Mirifiques Aventures de maître Antifer/Seconde partie/Chapitre XV

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XV

Dans lequel on verra le doigt d’Énogate décrire une circonférence, et quelles furent les conséquences de cette innocente distraction.

Le 12 août, la maison de la rue des Hautes-Salles, à Saint-Malo, était en joie. Deux fiancés l’avaient quittée le matin, vers dix heures, au milieu d’un nombreux concours d’amis et de connaissances, parés de leurs habits de fête.

La mairie avait d’abord fait bon accueil à ce cortège, l’église ensuite. Là, un charmant discours de l’adjoint préposé aux mariages, ici, un délicat sermon sur un de ces gracieux sujets que n’abordait jamais le révérend Tyrcomel. Puis, tout ce monde avait reconduit à leur domicile les deux fiancés, transformés en époux par la double cérémonie civile et religieuse.

Et, de peur que le lecteur s’y trompe, étant données les invraisemblables difficultés qui avaient précédé leur mariage, nous dirons que les deux époux étaient Énogate et Juhel.

Ainsi donc Juhel n’avait épousé ni une princesse, ni une duchesse, ni une baronne ! Énogate n’avait épousé ni un prince, ni un duc, ni un baron ! Faute d’un nombre respectable de millions, les désirs de leur oncle ne s’étaient point réalisés. On est fondé à croire qu’ils n’en seraient pas moins heureux.

Sans compter les deux principaux intéressés, deux autres personnes rayonnaient de contentement : d’une part, Nanon, qui venait d’assurer le bonheur de sa fille, de l’autre, Gildas Trégomain, dont la belle redingote, le beau pantalon, le chapeau de soie et les gants blancs attestaient qu’il avait rempli les fonctions de témoin au profit de son jeune ami Juhel.

Très bien !… Et maître Antifer Pierre-Servan-Malo, pourquoi n’en parlez-vous pas ?

Parlons-en, et aussi de ceux qui furent associés à cette fatigante et désastreuse campagne, entreprise à la recherche d’un insaisissable trésor.

Une heure après la découverte de la dernière notice sur l’îlot numéro trois, et qui s’était terminée par un immense désappointement doublé d’un infini désespoir, les passagers du Kroon avaient regagné le bord. Maître Antifer y fut rapporté entre les bras des matelots qui avaient été requis pour cette besogne.

Tout ne donnait-il pas à croire que sa raison avait succombé dans cette dernière catastrophe ?… Oui, et pourtant ce malheur lui fut épargné, et peut-être aurait-il mieux valu qu’il eût à jamais perdu la conscience des choses de ce monde ! Du reste, son abattement était tel, son accablement si profond, que ni Gildas Trégomain ni Juhel ne purent lui arracher une parole.

Ce voyage de retour s’accomplit aussi rapidement que possible par mer et par terre. Le Kroon ramena ses passagers à Hammerfest ; puis le paquebot du cap Nord les débarqua à Bergen. Le chemin de fer de Drontheim à Christiania ne fonctionnant pas encore, ils durent se diriger par voiture vers la capitale de la Norvège. Un steamer les conduisit à Copenhague, et enfin, les railways du Danemark, de l’Allemagne, de la Hollande, de la Belgique, de la France, les transportèrent à Paris d’abord, à Saint-Malo ensuite.

Ce fut à Paris que maître Antifer et le banquier Zambuco prirent congé, fort mécontents l’un de l’autre. Mlle  Talisma Zambuco demeurerait probablement fille sa vie durant. En fin de compte, il était écrit là-haut que ce ne serait pas Pierre-Servan-Malo qui la retirerait de cette pénible situation, contre laquelle elle luttait depuis tant d’années. Inutile d’ajouter que tous les frais de voyage avancés par Zambuco, en ce qui concernait la part contributive de maître Antifer, lui furent remboursés, et cela faisait un chiffre assez rond, je vous prie de le croire. Mais la vente du diamant lui permit de mettre encore une jolie somme dans sa poche. Il n’y aurait rien à regretter de ce chef.

Quant au notaire Ben-Omar, il ne demanda pas son reste.

« Maintenant, allez au diable ! lui dit maître Antifer en manière d’adieu.

— Et tâchez de faire bon ménage avec lui ! » crut devoir ajouter Gildas Trégomain en guise de consolation.

Ben-Omar fila par le plus court dans la direction d’Alexandrie, jurant qu’on ne l’y prendrait plus à se lancer sur la piste des trésors !

