J’avais prié mon neveu de se trouver ici pour être assisté d’un parent dans la démarche que je vais faire auprès de vous. Moi Charles-Frédéric-Guillaume, baron d’Holweck-Mickelbourg, prince de Mohr, gentilhomme du duché de Saxe, naturalisé citoyen français, ancien franc-maçon, auteur d’un mémoire sur le feu, couronné par l’Académie des sciences, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Hélène de la Roseraye.

MICHEL

Vous, vous, baron de Sainte-Périne, gentilhomme de la Salpêtrière !

MADAME DE LA ROSERAYE
,

l ’arrêtant.

Mon ami !..

MICHEL

Mille pardons, monsieur le baron… (il va pour s’adresser à Hélène, mais interdit par sa contenance, il se retourne vers madame de la Roseraye.) Parlez ! parlez !

MADAME DE LA ROSERAYE

Votre demande me touche, monsieur le baron ; vous me voyez pourtant toute surprise de l’avoir entendue et bien embarrassée pour y répondre. Je mentirais si je vous promettais de conseiller à Hélène un mariage plus qu’honorable pour elle, mais où elle ne trouverait ni les convenances de l’âge, ni les-sécurités de l’existence. C’est une mère qui vous parle ainsi, vous ne sauriez vous blesser de sa franchise. Je ne veux pas vous cacher du reste que ma fille m’a été déjà demandée, et sans connaître encore ses sentiments pour un homme dont elle apprécie toutes les qualités et tous les mérites, je crois, si elle se décidait à me quitter, que ses préférences seraient d’accord avec les miennes.

LE COMTE

Il y aurait de l’indiscrétion, madame, à prolonger cette visite. (En saluant Hélène.) Vous voilà deux maris pour un, mademoiselle.

ACTE IV


Tableau 1

Le théâtre représente un salon. — Au fond, table encore servie et qu’on vient de quitter.


Scène I

MADAME DE LA ROSERAYE, HELENE

(Au lever du rideau, Hélène en robe de mariage est assise sur un canapé. Madame de la Roseraye, à l’une des portes du fond, fait des signes d’adieu à des gens qu’on ne voit pas.)

MADAME DE LA ROSERAYE
,

descendant de la scène.

Mon Hélène est une belle fille qui n’a qu’à le vouloir pour plaire à tout le monde ; je parierais bien qu’en ce moment les amis de Michel le félicitent de la bonne grâce et de la tenue parfaite de sa femme.

HÉLÈNE

Vous êtes contente de moi ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Oui, chère enfant, très-contente de toi et bien heureuse aussi de ce mariage. Je ne me repentirai jamais, j’en suis sûre, d’avoir triomphé de tes hésitations. L’affection si profonde et déjà ancienne de Michel est une garantie pour ta mère que tu conserveras toujours le cœur de ton mari. Ses qualités sont de celles qui font les bons ménages et les femmes heureuses ; sa situation s’améliorera encore en même temps que ses travaux prendront plus d’importance, le voilà sur la route de la fortune et des honneurs. À moins de rester vieille fille, pouvais-tu trouver un parti qui te convînt davantage ? Il n’est pas jusqu’à tes velléités de grandeur que tu satisferas tout à ton aise dans le cercle de tes nouvelles connaissances où tu vas trôner comme une petite reine.

HÉLÈNE

Que vous êtes bonne de penser pour moi à tant de choses ! Je vous aime, ma mère, je voudrais vous ressembler. Comme vous êtes toujours naturelle, si mesurée, sûre de vous-même ; je me rends compte en vous écoutant de l’infériorité de mon esprit, qui saute toujours d’un extrême à l’autre, et d’exagération en exagération. Vous croyez peut-être qu’en me.décidant à me marier sur vos instances, j’ai calculé à part moi les avantages de cette résolution. Il n’en est rien : aisance, plaisirs, vanités, que m’importe 1 Aujourd’hui moins que jamais, ce qu’on est convenu d’appeler le bonheur ne saurait me satisfaire, et si les joies de la vie m’avaient plus préoccupée que ses devoirs, il m’aurait fallu alors des satisfactions immenses, toutes les impétuosités de la passion., une liberté sans borne. ? Pardon ! ce que je vous dis là vous étonne, vous trouvez que je m’-émancipe un peu vile et que l’avenir ne serait peut-être pas sans danger. Rassurez-vous. J’ai fermé la porte pour toujours à ces imaginations licencieuses qui ne laissent derrière elles que trouble, épuisement et remords. Je rêve maintenant une existence austère, sans frivolité et sans dissipation, de graves devoirs accomplis plus gravement encore, un foyer solennel comme un cloître. Vous voyez, ma mère, que nous sommes loin de nous entendre, et que nous envisageons mon mariage bien différemment. Vous me dites : « Tu tiens le bonheur, » et moi, je pense : « L’honneur est là. »


Scène II

LES MEMES, MICHEL
MICHEL
,

à madame de la Roseraye.

Vous avez une voiture en bas, mais nous vous retenons encore.

MADAME DE LA ROSERAYE

Non. Je vous quitte au contraire. Il est déjà bien lard pour rentrer à la campagne.

