Mon oncle Benjamin/À l’éditeur

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À L’ÉDITEUR.


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Monsieur,


Mon embarras est grand, je l’avoue, de parler d’un homme que je n’ai pas connu, que je n’ai même pas vu, et d’en parler à ses concitoyens, à ses abonnés, à ses amis, à ses parents, à tous ceux qui le savent par cœur, qui ont entendu sa voix comme ils ont lu ses écrits, qui l’ont salué vivant et enseveli mort, qui l’ont, pour ainsi dire, suivi du berceau à la tombe, qui peuvent donc rendre de lui un témoignage exact, absolu, l’ayant connu tout entier, l’ayant vu commencer, hélas ! et finir ! Mais c’est une dette, dette d’honneur et sacrée, qu’il me faut payer ici à la mémoire de Claude Tillier ; et d’abord, la difficulté, le danger même, ne m’arrêteront jamais devant un devoir. Puis, la fidèle biographie qu’a publiée M. Parent (de Clamecy), m’aidera au besoin dans la tâche ; je prendrai dans cet excellent travail tout ce qui manquerait au mien. Enfin, comme l’a dit Buffon, le style, c’est l’homme : et comme Cuvier avec un os refaisait un corps, ou peut avec une page refaire l’auteur. Donnez-moi quatre lignes d’un homme, et je le ferai pendre, disait un procureur ; avec quatre lignes d’un auteur on le fera connaître. Lire, c’est voir ; savoir l’œuvre, c’est savoir l’ouvrier. L’auteur est dans le livre, comme Dieu est dans l’homme. Toute création contient le créateur. C’est là une vérité de la Bible, vérité éternelle, que les artistes ont traduite à leur manière par cette phrase expressive sinon correcte : On fait toujours dans sa nature.

En effet, peintre, sculpteur, poète, tout ce qui produit se reflète plus ou moins dans sa production. Chacun fait son œuvre à son image. La force de Michel-Ange se retrouve dans ses types, la grace de Raphaël dans tous les siens ; la beauté, la bonté de Molière empreint tous ses ouvrages. Les enfants de l’esprit, comme les autres, ressemblent à leurs pères. Même dans les œuvres les plus impersonnelles, dans le roman et le drame, où l’auteur, par l’exigence du genre, est obligé de s’effacer le plus possible, de s’en tenir à la coulisse et à la préface, de laisser toute indépendance, toute individualité aux êtres de sa fantaisie, aux personnages de son invention, là où le poète doit ne plus être en action mais faire place au héros, on reconnaît encore sur un profil perdu, sur une figure accessoire sinon principale, quelque faux air, quelque vague ressemblance de la paternité. Ce sera un trait, un mot, que sais-je ? si peu que vous voudrez ; mais ce sera quelque chose qui vous révélera l’auteur même à son insu, qui vous donnera une idée suffisante de sa physionomie, de son caractère, de son esprit et de son cœur, de l’homme enfin. Est-ce que vous ne connaissez pas Molière après avoir entendu Cléante dans Tartufe ? Est-ce que vous n’avez pas vu Byron après avoir lu Lara ? Les connaîtrait-on mieux de les avoir vus passer, tousser et marcher ? Mais je dis cela à plus forte raison de l’auteur de pamphlets, ce genre d’écrits à part, où l’auteur est véritablement le héros de son œuvre, où il est en même temps, je le répète, le personnage et le poète, le créateur et la fiction, où il est seul en scène, seul en cause avec ses adversaires, où il est tout le sujet, toute l’action, l’alpha et l’oméga du livre, où il se montre tout entier, tel qu’il est, avec ses sentiments, ses intérêts et ses passions, avec tous ses secrets, sympathies et répugnances, colères et tendresses, haines et amours, où c’est toujours lui qui parle et qui parle de lui ou des autres, se faisant juger en jugeant autrui, ne pouvant se dissimuler ni se modérer, forcé qu’il est à la franchise, à l’abandon, à l’aveu de toutes choses par l’emportement de l’attaque, la crainte de la riposte, par la nature même d’une œuvre au jour le jour, toute d’improvisation et de soudaineté, de verve et d’audace, de courage et de vérité.

Donc, je persiste, quelque redoutables que soient pour moi mes lecteurs, quelque désavantage que j’aie à m’adresser à des contemporains qui ont vu, de leurs deux yeux vu, quoique je n’aie la ressource ni d’un passé lointain, ni d’un présent confus qui vaut l’éloignement pour donner licence à l’historien, bien que Claude Tillier soit mort d’hier et ait vécu en province, c’est-à-dire en vue de tous, qu’il n’ait pu ainsi rien cacher, rien dérober de lui-même aux nombreux témoins de sa vie, je persiste, dis-je, je persiste témérairement peut-être, mais consciencieusement, à parler de lui, sinon comme il le mérite, du moins comme je le dois. Guidé par son biographe, et surtout par lui-même, j’ose espérer que je ne me tromperai pas trop ; et si pourtant je m’égare, le souvenir de ses lecteurs me rappellera, et je m’égarerai seul alors, sans faire perdre les autres avec moi.

Mais voilà que l’assurance me vient maintenant que je suis à la tache, comme l’appétit vient en mangeant. Oui, maintenant, je vais plus loin… dussé-je même, pour plusieurs, aller jusqu’au paradoxe, je dis qu’on connaît mieux l’auteur par ses écrits que par sa personne, qu’il faut être à une certaine distance de l’homme pour bien juger l’écrivain, et j’ose affirmer, ainsi, que ceux qui ont vu de près Claude Tillier, combattre si rudement les gens et les choses de la ville, sont bien moins disposés que d’autres à comprendre, à apprécier cette grande figure dans sa réalité. Le pamphlétaire, et le pamphlétaire de province surtout, vu de trop près, épouvante et irrite ou bien exalte et passionne, en un mot, trouble les esprits qui sont plus ou moins en cause avec ou contre lui, et leur ôte l’impartialité nécessaire pour juger sa valeur intrinsèque et sa véritable nature. La polémique de presse est terrible partout ; en province elle l’est deux fois. Dans une petite ville, chacun se connaît et se coudoie, amis et ennemis ; les généralités deviennent des personnalités, et les principes des individus ; les questions s’incarnent toutes vives ; à deux pas de soi, dans ses voisins, souvent même dans ses parents on rencontre l’homme qu’on attaque ; on n’est séparé de ses adversaires ni par la foule, ni par l’espace, ni par la différence de vie ; les habitudes, les réunions, les familles aussi sont les mêmes ; tout contact est un froissement, toute attaque porte coup, tout coup fait blessure ; nul trait ne se perd comme il arrive dans les grandes batailles de la presse parisienne qui tire sur les masses sans viser ; là il faut, comme dit Tillier, ajuster son homme pour le tuer ; ce n’est pas une guerre, c’est un duel, duel à mort, qui n’a point les ivresses, les excuses de la mêlée, qui a tous les inconvénients, toutes les tristesses du combat singulier, une sorte d’assassinat. Comment voulez-vous qu’on soit juste pour un homme à qui l’on voit faire tous les jours cette besogne-là ?

Dire, par exemple, que le pamphlétaire peut être un homme de cœur et de sentiment, de dévouaient et de bonté, de poésie et d’amour, n’est-ce pas tout d’abord faire jeter les hauts cris à tous les meurtris qui saignent encore de leurs blessures, à tous ceux qui ont souffert de ses coups et même à tous ceux qui s’en sont réjouis ? N’est-ce pas scandaliser les uns et pour le moins étonner les autres ? Dire enfin que Claude Tillier a eu plus que personne cette sensibilité exquise, cette charité vive, cette ame vibrante et poétique, pleine de commisération et de bienveillance, cet amour du bon et du beau qui fait les ennemis du laid et du mal, qui a fait les misanthropes de tous les temps depuis Timon jusqu’à Rousseau, n’est-ce pas ce qui va surprendre, sinon révolter bien du monde là bas ? Et pourtant, c’est ce que j’ai vu dans ses écrits, ce que je veux montrer, prouver à tous ceux qui ne seront pas aveuglés d’avance ; et pour cela je citerai plus que je n’écrirai ; je me servirai de sa parole, de son œuvre, de lui-même enfin, pour le faire voir tel qu’il est et doit être aux yeux de tout lecteur non prévenu.

Prenons d’abord le titre de ses œuvres principales, à commencer par le commencement : Pamphlets de Claude Tillier. Ce titre seul, pour beaucoup de gens, passe déjà condamnation. Pour beaucoup de gens encore, tout pamphlet est une énormité, une œuvre monstrueuse, hideuse, faite de haine et d’envie : il n’y a que les Locustes de la pensée qui manipulent ces poisons ; il n’y a que les reptiles de la presse qui distillent ce venin ; tout pamphlétaire est de fait une bête immonde, fourchue, hostile à tous, une sorte de vipère qui a une vésicule de fiel sous chaque dent, bref, qui n’est bonne qu’à mordre et qu’il faut tuer sans merci ; un monstre qu’il faut étouffer en naissant. Il y en a bien quelques-uns, sans doute, qui ressemblent à cela ; mais croire que l’exception soit la règle, c’est là une idée arriérée, une idée du bon vieux temps, du temps que les écrivains étaient un peu plus mal vus que Cartouche et Mandrin, du temps que le bourreau était le censeur suprême des auteurs et des livres, que la liberté de la presse en France s’appelait Amsterdam ou La Haye, que tout écrivain ayant une vérité à dire devait être forcément un libelliste infime, un vil pamphlétaire, et s’attendre, pour le moins, à vivre en exil ou à mourir au bûcher. Aujourd’hui, c’est un peu différent : pamphlétaire et journaliste ne sont qu’un. Qu’est-ce que les journaux d’à-présent, si ce n’est des pamphlets ? pamphlets du matin et du soir, hebdomadaires et quotidiens, pamphlets grands et petits, de tous les formats et de tous les prix, de tous les goûts et de toutes les couleurs, pamphlets établis, à cautionnement, à subvention et en boutique, qui, devenus souverains par la grâce de deux révolutions, ont changé de nom plus que de fait, s’appellent maintenant journaux gros comme le bras, et vivent avec tous les honneurs dûs à ce titre nouveau et à leur patente de cent mille francs. Le journal, c’est le pamphlet répété, faisant feu périodiquement, à heure fixe, dans une bonne forteresse, au lieu de tirailler de temps en temps derrière une haie. Il faut donc voir la chose abstraction faite des mots.