Le lendemain, maître Antifer, Gildas Trégomain et Juhel étaient de retour à Saint-Malo. Et quel accueil reçurent-ils de leurs compatriotes ?… L’accueil fut assez sympathique, bien que certains mauvais plaisants n’eussent pas laissé de dauber ces étonnants voyageurs, revenus Gros-Jean comme devant — ou à peu près.

Nanon et Énogate n’eurent que d’affectueuses consolations pour leurs frère, oncle, cousin et ami. On s’embrassa à l’étouffade, et la maison reprit son train habituel.

C’est alors que maître Antifer, dans l’impossibilité de pouvoir constituer une dot de millionnaire à son neveu et à sa nièce, ne refusa plus son consentement à leur mariage, — sous cette forme aimable d’ailleurs :

« Pour Dieu, qu’ils fassent ce qui leur plaît, et qu’on me laisse tranquille ! »

Il fallut se contenter de cet acquiescement. On se livra aux préparatifs de la noce. Maître Antifer n’y prit aucune part. Il ne quittait guère sa chambre, où il broyait du noir et aussi un nombre incalculable de cailloux, toujours en proie à une sourde colère qui risquait d’éclater au moindre propos.

La cérémonie nuptiale s’accomplit sans qu’on eût pu le décider à y assister. Les sollicitations de Gildas Trégomain avaient été vaines, et il ne s’était pas gêné pour lui dire :

« Tu as tort, mon ami !

— Soit.

— Tu fais de la peine à ces enfants… Je te demande…

— Et moi je te prie de me ficher la paix, gabarier ! »

Enfin Énogate et Juhel furent mariés, et, au lieu de deux chambres dans la maison de la rue des Hautes-Salles, ils n’en eurent plus qu’une seule. Lorsqu’ils la quittaient, c’était pour aller passer, avec Nanon, quelques bonnes heures chez le meilleur des hommes, leur ami Trégomain. Là, le plus souvent, on causait de maître Antifer, on s’affligeait de le voir dans cet état d’irritation et d’accablement. Il ne sortait plus, il ne frayait avec personne. Finies, les promenades quotidiennes sur les remparts ou sur les quais du port, la pipe à la bouche ! On eût dit qu’il avait honte de se montrer, après un si retentissant échec, et, au fond, il y avait de cela.

« J’ai peur que sa santé tourne à mal, disait Énogate, dont les beaux yeux s’attristaient, lorsqu’elle parlait de son oncle.

— J’en ai peur aussi, ma fille, répondait Nanon, et, chaque jour, je prie Dieu pour qu’il rende un peu de calme à mon frère !

— Abominable pacha ! s’écriait Juhel. Il avait bien besoin de venir jeter ses millions dans notre existence…

— Surtout des millions qu’on n’a pas trouvés ! répondait Gildas Trégomain. Et pourtant… ils sont là… quelque part… et si on avait pu lire les dernières notices jusqu’au bout !… »

Un jour, le gabarier dit à Juhel :

« Sais-tu ce que je pense, mon garçon ?…

— Que pensez-vous, monsieur Trégomain ?

— C’est que ton oncle serait peut-être moins démonté, s’il avait appris en quel endroit gisait le trésor, quand bien même il n’aurait jamais dû mettre la main dessus !

— Peut-être avez-vous raison, monsieur Trégomain. Ce qui l’enrage, c’est d’avoir eu en main ce document où était indiqué le gisement de l’îlot numéro quatre, et de n’avoir pu en déchiffrer les lignes de la fin.

— Ç’aurait été définitif, cette fois ! répondit le gabarier. Le document était formel à cet égard…

— Du reste, mon oncle l’a gardé, il l’a toujours sous les yeux, il passe son temps à le lire et à le relire…

— En pure perte, mon garçon, et il faut bien, malheureusement, en prendre son parti !… Jamais on ne retrouvera le trésor de Kamylk-Pacha… jamais ! »

C’était infiniment probable.

Mentionnons que, quelques jours après le mariage, on avait été informé de ce qui était arrivé à ce misérable Saouk. Si le coquin n’avait pu précéder maître Antifer et les autres au Spitzberg, c’est qu’il s’était laissé pincer à Glasgow, au moment où il s’embarquait pour les parages arctiques. On n’a point oublié le retentissement qu’avait eu l’affaire Tyrcomel, l’agression dont le révérend s’était tiré à grand-peine, et en quelles conditions les chiffres de la fameuse latitude avaient été lus sur son épaule. De là, vive émotion chez la police édimbourgeoise, et mesures prises pour s’assurer de la personne de l’agresseur, dont le clergyman avait pu donner un signalement très précis.

