Moment de vertige/21

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Libraire d’Action canadienne-française (p. 174-184).


XXI




DANS le train qui filait à toute vapeur vers Montréal, Marthe, installée dans un fauteuil, regardait vaguement par la fenêtre. Elle regardait… mais elle ne voyait pas ce paysage connu qui passait rapidement devant ses yeux !

Sa jolie figure paraissait soucieuse et un air de révolte se lisait dans son regard. Elle revit en pensée les heures précédentes…

En sortant du presbytère, les paroles sévères du curé résonnaient encore à son oreille et la blessaient cruellement… Elle lui donna la main, sans parler, après qu’il l’eut bénie et sortit, en proie à une grande agitation intérieure.

Elle ne voulut pas entrer tout de suite chez Marcelline ; elle marcha un peu pour se remettre… mais son temps limité la commandait ; elle reprit son sang-froid et vint retrouver sa vieille bonne qui l’attendait anxieusement. À l’heure voulue Noël vint la chercher.

Chagrine de la voir partir, la fidèle servante lui tenait la main :

— Vous r’viendrez ben vite ? mam’zelle Marthe, dit-elle avec des larmes dans ses bons yeux.

— Oui, oui, Nini ; ne te fait pas de peine ! Je te promets de revenir bientôt ! J’ai été bien contente de rester chez toi et tu m’as bien gâtée ! Bonjour ! Soigne-toi bien ! dit-elle en l’embrassant.

Puis Noël la conduisit à la gare où ils arrivèrent juste à temps… le train entrait !

Dans le peu de minutes que dura le trajet, Noël eut le temps de lui dire quelques mots graves et affectueux… paroles qu’elle devait se rappeler plus tard en y découvrant un sens qu’elle n’y voyait pas à ce moment :

— Je vous vois énervée et en proie à des pensées qui vous blessent… rappelez-vous, Marthe, dit-il, que je suis là toujours pour vous aider quoi qu’il arrive et quoi que vous fassiez… Je reste l’ami, le protecteur, celui dont le bonheur sera toujours de pouvoir vous être utile !…

Sans répondre elle lui serra la main… puis elle eut juste le temps de monter dans le train… par la fenêtre elle lui fit un geste d’adieu, tandis que de la plateforme il la regardait partir.

— Oh, se disait la pauvre jeune fille, pourquoi faut-il que tout aille si mal dans la vie ? André qui pourrait me donner tout ce que j’aime, tout ce qui me rendrait heureuse, je n’ai pas le droit de l’épouser ! Pourquoi faut-il que je l’aie rencontré, et qu’il m’ait aimée ?… car il m’aime… je sais qu’il m’aime… il m’aime honnêtement ! Le curé n’a pas le droit de dire ce qu’il a dit !

Marthe en resta là de ses réflexions, car une dame qu’elle connaissait vint s’asseoir auprès d’elle et l’invita à entrer dans le wagon restaurant pour souper. Contente de la diversion, elle accepta et resta ensuite à causer avec cette amie jusqu’à l’arrivée à Montréal.

André l’attendait à la gare. Il se montra plein d’attentions et de prévenances, lui disant son regret de ne pas l’avoir vue au dîner d’Irène.

— Je me suis informé de l’heure des trains, je voulais vous ramener moi-même. Je tiens tant à vous protéger ! J’espère bientôt en avoir le droit !

Marthe ne répondit pas, mais elle se sentait heureuse d’être aimée ainsi. Et on l’accusait d’égoïsme… ce pauvre André, qui ne songeait qu’à elle… qu’à son bien-être… Comme on le connaissait peu !

Voyant que Marthe ne parlait pas, il lui dit :

— Comment avez-vous trouvé votre fidèle bonne ?

— Mieux, mais très affaiblie et bien vieillie !

— Elle a dû être contente de vous voir ?

— Oui, la chère vieille ! Je vous conterai ça, mais pas maintenant, nous arrivons !

— Je puis rentrer avec vous pour dix minutes ? demanda-t-il. Le salon Martin n’est pas absolument très joli… mais on peut s’y asseoir pour causer !

— Onze heures et demie !… Non, mon ami, franchement, je suis un peu lasse et puis… il faut me lever demain matin !

— Que j’ai donc hâte de vous enlever à cet esclavage ! murmura-t-il… mais ce n’est pas pour cette raison que vous ne me permettez pas d’entrer, vous ne voulez jamais me faire cette faveur !

