Mon encrier, Tome 1/La comète

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Madame Jules Fournier (1p. 60-63).

LA COMÈTE[1]

Mesdames et messieurs, je vais avoir l’honneur de vous parler de la comète.

C’est aujourd’hui le seul sujet qui ne me soit pas interdit.

Bourassa a fait une étude approfondie de l’impérialisme ; les questions municipales, depuis longtemps, n’ont plus de secrets pour Asselin ; Héroux possède à fond sa politique étrangère et, quant au Grand-Orient, il le connaît, comme on dit, dans les coins[2]. Ils ont beau jeu d’écrire, ceux-là ! Mais moi, hélas ! je ne sais rien de toutes ces choses. Moi, mon cher lecteur, je suis ignorant, — ai-je besoin de le dire ? — très ignorant — oh ! ignorant… comme mes pieds[3].

C’est pourquoi je me suis fait donner, au Devoir, le titre et les fonctions de rédacteur scientifique. Je ne m’occuperai plus désormais que de science : ne connaissant rien du tout, je ne saurais en vérité vous parler d’autre chose.

Je commencerai aujourd’hui par un petit cours de cosmographie. Il est vrai que je n’en ai jamais appris un mot, mais ce n’est pas là une objection. Mon distingué confrère, M. Arthur Dansereau, ne connaît seulement pas encore, à quatre-vingt-seize ans passés, l’odeur du scotch : cela l’empêche-t-il de faire des articles anti-alcooliques ?…

Or donc :

Vers l’année 1728, il y avait en Angleterre un savant du nom de Halley. Pourquoi s’appelait-il ainsi, c’est ce que je serais bien empêché de vous dire, et de plus savants que moi le seraient tout autant, j’imagine. Pourquoi le premier-ministre de la province de Québec s’appelle-t-il Lomer Gouin — au lieu de s’appeler, par exemple, S.-N. Parent ? Et moi-même, pourquoi m’appelé-je Jules Fournier, et non pas William Van Horne ? Mystère et sortilège ! — Mais toujours est-il qu’il s’appelait Halley.

Ce Halley, en outre, était un savant. Dangereuse espèce d’hommes ! Au lieu de courir les feux d’artifice, ou d’aller jouer aux dames dans les salons du club S.-Denis, figurez-vous qu’il passait ses nuits dans les chiffres, à faire de l’algèbre et de la trigonométrie.

Ce fut ainsi qu’il put calculer, trente ans à l’avance, qu’en l’an 1759 une comète gigantesque viendrait en conjonction avec la Terre.

Vous dire combien cette prédiction lui valut de moqueries et de huées, cela ne serait pas possible. Bourassa lui-même, en ces dernières années, ne reçut pas plus d’avanies de la part des gazettes ministérielles. On le montrait partout du doigt, les petits enfants couraient après lui dans la rue…

À la fin, le pauvre homme en devint fou. Puis il mourut.

Ici, je cède la parole à notre barde national, M. William Chapman[4] :

On vivait. Que faisait la foule ? Est-ce qu’on sait ?
Et depuis bien longtemps personne ne pensait
Au pauvre vieux rêveur enseveli sous l’herbe.
Soudain, un soir, on vit la nuit noire et superbe,
À l’heure où sous le grand suaire tout se tait,
Blêmir confusément, puis blanchir, et c’était
Dans l’année annoncée et prédite, et la cime
Des monts eut un reflet étrange de l’abîme
Comme lorsqu’un flambeau rôde derrière un mur.
Et sa blancheur devint lumière, et dans l’azur
La clarté devint pourpre, et l’on vit poindre, éclore,
Et croître on ne sait quelle inexprimable aurore
Qui se mit à monter dans le haut firmament ;
Par degrés et sans hâte, et formidablement ;
Les herbes des lieux noirs que les vivants vénèrent
Et sous lesquelles sont les tombeaux, frissonnèrent ;
Et soudain, comme un spectre entre en une maison,
Apparut, par-dessus le farouche horizon,
Une flamme emplissant des millions de lieues
Monstrueuse lueur des immensités bleues,
Splendide au fond du ciel brusquement éclairci :
Et l’astre effrayant dit aux hommes : Me voici[5].

Tout cela ne vous dit pas si la comète de Halley contient du cyanogène.

C’est là, cependant, une grave question.

Les astronomes de Yerkes n’en sont pas complètement sûrs, ceux de Harvard l’ignorent tout-à-fait, et M. Camille Flammarion ne le sait pas encore.

— Et toi, me demandez-vous, et toi, le sais-tu, au moins ?…

— Eh bien !… moi non plus.

  1. Paru dans le Devoir du 9 février 1910, et faisant partie d’une série de billets du soir.
  2. Ou dans les points, comme vous voudrez…
  3. Cette expression a été déclarée de bon goût par l’Académie du docteur Choqette : on ne s’étonnera donc pas de la trouver sous ma plume.
  4. Dernière Heure. — Ces vers ne sont pas de M. Chapman mais bien d’un poète français qui eut quelque renom au siècle dernier. Il s’appelait, je crois, Victor Hugo.
  5. La Légende des Siècles, IV, pp. 17.