Or, le matin de l’attentat, sans même revenir à Gibb’s Royal Hotel, Saouk s’était jeté dans le train de Glasgow. Dans ce port, il espérait trouver un navire à destination de Bergen ou de Drontheim. Au lieu de s’embarquer sur la côte est de l’Écosse, comme l’avait fait maître Antifer, il partirait de la côte ouest. La route serait à peu près la même, et il comptait bien atteindre le but avant les légitimes héritiers de Kamylk-Pacha.

Par malheur pour lui, il dut attendre toute une semaine à Glasgow qu’il s’offrît un navire en partance, et, par bonheur pour la justice humaine, il fut reconnu au moment où il allait y prendre passage. Arrêté aussitôt, on le condamna à plusieurs années de prison — ce qui lui avait épargné un voyage au Spitzberg — voyage dont il n’eût tiré aucun profit, d’ailleurs.

La conclusion de cet ensemble de faits, depuis les premières explorations opérées au golfe d’Oman jusqu’aux dernières recherches pratiquées dans la mer Arctique, c’est que le trésor resterait certainement enfoui là où son malavisé propriétaire l’avait confié aux entrailles d’un îlot. De cela, il n’y aurait qu’un homme, un seul, à ne point s’en plaindre, et même à en remercier le ciel : ce serait le révérend Tyrcomel. Rien qu’à un franc la pièce, que de millions de péchés eussent été commis en ce bas monde, si les richesses du pacha se fussent répandues sur la fragile humanité !

Cependant les jours s’écoulaient. Juhel et Énogate auraient joui d’un bonheur sans mélange, n’eût été l’état véritablement lamentable de leur oncle. D’autre part, le jeune capitaine ne voyait pas s’approcher sans un serrement de cœur le moment où il devrait quitter sa chère femme, sa famille, ses amis. La construction du trois-mâts-barque de la maison Le Baillif avançait, et l’on sait que le commandement en second de ce navire était réservé à Juhel. Belle et bonne position, à son âge. Six mois encore, et il aurait pris la mer pour un voyage aux Indes.

Juhel s’entretenait souvent de ces choses avec Énogate. La jeune femme se sentait toute triste à la pensée qu’il lui faudrait se séparer de son mari. Mais, dans les ports, les familles ne sont-elles pas accoutumées à ces séparations ? Énogate, ne voulant point exprimer ses plaintes à un point de vue personnel, mettait en cause l’oncle Antifer… Ce serait un gros chagrin pour son neveu de l’abandonner en un pareil état, et qui sait s’il le retrouverait au retour ?…

Entre-temps, Juhel revenait sans cesse à ce document incomplet, aux dernières lignes presque illisibles du vieux parchemin. Oui !… dans ces lignes, existait un commencement de phrase, à laquelle il ne cessait de songer jusqu’à l’obsession.

C’était celle-ci : « Il suffit de mener… »

Mener… quoi ?…

Et puis ces mots : « îlot… situé… loi… géométrique… pôle… »

De quelle loi géométrique s’agissait-il ?… Rattachait-elle les divers îlots entre eux ?… Le pacha ne les avait-il donc pas choisis au hasard… ? N’était-ce pas une pure fantaisie qui l’avait successivement conduit au golfe d’Oman, à la baie Ma-Yumba, au Spitzberg ?… À moins que le riche Égyptien, porté, comme il a été dit, aux fantaisies mathématiques… n’eût voulu donner quelque problème à résoudre ?…

Quant au mot « pôle », pouvait-on admettre qu’il s’appliquait aux extrémités de l’axe de la terre ? Non, cent fois non !… Mais alors quelle signification lui attribuer ?…

Juhel se creusait la tête pour obtenir une solution quelconque, et n’y arrivait point.

« Pôle… pôle… là, peut-être, est le nœud ?… » se répétait-il.

Souvent, il en causait avec le gabarier, et Gildas Trégomain approuvait Juhel de s’acharner à ce casse-tête chinois… depuis qu’il ne mettait plus en doute l’existence des millions.