MICHEL

Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé faire ? Je vous aurais loué un petit appartement près du nôtre, jusqu’à ce que vous consentiez à vivre avec nous.

MADAME DE LA ROSERAYE

Passez d’abord votre lune de miel ; nous verrons après.

Avez-vous décidé quelque chose pour demain ?

MICHEL
,

Oui ; il est convenu avec ma femme qu’elle m’accompagnera à la fabrique. Je désirais que sa première visite fût pour mes ouvriers qui lui ont envoyé leur bouquet.

MADAME DE LA ROSERAYE

À demain, alors.

MICHEL

Prenez-vous Adèle avec vous ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Non, je vous la laisse

MICHEL

Il faudra aviser pour cette fille… Reste-t-elle à votre service ou au nôtre ?

HÉLÈNE

Ne vous occupez pas d’Adèle, je sais qu’elle doit bientôt nous quitter.

MADAME DE LA ROSERAYE
,

à Hélène.

Adieu.

HÉLÈNE

Vous partez décidément ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Oui.

HÉLÈNE

Je vous ai dit des folies tout à l’heure, ma bonne mère, mais vous savez le peu d’importance qu’ont mes paroles. Je ne regrette rien ; je ne suis ni un monstre ni une victime ; le bonheur de la maison est entre mes mains, il ne s’échappera pas par ma faute.

MADAME DE LA ROSERAYE

Je ne veux pas me torturer la tête aujourd’hui, et j’ai confiance dans l’avenir. Viens dans mes bras, mon enfant, que je te sente encore une fois sur mon cœur. Cette minute est la dernière qui me reste, nous ne nous quittons pas, je le sais, mais tu ne m’appartiendras plus comme autrefois. Tu apprendras bientôt comme nos affections sont infidèles et comme on oublie vite, même sa mère. J’ai bien aimé la mienne et pourtant je me reprochais déjà de l’abandonner quand tu es venue au monde. Chère petite, où est le temps où je te portais tout endormie dans ton berceau ! Tu m’as causé bien des tristesses, mais que de joies aussi tu me rappelles, que de consolations 1 ? C’est ton tour maintenant ! Ta vie sera plus douce que la mienne, tu vas t’épanouir paisiblement aimée, fêtée, choyée… Un jour viendra où je passerai dans les grand’mè res ; et toi, alors, ma pauvre agitée, tu seras toute surprise de calculer le bruit de tes pas et de retenir jusqu’à ton souffle pour ne pas réveiller un petit être.

(Madame de la Roseraye quitte Hélène et sort rapidement.)


Scène III

MICHEL, HELENE
MICHEL
,

allant à elle avec emportement.

Je t’adore ! je t’adore !

HÉLÈNE

Prenez garde !

MICHEL
,

changeant de ton, très-tendrement.

Je t’aime ! je t’aime ! je t’aime !

HÉLÈNE

Oui, je vous crois, mais je suis un peu troublée, éloignez vous.

MICHEL

Je m’éloigne, mon Hélène, je t’obéis ; aujourd’hui, toujours ; toujours je serai soumis et suppliant. Tu ne connaîtras la violence de mon amour que par la tendresse do mes soupirs. Joie suprême ! unique pensée ! tu es à moi ! Les battements de mon cœur m’étouffent et je cède en même temps à une sensation inexprimable de bien-être et de délivrance. Il arrive souvent aux enfants dans leur sommeil de poursuivre une conquête merveilleuse qui fuit incessamment devant eux. Peu de rêves sont aussi fatigants et aussi cruels, c’était le mien ; mais ma merveille est là, près de moi.

HÉLÈNE

Comme il m’aime !

MICHEL
,

revenant près d’elle, pas à pas.

Donne ta main que je la couvre de baisers. Donne ! Donne ! (Elle lui donne la main.) Je t’adore, créature fière et pudique. (Mouvement d’Hélène). Je voudrais me prosterner à tes pieds et respecter ton innocence, si la contemplation pouvait suffire à l’amour ? Mon ange, tu as rougi comme une rose ! Remets toi, remets-toi.

HÉLÈNE

Pauvre homme ! son erreur me fait honte !

MICHEL
,

à quelques pas d’elle.

Tourne les yeux de mon côté. (Elle le regarde.) Est-ce la beauté de tes yeux qui m’enchante ou la. franchise de tes regards ?

HÉLÈNE
,

allant à lui vivement.

Je suis très-heureuse de vous entendre dire que vous m’aimez. Parlez-moi de voire tendresse, mais oubliez mes perfections.

MICHEL

Laisse-moi tout te dire, et au terme de mes peines que je puisse contempler librement ta personne adorée. Tu es belle comme une image, avec tes formes si pures et tes grands yeux honnêtes. Jamais je ne te verrai assez pour satisfaire mon cœur. Œuvre parfaite que je profane en la touchant. Fleur précieuse tombée entre mes mains grossières. Sois indulgente, mon enfant, c’est le jour et la nuit qu’on a mariés ensemble, mais quel homme serait digne de t’approcher !

HÉLÈNE

C’est assez. Ne me parlez plus ainsi. Une adoration semblable ne s’adresse qu’à ma personne, je ne la demande ni ne la mérite. Vous me désoleriez plus que je ne puis vous dire si je pensais qu’en m’épousant vous ayez recherché les attraits d’une jeune fille plutôt que les qualités de la femme ; je me suis rendue pour ma part à l’attachement d’un homme réfléchi que les considérations les plus sérieuses du mariage devaient préoccuper avant tout.