Or, tant que le mal régira notre triste terre, l’intelligence aura mission de le combattre et de le détruire ; l’homme de paix et de bonne volonté aura à se manifester par l’attaque et la lutte ; qu’importe alors le nom de l’arme ? Admettre le journaliste, c’est admettre le pamphlétaire, deux créatures humaines, en vérité. Tous deux également font œuvre de violence et d’outrance ; mais leur animosité, leur virulence ne sont au fond que mansuétude et charité. Pardonnons-leur donc à tous deux beaucoup de haine, parce qu’ils ont beaucoup d’amour ; car il faut beaucoup aimer pour haïr comme eux ; car la passion contre le mal n’est que la passion pour le bien. Les bonnes rages de Byron, les haines vigoureuses de Molière ne sont que le revers, que le creux, si je puis parler ainsi, d’une véritable tendresse, d’un véritable amour ; et Jésus, la douceur même, s’armait du fouet contre les marchands. Ainsi donc, on peut être bon et pamphlétaire ; bien plus, il faut être bon pour être pamphlétaire ; et Claude Tillier, malgré son titre, quoiqu’on dise, a été mieux qu’un grand homme : il a été un bon homme ; il l’a été comme La Fontaine… j’en suis sûr des deux, quoique je ne les aie pas plus vus l’un que l’autre, parce que je les ai lus, parce que je les connais ainsi à fond par eux-mêmes ; oui, monsieur, je les connais tous deux, en dépit de l’inimitié de ceux-ci et de l’amitié de ceux-là ; je les connais, passez-moi le mot, comme si je les avais faits ; et tous les témoins du monde viendraient m’affirmer le contraire, que je tiendrais, encore et quand même, tous les témoins du monde pour trompeurs ou trompés.

La vie d’ailleurs de Claude Tillier, telle que le biographe la donne, est parfaitement conforme à ses écrits. L’homme se rapporte à l’auteur. Il est ensemble, comme dit encore l’énergique langue des peintres.

Tenez ! Claude Tillier est un enfant de la révolution, un enfant du peuple. Il est né à Clamecy, le 21 germinal an ix, d’un père serrurier. Tout jeune encore, on voit déjà poindre en lui la hardiesse et la générosité de son cœur. Ses premiers jeux sont des combats. Sous Bonaparte, les enfants jouaient aux soldats, comme ils jouaient à la chapelle sous les Bourbons : Regis ad exemplar totus componitur orbis. Il prélude donc, tout d’abord, aux luttes à venir du pamphlétaire, et dans ses rixes d’enfant il a déjà la magnanimité d’un homme. Voué au faible contre le fort, prenant toujours le parti de l’opprimé contre l’oppresseur, battant ou battu, il rentre un jour chez sa mère avec un bras cassé. C’est l’enfance d’Hercule, de Duguesclin, de Carrel, que sais-je ? de tous ceux, athlètes, chevaliers, écrivains qui ont mission de combattre à leur tour les monstres, les félons et les tyrans. Bientôt son intelligence se développe comme son courage ; il a la supériorité de l’esprit comme celle du cœur. Il étudie, et ses premiers essais sont des triomphes ; autant de succès que d’efforts. Aussi, l’an 1813, la ville de Clamecy qui entretenait une bourse dans un lycée impérial, choisit Claude entre tous ses rivaux, et l’envoie, comme le plus digne, achever ses classes au lycée de Bourges. Sa ville lui a donné l’éducation, il lui a rendu la gloire ; partant quittes. Déjà le jeune homme succède à l’enfant ; alors sa conscience se fait, son opinion se forme, son patriotisme commence qui ne finira plus qu’à sa mort. En 1814, à la première restauration, le fils de la révolution, le nourrisson de l’empire qui a tété, comme il le dit lui-même, à la gourde des vivandières, qui s’est réveillé jusqu’alors au bruit des tambours du lycée, se révolte naturellement contre la cloche du collège, répond au cri de vive le roi par le cri de vive L’empereur, se met à la tête d’une insurrection d’écoliers, et proteste tout enfant contre la trahison des hommes. Il déchire la cocarde blanche, et écrit à sa mère une lettre enthousiaste qui, tombée plus tard dans des mains ennemies, tourne contre lui dans la seconde restauration et lui ferme la porte de l’instruction publique. Fidèle représentant de cette forte génération, de cette race virile qui, avant d’avoir connu la vie, savait déjà mourir, qui voulait vaincre avant d’avoir appris à combattre, jeunesse d’élite celle-là, vraiment noble et vaillante, toute à la patrie et à l’honneur, qui était la même partout sous ce glorieux empire, à Paris comme à Bourges, prête et mûre avant l’âge ; qui demandait la bataille comme une récréation, la mort comme un congé ; qui venait dire à Carnot : « Voulez-vous nous permettre d’aller mourir pour la patrie ? » et à qui Carnot était obligé de répondre, réponse digne de la demande : « Pas encore ! » et qui, sublime alors de désobéissance et d’impatience, s’évadait de l’école pour aller se faire tuer avec les vétérans à la butte Montmartre et à la butte Chaumont ! Ceux qui ont survécu de cette héroïque jeunesse, Guinard, Thomas, Tillier, combattaient encore l’ennemi en 1830, et plusieurs le combattent encore aujourd’hui !

Cependant Tillier, ses classes finies, sort du collège de Bourges en 1819. Il entre maître d’études au collège de Soissons d’abord, puis chez un chef d’institution à Paris. De maître d’études il devient soldat, afin de connaître toutes les misères humaines. Compris dans le recrutement de 1821, il est forcé, lui enfant de la liberté, d’aller combattre la liberté en Espagne. Il fait la campagne de 1823 comme sous-officier dans le train d’artillerie, et il a laissé un commencement de journal manuscrit de cette néfaste expédition. Voyez-vous d’ici le Claude Tillier que vous savez déjà un peu, ce cœur généreux, cet esprit indépendant soumis à la compression du régime militaire et contraint de guerroyer au profil de la Sainte-Alliance ! Il faut qu’il agisse contre sa propre pensée et qu’il vive pour ainsi dire à rebours. Voyez-vous cet homme intelligent, ardent, attelé pendant six ans à un charriot du train avec les galons de brigadier ! La société n’en fait pas d’autres. Ainsi va le monde ; la nature lui donne un homme de génie, il en fait un sous-officier.

Après six années de dégoût et d’ennui passées au service militaire, années funestes où il contracta sans doute le germe du mal qui devait le tuer, Tillier rentre dans ses foyers au mois de novembre 1828, s’établit maître d’école et se marie. Il est bientôt nommé instituteur de l’école communale. C’est alors qu’il commence à se faire connaître comme écrivain ; il collabore activement à un petit journal d’opposition qui, en 1831, paraissait a Clamecy et se nommait l’Indépendant. Non content de former les enfants, Tillier veut réformer les hommes ; il veut être l’instituteur des vieux comme des jeunes. Mais les gens qui prétendent n’avoir pas besoin de leçons et n’aiment pas ceux qui les donnent, vont se venger de l’écrivain sur le maître d’école. Ils proposent à la commune un second instituteur qui partagera la besogne et les appointements du premier. Claude Tillier se défend avec ses terribles armes, armes dures et pointues, comme il le dit lui-même ; il adresse au conseil municipal une remontrance en forme de mémoire dans laquelle il fait plaisamment ressortir l’absurdité de la proposition, comparant l’union impossible de deux instituteurs à un attelage composé d’un cheval et d’un âne. Bref, il donne la démission du cheval, laisse la place d’instituteur communal a l’autre et rouvre une école privée. Mais la police correctionnelle, prenant lé parti de l’âne, survient pour finir, et comme tout finit aujourd’hui, non plus par des chansons, mais par des prisons, Claude Tillier est enfin condamné à huit jours d’emprisonnement.

En 1840, il publie son premier pamphlet, intitulé : Un flotteur, à la majorité du conseil municipal de Clamecy. Viennent ensuite les Lettres sur la réforme électorale, que M. de Cormenin eût voulu signer et que le National a reproduites. Dès lors, sa nouvelle vocation est fixée : le maître d’école ne sera plus qu’écrivain. En 1841, sa renommée déjà grande le fait appeler à Nevers pour diriger le journal l’Association, feuilleton et premier-Paris, littérature et politique, il suffit à tout, à la fois grave et doux, pour parler comme Boileau, laborieux et fécond. L’Association ayant cessé de paraître, Claude Tillier, quoique malade, ne se repose pas ; il entreprend une première série de vingt-quatre pamphlets, puis une seconde série de douze dont il ne devait pas voir, hélas ! achever la publication. Il est mort à la peine, à la tâche, la plume à la main, mort comme d’Assas, à son poste, en criant encore : France, voici l’ennemi ! Il est mort à Nevers, le 12 octobre 1844, âgé de 43 ans.

Voilà l’homme biographié, voilà toute cette vie si pleine et si courte, si modeste et si méritante ! Enfant un bras cassé, jeune homme une révolte, homme enfin la prison et la lutte, la misère et la mort : voilà les faits et les dates fidèlement racontés, énoncés par son biographe et ami, par un témoin de toute sa vie, qui a su bien voir et bien dire ! Voilà même encore son portrait placé ici en tête de ses œuvres, portrait ressemblant, fait sur nature par un habile artiste : cheveux et barbe incultes, large front, œil d’aigle, pommettes fortes, bouche fine, amie de la pipe, voyez !… Eh bien ! le connaissez-vous maintenant tout entier ? Eh bien, non ! vous le connaîtrez encore mieux dans ses œuvres. Certes, tous ces renseignements sont utiles, précieux, importants, quand ils concordent bien avec le reste ; mais ils ne valent pas, croyez-moi, les œuvres mêmes. Non, tout ce que nous raconteront de lui ceux qui l’ont vu et entendu, ne vaudra jamais ce qu’il vous dira lui-même. Nous saurons encore mieux l’homme intérieur, et même l’homme extérieur, tout lui, corps et ame, quand nous l’aurons bien lu.