« Cependant, mon garçon, lui disait-il, il ne faudrait pas te rendre malade à chercher ce mot de rébus…

— Eh ! monsieur Trégomain, ce n’est pas pour moi, je vous assure !… Je me moque du trésor comme d’une poulie de rebut !… C’est pour mon oncle…

— Oui… pour ton oncle, Juhel !… Il est certain que c’est dur !… Avoir eu là… sous les yeux… ce document… et n’avoir pu… Ainsi… tu n’es pas sur la trace ?…

— Non, monsieur Trégomain, et cependant, il y a le mot « géométrique », dans la phrase, et ce n’est pas sans raison que le document indique l’existence d’un rapport géométrique… Et puis, « il suffit de mener… » quoi ?…

— Voilà… quoi ?… répétait le gabarier.

— Et surtout ce mot pôle dont je ne parviens pas à comprendre le sens !…

— Quel malheur, mon garçon, que je n’entende goutte à tout cela !… J’aurais pu t’aider à gouverner droit. »

Deux mois s’écoulèrent. Rien de changé ni à l’état moral de maître Antifer, ni en ce qui concernait la solution du problème.

Un jour, le 15 octobre, avant le déjeuner, Énogate et Juhel étaient dans leur chambre. Il faisait un peu froid. Un bon feu flambait dans la cheminée.

La jeune femme, ses mains abandonnées aux mains de Juhel, le regardait silencieusement. En le voyant si préoccupé, elle voulut donner un autre cours à ses pensées.

« Mon Juhel, lui dit-elle, tu m’as écrit souvent pendant ce malheureux voyage, qui nous a causé tant de peine ! Je relisais sans cesse tes lettres, et je les ai conservées précieusement…

— Elles ne nous rappellent plus que de tristes souvenirs, ma chérie…

— Oui… et pourtant j’ai tenu à les garder… Je les garderai toujours !… Mais, ces lettres, elles n’ont pu me dire tout ce qui vous était arrivé, et, ce voyage, tu ne me l’as jamais raconté en détail… Veux-tu me le raconter aujourd’hui ?…

— À quoi bon ?…

— Cela me fera plaisir !… Il me semble que je serai avec toi en bateau… en chemin de fer… en caravane…

— Ma mignonne, il faudrait une carte afin que je pusse t’indiquer point par point notre itinéraire…

— Eh bien, voici un globe terrestre… Est-ce que cela ne peut suffire ?…

— Parfaitement. »

Énogate alla prendre sur le secrétaire de Juhel une sphère montée sur un pied métallique, qu’elle posa sur la table devant la cheminée.

Juhel, voyant que cela ferait tant de plaisir à Énogate, s’assit près d’elle, tourna le globe du côté de l’Europe, et, du doigt, indiquant la ville de Saint-Malo.

« En route ! » dit-il.

Leurs deux têtes penchées se touchaient, et on ne sera pas surpris s’il y eut quelques baisers échangés entre les divers points du parcours.

D’un premier bond, Juhel sauta de la France à l’Égypte, où maître Antifer et ses compagnons avaient atteint Suez. Puis, son doigt franchit la mer Rouge, la mer des Indes, et vint se placer sur l’État de l’iman de Mascate.

« Ainsi… Mascate, c’est là… dit Énogate, et l’îlot numéro un en est tout près ?…

— Oui… un peu au large dans le golfe ! »

Puis, faisant tourner le globe, Juhel gagna Tunis, où l’on avait rejoint le banquier Zambuco. Il traversa toute la Méditerranée, il s’arrêta à Dakar, il coupa l’Équateur, il descendit la côte africaine, et se fixa sur la baie Ma-Yumba.

« Là est l’îlot numéro deux ?… demanda Énogate.

— Oui, petite femme. »

Alors il fallut remonter le long de l’Afrique, sillonner l’Europe, faire halte à Édimbourg, où l’on avait pris contact avec le révérend Tyrcomel. Enfin, pointant vers le nord, les deux jeunes époux mirent le doigt sur les roches désertes du Spitzberg.

« Voici l’îlot numéro trois ?… s’écria Énogate.

— Oui, ma chérie, l’îlot numéro trois, où nous attendait la plus désagréable des déconvenues qui ont marqué cette stupide aventure ! »

Énogate était restée silencieuse, regardant la sphère…

« Mais pourquoi votre pacha a-t-il été choisir ces trois îlots-là… l’un après l’autre ?… demanda-t-elle.

— C’est bien ce que nous ne savons pas, et ce que nous ne saurons jamais, sans doute !