MICHEL

Chère Hélène, plus grave encore que touchante, et plus chaste que belle ; tu es bien telle que je te jugeais. Ouvre ce médaillon. Que contient-il ?

HÉLÈNE

Un diamant.

MICHEL
,

Regarde encore.

HÉLÈNE

Je ne me dédis pas.

MICHEL

Oui, c’est un diamant, sans valeur pour les autres, d’un prix inestimable pour moi. Ce diamant, c’est moi qui l’ai créé. Comment m’y suis-je pris, n’est-ce pas, et quels sont les secrets dont je dispose ? qu’importe à cette heure ! Un pédant te ferait le compte de toutes les analyses qu’il a tentées. Un inventeur t’apitoierait sur le récit de ses souffrances. Ne pensons qu’à ma découverte ; elle est là sous nos yeux, elle brille comme une étoile. N’en disons pas trop cependant et n’admirons encore qu’une création de laboratoire. Je sais ce que ce diamant unique m’a coûté d’efforts et de travaux, mais pour en produire des milliers semblables, je ne devrai ni ménager mes peines ni calculer avec le temps. Hélas 1 l’esprit dans ses conquêtes va moins vite que le cœur dans ses espérances. J’avais rêvé, mon Hélène, que le jour de ton mariage, une parure de ces diamants s’ajusterait à ta couronne d’orangers, et ces fruits de la science unis aux fleurs de la vertu auraient rayonné sur ton front comme le double symbole de la vie humaine ! Te voilà toute sotte.

HÉLÈNE

En effet, j’admire la puissance de votre esprit et la pureté de votre nature.

MICHEL

Te moques-tu ?

HÉLÈNE

Vous interprétez bien mal mes pensées ; jamais elles n’ont été plus sérieuses ni meilleures pour vous.


MICHEL

Parle alors.

HÉLÈNE

Quelle fatalité gouverne donc la vie ! Pourquoi le hasard, maître de nos destinées, les réunit-il si tardivement ? Vous devriez vous plaindre de son injustice et moi reconnaître son indulgence.

MICHEL

Que veux-tu dire ?

HÉLÈNE

Je vous trouve bien modeste dans vos succès, bien généreux dans vos affections. Un homme comme vous, d’une intelligence droite et supérieure, devait-il rechercher une enfant comme moi, si capricieuse et si légère ?

MICHEL

Oui, tu es bien une enfant pour ignorer ce que tu vaux, pour oublier ce que je te dois. Qu’étais-je, avant de te connaître ? Un bohémien… presque un vagabond. Je faisais comme tant d’autres qui ne manquent pas d’énergie, mais de conduite. Je battais le pavé de Paris, mécontent, besogneux, rompu jusqu’aux os, et la stérilité de mes labeurs me jetait dans les consolations les plus grossières. Je te vis et je fus sauvé. Ta fierté réveilla la mienne, tu étais harmonieuse, je devins ordonné ; je m’élevai pour te conquérir, et l’idole de mes yeux fut la patronne de ma vie.

HÉLÈNE

Quelle femme apprendrait sans émotion qu’elle était aimée ainsi, dans un coin obscur, par un homme vaillant dont elle inspirait les travaux : association idéale de deux êtres, glorieuse pour l’un, fortifiante pour l’autre… et dont les bienfaits ne mériteraient votre indulgence si j’avais été coupable envers vous.

.
MICHEL
, SOURIANT.

Coupable !

HÉLÈNE

N’insistez pas !

MICHEL

Confesse-toi.

HÉLÈNE
,

a part.

Je voudrais le pouvoir.


MICHEL

Je te devine et je t’attendais là. N ’est-ce pas l’ancien tçmps auquel tu penses, mes premières visites qui te reviennent, et tu regrettes aujourd’hui toutes tes cruautés d’autrefois. Comme tu me recevais alors ! Quel intrus, quel gueux, pensais-lu, avait-on laissé t’approcher ! À peine me regardais-tu par-dessus l’épaule, et sans pilier pour mes efforts, tu m’accablais de dédains.

HÉLÈNE

Mon ami…

MICHEL

C’est le défaut, vois-tu, des jeunes filles, de préférer ce qui est reluisant à ce qui est sincère, et de sourire à la chance plutôt qu’au mérite : un million les étonne, un titre les éblouit ; il leur faut des héros avantageux comme elle. Aveuglement sans péril et sans durée. À peine sont-elles mariées ces jeunes filles, leur intelligence s’éclaire, leur cœur s’engage ; on les croyait romanesques, les voilà réfléchies, et toutes les tentations de la vie brillante s’effacent devant les prestiges de la vie sérieuse. Patience, travail, droiture, mots vulgaires dont elles découvrent la noblesse cachée, savoir, talent, renommée, mots éloquents, ceux-là, qui leur rappellent la grandeur véritable. L’homme n’est plus ce passant dont elles admiraient les chevaux ou les armoiries, mais un compagnon doux et sûr qui leur confie son nom, sa dignité et sa tendresse… Alors émues et subjuguées, elles veulent payer leur bienvenue en donnant un gage de leur conscience, et elles s’accusent comme d’une grande faute de quelques railleries innocentes qu’on leur a pardonnées depuis longtemps. Oui, un autre peut-être aurait douté de ton cœur et de la raison ; un autre t’aurait jugée frivole, insensible,.. vicieuse, et il serait retourné, le malheureux, à son logis désert, plutôt que d’exposer l’honneur du lit conjugal. Mais moi, mon Hélène, épris de tes grâces éclatantes, comme de tes vertus secrètes, aussi sûr de l’avenir que du passé, certain de ta loyauté comme de la mienne, je me suis mis à genoux pour obtenir ta main, et je t’ai menée en triomphe dans ma maison.