Nous saurons mieux, par exemple, toute l’énergie, toute la vigueur de sa mâle personne, de sa ferme organisation, quand nous aurons lu et relu ces lignes puissantes, cette page robuste qui semble arrachée d’un livre même de Juvénal :


« Un autre sujet d’étonnement pour moi, c’est que cette Italie, si bien pourvue de reliques, si largement tonsurée et qui a bu tant d’eau bénite, soit pourtant si malheureuse ; et Rome elle-même, sa destinée est-elle bien brillante ? Tous les jours je me demande pourquoi elle ne fait point du noir animal de ses reliques. À quoi lui sert d’être non seulement la capitale, mais l’église du monde chrétien ? Le sceptre de l’univers s’échappait de sa main en même temps que la statue de Jupiter tombait des hauteurs du Capitole ; sa puissance, sa gloire, ses grands hommes, tout s’en est allé avec ses dieux, et ses mamelles épuisées ne peuvent plus nourrir que des chanteurs et des capucins. Rome, Rome ! voilà donc où ta catholicité t’a réduite ! Au pied de ta croix, il ne vient plus, au lieu de lauriers en fleurs, que du chiendent et des orties ; ta terre désolée ne produit plus qu’un peuple idiot et décrépit, triste regain d’une moisson de héros ! Comment se fait-il donc que la reine des nations se soit changée en un moine immonde ? À la place de ces marches triomphales qui resplendissaient des dépouilles de tout l’univers, qu’as-tu mis ? des processions, traînant à leur suite des prêtres râpés et un long amas d’hommes en guenilles. Un suisse de cathédrale, arlequin chamarré de ridicules oripeaux, fait maintenant résonner sa hallebarde sur les dalles du Capitole, et meurtrit la poussière des Paul-Émile et des Scipion ! »


De même, sans avoir assisté à aucune des misères de sa jeunesse, nous saurons mieux ses épreuves et ses patiences de chaque jour, de les lire ensemble dans ce récit, clair et net autant que la réalité :


« Moi qui vous parle, moi qui ris avec vous, j’ai passé par les épreuves les plus rudes de la vie. J’ai été écolier, maître d’études, soldat et maître d’école. Avec ces professions, j’ai toujours cumulé celles de poète. Le caporal, le chef d’institution, les enfants gâtés, les bonnes mères et l’hémistiche ont été pour moi cinq ennemis implacables qui m’ont incessamment poursuivi… Vous voyez que j’ai bien porté ma part de cette lourde croix que Dieu a imposée à la société. Aujourd’hui je suis pamphlétaire, pamphlétaire qui a la dent un peu aiguë et dont aucuns portent les cicatrices ; mais je ne dirai jamais de la société autant de mal qu’elle m’en a fait.

« Avant donc d’être soldat, j’étais maître d’études

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Or, de tous les valets le plus malheureux, c’est sans contredit le maître d’études. J’ai marché, moi, quelque temps dans ce rude chemin, et pour beaucoup je ne voudrais y repasser. Je me rappelle encore avec effroi combien je me trouvais à plaindre, quand, mon bouquet de rhétorique au côté, comme un domestique à la Saint-Jean, j’allais offrir mes services aux revendeurs grec et de latin de la capitale ; combien j’en voulais à mon père de ne pas m’avoir fait une place à son établi !… J’avais dix-neuf ans : vous voyez que c’est commencer de bonne heure à souffrir. Et encore, ce morceau de pain que trouve un mendiant, ce n’était pas sans peine que j’étais parvenu à me le procurer. Depuis un mois je battais le pavé de Paris avec ma grand’mère ; nous avions exploré les faubourgs jusqu’à leur extrémité la plus reculée ; nous avions heurté à toutes les portes des institutions connues de l’Almanach royal ; mais ma grand’mère avait beau dire que j’avais fait toutes mes classes et même que j’avais eu un accessit en philosophie, mes malencontreux dix-neuf ans étaient pour tous un vice rédhibitoire : partout on nous congédiait avec cette terrible phrase : « Nous n’avons besoin de personne. » Il y eut même un facétieux chef d’institution qui eut l’air de me prendre pour un élève qu’on lui amenait.

« Enfin ma grand’mère me trouva un coin dans une institution, avenue de Lamothe-Piquet, entre les Invalides et l’École militaire, tout juste vis-à-vis une pension de chiens savants, auxquels on enseignait à rapporter et à donner la patte… »

Ce voisinage causa une méprise que Claude raconte plaisamment : une dame étant venue mettre son chien en pension chez l’instituteur, qui entendait alors recevoir l’enfant de la dame. Mais poursuivons : « J’avais, dans cette maison, le blanchissage, la nourriture et un lit au dortoir entre ceux des élèves ; mon extrême jeunesse ne permettait pas qu’il me fût alloué des appointements. Je faisais l’étude, les répétitions, je surveillais les récréations, j’accompagnais les élèves à la promenade. C’était un morceau de pain chèrement acheté.

« Le chef de l’établissement n’avait d’un instituteur que son nom sur l’enseigne. Il ne savait pas le latin ; il ne savait même pas la cuisine. Il avait acheté une institution comme un clerc de notaire achète quelquefois un fonds de bonneterie. Pour couvrir son ignorance, il lui fallait une réputation de savant ; aussi il avait publié les Beautés de l’histoire de France, et il travaillait aux beautés historiques d’une autre nation. Ce genre d’ouvrages était alors fort en vogue : chaque nation avait, en un volume in-12, les beautés de son histoire ; pas un feuillet de plus à l’une qu’à l’autre. Si l’on eût pensé alors au royaume de Monaco, Monaco aurait eu aussi les beautés de son histoire, in-12 comme les autres.

« Il y a des hommes qui, avec une bonne page, font un bon livre ; d’autres qui, avec un bon livre, ne peuvent faire une bonne page. M. R. était de ces derniers. C’était un de ces gâteurs d’esprit qui mutilent au lieu d’abréger ; qui prennent un in-folio, le dissèquent, en mettent de côté la chair et emportent les os avec eux ; un de ces marmitons de la littérature qui, voulant peler une pomme, ne laissent rien que le trognon. Ses Beautés de l’histoire de France lui donnaient le droit de prendre le titre d’homme de lettres, titre que rehaussait merveilleusement celui d’instituteur. Il passait ses journées à compulser les bibliothèques publiques, et ses soirées dans les salons du faubourg Saint-Germain, où il était admis à cause de la pureté de son royalisme.

« Pendant son absence, la couronne tombait en quenouille. Celte quenouille, c’était M me R., une anglaise rousse et pâle. Son teint ressemblait à la coquille d’un œuf de dinde ou à du satin blanc longtemps exposé à la fumée ou aux injures des mouches. Les élèves l’aimaient beaucoup, parce qu’elle leur donnait toujours raison ; les maîtres d’études la détestaient, parce qu’elle leur donnait toujours tort.

« Il y avait, dans la pension de M. R., vingt à vingt-cinq Anglais apportés en dot par sa femme, et environ autant de Français amenés par lui. Ce mélange des deux nations était un système d’éducation. Les Anglais de Madame devaient apprendre aux Français de Monsieur la langue de Byron en jouant à la marelle ou aux billes ; ceux-ci apprendre, par la même occasion, la langue de Racine à ceux-là. Par suite de ce malencontreux échange, les noms avaient perdu leurs articles, les adjectifs leur genre, les verbes leurs conjugaisons. C’était un tel galimatias et une telle confusion des deux idiomes qu’on

ne s’y entendait plus

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« Les premiers jours que je passai dans la maison, je fus horriblement malheureux. La perte de la liberté était pour moi une privation insupportable. J’enviais en secret le sort du décrotteur qui passait en chantant sous les fenêtres. J’aurais volontiers donné tout mon petit trésor de science pour sa sellette et ses mains noires. Quelquefois les larmes m’étouffaient, mais je n’osais pleurer : il fallait attendre la nuit pour me donner ce plaisir.

« Je me disais souvent : Pourquoi mon père ne m’a-t-il pas fait apprendre son état ? c’était tout ce qu’il fallait pour mes besoins : du pain et de la liberté, voilà tout ce que je demandais à Dieu, et je n’ai ici ni pain ni liberté ! Le bon homme a cru que je ferais mon chemin, comme tant d’autres, avec l’éducation qu’il me donnait ; mais, au lieu de pièces d’or, ce sont des jetons qu’il a mis dans ma bourse. Je suis trop bête, trop lourd, trop maladroit, pas assez intrigant, pour réussir dans l’Université. La fortune est comme les grands arbres : il n’y a que l’insecte qui rampe ou que l’oiseau qui vole qui puissent y établir leur nid.

« Toutefois, je n’étais encore qu’au pied de mon petit calvaire. Au bout de deux ou trois jours, mes administrés avaient perdu toute espèce de respect pour ma personne. Les deux nations, faisant trêve à leurs querelles journalières, s’étaient coalisées contre moi.

« Mon habit gris, un habit gris fait par le meilleur tailleur de mon pays, et avec lequel ma grand’mère me trouvait superbe, était devenu le but de tous leurs sarcasmes et quelques fois aussi de leurs projectiles. J’avais beau punir, petits et grands se moquaient de mes punitions ; ils aimaient autant la retenue que la récréation, car la retenue c’était moi qui la faisais.

« Je fus tenté vingt fois de tirer une vengeance immédiate et sommaire de cette insolente marmaille si cruelle par espièglerie. Mais si j’étais renvoyé, que faire ? De quel front me présenter à mes parents, qui me croyaient sur le chemin delà fortune ? et quand bien même je prendrais ce parti, comment payer ma place à la diligence ? « J’étais sans le sou, littéralement sans le sou. Ma famille nie faisait une subvention de cinq francs par mois, que je touchais par les mains «le ma grand’mère ; mais ces cinq francs, je les avais gloutonnement dissipés en brioches et en petits pains que je mangeais dans les rues quand je sortais ; car j’étais toujours tourmenté par la faim. »

Tillier quitte ainsi la pension de M. R. vers le mois d’octobre 1820, à cause d’une verte correction qu’il avait justement infligée à un des élèves anglais :

« J’avais réglé mon compte avec M. R. Il me revenait vingt-deux francs cinquante centimes qu’il me donna. Je les sentais tressaillir dans ma poche.

