Mirages - L’Ondée - Âme simple...

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Mirages - L’Ondée - Âme simple...
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 437-443).
POÉSIES[1]


MIRAGES


Au cours de quelque marche, et dans la traversée
De la foule, et parmi des milliers d’inconnus,
Il s’évoque souvent, au fond de ma pensée
Des traits familiers et du lointain venus.

Et c’est d’entre les morts que cette ressemblance
D’un mirage trompeur poursuit mon souvenir,
Non parmi les plus chers que je sais retenir,
Dans une inséparable et muette présence ;

Mais ceux-là dont la vie a peuplé le chemin,
Rencontres d’une fête, ou de moindre aperçue,
Dont j’ai connu le nom, dont j’ai serré la main,
Triomphans ou portant quelque mine déçue ;

Regardés à l’instant qu’ils dominaient le flot,
Puis retombés dans le naufrage et la tempête
Ressurgissent, portés au hasard d’un îlot,
Dans les courans humains dont une rue est faite ;

Et je dois réfléchir alors qu’ils sont allés
Trop loin pour nos regards limités à la vie,
Que je ne puis les voir, heureux ou consolés,
Qu’une forme jamais aux tombes n’est ravie ;

Pourtant quelque reflet venu des cieux cachés,
Des soleils disparus, des étoiles absentes,
Ne peut-il subsister des morts, vite arrachés
A l’ombre immense où s’élaborent leurs attentes ?


L’ONDEE


L’ondée : au ciel serein, un nuage qui court
Et recouvre bientôt le soleil invisible ;
Puis l’eau jetée à flots comme sur une cible,
Et le crépitement des gouttes tour à tour.

Voile sur l’horizon, et réseau sur le fleuve
Dont le courant semble piqué de mille dards
L’air boit en s’agitant sur les routes épars,
Silencieusement le sol fume et s’abreuve.

Le déluge et la nuit aux âmes sont présens,
Un crépuscule hâtif élargit le mystère,
On ne reconnaît plus ni le ciel ni la terre,
L’ancien monde est peut-être au terme de ses ans.

Le vol d’un pigeon blanc ajoute à la légende,
Il se débat, perdu dans le nuage noir,
Cherchant l’abri, le toit à rebords du manoir,
Mais le vent le rejette et sa détresse est grande !

Plus d’oiseaux, hors celui que l’arche fit partir,
Vers les monts submergés de la vieille Arménie.
Plus de chansons : l’averse est la seule harmonie
Du baptême sans fin qui veut tout engloutir.

Mais depuis l’horizon, et par-dessus la Loire,
L’arc-en-ciel se dessine en un pont fabuleux,
Mélangeant ses rayons rubis, orange et bleus
En cordages flottans, en mirage de gloire.

La buée au contact se disperse et se fond ;
Sur les coteaux baignés d’une beauté nouvelle,
La route se découvre et le toit étincelle,
Le ciel paraît plus pur et le bois plus profond.

Aux replis du terrain surgit l’humble village,
Groupant ses toits de chaume au pied de son clocher ;
Le regard alentour est heureux de chercher
Un troupeau qui chemine, et qu’attardait l’orage !

Tout exulte et renaît, et volent les oiseaux !
Le soleil resplendit fidèle à la Promesse ;
Il n’est plus de déluge ou d’ire vengeresse,
Car le Dieu de Noé plane et commande aux eaux !


AME SIMPLE


La pauvre paysanne en place dans Paris
Est entrée à l’église à l’heure de l’office,
Raconter son exil, avec son sacrifice,
Et cet étrange mal qu’on dit mal du pays,
Qui nous étreint le cœur comme dans un cilice.

Son costume surprend : a cinq rangs de velours
Le corsage croisé sous le fichu de bure,
La coiffe aux ailerons de fine dentelure,
Et le tablier vert sur la robe aux plis lourds :
Elle vient de Bretagne et de la côte dure.

Sans chaise, ni prie-Dieu, les bras tendus et droits
Vers son Sauveur qui l’aime à cause de sa peine,
Tour à tour enviant Marie ou Madeleine,
Elle fait sans fléchir son long chemin de croix,
Ses genoux ramassés sous sa jupe de laine.

Mais que l’église est grande en son pieux parcours,
Et que l’autel est loin pour sa brève prière !
Qui l’entendra montant aux colonnes de pierre,
Si Dieu ne la reçoit, d’où viendra le secours,
A l’angoisse qui tient son âme tout entière ?

La haute nef a trop de cierges allumés,
L’orgue est comme un tonnerre, et la Vierge Marie,
Comme une reine, a des colliers en pierreries.
Son bel enfant, un globe entre ses bras fermés,
N’est plus le doux Jésus que l’on aime et qu’on prie !

Elle revoit alors son modeste clocher :
Sur le seuil qui s’affaisse une marche branlante,
Les Fonts sont au revers de la porte battante,
Avec la corde, où le sonneur doit s’accrocher
Pour les glas et les angélus à nuit tombante.