HÉLÈNE

Honte ! honte !

MICHEL

Qu’as-tu ?

HÉLÈNE

Rien.

.
MICHEL

Quelle parole a pu te mécontenter ainsi ?

HÉLÈNE

Aucune.

MICHEL

À quoi songes-tu là ?

HÉLÈNE

Exigez-vous que je vous le dise ?

MICHEL

Qu’est-ce donc ?

HÉLÈNE
, elle va pour parler et s’arrête.

Répondez-moi d’abord. Est-i ! vrai que vous ne deviez qu’à moi seul votre dignité et votre élévation ?

MICHEL

Oui.

HÉLÈNE

Est-il vrai que vous m’aimiez sans mesure et sans retour, et qu’en me perdant vous vous perdriez vous-même ?

MICHEL

Je te le jure.

HÉLÈNE

Est-il vrai qu’il y ait des hommes indulgents jusqu’à la folie, et généreux jusqu’au marlyre ?

MICHEL

Après ! après’

HÉLÈNE
,

elle va pour parler et s’arrête encore.

C’est tout, tout. le suis émue, surexcitée plus que de coutume. Je voulais entendre encore les assurances dl) votre amour. Los.torts qui ont précédé mon mariage, je les rachèterai après. ? Éteignez ces lumières. Ouvrez cette porte. (Michel s’éloigne.) Allons, cache ta honte et soutiens ta perfidie. Il fallait parler plus tôt, éprouver son iimour avant de trahir sa confiance. Fille perdue, quel homme plus crédule pouvais-tu tromper plus bassement ! Tu as été sans scrupules, sois sans pudeur maintenant.

{{Personnage|MICHEL |c}}, revenant.

Viens, viens, mon amour ! ma vie ! ma femme ! Nuit divine que j’ai attendue si longtemps dans la fièvre ! Heure d’extase et de transport.

(ils font quelques pas.)

HÉLÈNE

Pardonnez-moi.

MICHEL

Je t’implore.

HÉLÈNE

Dites-moi que vous me pardonnez.

MICHEL

Toutes tes fautes pour un seul de tes baisers.

HÉLÈNE

J’ai méconnu la supériorité de votre esprit.

MICHEL

Il s’agit bien de mon esprit. Je t’aime !

HÉLÈNE

Je me suis jouée des tendresses de votre cœur.

MICHEL

Qu’importe ! si elles te touchent maintenant. Je t’adore.

HÉLÈNE

J’oi été l’une’dc ces jeunes filles, la plus coupable de toutes, que leur aveuglement entraîne à leur perte. Un homme, le le méprise, et je le hais aujourd’hui.

MICHEL

Une amourette !

HÉLÈNE
,

se jetant à ses pieds.

Pardonnez-moi.

MICHEL

Relevez-vous. Parlez, parlez vite. Cet homme, vous échangiez des lettres avec lui ?

HÉLÈNE

Oui.

MICHEL

Des rendez-vous ?

HÉLÈNE

Oui.

MICHEL

Il vous pressait de ses caresses, de ses désirs… Misérable ! (il la frappe plusieurs fois. Elle tombe.) Fille de ton père, qui était un misérable aussi… Infâme ! Prostituée. La fille des rues me dégoûterait moins que loi. Va-t’en, va-t’en, je t’étranglerais. Ah ! que je ne te rencontre jamais avec ton galant, son compte Serait vite réglé. (Elle s’est relevée et s’est dirigée vers la porte.) Où cours-tu, coquine ? Reste là, ne bouge pas. Irais-tu le retrouver, par hasard… Réponds, effrontée ! Es-tu lâche ainsi ! As-tu tous les vices ! Dis-moi donc que tu vas le retrouver !

HÉLÈNE

Eh bien, oui !

(Michel court à la table et saisit un couteau. Hélène tend sa poitrine ; il hésite et s’enfuit en poussant des cris sauvages.)


DEUXIÈME TABLEAU

Une antichambre.


Scène I

HELENE, ADELE
HÉLÈNE

Elle entre par la gauche, tenant un flambeau d’une main et de l’autre lettre. Même toilette qu’au tableau précédent. Allant à une porte.

Adèle ! vous êtes là ?

ADÈLE

Oui, madame.

HÉLÈNE

Habillez-vous. (Elle dépose le flambeau.)

ADÈLE, paraissant.


Me voici, madame, j’ai entendu du bruit et je : me suis levée.