« J’eus bientôt rassemblé mes hardes. Je n’avais d’autre malle qu’une vieille cravate noire nouée par les quatre coins, et il y avait dedans plus de papiers griffonnés que de linge. Je mis par hasard la main sur un vieux reste de cigare qui se trouvait dans ma poche. Il me sembla que cela ferait bon effet de sortir le cigare à la bouche. Je l’allumai à la cuisine, puis je traversai fièrement la cour comme une garnison qui sort de la place avec les honneurs de la guerre.

« Près de la grande porte était un enfant qui semblait attendre quelqu’un. C’était un petit écolier de quatrième, mon voisin de table dans la salle d’études et auquel j’aidais souvent à faire ses versions.

« Aussitôt qu’il me vit, il courut à moi, et me présentant un rectangle enveloppé de papier blanc :

« — Je vous en prie, monsieur, prenez cela ; c’est du chocolat à la vanille ; je sais que vous ne gagniez pas beaucoup d’argent chez M. R., cela vous fera quelques déjeuners. Ne craignez pas de me priver, voici les étrennes, maman me donnera d’autre chocolat, et vous, personne, peut-être, ne vous donnera rien.

« Cette marque d’amitié si imprévue me bouleversa. J’ai, moi, l’émotion fort niaise et le sentiment tout-à-fait dépourvu de présence d’esprit. Au lieu de remercier ce charmant enfant, je me mis à pleurer comme un grand imbécile. Lui, cependant, cherchait à glisser son paquet dans la poche de mon habit, et moi, les yeux troublés de larmes, suffoqué de sanglots, incapable de prononcer un seul mot, j’essayais, mais inutilement, d’arrêter ses mains. Aussitôt que le chocolat fut dans ma poche, le cher petit espiègle prit légèrement sa volée comme un oiseau qu’on force à changer de buisson. Il alla se placer à quelques pas de moi :

« — Monsieur, me dit-il, si vous voulez me promettre de garder le chocolat, je vais revenir ; j’ai quelque chose à vous communiquer.

« — Oh ! cher petit, je te le promets ; je le garderai toujours, en souvenir de notre amitié.

« Il revint, et me prit les deux mains.

« — Eh bien ! il faut que vous me promettiez de me faire savoir dans quelle institution vous serez entré. Je n’aime pas M™e R. parce qu’elle est Anglaise et M. R. parce qu’il est royaliste ; mais vous, je vous ai aimé tout de suite, je ne sais pourquoi ; et je prierai tant maman de me mettre auprès de vous, qu’il faudra bien qu’elle y consente.

« — Eh bien ! mon enfant, je te le promets encore ; et détachant mes mains des siennes, je m’enfuis vers la rue, car je sentis que j’allais pleurer encore.

« À quelque distance de là, j’aperçus mon jeune ami placé sur la terrasse. Il me suivait d’un œil qui, j’en suis sûr, était plein de larmes.

« Depuis, j’ai oublié cet enfant. J’ai mangé brutalement son chocolat, et je ne l’ai pas informé de la pension où je suis entré. Je l’ai oublié comme le voyageur oublie l’arbre sous lequel il s’est reposé un instant en traversant le désert ; je l’ai oublié comme la jeune fille oublie le rosier qui lui a fourni sa première guirlande. Cette douce affection trépassée, elle est là gisante dans un coin de mon cœur sous un crêpe rose ; car le destin de l’homme est d’oublier. Le fond de tout cœur humain est, hélas ! un amas de scories et de cendres. Notre ame est un cimetière tout rempli de tombes et d’épitaphes, un champ où les fleurs nouvelles prennent racine sur les fleurs mortes. L’oubli est un bienfait de Dieu ; car si l’homme, autour de qui tout change et tout passe, n’avait le don d’oublier, il serait le plus malheureux de tous les êtres ; la vie serait pour lui une éternelle douleur, son œil une source intarissable de pleurs. »

Et ses doléances de maître d’école qui succèdent à celles du maître d’étude, où les connaître mieux que dans cette récrimination si expressive et si éloquente :

« Nous, si nous savions prêcher, que dirions-nous donc des évêques ? De vous prélats, ou de nous autres maîtres d’école, lesquels gagnent mieux leur salaire ? Nous sommes là du matin au soir, entre vingt groupes qui glapissent comme une meute, à faire marcher cette lourde et paresseuse machine qu’ils appellent une école mutuelle, à enfoncer, comme un manœuvre enfonce un coin dans un tronc d’arbre, des lettres et des syllabes dans ces durs cerveaux d’enfants, à nous fêler la poitrine et à nous aigrir le sang dans des explications fastidieuses et cent fois répétées ? Le pauvre cantonnier peut quitter un moment sa pioche pour serrer la main à une vieille connaissance qui passe et qu’il n’avait pas vue depuis longtemps ; le maçon, sur son échafaud, tourne la tête et suit longtemps dans la foule une jeune fille qui l’a salué d’un geste ami ; le compagnon serrurier, en faisant descendre et monter sa branloire, rêve de sa patrie absente et du jour où il reverra sa mère ; le tailleur, en cousant son paletot, rencontre quelquefois un bruyant hémistiche qu’il fait sonner longtemps en lui-même, comme le paysan fait sonner une pièce d’argent pour s’assurer qu’elle est de bon aloi ; et quelquefois aussi il lui arrive de saisir dans un pli de son drap, une rime bégueule qui lui a longtemps fait la nique ; mais nous, il faut que nous veillions sur notre pensée comme la sentinelle veille sur le terrain confié à sa garde, que nous en écartions impitoyablement tout rêve, tout souvenir, toute idée étrangère à notre école, que nous regardions et que nous parlions à la fois, que nous domptions celui-ci, que nous stimulions celui-là, que de ce côté nous maintenions l’ordre, et que de cet autre nous hâtions le progrès ; qu’à nous seuls, en un mot, nous fassions la besogne de trois. Plusieurs d’entre nous sont doués de brillantes facultés, mais quand leur intelligence voudrait s’envoler vers de pures et hautes régions, il faut qu’ils la clouent par les ailes aux planches de leur estrade ; ils ont un outil d’or, et ils ne peuvent remuer avec que des fanges et des graviers. Vous, cependant, nos seigneurs les évêques, que faites-vous pendant ce temps ? Vous pérorez dans une chaire, vous faites les petits dieux sous un dais, vous vous faites encenser par des lévites, ou bien encore, vous exilez d’un trait de plume quelque vieux prêtre d’une paroisse amie. Pour cette rude besogne, le gouvernement vous alloue dix mille francs par an ; mais vous n’êtes gens à vous contenter de si peu de chose. Vous voyagez une fois l’an ; quand vous avez fait une cinquantaine de lieues, vous revenez, accablés de fatigue, vous reposer dans votre palais, et pour cette pénible expédition vous n’exigez pas moins de deux mille francs. Vous appelez cela des frais de tournées. Hélas ! combien d’entre nous seraient au comble de leurs vœux, si, pour leur labeur de toute une année, ils recevaient seulement la moitié de ce que vous gagnez en huit jours, à déjeuner, à dîner et « fournir des courses triomphales.

« Direz-vous que c’est votre capacité qu’on rétribue si magnifiquement ? Où avez-vous pris qu’il faille plus de capacité pour être évêque que pour être maître d’école ; un bon instituteur doit tout savoir, même un peu de théologie ; mais un évêque, la théologie exceptée, que faut-il qu’il sache ? De bonne foi, croyez-vous qu’il ne soit pas plus difficile de faire un bon arithméticien ou un bon grammairien que de faire des saintes huiles ! Je parie que M. Dupin aîné ferait bien dix évêques, mais je le défie de faire un maître d’école. Prétendez-vous que c’est à l’utilité de vos fonctions qu’on proportionne le chiffre de vos appointements ? Eh bien ! détrompez-vous une seconde fois, de ce côté-là nous avons encore sur vous l’avantage. Le diocèse a été quatre mois sans évêque, personne ne s’en est aperçu. Les cloches sonnaient, la grand’messe se disait, les femmes allaient à confesse comme si de rien n’eût été ; il y avait en ville un prêtre de moins, et depuis que vous êtes arrivé, il y a un prêtre de plus, voilà tout. Mais si le diocèse restait quatre mois sans instituteurs, croyez-vous que ce serait la même chose ? L’année prochaine, donc, ne nous accusez plus d’enseigner pour gagner de l’argent, car vous voyez que nous avons de quoi vous répondre. »

Continuons, car toute sa vie est là dans ses écrits. L’arbre est connu par ses fruits, dit le Christ, et les fruits d’un auteur sont ses idées, ses actes, sont ses œuvres. Nous saurons encore là combien il aimait et souhaitait la gloire, cette maîtresse des artistes ; nous le saurons aussi bien que d’avoir reçu ses confidences et ses soupirs, rien qu’à lire cette déclaration passionnée, délirante, une vraie déclaration d’amour, contenue tout au long dans son Cornélius :

« Ce doit être une bien belle chose que ces applaudissements qu’on entend dans la postérité, que ce lendemain tout resplendissant de soleil qu’on voit briller après le jour sombre et pluvieux de la vie ! Combien il est doux de songer qu’on a un de ces noms que les générations se transmettent l’une à l’autre pendant une longue suite de siècles, comme la sentinelle qui s’en va transmet le mot d’ordre à la sentinelle qui vient ; que le temps qui passe et qui fauche en passant les vieilles tours, qui jette à terre les châteaux, qui fait des cités des champs d’herbe, ne touche point à votre nom, qu’il ne peut en retrancher un accent, qu’il ne saurait en effacer un point sur uni ! Les insectes, de leur brin d’herbe, ont sans doute pitié de cette chenille qui trace péniblement sa raie dans la poussière ; mais, s’ils savaient qu’elle doit devenir papillon, ne lui porteraient-ils point envie ? Ceux qui vous disent que la gloire est une fumée, ne les croyez point : ils ne parlent ainsi que pour se consoler d’être obscurs. Tous les hommes ont horreur du néant ; ils ne veulent point s’éteindre comme une bougie sur laquelle on souffle ; ceux qui ne peuvent être admirés, ils veulent du moins qu’on les pleure. Depuis cet enfant qui charbonne son nom sur la muraille jusqu’à ce vieillard qui ordonne de mettre une statue sur sa tombe, tous aiment la gloire et veulent avoir leur part de renommée.

