Moment de vertige/17

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Libraire d’Action canadienne-française (p. 145-151).


XVII




JE trouve ma pauvre bonne terriblement vieillie, dit Marthe, lorsque la porte fut refermée ; quel âge peut-elle avoir ? Le savez-vous ?

— Elle n’est pas âgée, cinquante six ou sept, tout au plus.

Marthe le regarda étonnée :

— Cinquante-six ou sept, vous dites ! Mais on lui donnerait soixante-dix ans ! Elle serait donc à peine plus âgée que madame St-Georges ! Ce ne semble pas possible !

Elles n’ont pas eu la même vie, dit Noël avec un sourire… leur physique n’a pas eu les mêmes soins. Nini n’a jamais visité les salons de beauté !

— Les salons de beauté n’y font rien, dit Marthe ; pensez à maman ; à quarante-six ans, si belle, si jeune encore… sans le secours de l’art !

— Oh votre mère, on ne peut pas la comparer ! dit Noël avec conviction ; quelle distinction ! Quelle vraie beauté de traits et quel charme ! Vous, Marthe, vous êtes très belle, mais pas aussi belle que votre mère !

— Noël voilà le plus délicieux compliment qu’on m’ait jamais adressé ! Oui, chère maman, elle incarnait la beauté, la bonté et la douceur !

À mesure qu’ils avançaient dans le village, Marthe échangeait des saluts et des poignées de main avec de nombreuses connaissances. Chacun voulait lui dire un mot et s’informer de Jacques, et la jeune fille, contente de revoir toutes ces figures familières trouvait un mot aimable pour chacun. Lorsqu’ils passèrent devant le vieux home perdu, elle s’arrêta et regarda longuement.

— Aimeriez-vous à entrer et faire le tour du jardin, de la véranda ?

— Je n’oserais pas… c’aurait l’air étrange si le propriétaire arrivait !

— Il n’habite pas la maison, et d’ailleurs, je suis sûr qu’il trouverait fort naturel ce désir de votre part.

— Vous croyez ? Alors entrons ! Combien je lui suis reconnaissante à cet inconnu de n’avoir tout abîmé !

Noël ne parlait pas ; il tenait le bras de Marthe et ils marchaient tous deux dans les allées désertes parmi les arbustes et les parterres où fleurissaient encore quelques tardives plantes d’automne.

En passant près des lilas dont la floraison de juin parfumait jadis sa chambre de jeune fille, elle s’arrêta :

— Comme ils ont grandi ! dit-elle en les désignant à Noël. Voyez, les branches ont presqu’atteint ma fenêtre !

— Oui, on pourrait de là, lorsque les lilas sont en fleurs, en cueillir un bouquet.

— De ma fenêtre actuelle, dit Marthe, un peu amèrement, je n’aperçois qu’une porte de garage, une cour, un escalier de bois et des cordes où l’on suspend le linge ! L’air qu’on y respire embaume plutôt la gazoline que les fleurs !

— Vous n’y resterez pas éternellement !… Allons nous asseoir, voulez-vous, sur les marches de la galerie et vous allez me donner des nouvelles de Jacques et de tous les amis de Paris !

Ils s’installèrent sur les marches vis-à-vis la fenêtre de la bibliothèque du docteur Beauvais. Les stores baissés empêchaient de voir à l’intérieur.

— Cigarette ? dit Noël, en lui tendant son étui.

— Merci, non, pas ce soir… puis, regardant sa montre : pas encore huit heures ! Le dîner d’Irène est à peine commencé !

— Vous dîniez là, ce soir ?

— Oui, avec quelques amis. C’est une lettre de l’abbé Sylvestre me parlant de la maladie de Nini qui m’a fait venir… Noël, vous savez qu’André Laurent est revenu ?

— Oui, je n’en ai pas été surpris… il devait revenir, et plus que jamais depuis votre voyage.

— Que pensez-vous d’André maintenant que vous le connaissez mieux ?

— Un charmant compagnon, généreux, large, courtois…

— Des qualités seulement… pas de défauts ?

— Oh, des défauts, qui n’en a pas ? Ce serait affreusement ennuyeux des gens sans défauts !