HÉLÈNE

Vous allez porter cette lettre chez M. de Rivailles ; si vous ne le trouviez pas, vous diriez qu’elle est très-importante, e ! qu’il faut qu’elle lui parvienne sur-le-champ.

ADÈLE

Madame ne redoute pas de rester ici ?

HÉLÈNE

Allez, allez.

(Adèle sort.)


Scène II

HELENE, seule

J’étais sincère en l’épousant. L’humilité de son amour m’avait touchée ; sa vie devenait l’exemple et le partage de la mienne. J’aurais voulu pour moi seule racheter une faute que moi-seule aurais connue. Ce secret fatal s’est échappé de ma conscience ; l’amour ne pardonne pas à l’amour. C’est bien, je m’affranchis ! Je me délivre ! Assez de luttes avec les autres ! assez de combats avec moi-même ! je me jette tête baissée dans ce monde vivant et aventureux qui m’épouvante comme une tempête, et qui m’attire comme un paradis. Misères que tout le reste ! Conventions 1 préjugés ! ce qu’on dira, que m’importe ! Ces femmes vertueuses qui serrent la main de leurs amants sous les yeux de leurs maris, s’écarteront de moi ; je serai plus fière encore que leur mépris ! Le comte sera-t-Il chez lui ? Cette lettre, inattendue, de quel air la recevra-t-il ? Il m’aimait malgré tout, m’aime-t-il encore ? Folle ! folle ! quelle question te fais-tu là ? Ignores-tu ce que vaut son amour ? Ne compte pas sur son cœur. Compte sur l’appui qu’il te doit, et souhaite qu’il te préfère à la première venue !… L’aimes-tu toi-même ? Ah’s’il était là, devant moi, et qu’il connût mes plus secrètes pensées, je ne pourrais pas supporter son regard. Non ! je ne l’aime plus ! Ce que je veux de lui, maintenant, c’est ce que j’ai refusé autrefois ; toutes les fantaisies de la richesse, toutes les voluptés de l’indépendance ! Cette fille ne revient pas. Que ferais-je ; si LE BARON, plus barbare encore que l’autre, me laissait là, sans protection et sans refuge ? Que deviendrais-je ? Oui, ma mère me pardonnerait. Pauvre mère. Quelle douleur demain et quelle honte 1 J’aimerais mieux mourir que de reparaître devant elle. Pourquoi ai-je fait cet aveu ? Quel remords m’a prise, quelle audace m’a tentée ? Ne savais-je pas que les hommes qui ne comptent pour rien leurs trahisons n’ont pas de pitié pour les nôtres. Tous sont ainsi, le bourreau qui m’a perdue, comme le malheureux que j’ai trompé. Où est-il maintenant ? Que fait-il ? Il souffre de son côté et moi du mien. Pourquoi ne revient-il pas ? Ah ! s’il revenait… Si l’amour me le ramenait généreux et apaisé, et que le passé fût absous solennellement, moi je ne me souviendrais ni de ses indignes violences ni de mes honteuses tentations. Je le bénirais cet homme qui me rendrait au respect de moi-même et me remettrait pour toujours dans un chemin paisible et honoré.

(Elle prête l’oreille et remonte au fond. Adèle entre.)


Scène III

ADELE, HELENE
{{Personnage|
ADÈLE, d’un ton léger.


Monsieur le baron n’était pas rentré, madame, mais j’ai trouvé le valet de chambre qui a été lui porter la lettre à son cercle.

HÉLÈNE

Pourquoi riez-vous ?

ADÈLE

Madame aurait bien tort de s’inquiéter. Jean, le domestique de monsieur le baron, m’a bien reconnue, et comme il a oublié d’être bête, celui-là, il a compris tout de suite. Dites à votre maîtresse, qu’il lui a fait, que son appartement est préparé depuis longtemps ; j’ai des ordres pour la recevoir.

(Hélène, humiliée de ce propos, traverse rapidement la scène et rentre à gauche.)


Scène IV

ADELE, seule

Pimbêche ! En v’là une qui ne sait pas ce qu’elle veut ! Malheur ! on est honnête ou on ne l’est pas. Ou tout l’un ou tout l’autre ! C’était bien la peine de se fâcher avec monsieur le baron et d’épouser ce pauvre M. Pauper pour recourir après M. le baron, il n’en manque plus qu’un troisième. (Allant au fond.) Entrez, monsieur le baron. (Le comte entre.) Je vais prévenir madame que vous êtes là.


Scène V

LE BARON, seul

Quelle peste que les femmes ! Elles vous tombent dans les bras au moment où l’on n’y pense plus. Je ne pouvais pas dire non devant une épître pareille : Telle je vous ai lui, telle je vous reviens… entre un traître et un assassin, j’ai recours au traître. Coquine, tu me paieras cher toutes tes comédies et tes impertinences !


Scène VI

LE BARON, ADÈLE
ADÈLE

Monsieur le baron me permet-il de lui donner un conseil ? On peut dire tout ce qu’on voudra de madame, que sa conduite pèche beaucoup, et qu’elle n’a pas deux idées de suite, mais elle n’est pas grimacière. La voilà qui pleure en ce moment, de vraies larmes qui coulent pour de bon, et dont monsieur le baron ne devrait pas rire. J’engage bien monsieur le baron, s’il veut en arriver à ses fins, à ne pas entrer là comme à la caserne. C’est comme j’ai l’honneur de le lui dire. Nous autres femmes, nous aimons quelquefois les militaires, madame le prouve bien, mais faut-il encore qu’il y ait un sentiment sous leur uniforme.

