Aller au contenu

Mil huit cent trente-six

La bibliothèque libre.

MIL HUIT CENT TRENTE-SIX

(Décalogue.) « Tu ne tueras pas ! »

Dieu l’ordonne, et je vous en prie,
Moi qui vais chantant sur vos pas ;
Même pour sauver le patrie,
O mes frères, ne tuez pas !
Quand cette arme qui fume encore
A tonné, mon vers tricolore
Recula soudain blanc d’effroi ;
Ma pitié devint du délire,
Et, reniant ses dieux, ma lyre
A murmuré : Vive le roi !


Quand un jury tue, à la face
Si nous lui jetons le remord ;
Si du code rouge on efface
Par degrés la phrase de mort,
À Thémis, tant de fois trompée,
Si l’on veut arracher l’épée
Où pendent des gouttes de sang ;
Ce n’est pas pour que, dans la rue,
Le fer justicier tombe et tue,
Ramassé par vous en passant.

Dans le palais, aux jours d’alarme,
Regardez : ne voyez-vous rien,
Rien, que le sabre du gendarme
Ou du marchand prétorien ?
Oh ! quoi qu’ait prêché dans ce livre,
Dont le parfum de sang enivre,
Saint-Just, l’apôtre montagnard,
Enfants, la morale éternelle
Au seuil des rois fait sentinelle
Pour en écarter le poignard.

Forgeron, laisse sur l’enclume
Le fer vengeur inachevé :
L’arme du siècle, c’est la plume,
Levier qu’Archimède a rêvé !

Écrivons : quand pour la patrie
La plume de fer veille et crie
Aux mains du talent indigné,
Rois, princes, valets, tout ensemble
S’émeut… et la plume d’or tremble
Devant l’arrêt qu’elle a signé…

Mais, bien que mon vers gronde et prêche,
Ne craignez pas pour votre ami
Une insulte à la fosse fraîche
Où vos sanglots l’ont endormi.
Laissant à l’esclave un tel rôle,
Je dirai, dût à ma parole
Un bruit de verrous retentir :
« Apôtres des sanglants systèmes,
» Nos cultes ne sont pas les mêmes,
» Mais vous comptez un beau martyr ! »

Et quel père n’a vu ses filles
Honorer de pleurs ingénus
Le jeune héros en guenilles,
Le beau patriote aux pieds nus ?
Il sauva des flots l’une d’elles,
Et leurs amours lui sont fidèles…

Donnez des lis, car il n’est plus !
Des lis, des pleurs, ô jeunes filles :
Car son sang tacha ses guenilles ;
L’échafaud meurtrit ses pieds nus !

Jeune, et sans pain, sans fiancée,
Des rêves d’amour l’ont nourri,
Et l’ombre de Cymodocée
Au Martyr du peuple a souri.
Sous notre chêne populaire,
Que la sainte croix tumulaire
Prodigue l’ombre à son tombeau ;
Si le Dieu chrétien qu’il adore
Le repousse en tonnant, Eudore
Prira Jésus pour Alibaud.

Hélas ! de l’hymne funéraire
Qu’aujourd’hui j’abandonne au vent
J’aurais voulu, mon noble frère,
Parer ton front, ton front vivant :
Tel, quand chaud de mille agonies,
Ankastroëm aux Gémonies
Roulait, on vit ou l’on crut voir,
Pour parfumer la claie infâme,
Des mains d’un ange ou d’une femme

Quelques brins de lauriers pleuvoir.

Gagnons les bourreaux de vitesse,
Disais-je, Alibaud va mourir :
Vers le Golgotha de Lutèce
Le char court : Muse, il faut courir.
Mais un vers me fuyait encore,
Et déjà du coteau sonore
Tombait ce cri : Mort en héros !
L’œuvre rivale était complète :
J’arrivais trop tard ; le poëte
Était vaincu par les bourreaux.