— Ne plaisantez pas, je tiens à savoir le fond de votre pensée… mon bonheur en dépend peut-être…

— Dans ce cas, dit Noël sérieusement, je vais vous parler franchement. Je ne retire rien du bon que je vous ai dit d’André Laurent, je pourrais y ajouter encore bien des bonnes qualités que vous connaissez sans doute…

— Alors…

— Mais voici : André Laurent n’a aucune conviction religieuse et malgré ses qualités il a un fonds d’égoïsme qui le rend aveugle quand il s’agit des opinions d’autrui !

— Quel sens donnez-vous à ça, Noël ?

— Celui-ci, dit Noël, avec douceur, en lui prenant la main : André désire de tout son cœur une solution à sa position actuelle. Il croit que si vous l’épousiez il vous comblerait tellement que vos convictions à vous finiraient par s’émousser, par s’endormir et que vous pourriez être heureuse avec lui, parce que lui serait heureux !

— Il m’aime donc vraiment ?

— Il vous aime éperdument et avec un égoïsme incalculable !

— Vous savez donc…

— Oui. Un soir, à Paris, il m’a parlé de son futur divorce. Il m’a dit que vous le saviez, qu’il vous l’avait appris lui-même.

— C’est vrai. Il a été droit et loyal toujours !

— Oui, mais il ne considère pas que d’autres ont une loyauté à observer aussi, au sujet de leurs croyances… comme je vous l’ai dit, au fond, c’est l’égoïsme !

— L’amour n’est-il pas toujours égoïste, chez l’homme ?

— Pas toujours… André vous aime, il veut vous épouser que ce soit ou non votre bonheur futur !

— Il paraît pourtant bien anxieux de me rendre heureuse !

— Le seriez-vous ?

— Je ne le crois pas.

— Et moi, j’en suis convaincu ! Laissant de côté la question religieuse, André vous connait assez maintenant pour savoir que vous ne pourriez épouser un divorcé sans faire injure à la mémoire de vos parents… sans déchoir à vos propres yeux… et cependant, il cherche par tous les moyens possibles à vous ensorceler par ses attentions, ses cadeaux, ses sophismes… pourquoi ?

— Parce qu’il m’aime ! dit Marthe à voix basse.

— Oui, reprit gravement Noël, mais son amour est d’un égoïsme infernal ! Ce mariage vers lequel il veut vous conduire, il sait fort bien que ce n’en serait pas un pour vous !… Que l’union d’une catholique avec un divorcé c’est pour elle une déchéance morale, presqu’une apostasie… et cependant, il insiste… Rien ne peut l’arrêter, il vous veut, il vous aura à tout prix ! Il me l’a avoué lui-même !

— Que lui avez-vous dit, Noël ?

— Demandez-le lui, dit le jeune homme gravement. Je le crois trop honorable pour ne pas vous répéter mes paroles, si vous le questionnez !

Marthe resta silencieuse, puis elle reprit :

— Connait-on le divorce d’André ?

— Je ne crois pas, du moins on ne m’en a jamais parlé. Ce n’est pas encore chose faite d’ailleurs, mais la demande a paru dans les journaux officiels.

— Jacques ne sait pas… il ne faut pas qu’il sache…

— Parlons en de ce cher Jacques. Comme il se révèle ce garçon là. Si jeune et déjà dans une position de confiance ! Il m’a promis de venir passer avec moi sa première vacance !

— Vous habitez votre maison ?

— Oui. Mes cousins m’en ont abandonné une partie qu’ils n’occupent pas. Je me suis aménagé un bureau, une salle d’attente et une chambre à coucher…… ça fait l’affaire pour le moment.

— Et vous avez beaucoup de malades ?

— Oui ; il y a un autre médecin mais j’ai un grand nombre des clients de votre père.

— Je suis contente de ça, dit la jeune fille. Il vous aimait beaucoup, pauvre père !

— Oui, dit Noël avec un accent ému, il m’en a donné la plus grande preuve ! Et vous, Marthe, vous avez toujours votre bureau ?

— Toujours, c’est pourquoi je pars tout de suite demain. Je vous reverrai ?

— J’irai vous conduire à la gare, si vous le permettez.

— C’est entendu, mais retournons maintenant, j’ai promis de ne pas rentrer tard. Je suis contente d’être entrée ici, dit-elle en se levant, quoique ç’a m’ait fait une peine atroce… À présent le mal se dissipe et je sens le calme reposant de mon cher vieux home !

Noël la ramena à la porte de Marcelline :

— Je viendrai vous chercher en bon temps demain pour le train de cinq heures, dit-il en lui serrant la main.