LE COMTE, lui donnant de l’argent.


Est ce que tu prendrais le parti de ta maîtresse contre moi ?

ADÈLE

Pas plus le sien que le vôtre, monsieur le baron. Je dis ce qui est, mais je ne m’intéresse pas à vos folies malhonnêtes. Il n’y a qu’une personne ici qui ait mon estime, et parlant mon affection : c’est la mère de madame.

LE COMTE

Tu sers bien les gens que tu aimes.

(Il entre à droite.)



Scène VII


ADELE, seule


Qu’ils s’arrangent. Je vais me coucher. Je n’aurai pas volé mon lit. (On entend chanter dans la rue.) Allons, c’est le tour des pochards maintenant. La débauche en haut, l’ivrognerie en bas. Je ne ferai pas de vieux os à Paris, moi, on voit de trop vilaines choses.

(Elle sort.)

TROISIÈME TABLEAU

Une rue.


Scène I

MICHEL

ivre mort.

Il chante.

Robin revint au village Pour épouser ses amours,

Pour épouser ses amours. Robin revint au village Pour épouser ses amours !

Son amie était toujours La plus belle et la plus sage.

Mais qui fut bien confondu Le soir de leur mariage,

Pauvre Robin (bis),

La guenon avait perdu… Avait perdu, avait perdu.

(Il chancelle et va rouler contre une maison. La porte s’ouvre. Le comte paraît, suivi d’Hélène ils s’éloignent rapidement.)

MICHEL, endormi.

Bonsoir, Hélène… Je t’adore ! Je t’adore !…

ACTE V

Un laboratoire. Portes moyennes à droite et à gauche. Le milieu de la scène est occupé par des appareils. Ca et là des piles de charbon. À droite, une table et sur la table quelques bouteilles vides.


Scène I

LE BARON, UN MÉDECIN

(ils sont entrés par la porte de gauche, le médecin le premier.)

LE BARON, après avoir tiré la porte avec soin.

Eh bien !

LE MÉDECIN

Votre homme est perdu et il n’a que ce qu’il mérite.

LE BARON

Vous m’étonnez, une organisation comme la sienne détruite en si peu de temps, un — corps de fer, des membres d’athlète.

LE MÉDECIN

Oui, et il est archi perdu. Vous l’avez entendu qui me criait : le coffre est bon, docteur, le coffre est bon. Animai ! si tu pouvais voir ton cerveau, tu n’en dirais pas autant que de ton coffre.

LE BARON

Il est malheureusement vrai que la tête s’en va de jour on jour.

LE MÉDECIN

Où m’avez-vous amené, baron ?

LE BARON

Chez un savant, un savant d’une espèce particulière ; quel effet vous a-t-il produit ?

LE MÉDECIN

Il m’a fait l’effet d’un ivrogne. Et à quoi emploie-t-il tout ? ce charbon, —votre savant, est-ce qu’il en mangerait par-dessus le marché ?

LE BARON

Ne raillez pas, mon ami. Cet homme est très-intéressant, je vous assure, si sa maladie ne l’est pas. Il a, ou plutôt il avait une intelligence supérieure, une valeur hors ligne, et sans certaines circonstances qui l’ont jeté à corps perdu dans la boisson, son nom serait devenu célèbre comme ceux de Rumkorf et de Faradey. Il aurait illustré ce laboratoire où il mourra misérablement.

LE MÉDECIN

Je vous crois. C’est sa mère sans douté, qui est là auprès de de lui.

LE BARON, après un léger embarras.

Non, c’est sa belle-mère… Une créature…

LE MÉDECIN

Évangélique !… Et la femme de ce garçon ? On ne parle pas de sa femme ; voilà l’explication que je cherchais.

LE BARON

Je la connais, cette femme, mon cher docteur, qui mérite, elle aussi, autant d’indulgence que de pitié. Ses fautes ne lui ont pas porté bonheur. L’homme qu’elle aimait passionnément n’était pas digne d’elle, farouche, cynique, brutal. Ils sont séparés aujourd’hui et j’ai des raisons de croire que pour se rapprocher de sa mère, elle accourrait soigner son mari.

LE MÉDECIN

Je l’engage alors à ne pas perdre de temps. ? Et vous, baron, parlez-moi un peu de vous ; vous ne me demandez pas une consultation en passant. La tête ?

LE BARON

La tête se porte parfaitement.

LE MÉDECIN

L’estomac ?

LE BARON

L’estomac fonctionne régulièrement.

LE MÉDECIN

Les jambes ?

LE BARON

Les jambes font leur service admirablement.

LE MÉDECIN

Allez au diable.

LE BARON

Jo suis un sage, mon ami, et les sages vivent cent ans.

(Le médecin sort paria droite, reconduit par LE BARON ; madame de la Roseraye entre par la gauche.)



Scène II

LE BARON, MADAME DE LA ROSERAYE
MADAME DE LA ROSERAYE

Comment le docteur l’a-t-il trouvé ?