— C’est que nous revenons toujours si tard, dit-elle en souriant ; dans le jour, vous êtes entré parfois ! Bonsoir et merci d’être venu me chercher !

— Bonsoir, dit André en lui tenant la main, je téléphonerai demain. Reposez-vous bien !

— C’est ça, à demain ! dit Marthe, et ouvrant la porte elle pénétra dans le passage sobrement éclairé de la maison de pension.

Le lendemain à l’heure voulue elle reprit son poste au laboratoire et rien dans son visage ne laissait deviner les heures de lutte et de révolte intérieure qui accompagnèrent sa longue insomnie…

Ce jour là tout n’allait pas parfaitement dans le bureau de monsieur Lafleur. Certains oublis, certaines négligences ou omissions amenèrent des complications… comme résultat, l’humeur du chef laissait à désirer et les employés s’en ressentaient !

Marthe, aucunement à blâmer pour ces négligences réelles, eut, tout de même, à en subir le contre-coup à cause de l’accès d’humeur qu’elles provoquèrent chez le patron. Tout de même, la journée se passa sans qu’elle eût trop d’ennuis et lorsque, le soir, André vint la chercher pour le théâtre, après lui avoir proposé la chose par téléphone, il la trouva souriante et joyeuse et merveilleusement jolie. Elle portait une toilette très simple en soie pêche, dégageant un peu le cou, ses bras blancs voilés par de longues manches transparentes et sur l’épaule, une petite touffe de fleurs de la même teinte que sa robe.

Pendant un entr’acte, André lui demanda si elle savait ce qui se passait chez les Defoye.

— Chez Irène ? Non. Qu’y a-t-il ? J’ai téléphoné ce matin, elle venait de sortir ; elle m’a pas rappelée.

— C’est Dan qui s’est fait pincer !

— Dan ? Pincé ? Pourquoi ?

— Vous savez qu’il est amoureux fou de Jeanne Clément, c’est un flirt que tout le monde connaît ! Irène de son côté, a, surtout dernièrement, reçu des attentions marquées de Stephen…

— Irène est incapable d’un flirt sérieux ! Elle adore son mari !

— C’est possible, mais Dan adore toutes les femmes… la sienne ne lui suffit pas !

— Et vous dites ça sans sourciller ! Ce serait terrible ! Est-ce vraiment devenu sérieux ?

— Plus que vous ne semblez le croire ! Irène a surpris, je ne sais trop comment l’arrangement d’un rendez-vous dans un des petits salons du Mont-Royal. Elle s’est rendue… les a vus tous les deux et sans leur parler elle s’en est allée par une autre partie de l’hôtel, où elle a soudain aperçu… devinez qui… en tête-à-tête dans un coin reculé de la pièce et tellement absorbés qu’ils ne l’ont pas même vue !

— Qui ! Vite, André, je ne devine pas !

— Sa mère… et Luigi Vincenzo !

— Peut-être attendaient-ils Claire !

— Claire ? Pas du tout ! Irène venait de la rencontrer et elle se disait libre pour l’après-midi et la soirée, vu que son fiancé ne serait de retour que le lendemain !

— Je suis atterrée ! Qu’est-ce qui va arriver dans tout ça ?

— Qui sait ? Pour Irène, le cas est clair : elle aurait un divorce avec tous les avantages pour elle y compris le bébé !

— Vous rêvez ! Un divorce ! Ils sont catholiques !

— Même les catholiques n’aiment pas à partager leurs maris !

— Non, mais…

Le dernier acte de la pièce commençait et la conversation fut interrompue, mais Marthe ne voyait plus ce qui se passait sur la scène… un autre drame, autrement émouvant, se jouait dans la vie réelle et elle s’en sentait bouleversée !

Après le théâtre ils allèrent prendre une glace dans un tranquille petit restaurant où ils purent reprendre leur conversation.

— Comment avez-vous su ces choses ? demanda Marthe.

— Par Stephen qui accompagnait Irène et qui croit que ces événements vont faire mousser ses chances auprès d’elle !

— Tiens ! Je ne l’aime plus du tout Stephen ! s’écria Marthe, et je suis sûre qu’Irène le mettra à sa place s’il tente de l’oublier !

— La pauvre jeune femme est à plaindre… sa mère… son mari…

— Ah bien, sa mère ! Elle peut fort bien avoir eu des choses importantes à dire à Luigi ! C’est le fiancé de sa fille, après tout !

— Oui, et il veut conserver d’une manière tout-fait spéciale les bonnes grâces de sa future belle-maman !