— Jamais ?…

— Et cependant ces trois îlots doivent être rattachés entre eux par une loi géométrique, si l’on s’en rapporte au dernier document… Et puis, il y a ce mot pôle qui me tracasse… »

Et, en parlant de la sorte, se répondant pour ainsi dire aux questions qu’il s’était tant de fois posées, Juhel devint rêveur. En ce moment, il semblait que toute la pénétration de son intelligence s’appliquât à résoudre enfin cet obscur problème.

Or, tandis qu’il demeurait songeur, Énogate, ayant rapproché le globe, s’amusait à parcourir du doigt l’itinéraire que lui avait indiqué Juhel. Son index s’était d’abord posé sur Mascate, puis en traçant une courbe, était revenu vers Ma-Yumba, puis en continuant la même courbe, était remontée vers le Spitzberg, puis la poursuivant encore, était revenue au point de départ.

« Tiens, dit-elle en souriant, cela fait un rond… Vous avez voyagé en rond…

— En rond ?…

— Oui… mon ami… une circonférence… un voyage circulaire…

— Circulaire ! » s’écrie Juhel.

Il s’est levé… Il fait quelques pas dans la chambre, répétant ce mot :

« Une circonférence… une circonférence !… »

Alors il retourne vers la table… il prend la sphère… À son tour il décrit du doigt la courbe de l’itinéraire sur le globe, et pousse un cri…

Énogate, effrayée, l’observe. Est-ce qu’il est devenu fou, lui aussi… comme son oncle ?… Elle le regarde, tremblante… les larmes aux yeux…

Enfin Juhel pousse un second cri.

« J’ai trouvé… j’ai trouvé !…

— Quoi ?

— L’îlot numéro quatre ! »

Bien sûr, le jeune capitaine n’a plus sa raison… L’îlot numéro quatre ?… C’est impossible !

« Monsieur Trégomain… monsieur Trégomain ! » crie Juhel, qui vient d’ouvrir la fenêtre et appelle son voisin…

Puis, il revient vers le globe, il l’interroge… On dirait qu’il cause avec cette boule de carton…

Une minute après, le gabarier est dans la chambre, et le jeune capitaine de lui lancer en pleine figure :

« J’ai trouvé…

— Qu’as-tu trouvé, mon garçon ?

— J’ai trouvé comment les trois îlots sont reliés géométriquement, et quelle est la place que doit occuper l’îlot numéro quatre…

— Est-il Dieu possible ! » réplique Gildas Trégomain.

Et, à voir l’attitude de Juhel, il se demande, comme Énogate, si le jeune capitaine n’est pas devenu fou.

— Non, répond Juhel, qui l’a compris, non… et j’ai bien toute ma raison !… Écoutez…

— J’écoute !

— Les trois îlots sont situés à la circonférence d’un même cercle. Eh bien, supposons-les tous les trois dans un même plan, réunissons-les deux à deux par une ligne droite, — la ligne « qu’il suffit de mener », comme dit le document, — et élevons une perpendiculaire au centre de chacune de ces deux lignes… Ces deux perpendiculaires se rencontreront au centre du cercle, et c’est à ce point central, à ce « pôle » puisqu’il s’agit d’une calotte sphérique, qu’est nécessairement situé l’îlot numéro quatre ! »

Très simple problème de géométrie, on le voit, et qu’une simple fantaisie de Kamylk-Pacha, d’accord avec le capitaine Zô, avait voulu mettre en pratique !… Et si cette solution n’était pas venue plus tôt à l’esprit de Juhel, c’est qu’il n’avait pas remarqué que les trois îlots occupaient trois points d’une même circonférence.

Et c’était le joli petit doigt d’Énogate qui venait de la tracer, cette trois fois bénie circonférence, — ce qui avait résolu le problème…

« Pas possible ! répétait le gabarier.

— C’est comme cela, monsieur Trégomain, et regardez bien afin de vous convaincre ! »

Plaçant alors le globe devant le gabarier, il traça la circonférence sur laquelle étaient situés les trois îlots, en passant par les points suivants, que Kamylk-Pacha aurait tout aussi bien pu choisir : Mascate, détroit de Bab-el-Mandeb, Équateur, Ma-Yumba, îles du Cap Vert, Tropique du Cancer, cap Farewell au Groenland, île Sud-Est du Spitzberg, îles Amirauté, mer de Kara, Tobolsk en Sibérie, Hérat en Perse. Donc, si Juhel avait raison, l’îlot numéro quatre devait former le point central de cette circonférence, car, ce qui est vrai pour un cercle décrit sur un plan, est vrai aussi pour une calotte de sphère dont le pôle forme le centre.