Voici les bancs de chêne où traînent les missels,
Car chacun tient toujours même place à l’église ;
Et la chaire à prêcher, à la tournante frise,
Faite de fleurs, d’oiseaux, d’arbres essentiels
Où des anges volans s’entrevoient par surprise.

Le cimetière aussi ; c’est par là que l’on vient,
En côtoyant ses morts, à Dieu qui vous appelle.
Les croix font le sentier de la vieille chapelle,
Les tombes, les bouquets ; on pleure, on se souvient :
Et l’heure de la messe en est plus solennelle !

La lumière du jour entre par le vitrail,
Que frôle le dessin d’une vigne enlacée,
Et cette même vigne en dentelle est tracée,
Sur la nappe d’autel ; le plus petit détail
Emeut la pauvre femme et trouble sa pensée.

Le soir au fond du chœur, la lampe qui brûlait
Terne, devient plus vive et paraît une étoile
Protégeant le petit navire avec sa toile
Suspendu dans l’espace, et comme s’il allait
Partir dans l’infini que la Foi nous dévoile.

Qu’il faisait doux prier dans l’ombre qui noircit,
Où sont les revenans du souvenir fidèle..,
Sa mère, — tout enfant on priait auprès d’elle, —
Son père, — du naufrage on lui fit le récit, —
Et celui qui l’aimait et qui la trouvait belle !

Mais tous ces pauvres gens ne viennent plus hanter
Dans Paris trop bruyant sa route longue à suivre
Et, si pour l’éprouver Dieu la condamne à vivre,
Ainsi que son Sauveur, il lui faudra porter
Toute seule sa croix au ciel qui nous délivre !


AU LOIN


Le râteau promené dans les blanches allées
Trace des chemins creux pour la sage fourmi,
Pour la mésange aussi, les bestioles ailées
Qui cherchent un brin d’herbe ou bien un grain de mil.

Mon esprit voyageur d’un désir ou d’un rêve
Suit les sillons menus et si vite comblés,
Pendant que l’heure passe et que le jour s’achève
Dans le ciel aux aspects purs et renouvelés.

Il rejoint le domaine où les fleurs avaient l’âge
Et l’éclat attendri de mon jeune printemps ;
Si mon premier espoir fleurit sous son feuillage,
Mon premier regret dort au fond de ses étangs.

Si j’ai su la nature et gardé son empreinte
Comme un voile impalpable et de parfums tissé
Qui fit mon esprit clair et mon âme sans crainte,
Et me donna le goût des choses du passé.

C’est aux vieux murs unis par des chaînes de lierre,
Aux bancs rivés au sol plus fort que des tombeaux,
Aux charmilles gardant des voûtes de lumière
Dans l’entrelacement ancien de leurs rameaux,

Aux sources dont l’eau vive emplissait les fontaines
D’un flot presque invisible à force d’être pur,
Que j’ai dû mon regard vers les choses lointaines,
A travers les chagrins de ce monde peu sûr.

J’évoque, en les faisant revivre, ces journées
Où tenait la beauté de toute une saison ;
Ces parterres fleuris, aux plantes surannées,
Pieds-d’alouette, thlaspis et roses à foison ;

Ces pommiers supportant les lessives d’automne,
Dont les linges claquaient, étendant leurs blancheurs
Sur les prés ; et le chant égal et monotone
Des perdrix rappelant, là-bas, loin des faucheurs ;

L’orangerie, avec son goût aromatique
D’herbier, de feuille sèche, et d’hiver attiédi,
Et dont j’ai retrouvé le charme nostalgique
Au désordre embaumé des jardins du Midi.

Bruit léger du râteau rythmé comme la vie,
Faisant tomber le temps, comme d’un sablier,
Je l’écoute, à la fois douloureuse et ravie,
De ne pouvoir revivre ou savoir oublier.


PRIÈRE


Sainte Vierge Marie, ayez pitié des mères,
Soit que dans le recoin de quelque autel obscur
Une humble image œuvrée en un bois sombre et dur,
Incline votre enfant vers nos vœux éphémères,
Tendant ses deux bras courts avec son regard pur !

Soit que belle et parée au bord d’une chapelle,
Où s’inscrivent les vœux sur le marbre et sur l’or,
Vous portiez la couronne et gardiez le trésor
Des prières, ainsi qu’une Reine immortelle,
Vierge Marie, ayez soin des mères encor !

Ou que de blanc vêtue, et de bleu ceinturée,
Dans le décor de la montagne et du cours d’eau,
Vous fassiez le miracle et l’accordiez plus beau
Aux humbles, aux enfans dans la foule serrée,
Sainte Vierge, écartez les mères du tombeau !

Notre espoir est en vous par le lis et par l’ange,
Par la crèche de chaume et la Nativité,
Par la croix du supplice ; avec humilité,
Nous n’avons de recours, en cette vie étrange,
Que dans votre pouvoir, mère, et votre bonté.


Mme ALPHONSE DAUDET.


  1. Ces pièces sont tirées d’un volume de vers intitulé : Au bord des Terrasses, qui paraîtra chez l’éditeur Lemerre.