— Je vous trouve méchant, ce soir, André !

— Non, petite Marthe, pas vraiment méchant !

Je vous ai un peu brusquement ouvert les yeux, voilà tout !

— Comment cela ?

— En vous prouvant qu’il y a une chose au monde, que chacun recherche et veut à tout prix… c’est l’amour !

— L’amour ? Oui, Irène aime Daniel !

— Et Dan aime Jeanne Clément !

— Il ne l’aime pas vraiment, c’est une folie passagère !

— Folie qui sans doute poussera sa femme à prendre le seul parti plausible… le divorce !

— Vous avez trop vécu aux États Unis ! Ici, on n’y pense même pas !

— Quant à Laure St-Georges, je crois que personne n’en dira rien et que sa petite affaire finira d’elle-même… elle est un peu mûre pour un flirt… une grand’mère !

— Et vous dites que toutes ces vilaines choses prouvent la recherche de l’amour ? Triste amour, en vérité et à peine digne du nom !

— C’est absolument mon avis ! Mais si l’union de Dan et d’Irène eut été celle de deux âmes, faites pour se comprendre et se compléter leur amour ne se serait pas si vite émoussé… Irène est tellement supérieure à son mari !

— Mais Luigi ? Avec une jeune et exquise fiancée !…

— Oh lui ! Sa mentalité italienne lui donne le goût des complications… d’ailleurs la petite Claire St-Georges ne l’aime pas vraiment… c’est une cervelle d’oiseau… elle est gentille, mais superficielle… ce qu’elle aime en Luigi, c’est son titre de comte ! Ce sera encore un mariage mal assorti que celui-là !

Marthe ne répondit pas. Alors André, quittant le ton un peu cynique de ces derniers moments, se pencha vers elle et lui dit avec émotion :

— Mon amour pour vous n’en est pas un qui puisse s’éteindre… mon culte de la femme, c’est vous et vous seule ! Parmi tous ces bonheurs engloutis, ces âmes séparées, restons vous et moi unis de cœur, en attendant que je puisse vous faire mienne à jamais !

— Vous savez bien que celà ne se peut pas ! Ma religion le défend !

— Les prêtres vous le défendent… mais la religion, c’est Dieu, et Dieu ne défend pas l’union de deux êtres qui s’aiment !

— Dieu nous parle par la voix du prêtre, dit Marthe ; ce fut la foi de mes parents et c’est la mienne ! Je ne puis abandonner mes croyances !

— Qui vous parle de les abandonner ? Vous ne ferez que modifier un peu l’observance d’une discipline que ne peut se maintenir avec la marche du temps !… Et je vous rendrai si heureuse, Marthe ! Vous oublierez tout… tout… sauf mon amour pour vous ! Je vous veux à tout prix ! Rien ne me fera renoncer à vous ! Vos scrupules religieux ne vous feront pas longtemps souffrir ! Marthe, ne me refusez plus… je vous aime comme un insensé ! Ayez pitié de moi ! — Marthe ferma les yeux un instant… elle entendait la voix du vieux prêtre qui disait : il vous veut, il ne vous aime pas ! Elle se rappelait les paroles de Noël : il vous aime éperdument et avec un égoïsme incalculable… Serait-ce possible ? Non ! pensa-t-elle, l’amour d’André est bon et généreux, je ne douterai pas de lui !

— André, je suis bouleversée ! dit-elle après quelques minutes de silence. Ces ennuis chez nos amis, ce récent voyage à Bellerive, ces nouvelles instances de votre part !… Tiens, ramenez-moi, voulez-vous ? Je suis sûre que vous m’aimez, André, mais vous ne voudriez pas me voir malheureuse ? Je le serais, si je cessais d’être digne des chers miens !

— Je ne sais qu’une chose au monde, c’est que je vous adore et que je vous aurai… coûte que coûte !… Allons, puisque vous le désirez, je vais vous ramener, dit-il, en se levant.

Dans le taxi qui filait à travers les rues, ils n’échangèrent que peu de paroles ; Marthe restait soucieuse, André, sérieux et énervé…

— Je viendrai vous chercher demain soir pour dîner, voulez-vous ? dit-il, avant de la quitter à la porte de la pension.

— Pas pour dîner ! dit-elle.

— Pour la soirée alors ! Il y a un beau concert, nous irons ! C’est dit ?

— Va pour le concert dit Marthe en retrouvant son sourire. La belle musique, c’est un bonheur pour moi !