Gildas Trégomain n’en revenait pas. Le jeune capitaine allait et venait, ne se possédant plus, embrassant le globe terrestre, mais embrassant aussi les deux joues d’Énogate, plus fraîches que ce cartonnage peinturluré, et répétant :

« C’est elle qui a trouvé cela, monsieur Trégomain… et sans elle… je n’aurais jamais eu cette idée !… »

Et, tandis qu’il s’abandonne à la joie, voilà Gildas Trégomain qui se sent également pris d’une sorte de « delirium jubilans ». Ses jambes se jettent de côté, son buste se balance, ses bras s’arrondissent avec la grâce d’une sylphide qui pèserait deux cents kilos, et il roule de tribord sur bâbord, plus que ne l’a jamais fait la Charmante-Amélie entre les rives de la Rance, ou le Portalègre avec sa cargaison d’éléphants, répétant d’une voix formidable la chanson de Pierre-Servan-Malo :

J’ai la lon…

Lon la !

J’ai la gi…

Lon li !

J’ai la gi… j’ai la longitude !

Mais tout finit par se calmer ici-bas.

« Il faut prévenir mon oncle ! dit Énogate.

— Le prévenir ?… répliqua Gildas Trégomain, un peu surpris de cette proposition. Est-ce qu’il est prudent qu’il sache ?…

— Cela mérite réflexion ! » répondit Juhel.

On appela Nanon. La vieille Bretonne fut mise au courant en quelques mots, et, lorsque Juhel lui eut demandé ce qu’il convenait de faire vis-à-vis de son frère :

« Nous ne devons rien lui cacher, répliqua-t-elle.

— Mais si c’est encore une déception qui l’attend, observa Énogate, notre pauvre oncle pourra-t-il la supporter ?

— Une déception ?… s’écria le gabarier. Non, cette fois, non !…

— Le dernier document porte que le trésor est bien enterré dans l’îlot numéro quatre, ajouta Juhel, et l’îlot numéro quatre est situé au centre du cercle que nous avons parcouru, je l’affirme cette fois…

— Je vais chercher mon frère ! » se contenta de répondre Nanon.

Un instant après, maître Antifer arrivait dans la chambre de Juhel. Toujours le même, l’œil hagard, la physionomie sombre, le front chargé de soucis.

« Qu’y a-t-il ? »

Et il demanda cela de ce ton d’effarement sinistre, où l’on sentait couver une éternelle colère.

Juhel lui fit connaître ce qui s’était passé, comment le lien géométrique des trois îlots venait d’être découvert, et pour quelles raisons l’îlot numéro quatre devait nécessairement occuper le point central de cette circonférence.

À l’extrême surprise de tous, maître Antifer ne se laissa point aller à sa nervosité habituelle. Il ne sourcilla même pas. On eût dit qu’il s’attendait à cette communication, qu’elle devait se produire tôt ou tard, qu’elle n’avait rien que de très naturel.

« Où est ce point central, Juhel ? » se borna-t-il à dire.

Au fait, cette question ne laissait pas d’être des plus intéressantes.

Juhel plaça le globe au milieu de la table. Une règle flexible et un tire-ligne à la main, comme s’il eût opéré sur une surface plane, il joignit par une ligne Mascate à Ma-Yumba, et par une seconde ligne Ma-Yumba au Spitzberg. Sur ces deux lignes, en leur milieu respectif, il éleva deux perpendiculaires, dont le croisement s’effectua précisément au centre du cercle.

Ce centre tombait dans la Méditerranée, entre la Sicile et le cap Bon, très voisin de l’île Pantelleria.

« Là… mon oncle… là ! » dit Juhel.

Et, après avoir relevé avec soin le méridien et le parallèle, il prononça d’une voix ferme :

« Trente-sept degrés vingt-six minutes de latitude nord, et dix degrés trente-trois minutes de longitude à l’est du méridien de Paris.

— Mais y a-t-il là un îlot ?… demanda Gildas Trégomain.

— Il doit y en avoir un, répondit Juhel.

— S’il y en a un… je te crois, gabarier, répliqua maître Antifer, je te crois !… Ah ! mille millions de milliards de milliasses de malheurs, il ne manquait plus que cela !!! »

Et, sur ce juron, hurlé d’une voix formidable qui fit grelotter les vitres, il quitta la chambre d’Énogate, se renferma dans la sienne, et ne reparut plus de toute la journée.