Mon encrier, Tome 1/Paix à Dollard

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Madame Jules Fournier (1p. 101-104).

PAIX À DOLLARD ![1]

Qu’est-ce que Dollard a donc fait à la Presse et à la Patrie ? Les voilà l’une et l’autre qui convient d’avance leurs lecteurs, avec beaucoup de bruit, à la grande fête du 22 juin. Caractères gras, gros titres, vignettes même, elles n’épargnent rien…

Il est curieux — mais surtout répugnant — de voir l’ardeur de ces deux feuilles à magnifier dans toute circonstance le soldat du Long-Sault. Elles ne perdent pas une occasion d’afficher son nom, de rappeler ses exploits. Elles le traitent avec presque autant de considération qu’un ministre ou un assassin. Elles en font leur héros, leur grand homme.

Nous leur disons : Bas les pattes ! Vous n’avez pas le droit de toucher à cette mémoire ! Si Dollard vivait aujourd’hui, — et vous le savez, — il ne serait pas de votre côté ! Si Dollard vivait aujourd’hui, vous le traiteriez de fou, de visionnaire, de cerveau-brûlé. Vous lui prêcheriez les idées pratiques, les compromis honorables, la conciliation. Vous lui montreriez l’inutilité de la lutte et la folie de son héroïsme. À dix-sept hommes, repousser des centaines d’ennemis, allons-donc, est-ce que cela s’est jamais vu ? — Il détournerait la tête, il ne vous écouterait pas… Alors vous n’auriez pas assez pour lui d’épais sarcasmes et d’injures basses ; et au besoin vous le vendriez même aux Iroquois : vous en avez vendu bien d’autres.

Qu’y a-t-il de commun entre vous et lui ? Vous, les gens pratiques, les diplomates, les pondérés, — et lui, le pauvre petit idéaliste, le pauvre songe-creux perdu dans les nuages ? — Vous êtes bien trop sérieux pour lui, messieurs : laissez-le donc tranquille !

Laissez-le tranquille… Sa mémoire a le droit d’être respectée de vos éloges. Gardez pour d’autres votre encens, — pour un Brodeur, pour un Boyer. Ceux-là sont vos hommes à vous. Et ceux-là vous paieront bien.

Vous, monsieur Berthiaume, tout le premier, voulez-vous nous dire maintenant, s’il vous plaît, ce qui vous pousse à tant vous occuper de Dollard ?

Franchement, l’admirez-vous beaucoup ?… Est-ce qu’au fond vous ne le méprisez pas plutôt ? Ne le trouvez-vous pas un peu… disons le mot : un peu bête ? Je le gagerais !

Tenez, que Dollard revienne en ce monde aujourd’hui pour demain, qu’il entre chez vous comme rédacteur en chef, eh bien ! je ne lui donne pas pour quarante-huit heures dans l’établissement. Vous le mettriez tout de suite à la porte. Vous diriez : C’est un fou.

On sait bien ce qui vous pousse… Dollard est un fou, mais c’est un fou populaire, c’est un fou arrivé, comme vous dites dans votre langage : alors vous voulez — tout naturellement — le tirer à vous ; vous voulez l’exploiter, comme vous exploitez tour à tour et suivant l’occasion le roi d’Angleterre, le premier-ministre du Canada, le conférencier célèbre ou le numéro de cirque en vedette. Dollard est pour vous un sujet de réclame, tout simplement — quelque chose d’intermédiaire entre la brouette et le ballon.

… Et vous, monsieur Louis-Joseph Tarte, là, — la main sur la conscience, — que pensez-vous de Dollard ? Il doit bien vous ennuyer. Croyez-vous, hein ! que ce n’était pas un type pratique !

Vous, monsieur Berthiaume, vous avez votre ballon, et vous, Joe, vous avez Jennie-W. Un beau ballon et un beau cheval. Avec cela ne pourriez-vous vraiment vous passer de Dollard ? On vous en prie !

Parlez de tout ce que vous voudrez : meurtriers, juges, rois, ténors, politiciens ; exploitez tout ce qu’il vous plaira. Mais ne touchez pas à Dollard !

N’allez pas traîner dans la promiscuité des sacs de sel et des crucifix lumineux sa figure pour vous indifférente. N’allez pas évoquer dans vos boutiques son ombre insultée. Il ne vous reconnaîtrait pas. Vous n’êtes pas de la même race. Faites des marchés, faites des calculs, c’est peut-être vous qui avez raison : mais n’allez pas, lui, le réveiller pour cela. Vous l’étonneriez.

Il ne comprenait pas les affaires, voyez-vous, le petit soldat à l’œil clair qui s’en allait cheveux au vent, seul avec ses seize compagnons, à la rencontre de huit cents Indiens, ce matin du mois d’avril 1660.

Il ne savait même pas ce que c’était que de se vendre…

Les Iroquois ont mangé son corps. Tâchez au moins de ne pas manger, vous autres, sa mémoire.

  1. Action, 20 mai 1911.