LE BARON

Pas bien, pas bien du tout. Du calme, pauvre femme, du calme ! vous connaissez mes sympathies profondes pour M. Pauper et je suis très affecté de sa situa Lion, mais la vôtre " aussi est bien intéressante… toutes les personnes qui vous aiment se désolent de vous savoir ici, seule, affligée, souffrante, pauvre malade qui avez charge d’un malade.

MADAME DE LA ROSERAYE

Je n’ai pas le temps de penser à moi !

LE BARON

Vous avez reçu des lettres de votre fille ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Non ?

LE BARON

Comment non ! Je suis certain cependant qu’elle vous a écrit plusieurs fois. ? Quelqu’un aurait-il détourné ces lettres ?

MADAME DE LA ROSERAYE

Ne cherchez pas, je les ai reçues. Ma fille s’est trompée si elle a cru que ma tendresse pour elle était inépuisable et qu’elle pourrait laver le passé avec quelques larmes. Son repentir ne me touche pas. Elle souffre, c’est justice. Je suis insensible à ses douleurs. Il est inutile qu’elle m’écrive, il est inutile qu’on me parle d’elle, je ne la reverrai jamais.

LE BARON

Je blâmerais tout à fait une résolution de ce genre qui ne serait ni généreuse ni sage:voudriez-vous laisser votre enfant exposée à des épreuves, pires que des tentations. Votre devoir, au contraire, est de la protéger davantage, en regrettant de ne l’avoir pas connue plus tôt.

MADAME DE LA ROSERAYE

Je savais que ma fille avait la tête vive, des idées singulières, une exaltation malheureuse, mais qu’elle fût sans principe et sans moralité, cela je ne le savais pas, et pour m’accuser d’imprévo yance, vous ignorez ce qu’est le supplice d’une mère qui n’a pas gardé l’honneur de son enfant égarée ou séduite, coupable dans les deux cas, si Hélène s’était jetée à mon cou, j’aurais pris ma part de sa faute, et nous l’aurions expiée ensemble. Mais il ne s’agit même plus de sa faute, elle a disparu dans son crime !

? Est-ce possible ! Je n’ai rencontré qu’un être, un seul, qui fût bon, dévoué, respectueux, son affection m’était douce, son mérite m’était cher ; je suivais chaque jour le progrès de ses travaux et le développement de son esprit. Parti de rien, il allait arriver à tout. Cette existence a été détruite, cette intelligence a été foudroyée, cet être est à deux doigts de la folie ou de la mort. Et c’est ma fille… je n’ai plus de fille… il est là, mon enfant, il est là.

LE BARON

Oui, vous dites juste, votre enfant véritable, c’est bien lui et il était digne de toutes vos tendresses, mais elle, elle a droit à toutes vos indulgences. Son repentir est sincère, sa douleur est profonde. Prenez garde, Hélène ressemble beaucoup à son père, elle pourrait finir comme lui,

MADAME DE LA ROSERAYE

Allez, allez, frappez-moi, meurtrissez-moi. Ce n’est pas assez du spectacle que j’ai sous les yeux, rappelez-moi le plus cruel des souvenirs. Vous me déchirerez le cœur, vous ne l’attendrirez pas. Que me demandez-vous ? de pardonner à une libertine qui trahira encore ma confiance et mon affection. Je ne le veux pas. Elle est libre, libre, entendez-vous, maîtresse de ses actions, maîtresse de ses jours. Je l’ai pleurée vivante plus que je ne la pleurerai morte.


Scène III

HELENE, MADAME DE LA ROSERAYE
Madame DE LA ROSERAYE, courant à Hélène les bras ouverts.

Ma fille ! mon enfant ! (Les deux femmes s’embrassent à plusieurs reprises, larmes,.sanglots.) Oui, oui, j’oublierai tout, je ne t’en veux plus, je t’aime comme autrefois, mais ne reste pas ici davantage, va-t’en, va-t’en.

HÉLÈNE

Ne me renvoyez pas, ma mère. Vous m’avez rendu votre cœur, laissez-moi regagner le cœur de mon mari.

MADAME DE LA ROSERAYE

Il est trop tard.

HÉLÈNE

Non, il n’est pas trop tard pour m’exposer à sa colère, pour m’humilier à ses pieds.

MADAME DE LA ROSERAYE

Il ne s’agit pas de toi, mon enfant, je ne pense qu’à lui. Ta présence le tuerait.

HÉLÈNE

Elle peut le sauver aussi.

MADAME DE LA ROSERAYE

Va-t’en, c’est moi qui irai te voir, demain, je ne veux pas que restes aujourd’hui.

HÉLÈNE, violemment.

Où est-il ?



Scène IV


LES MEMES, MICHEL, LE BARON.


MICHEL, il va au baron, qu’il ne reconnaît pas.
,

Vous êtes encore ici, docteur, le coffre est bon ! (a madame de la Roseraye.) Eh bien ! le voilà debout, sur ses jambes, ce méchant garçon qu’on soigne si bien, et qu’on gronde si fort, je ne boirai plus, je te le promets. (Madame de la Ros6raye le maintient dans ses bras jusqu’à ce qu’il ait aperçu Hélène). Quelle est cette personne ?

