Molière, Shakspeare, la Comédie et le Rire/Molière/Notes sur les Amants magnifiques

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 185-189).

NOTES SUR
LES AMANTS MAGNIFIQUES
(1670)[1]




Les Amants Magnifiques de Molière sont un chef-d’œuvre de bon ton, parce que les personnages savent ménager réciproquement leur vanité le mieux possible. C’est, de toutes les pièces que je connais, celle où j’ai trouvé le meilleur ton, et c’est là, ce me semble, le véritable modèle pour mon Chamoucy.

Il me semble que cette pièce est une preuve que la société s’est perfectionnée depuis Molière, c’est-à-dire que l’homme qui occupe aujourd’hui une position semblable (développer ce semblable) à celle d’un homme sous Louis XIV, sait bien mieux ne pas blesser la vanité et la flatter que sous Louis XIV.

La vanité est-elle naturelle à l’homme ? et la montre-t-il davantage à mesure qu’il est le plus débarrassé de préjugés ? Si cela était, comme nous en avons beaucoup moins que sous Louis XIV, il est très naturel que nous la montrions davantage et que, cherchant des jouissances par elle, nous ménagions la vanité des autres afin qu’ils flattent la nôtre.

Il est sûr qu’un poète comique qui donnerait à ses personnages le bon ton de ceux des Amants Magnifiques, serait sûr de plaire ; tandis qu’au contraire il n’y a plus que les gens de métier qui sentent le mérite de M. de Pourceaugnac. (L’art de développer un caractère.)

Il faut donc qu’en 1670 le bon ton fût bien plus rare qu’en 1804 (134 ans après).

Étudier bien cette idée de perfectibilité qui me mènera, si je la trouve fondée, à un état de l’âme bien doux : l’optimisme (on sait quel optimisme j’entends), celui que j’éprouvais la première fois que je vis jouer l’optimiste de Collin.

Tout le monde a de la vanité, je n’ai vu jusqu’ici personne qui en manquât, surtout les Français. Est-ce un caractère particulier à nous, ou est-ce tout bonnement que nous sommes plus civilisés ?

J’ai cru jusqu’ici que les passions devaient plaire dans le monde à ceux avec qui j’aurais affaire, et l’air passionné aux autres. C’est peut-être la vanité qui m’a fait croire çà : je croyais n’avoir besoin pour plaire que de me montrer tel que j’étais. J’apportai cette opinion à mon retour d’Italie (nivôse an X), je n’en suis désabusé que dans Messidor an XII (29 mois 15 jours après).

J’ai beaucoup changé depuis 29 mois. Je connais l’empire de la vanité sur les hommes. Je n’ai donc plus à vaincre que les mauvaises habitudes que m’avait données mon faux système.

Si en arrivant à Paris en germinal an X j’avais eu le bon sens de me montrer tel que j’étais, je n’aurais pas perdu tant de batailles en fructidor an X auprès d’Adèle. Elle aurait vu ma timidité et puisqu’elle m’aimait elle l’aurait encouragée. Au lieu de cela elle me crut ce que je figurais d’être, elle fut trompée dans son attente, et tout fut perdu. Donc, même alors avec le naturel j’aurais plu, à plus forte raison à cette heure.

Qu’est-ce que la sottise proprement dite ? C’est de se nuire à soi-même. Par exemple, je désire que mon père m’envoie de l’argent, il ne m’en envoie point, et certainement j’en aurais si j’avais flatté sa vanité. De manière que cet homme qui s’applique tant à connaître les caractères n’a pas su tirer parti de celui qu’il lui importait le plus de ménager. Par quelle raison ? Je n’y vois que vanité mal entendue. César qui aspirait à gouverner le monde, permit à Nicomède de l’enc… La comparaison est basse, mais énergique. Il s’agit du plus grand ambitieux qui ait existé.

Dans le moment, d’enthousiasme que m’inspira Marianne, je pris la finesse de Marivaux pour le bon ton. Hé non ! elle fatigue ; l’homme qui flatte notre vanité plaît toujours. Remarquez ma tante Chalvet. On a toujours les qualités qu’on est forcé d’avoir. On prend souvent les richesses pour le bonheur, j’ai pris la finesse pour le bon ton. On prend ce qui est à côté de la chose pour la chose même. On peut parvenir à la chose par la connaissance de son but. L’usage du monde, le bon ton, etc., est l’art de plaire le plus possible à tout le monde. La finesse est-elle cet art ? Non, car avec un peu de vivacité le père Ieky aurait le meilleur ton et cet excellent homme est la candeur même.

La finesse est bonne à employer avec les gens qui n’ont pas le bon ton, mais bien la prétention de l’esprit, qui, pour le dire en passant, éloigne bien du bon ton.

J’écris partout le résultat de cette réflexion sur la vanité pour me la bien mettre dans la tête. C’est la plus essentielle à mon bonheur que j’ai faite depuis longtemps.

  1. Ces pages sur les Amants Magnifiques ou plutôt à propos des Amants Magnifiques ont été écrites par Stendhal le 9 messidor an XII (28 juin 1804). On en trouve le manuscrit à Grenoble, à la page 23 du tome 17 de R. 5896. Jean de Mitty dans son édition de Napoléon n’en avait donné que les vingt premières lignes.

    Il faut encore signaler qu’en tête de cette pièce, sur l’exemplaire du Molière de 1812, Stendhal le 9 août 1816 avait écrit la note suivante :

    « Excellents matériaux pour la peinture de la Cour de Louis XIV. Ils ont de l’agrément, ils ont même du comique et il n’y manque que de l’intérêt pour ôter la longueur.

    « L’histoire du devin Anaxarque est même fort hardie contre la religion. » N. D. L. É.