« Pour moi, si le diable me disait, pour me tenter : Tombe à genoux et adore-moi, tu auras de l’or plein tes caves, des diamants plein tes coffres, des billets de banque à faire ployer un mulet ; tu auras des châteaux partout, des bois sur toutes les montagnes, des vignes sur tous les coteaux, des champs dans toutes les plaines ; tu auras des chevaux de toutes les couleurs, de toutes les qualités, de toutes les races ; tu auras des femmes de toute façon : tu en auras des brunes, des blondes, des rouges, des blanches, des roses, des noires, des cuivrées ; tu en auras qui dansent comme une fée ; tu en auras qui chantent comme une lyre ; tu en auras qui parlent comme une tribune ; tu en auras qui font des actes, des élégies, des mémoires à consulter, des préfaces, et tu en auras qui brodent des pantoufles ; tu en auras à longues queues, qui s’enveloppent d’un voile comme une viande qu’on veut préserver des mouches, qui vont majestueusement dans le velours et dans la soie, et tu en auras qui s’en vont tout épanouies au soleil et qui se trémoussent gaîment et gentiment dans le stoff et la mousseline-laine. Si donc le diable me disait cela, je ferais comme, en pareille occasion, a fait Jésus : je l’enverrais se… promener. Si, d’autre part, M. Dupin, qui n’est pas le diable, me disait, un jour d’élections : Donne-moi ta voix, et tu auras des écharpes de maire, des banderolles de garde, des robes de juge de paix, des toques de président, des bérets de ministère public, des collets brodés de sous-préfet, des ponts, des routes départementales, des jubés d’église, des croix d’honneur plus que tu n’en voudras, des statues de saints, des cloches, des bouquins bien reliés et même un exemplaire de mes œuvres, je lui répondrais comme au diable : Roi de Clamecy, je vous remercie. Mais s’il me disait, lui qui a si ingénieusement découvert Jean Rouvet, l’inventeur du flottage : Donne-moi ta voix, et je dirai au ministre que tu as inventé l’Yonne, puis je te ferai fondre en bronze, par souscription, un buste de grand homme que nous placerons face à face avec celui de Jean Rouvet, je lui répondrais : Majesté, la voilà ma voix, et si j’en avais trente, elles seraient à votre service ! seulement je vous prie de ne pas me faire ressembler à Napoléon, et de ne pas me mettre votre nom en lettres d’or sur le côté. »

Où apprendrons-nous mieux encore sa ferveur, sa chaleur d’ame pour le pauvre peuple, que dans ce passage si foncièrement démocratique, sur les dotations de princes :

« Mais la majorité de la nation, savez-vous de quels hommes elle se compose ? Vous, gens du domaine privé et de la liste civile, qui vous faites si pauvres, êtes-vous, comme le bûcheron, du matin au soir, dans l’herbe gelée de la forêt, à abattre des ormes et des chênes secouant leur neige et leur grésil sur votre tête ?

« Allez-vous, comme le vigneron, fouiller avec une lourde pioche, le gravier ingrat de nos coteaux, et recevez-vous pour le salaire de toute votre journée 1 fr. 25 cent, et un litre de piquette ?

« Vous plongez-vous, comme le flotteur, jusqu’à la ceinture, dans l’eau glacée, pour amener sur le rivage ces longues traînées de bûches qui nagent au courant du fleuve ?

« Comme le batteur en grange, battez-vous jusqu’au soir la terre avec un lourd fléau dont le bruit matinal a éveillé les coqs du voisinage ?

« Piétinez-vous dans la boue comme le porte-faix, sous une charge qui suffirait à écraser une bête de somme ?

« Restez-vous courbés sur le sillon, comme le moissonneur, pendant seize heures de soleil ?

« Vos femmes ont-elles durci la semelle de leurs pieds sur la grève des fleuves, et vont-elles laver les lessives ?

« Se tiennent-elles, comme la fruitière, grelottantes, et souvent, hélas ! les entrailles vides, devant une pauvre boutique qu’avec une pièce de cinq francs on achèterait tout entière ?

« Quand vous reveniez de votre travail, accablés de fatigue et vos outils sur l’épaule, avez-vous quelquefois été jetés dans la boue par un carrosse de prince ? ou bien, un orchestre de fête, pétillant et ricanant à travers les fenêtres illuminées d’un palais, vous a-t-il poursuivis de son ironique harmonie ?

« N’avez-vous, quand vous êtes rentrés sous vos noires solives, que quelques broutilles ramassées le long des haies pour sécher vos pieds et réchauffer vos mains, et ne trouvez-vous, dans votre écuelle, pour vous refaire le sang nécessaire aux travaux du lendemain, qu’une maigre soupe de pain noir ou des herbes à peine salées ?

« Avez-vous vu quelquefois votre famille à jeun et n’osant vous interroger de sa parole malade et altérée, chercher dans vos yeux si vous lui apportiez quelque nourriture, et vous êtes-vous enfuis, pour pleurer à votre aise, dans la campagne, de rage et de désespoir, et jeter à Dieu, sous son ciel, des blasphèmes qu’il pût entendre ?

« Vous êtes-vous trouvés quelquefois obligés d’envoyer votre fils tendre ses petites mains, violettes de froid, aux messieurs qui passent en manteau dans la rue, et vous est-il revenu les yeux en pleurs et les mains vides ?

« Votre femme, cette douce créature qui vous souriait, quand du noir abîme de votre ame le chagrin montait à votre front, qui pleurait sur vos mains quand vous vous emportiez contre votre mauvaise fortune, qui se levait doucement d’entre vos bras pour coudre et repasser aussitôt que le sommeil avait raidi votre paupière, votre femme que Dieu avait unie à vous comme il unit les lianes en fleurs aux vieux arbres morts et desséchés, l’avez-vous vue s’éteindre lentement de faim, de froid et de misère, et n’avez-vous pas eu quelques gouttes de bouillon à verser sur ses lèvres ?

« Avez-vous imploré du curé de la paroisse un pan d’étoffe noire pour habiller son cercueil, et vous l’a-t-il refusé, parce que vous n’aviez pas dix francs à lui compter ?

« Voilà la vie de ces hommes de sueur et de larmes dont la majorité de la nation se compose ! et c’est en présence de cette misère que vous osez vous dire pauvres, c’est à ces gens que vous voulez faire demander l’aumône par vos gendarmes ! Mais faites donc comparaison de leur situation avec la vôtre ! eux, ils n’ont point de souliers, et vous, vous avez vingt carrosses et cent chevaux pour vous emporter par les rues ; eux, ils ont à peine le morceau de pain qui empêche de mourir, vous, vous donnez à dîner tous les jours ; eux, ils logent dans des caves pourries et enfumées, dans des galetas délabrés, vous, vous avez entre dix châteaux un château à choisir pour vous loger. Vous, pour abriter les rats de vos greniers, vous avez plus de meubles qu’il n’en faudrait pour meubler cent familles ; mais demain, si vous passez sur la place publique, vous pourrez voir les meubles d’une dizaine d’entre eux criés et vendus par les huissiers.

« Et, depuis le temps qu’on prend dans leurs chaumières, qu’y a-t-il donc encore à y prendre ? Est-ce le berceau de leur enfant, le grabat de leur vieux père, la bague de noces de leur femme, l’escabeau sur lequel ils se reposent quand ils sont revenus du travail. Mais à quoi tout cela est-il bon pour rehausser un prince ? Est-ce que l’aigle, pour monter plus haut vers le soleil, arrache les plumes des petits oiseaux et les attache à ses ailes. Toutefois, si vous trouvez appendue à quelque vieille muraille une croix d’honneur noircie de poudre, au milieu de laquelle rayonne la glorieuse effigie de l’empereur, je vous conseille de la prendre. »

Voulez-vous le voir voter aux élections pour connaître son opinion sur les hommes et les choses du gouvernement, quand vous avez sous les yeux cette profession de foi écrite et très explicitement écrite assurément :

« Nous sommes des soldats, pourquoi voulez-vous nous transformer en marchands ?… Avec votre système des intérêts matériels, vous donnerez peut-être à la France de la chair et du sang ; mais, l’embonpoint de la richesse, ce n’est pas la santé. Pour qu’une nation soit forte, il faut qu’elle soit maigre, et que dans ses doigts noueux elle ne tienne qu’une épée ; il ne faut pas qu’elle rêve, au bivouac, d’un comptoir laissé derrière elle. Et que ferait la France de ce ventre plein d’entrailles qu’elle porterait devant elle, quand il lui faudrait marcher au combat ? il faudrait, valétudinaire impuissante, qu’elle se fit rouler dans son fauteuil contre l’ennemi.

