Mirages (Renée de Brimont)/Le voyage au bord de l’eau

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MiragesEmile-Paul Frères (p. 10-12).

LE VOYAGE AU BORD DE L’EAU

Un tiède soir… Un ciel sans nue et sans repli.
De dociles roseaux qu’un souffle à peine frôle…
Des brumes qu’une fée attache à son épaule…
Une sérénité de silence et d’oubli…
Une onde paresseuse et les langueurs d’un saule.

Je suis des yeux cette eau dont le ruban glacé
semble, à travers les prés, une couleuvre lente ;
cette fluidité magique, transparente,
où l’heure en déclinant a pour moi nuancé
de vains reflets d’argent, d’azur et d’amarante…

Et mon rêve, guidé par le fil du courant
s’éloigne… et puis s’éloigne encore… Je suppose
par-delà l’horizon teinté d’un peu de rose
les chemins fabuleux, les beaux chemins que prend
toute source limpide en ses deux rives close.

Je suppose à loisir l’étrangeté des ciels,
les nocturnes soleils nimbés de sortilège,
et les mornes sapins enveloppés de neige
qui se mirent, figés et comme artificiels,
dans la virginité des ondes de Norvège…


J’imagine l’Écosse humide aux gazons frais…
La Hollande : un moulin sur des eaux pudibondes…
Une nixe du Rhin coiffant ses nattes blondes
avec le peigne pris aux gnomes des forêts
quand passe un voyageur sur la vague profonde…

Je découvre les flots sauvages, les torrents
qui murmurent au fond des gorges de Bohême…
Et la verte « Donau » plus ample qu’un poème…
Et ces pâles ruisseaux où va boire en pleurant,
dans les légendes d’or, la princesse qu’on aime…

Voici les doux, les purs, les délicats matins
s’attardant aux bassins d’Espagne et d’Italie…
Les fontaines de Rome et leur mélancolie…
Les lourds soleils couchants sous des roses éteints
que reflètent les yeux pleurants de Castalie…

Et l’Archipel m’accueille où les eaux n’ont chanté
que pour des chevriers, des dieux et des poètes ;
et la plage où, cheveux noués de bandelettes,
une nymphe en riant baignait vos nudités,
pieds ruisselants d’Athène au front de violettes !

Je vais plus loin… plus loin… Il me souvient encor
et du Gange opulent, et des fleuves de Chine,

et des jaunes rameurs ployant leur maigre échine,
et des soirs d’Assouan, et des nuits de Louqsor…
Car mes yeux font le tour du monde : j’imagine !..

Mais ne suis-je captive au bord d’un filet d’eau,
un mince filet d’eau dans un jardin de France ?
… Des roseaux balancés avec indifférence…
Une ombre qui s’allonge ainsi qu’un lent rideau…
Un saule échevelé qui frémit en silence…

Toute lueur évoque un paradis perdu,
la brume qui s’étend trace de blancs sillages,
et j’ai, lasse d’errer de voyage en voyage,
à ces songes lointains peu à peu confondu
ces brouillards cotonneux et ces penchants feuillages.