MADAME DE LA ROSERAYE, obéissant au désir d’Hélène.

Ma fille !

MICHEL
,

Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé d’elle ? Elle vient pour assistera nia gloire ! (il va à Hélène.) Bonjour, mon enfant, avez vous fait un bon voyage ? (Il s’éloigne.)

HÉLÈNE

Les médecins l’ont-ils condamné ?

LE BARON

À moins d’un miracle.

HÉLÈNE

Emmenez ma mère.

LE BARON

Venez.


Scène V

MICHEL, HELENE, LE BARON
HÉLÈNE

Regardez-moi fixement, tenez vos yeux sur les miens et cherchez au fond de votre mémoire l’év énement le plus grave de votre vie. Qui êtes-vous ? Qui suis-je ? La douleur et les. larmes m’ont-elles défigurée à ce point que vous ire reconnaissiez pas une femme dont vous avez adore la beauté ?

MICHEL

Oh ! je vous comprends bien. Je ne suis pas encore une bête ! Si vous êtes pour vivre avec nous, mon enfant, il faudra parler moins haut. Notre maison est une maison silencieuse ; cette dame que vous venez de voir, c’est ma mère. Vous lui conterez vos amours, ça la distraira. Moi, j’ai la tête à autre chose.. (Il quitte Hélène et continue.) Je ferai cette affaire-la tout seul. Il y a des millions à gagner, à moi les millions. Je trouverai bien un ami qui m’avancera quelques pièces de cent sous. Pas d’associé. Je n’en veux plus d’associé. J’ai été assez exploité, grugé, volé. De la Roseraye peut se tenir tranquille, il n’aura pas ma rose.

HÉLÈNE

Etes-vous marié ?

MICHEL

Marié…oui… plusieurs fois.

HÉLÈNE

N’est-ce pas une femme, une femme tendrement aimée, une femme déloyale qui a été la cause de tous vos chagrins, et dont le retour vous apporterait la guérison ?

MICHEL

Je ne les ai jamais aimées, les femmes. Le peu d’argent que je gagne à la sueur de mon front passe chez le marchand de vin. J’ai essayé de ne plus boire, c’est ce qui m’a rendu malade. Donnez-moi à boire ?… Non !… non !… je ne vais pas bien depuis quelques jours ; c’est le travail, la boisson n’y est pour rien, c’est le travail. Cent trente et une nuits de suite, rien que ça, en tête-à-tête avec une énigme, il y a bien de quoi détraquer la cervelle d’un individu. Je barbote par moments, mais ça ne m’empêche pas de parler raisonnablement et de reconnaître les amis. Je t’ai bien reconnue tout de suite. Tu demeures toujours dans le quartier… hélas… J’irais chez toi les yeux fermés… rue de l’Ecole de Médecine, 19, au cinquième, la porte à droite… ton nom est sur la porte, madame Rosalie… Faut pas pleurer pour ça, tu es une bonne fille !? Donne-moi à boire (avec colère) ; je te dis de me donner à boire.

HÉLÈNE

Je ne le veux pas. (Elle se jette à ses pieds.) Tais-toi, par pitié, tais-toi. Ne prononce plus ce mot affreux. Maîtrise ce besoin terrible qui t’a déjà fait tant de mal, ménage les forces qui te restent et mes soins de tous les instants te rendront à la santé, à tes travaux, à ton génie. Distingue la voix qui te parle. Retrouve dans les plis de ta pensée et de ton cœur le portrait de la créature qui est là, à tes genoux. Souviens-toi de ton amour pour elle… mais rappelle-loi donc, rappelle-toi cette nuit épouvantable, où un homme égaré par la vengeance, le couteau à la main.

MICHEL, tombant dans un fauteuil, suffoquant.

Assez, assez, assez.

HÉLÈNE

Cette jeune femme vêtue d’une robe blanche, qu’elle était indigne de porter… reconnais-la… c’est moi, moi, Hélène, la douleur et le repentir m’ont purifiée ; reconnais-moi pour me pardonner.

MICHEL

Pourquoi me faites-vous peur ?… Je ne les ai jamais vus, ces gens-là. ? Est-ce que je peux vous défendre., je suis trop faible pour vous défendre.

HÉLÈNE

Il a tout oublié.

MICHEL

Laissez-moi… qu’on ne me parle plus… vous me cassez la tête… Ah ! ma pauvre tête… elle s’embrouille… Je m’en vais… au secours… à boire… écoutez… là…là… aidez-moi donc. ?

(Il balbutie et regarde Hélène qui, tout en, le suivant des yeux, s’est dirigée vers la chambre de gauche pour chercher du secours. Courant sur elle.) Tu m’emportes mes diamants… mes diamants ! où sont mes diamants ?

{{di|(Il pousse un cri, et se précipitant sur ses appareils, il démasque sa découverte. ? Illumination du laboratoire par les diamants; il saisit un bloc cristallisé qui lui échappe des mains et se brise en éclats. Il tombe et meurt, la tête entourée de ses diamants. Madame de la Roseraye, accoure la première, se jette sur le corps.)}}

LE BARON, très-ému de ce double spectacle.

La société vient de perdre un grand homme et la science un grand secret.