« Quand vous nous inoculez le virus de l’or, vous nous faites plus de mal que si vous enclouiez nos canons, que si vous brûliez nos vaisseaux, que si vous démolissiez nos places fortes. Vous assassinez la France, comme les Mexicains assassinaient les Espagnols, en lui versant de l’argent fondu dans les veines. Si ses habitants n’étaient pas des citoyens, que serait la France avec ses trente-deux millions d’habitants, à côté de l’incommensurable Russie, et que serait-elle à côté de l’Angleterre, tronc frêle, à la vérité, mais qui couvre tout l’univers de ses branches ? La France, c’est le lion qui, dans une peau étroite et sous des dimensions resserrées, fait mouvoir une masse énorme de muscles et de nerfs ; ce qui lui donne, à la Fiance, cette force prodigieuse qui la jette d’un bond sur une capitale, et lui fait, en quelques heures, déchirer une armée, c’est le patriotisme de ses enfants, c’est leur passion désordonnée pour la gloire. Si vous éteignez ce feu sacré qui vit encore dans leur ame, sous les cendres de la République et de l’Empire, comment voulez-vous qu’elle se défende contre cet orage de Barbares que les vents du Nord poussent contre elle ? Que fera-t-elle, lorsqu’elle ne sera plus qu’une faible femme, et qu’elle aura dix hommes à combattre, quand, au lieu de l’épée des Hoche, des Marceau, des Bonaparte, elle n’aura plus dans sa main qu’une demi-aune ? Ne voyez-vous pas que vous coupez au moderne Samson sa terrible chevelure, et que vous le livrez, impuissant et chauve, aux chaînes des Philistins. »


N’avons-nous pas aussi plus bas dans leur incontestable vérité, toute sa probité, tout son désintéressement, une probité de pauvre, un désintéressement de poète ? Faut-il encore l’avoir vu s’abstenir, refuser, se contenter de son pain sec gagné à la sueur de son front, après ces nobles paroles qui témoignent aussi haut que des faits :

« Et dire que nous n’avons point de lois contre la corruption !… qu’il faut la voir secouer de ses vastes ailes ses miasmes désorganisateurs sur nos cités, et la laisser faire !.. Si un militaire livrait aux Prussiens ou aux Allemands la plus mauvaise bicoque de votre frontière, vous le feriez périr dans un ignominieux supplice ; et quand des misérables, pour avoir quelques arpents de terre de plus, vendent nos libertés ; quand ils aident à mettre en lambeaux votre pacte social ; quand ils tiennent la Nation à bras-le-corps tandis qu’on lui rive aux jambes des entraves, on les récompense par d’honorables emplois et par des sacs pleins d’argent. Mais, quelle règle avez-vous donc pour apprécier les actions humaines ? Lorsque la trahison, au lieu d’un hausse-col, a un jabot ; qu’elle porte, au lieu d’épée au côté, une plume derrière l’oreille, elle cesse donc d’être trahison ? elle n’est donc plus un crime ? en changeant d’habit, elle est donc devenue vertu ? Quelques pierres moisies retranchées de vos frontières vous sont donc plus précieuses que vos institutions ?

« Et, pourtant, quelque infâme que soit, pour tout le monde, la vénalité, pour un écrivain elle l’est encore davantage. Ceux qui ont une voix assez forte pour se faire entendre de la foule sont les avocats naturels des saintes causes. Dieu leur a mis un peu de sa salive à la langue, et leur a commandé d’aller prêcher aux hommes le culte de la liberté. Quand ils trahissent leur mission sacrée, quand, exécrables pasteurs, ils vendent au boucher leur troupeau, ils sont dignes de tout le mépris qu’une ame humaine puisse produire : c’est comme si le phare quittait la plage qu’il doit indiquer aux navires battus par la tempête, pour aller s’établir sur un écueil. Je suis le plus chétif et le plus inconnu de ceux qui écrivent pour le peuple ; je n’ai dans ma main qu’une pauvre plume de roitelet ; mais, à Dieu ne plaise que je la vende jamais à nos oppresseurs ! Oh non ! quand la faim, entre ses doigts de fer me presserait les entrailles, je ne voudrais pas descendre à une telle infamie ! Si je dois mendier mon pain, ce ne sera pas dans les antichambres du ministère. J’aimerais mieux aller réciter mes pamphlets de porte en porte, et tendre la main à ceux qui ont encore l’amour de la liberté et de la patrie, et j’aurais, sur ma paille, des rêves plus tranquilles que bien d’autres sous leur alcôve de soie.

« Et, pourtant, voilà un monsieur qui tient d’un de mes amis intimes que j’ai voulu me vendre à M. Dupin !… Mais, c’est d’un de mes ennemis intimes qu’il voulait dire. Singulier ami intime, en effet, que celui qui dénonce, au premier voisin de table que lui donne le hasard, les turpitudes de son ami !.. Il est possible que chez les gens comme il faut il y ait des amis intimes de cet acabit, des amis qui disent en eux-mêmes, tandis qu’ils vous serrent la main : « Mon cher ami, quand te verrai-je déshonoré ou ruiné ? » mais, chez nous autres, gens de rien, la langue est plus près du cœur : nous avons des amis qui nous aiment, qui viennent à notre aide quand nous avons besoin d’eux, qui nous justifient quand on nous accuse ; mais nous n’avons point d’amis qui nous calomnient. Du reste, la fable de mon ami intime est assez mal imaginée, et je lui conseille, en bon ami, de ne point consacrer son talent, s’il en a, au genre de l’apologue.

« Si j’avais eu jamais l’intention de me vendre à M. Dupin, j’aurais fait tout le contraire de ce qu’il suppose : au lieu de me laisser aller à une folle rancune contre l’autocrate, parce qu’il aurait déporté ma pétition dans ses papiers à vendre, je l’aurais cajolé, je l’aurais encensé, je l’aurais adoré ; j’aurais écrit des rames de papier sur ses vertus politiques, sur sa fermeté de caractère, sur son invincible adhérence à ses convictions, sur son désintéressement, sur son abnégation de lui-même et de sa famille, sur son antipathie pour l’argent du budget, sur l’impartialité avec laquelle il use de son crédit, sur l’équité qu’il met dans ses distributions de croix d’honneur, et même sur ses vastes connaissances en agriculture. Il aurait fallu que j’eusse une bien mauvaise chance contre moi, si je n’étais parvenu, en procédant ainsi, à désarmer ses rigueurs, et à ramener, sur sa figure d’ouragan, comme dit le feuilletonniste de l’Écho, un placide rayon de bienveillance

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Et quand je vous dis, mes abonnés, que je ne me suis jamais offert à M. Dupin, je ne prétends tirer de cela aucun mérite. Je n’ai eu, pour conserver mon indépendance, aucune mauvaise passion à vaincre, aucun germe d’ambition à étouffer. À la vérité, je n’ai aucune antipathie contre l’argent ; je regarde même quelques écus, tintant ensemble, comme le plus bel ornement d’une poche ; mais j’ai toujours préféré une pièce de vingt sous honorablement gagnée, à une pièce d’or ramassée dans la boue. Et pourquoi me vendrais-je donc à M. Dupin ? pourquoi me vendrais-je à qui que ce soit ? J’ai de quoi satisfaire à tous mes besoins ; quel roi, quel empereur pourrait me donner davantage ? Allez demander à l’oiseau qui trouve abondamment et surabondamment sa nourriture dans la campagne, qu’il vous livre ses ailes à couper pour un sac de graines, et vous verrez ce qu’il vous répondra.

« Entre les steppes glacées de la pauvreté et ce fastidieux Éden de la richesse, où le ciel est toujours du même bleu, où la terre est toujours peinte du même vert, il est une zone tempérée où la disette et la profusion sont également absentes. Là, le sol ne donne rien à qui ne veut point le cultiver ; mais, quand on y ouvre un sillon, il y vient aussitôt de bons épis. Il y a bien, dans ce ciel inégal, des jours sombres et pluvieux ; mais, parfois, le soleil vous y sourit, entre deux nuées, d’un sourire si doux et si splendide, qu’il ferait volontiers éclore des couronnes de roses sur la tête des jeunes filles. C’est là qu’entre deux arbustes en fleurs j’ai planté mon humble tente. Je me trouve très bien dans ces lieux, et jamais l’envie ne me prendra de les quitter.

« Mes appétits sont modérés, et mon estomac est tout petit. Quand il ne me faut qu’une côtelette pour le remplir, pourquoi donc irais-je, pour avoir un aloyau, me faire le garçon d’un boucher ? Ma table est étroite, mal servie, et même très peu servie. Je croirais insulter un estomac tant soit peu comme il faut que de l’y inviter. Je mange ma maigre soupe dans des cuillers d’étain. Je fais ma boisson quotidienne de la piquette du pays ; aussi, quand Dieu m’envoie du bourgogne, je le trouve délicieux ! c’est un avantage que n’ont pas les amis de M. Dupin. Comme je ne liante pas les grandes dames, ma toilette me coûte fort peu, et la leur ne me coûte rien. J’ai pour principe qu’on n’est point vêtu d’un habit qu’on garde au porte-manteau ; aussi n’ai-je pour toute garde-robe qu’un paletot d’agréable épaisseur pour l’hiver, et qu’une chétive redingote pour les jours légers de la belle saison ; et même les puristes en fait de toilette trouvent qu’il manque à mon pantalon des sous-pieds. Je recule autant que possible l’existence de ces vêtements, et si je pouvais leur conférer la longévité des habits de noces de nos grands-pères, sans scrupule je la leur conférerais. Quand ils sont éraillés au coude ou ailleurs, je n’en ai nul souci. Je m’inquiète fort peu que la mode, quand je passe devant elle, me regarde de travers. Cela ne nuit point à ma considération auprès de ceux qui me connaissent, et je ne tiens guère à la considération éphémère des passants. J’ai d’ailleurs, quand on me salue, la satisfaction de me dire que ce n’est pas à mon habit qu’on s’adresse. Je n’ai point de domestiques pour me mal servir : j’ai mes deux enfants qui suffisent très bien à cette besogne. Comme ils n’obéissent jamais à ma première injonction, cela me procure l’avantage de m’indigner contre eux ; ainsi mon humeur conserve toujours une salutaire âpreté, et mon style de pamphlétaire se maintient toujours à la trempe qui lui convient Quelque bornées que soient mes ressources, elles me permettent encore d’être la dupe de certaines gens. Je connais bien des riches qui n’ont pas le même avantage. C’est un luxe dont je suis fier, et qui, Dieu merci, ne m’a jamais manqué. J’aime mieux cela, du reste, que d’acheter des cachemires à ma femme. Or, à qui vit ainsi et ne veut pas vivre mieux, à quoi servirait-il d’être un nabab ? Quand j’aurais dix fois plus d’argent, quand chaque ligne mercenaire tracée par ma plume se couvrirait d’une poussière d’or, que ferais-je de cette richesse ?

« — Ce que vous en feriez ? dit mon petit magistrat ; vous feriez comme M. Dupin : quand l’occasion s’en présenterait, vous achèteriez à bas prix de belles et bonnes propriétés qui vous produiraient de belles et bonnes rentes. Celui qui possède un arpent de terrain est plus roi dans ses domaines que Louis-Philippe ne l’est en France.

« — Des propriétés, malheureux petit magistrat ! Mais vous ne savez donc pas ce que c’est que des propriétés ? Si j’avais des propriétés, je serais l’homme le plus embarrassé du globe, et mes métayers me feraient mourir de chagrin. Jamais je ne pourrais porter cette longue queue d’affaires que tout propriétaire traîne après lui. J’ai à Fiez, commune de Saint-Pierre-du-Mont, un méchant pré que je n’ai point acheté, je vous prie de le croire, mais qui me vient de ma femme. Il me rapporte, à moi, tous les ans, dix écus et une paire de poulets ou de canards, ad libitum, et il rapporte au fisc six francs et des centimes de contributions, sans compter les avertissements avec frais et les commandements. Si notre petit magistrat voulait m’en débarrasser, en me Tachetant, bien entendu, je le tiendrais pour le plus grand homme du monde. Il pourrait s’adresser, pour les conditions, à Me Bouquerot, notaire à Clamecy, ou bien à l’huissier Gervais. Au cas où il n’aurait encore ni chevaux, ni voiture, la récolte dudit pré pourrait lui servir à assaisonner ces jambons que nous appelons jambons au foin, et qui fournissent à nos déjeuners un excellent mets.

« Si vous faisiez appel à mes sentiments paternels, je vous répondrais que j’aime bien mes enfants, mais que je ne veux pas vendre ma conscience pour les enrichir. Je ne les ai point, d’ailleurs, faits pour être riches ; je serais mortifié qu’ils le devinssent. Ils sont nés dans un berceau de saule : il serait mal séant qu’ils mourussent sur une couchette d’acajou. Nous autres, les Tillier, nous sommes de ce bois dur et noueux dont sont faits les pauvres. Mes deux grands-pères étaient pauvres, mon père était pauvre, moi je suis pauvre : il ne faut pas que mes enfants dérogent. Avec trois mille francs on peut vivre. Mon fils gagnera probablement moins ; mais s’il se permettait de gagner davantage, je reviendrais, ombre irritée, épancher ses sacs d’écus par les fenêtres.

« Ne me dites point que je fais ici du paradoxe ! je vous répondrais que cet homme empoissé qui raccommode des vieux souliers au coin d’une borne, et que vous regardez comme un être immonde, gagne sa vie plus honorablement et plus innocemment que le plus haut empanaché de nos grands seigneurs et le plus riche de nos financiers.

« Et d’ailleurs, pourquoi m’inquiéterais-je donc tant de mes enfants ? Quand mon dernier accès de toux sera venu et que j’aurai rendu à Dieu ma plume avec mon ame, est-ce que le soleil s’éteindra ? est-ce que la terre cessera de se couvrir de verdure ? Le père de tous, qui donne leur pâture aux petits des oiseaux, la refusera-t-il aux petits du pamphlétaire ? Le papillon ne trouve-t-il point au calice des fleurs de la poussière à sucer, comme l’oiseau vorace des hautes cimes trouve des chairs palpitantes à dépecer et du sang chaud à boire ?

« Mes parents ne m’ont rien donné, à moi, et je leur en suis reconnaissant ; s’ils m’avaient donné beaucoup, je n’oserais peut-être pas mettre leur nom au bas de mes pamphlets. En sortant du toit paternel, je n’avais pas même de profession. Je suis tombé dans ce monde comme une feuille secouée d’un arbre et que les vents orageux roulent le long des chemins. Cependant, je n’ai point perdu courage ; j’ai toujours espéré que de l’aile de quelque oiseau traversant les airs il tomberait une plume que je ramasserais et qui pourrait aller à mes doigts, et mon espérance n’a pas été trompée. Le riche est une plante qui sort de terre toute vêtue de feuilles et toute parée de fleurs. Moi, j’étais un pauvre grain jeté au milieu des épines ; j’ai soulevé de ma tête déchirée les fétus acérés qui pesaient sur moi, et je suis arrivé au soleil. Pourquoi donc ces humbles tiges que je laisse sur mes racines ne pousseraient-elles point ainsi que j’ai poussé ? Au lieu de me vendre aux puissants, j’ai fait la guerre à ceux qui se vendaient à eux ; je ne m’en repens point. C’est encore, je crois, le meilleur chemin pour arriver à une tombe honorée. J’en suis tellement convaincu, que si cette plume de pamphlétaire, que tant bien que mal j’ai portée, repoussait sur ma fosse, et que mon fils eût les doigts assez forts pour la conduire, je l’engagerais à s’en emparer, dût-il trouver une prison au milieu de sa route ! Pouvoir se dire : « L’oppresseur me craint et l’opprimé espère en moi, » voilà la plus belle des richesses, la richesse pour laquelle je donnerais toutes les autres !

« Et que me servirait-il, à moi, d’être, comme ces messieurs, un des gros bourgeois de ma petite ville ? Le bel honneur d’être la plus grosse allumette de sa botte, le plus gros grain d’une poignée de graines de moutarde !… Je ne suis pas de ceux qui, n’étant que de petits morceaux de verre, veulent briller comme des diamants. Je ne sais point marcher sur des échasses, et, pour être plus haut que les autres, je ne veux point monter sur un tas d’immondices. Si j’étais fier, il faudrait que je susse pourquoi ; je serais désolé qu’on me prit pour un homme gras, alors que je ne serais qu’hydropique. Mais, eux, ces bourgeois de M. Dupin, qui font tant les importants dans leur gros ventre, de quoi sont-ils fiers ? Ils n’en savent rien, et ceux qui descendent bien bas leur chapeau devant eux n’en savent pas davantage. Ces messieurs méprisent le peuple, et à cause de cela, ils se croient nobles ; mais ce sont des papillons

qui méprisent des chenilles

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Et, d’ailleurs, l’homme n’est point fait que pour vivre ; il est fait aussi pour mourir. Qui de nous ne jette un regard inquiet à travers les épaisses ténèbres qui bornent l’existence, et ne cherche à deviner ce qu’il trouvera sur l’autre rivage ? Tout ce qui meurt laisse, où il a existé, quelque chose ; quand la brise haletante a expiré au milieu des cieux, les feuilles qu’elle caressait frissonnent encore ; la touffe de serpolet que le bœuf a broyée sous sa large dent, laisse quelque temps son parfum à la prairie ; quand, sous un archet brutal, la corde du violon s’est rompue, ses deux tronçons frémissants rendent encore comme un harmonieux murmure. Mais, tous ces hommes qui ont fait trafic de leur conscience, quand la dernière vibration de leur glas se sera perdue dans les airs ; quand les larmes blanches avec lesquelles on les aura pleures seront renfermées dans leur coffre ; quand les armes à feu qui auront fait le dernier salut à leur dépouille mortelle auront jeté leur fumée, que restera-t-il d’eux ? d’ignobles souvenirs, un nom dégradé, je ne sais quoi de semblable à cette puanteur qui survit à une chandelle éteinte ! le peuple qu’ils ont trahi viendra, après leurs flatteurs, cracher sur leur épitaphe. Moi, du moins, si je n’ai ni marbre, ni lettres d’or sur mon cercueil, je veux que l’humble gazon dont il sera couvert jette une bonne odeur ; et peut-être quelque ami de la liberté, amené par un pieux devoir dans le sombre jardin des morts, se détournera de quelques tombes pour dire un petit bonjour à mon ombre ! »

Et plus loin :

« Ce nom de pamphlétaire que vous me jetez, je le ramasse, je m’en fais un titre de gloire. Dire la vérité aux hommes ; c’est, quoique vous en écriviez, un noble métier. Peu m’importe que quelques vieilles cigales et deux ou trois scarabées qui n’ont plus d’ailes, fassent bourdonner autour de moi leurs petites colères ; j’ai la conscience d’avoir fait un bon usage du peu d’intelligence que Dieu m’a départi. J’aime mieux être en paix avec moi-même qu’avec autrui, et je préfère mon estime à celle d’un ramas de badauds qui ne me connaissent ni ne me comprennent.

« Comme écrivain, qu’ont-ils à me reprocher ? J’ai toujours pris parti pour le faible contre le fort, toujours demeuré sous les tentes déchirées des vaincus, et couché à leur dur bivouac. J’ai bien, à la vérité, biffé quelques épithètes trop somptueuses que certains ajoutaient à leurs noms ; j’ai bien crevé à quelques amours-propres bouffis leur vessie ; mais les gens que j’ai traités ainsi, ils étaient du parti ennemi, et j’avais le droit de rogner leur importance. Je n’ai point outrepassé, envers eux, les droits de la guerre : quand ils se plaignent de moi, c’est comme si un vieux kaiserlick se plaignait d’avoir été blessé à Austerlitz par un soldat français.

« Ce sont des personnalités, soit ; mais chacun a sa manière de faire la guerre : les uns tirent à ceinture d’hommes et sur les masses ; moi je choisis mon ennemi et je l’ajuste. Quand c’est un personnage empanaché qui passe à ma portée, je lui donne toujours la préférence.

« Je n’ai qu’un nom ignoré, perdu parmi ces noms que la cité roule tous les jours dans sa vaste bouche ; toutefois, j’ai la prétention de croire que ma plume est utile à quelques-uns. La haie est humble, ses rameaux trempent dans l’herbe ; mais elle pique de ses épines le malfaiteur qui veut envahir l’héritage d’autrui ; elle donne ses fleurs sauvages à la bergère qui passe, et les petits oiseaux tressent en sûreté leur nid entre ses branches : j’aime mieux être une humble haie qu’un grand arbre inutile. Celui qui fait un métier infâme, c’est celui qui vend au pouvoir un vieux couton de plume dont une pauvre femme ne voudrait pas pour balayer son foyer ; celui qui, dans un intérêt d’argent, passe sa vie à mentir et à tromper ; et celui-là, je ne voudrais pas être à sa place.

« Donc je suis un pamphlétaire ; mais suis-je bien un impie, ainsi que les prêtres voudraient le faire croire à leurs béates ? un impie selon la religion des prêtres, je ne m’en défends pas ; mais, selon celle de Jésus-Christ, je proteste. Et qu’est-ce que le juge suprême, si je comparaissais demain à son tribunal, aurait donc tant à me reprocher ? Je n’ai point empli mes mains d’argent ; je n’ai point trafiqué de ma pensée ; je l’ai donnée aux hommes telle que Dieu me l’envoyait, comme l’arbre leur donne ses fruits. J’ai pris des mains de Dieu ma ration de pain quotidien, sans jamais lui en demander une plus grosse. Quand ce pain est noir, je ne me plains point ; quand il est blanc, je le mange de bon appétit ; mais blanc ou noir, je n’en laisse jamais pour le lendemain ; je vais droit devant moi sans regarder en avant, sans regarder en arrière, ne cherchant qu’à éviter le caillou qui est à mes pieds, et ne l’évitant pas toujours. Lorsque je rencontre une mauvaise herbe sur mon chemin, je l’arrache ; quand c’est une bonne graine, je fais un trou en terre et je l’y dépose : si elle ne vient pas pour moi, elle viendra toujours pour un autre. Je fais comme le papillon qui jouit de l’été sans songer que l’hiver est au bout, et, pour les quelques jours qu’il a à rester sur la terre, ne se donne pas la peine de se bâtir un nid. J’engage mes enfants à faire comme moi ; je leur lègue mon exemple : c’est la meilleure des richesses, et pour celle-là, du moins, ils ne paieront pas de frais de succession. Je prie rarement Dieu, et voici pourquoi : parce que Dieu sait mieux que moi ce qu’il doit faire ; parce que je crains de lui demander des choses qui ne me soient pas bonnes ; parce que, sans que nous le lui demandions, tous les matins il fait lever son soleil, et tous les ans il couvre la terre d’herbes, de fruits et de moissons ; enfin parce que Dieu, du moment qu’il nous a créés, est obligé de pourvoir à nos besoins, et qu’il ne peut ressembler à ces mauvais pères qui, ayant fait un enfant, vont l’abandonner à la porte d’un hospice. Je ne l’adore pas non plus, parce qu’il n’a pas besoin qu’on l’adore ; parce que l’homme ne peut rien pour sa satisfaction, parce que, d’ailleurs, ces hommages que la foule lui adresse, ce sont les adulations de créatures intéressées, qui veulent aller en paradis ; mais quand j’ai un sou qui ne me sert pas, je le donne à un pauvre.

« J’ai dit ce que j’étais ; que ceux qui m’appellent impie racontent sincèrement ce qu’ils sont, et on verra qu’ils ont moins de religion que moi ! »

Quelle vertu ! Est-ce que cette austérité, cette intégrité toute antique, ne brille, n’éclate pas là d’elle-même, comme un morceau d’or pur ? N’est-on pas sûr tout d’abord de son titre et de sa valeur ? Faut-il ensuite invoquer le biographe qui a écrit cette noble vie, pour savoir de plus que Claude avait coutume de se faire caution, de répondre, de payer même pour ses amis ? Faut-il invoquer encore la parole véridique de M. Frebault, qui l’a conduit au cimetière, et qui a dit de lui sur sa tombe : « Il est mort pauvre comme il a vécu ; son désintéressement tenait du détachement raisonné du philosophe et de l’insouciance naturelle de l’artiste, » et qui eût pu ajouter : « et de la vertu dévouée de l’apôtre ! »

Et dire que cette vertu religieuse était presque sans espoir, que c’était l’amour du bien et du juste pour le juste et le bien lui-même ! Lisez plutôt ce morceau d’un pamphlet cité par la Réforme et écrit pour M. Miot, qui avait été assigné comme détenteur d’armes prohibées, parce qu’il avait pieusement acheté aux enchères publiques de Moulins-Engilbert, deux vieux canons que la Convention nationale avait donnés jadis à cette commune :

« Nous voyons bien, diraient les patriotes, que nous ne sommes plus sous la protection de la loi. Ce bout de manteau qu’elle étendait encore sur nos têtes, on l’on en arrache impunément. Nous sommes sans défense contre les attaques de nos ennemis. La logique n’a plus d’arguments pour nous défendre. La vérité et la raison perdent toutes leurs forces en passant par notre bouche. Nos raisonnements les plus solides, semblables à une flèche qui a perdu son dard en volant, ne pénètrent plus dans l’esprit de nos juges. Il semble qu’ils entendent tout le contraire de ce que nous leur disons, et qu’un mauvais esprit change en route nos paroles ! La justice d’aujourd’hui n’a donc plus qu’une oreille ? et comment se fait-il que nous nous trouvions toujours du côté de son glaive ? Sur ce chemin qui a mené Dupoty au Mont-Saint-Michel, verra-t-on toujours quelqu’un qui passe ? liberté ! si c’est toi qui règnes ici, jette ta coiffure phrygienne et prends le bonnet d’un monarque ; car tu n’es que la tyrannie exercée par trois cent mille maîtres sur des millions d’esclaves ! Déesse perfide ! nous le voyons bien maintenant, tu n’es funeste qu’à ceux qui te rendent un culte sincère. Tu ressembles à ces féroces idoles de l’Inde qui veulent que leur autel trempe dans le sang de leurs adorateurs. Qu’as-tu fait de Jésus-Christ ? Qu’as-tu fait des Gracques ? Qu’as-tu fait de la Convention ? Qu’as-tu fait de la Montagne ?.... Qu’as-tu fait de tant d’autres qui sont morts en te servant ? Ton temple n’a donc point de porte ? ceux qui vont à toi n’arriveront donc jamais que sur le seuil, et les meilleurs tomberont donc toujours frappés sur les marches ? S’il en est ainsi, remets donc au moins dans les veines des enfants tout le sang généreux que tu as pris aux pères. Mais cela, le tribunal de Nevers ne le laissera point dire ; il prouvera à tous que ce n’est point les opinions des accusés qu’il juge ; il se fera un devoir de réparer l’erreur malheureuse de ses collègues : il absoudra M. Miot ; car je n’ai jamais vu de cause plus juste que la sienne, et c’est pourquoi je l’ai défendue. »

Ce morceau, soit dit en passant, rappelle le cri d’un autre pamphlétaire, d’un bon homme aussi, quoique pamphlétaire, de l’auteur de Robinson Crusoé, de ce pauvre Daniel Foc, qui perdit sa fortune, son honneur et ses oreilles même au métier où Tillier perdit la vie, qui fut condamné vivant au pilori, pour avoir écrit quelques vérités au clergé anglican, comme Tillier, mort, fut exclus de l’église pour en avoir écrit au clergé catholique, et qui disait de même au peuple anglais du siècle dernier : « Ceux qui vous servent seront toujours haïs et méprisés, toujours hués et toujours pillés, toujours réduits à la misère et à la potence, ce qui ne les empêchera pas de vous servir, et c’est ce que je fais. »

C’est le fais ce que dois, advienne que pourra, des preux chevaliers, qui passe ainsi aux vils pamphlétaires. Aujourd’hui la noblesse est aux vilains.

Il n’est pas besoin, non plus, d’avoir vu Claude Tillier, pauvre malade, souffrir stoïquement, jouer avec son mal et rire au nez de la mort, pour connaître sa philosophie et sa force d’ame, quand on lit ce feuillet si triste et si gai, si plein à la fois de raillerie et de résignation :

« Voici maintenant quelques pamphlets de la façon des béates. Il y a, à mon égard, un schisme dans la congrégation de M. Gaume [1] : beaucoup de ses vierges prétendent que je me meurs par la protection de sainte Flavie ; beaucoup, aussi, plus impatientes que les autres, veulent que je sois déjà mort, très mort, et même enterré. Je me meurs, soit ; cela est possible. Il y a long-temps, en effet, que les années de la jeunesse, ces beaux oiseaux de passage, qui fuient aux approches de l’hiver, se sont envolées de moi. J’ai fait plus de la moitié de mon voyage ; déjà je suis sur l’autre versant de la vie, terre morne où il reste à peine aux arbres quelques feuilles, et dont le ciel gris et gypseux est plein de neiges qui voltigent ! Or, quand on est est arrivé à cette pente, on roule plutôt qu’on ne descend. Mais, que je sois mort, je le conteste. Voilà, du reste, un miracle qui est h oc à sainte Flavie ; que je meure aujourd’hui, que je meure demain, que je meure dans dix ans, les vierges émérites de M. Gaume ne manqueront pas de dire que c’est leur sainte qui m’a tué.

« Ces menaces d’une mort prochaine m’effrayaient, je l’avoue ; mais saint Claude, mon vénérable patron, m’est apparu une de ces dernières nuits : « Ne crains rien, mon cher Claude, m’a-t-il dit, Jésus-Christ a lu tes pamphlets, il les approuve, et s’il ne s’y abonne point, c’est seulement pour ne pas désobliger M. Dufètre. C’est toi qui défends la religion, et ceux qui l’attaquent, c’est cette tourbe de Jésuites qui la manipulent, qui la façonnent dans l’intérêt de leur ambition, comme si elle était leur chose. Tu tousses, je le sais ; de là haut je t’entends tousser, et, sans compliment, je trouve que tu tousses très bien ; mais ne prends point de sirop de gomme, c’est un liquide insignifiant ; couche-toi tôt, lève-toi tard, et va t’imprégner de l’air salutaire de la campagne. Je n’affirme pas que ce régime te guérira ; je ne suis pas, moi, un de ces saints empiriques qui font la médecine comme s’ils avaient besoin de cela pour gagner leur vie. Mais si sainte Flavie touche à ta poitrine, elle apprendra ce que c’est qu’un Claude : d’un coup de ma crosse, je lui mets son fémur en cent morceaux.

— « Cher patron, lui répondis-je, est-ce que par hasard votre crosse serait plombée ? Mais en tous cas, vous ne voudriez pas en faire usage contre une femme, vous êtes trop Franc-Comtois pour cela !

— « Une femme, me répondit-il, une femme ! qu’est-ce que cela signifie ? La méchanceté est-elle donc inviolable, du moment qu’elle est jointe à la faiblesse ? Et toi même, Claude, tout Claude que tu es, t’abstiens-tu de tuer une puce qui t’a mordu, par la raison que tu es plus fort qu’elle ? »

Et pour connaître et pour prouver ce sentiment poétique que j’ai dit être le fond de sa nature, est-il nécessaire de l’avoir rencontré marchant a pas lents sur les dépouilles de l’automne ? ne le voyons-nous pas, ne l’entendons-nous pas en personne dans sa prose vivante ? ne nous donne-t-il pas la preuve irrécusable de la sensibilité et de la suavité de son ame, quand il nous dit avec tant de mélancolie :

« Et cette plume de pamphlétaire qu’il faut toujours tenir comme un glaive, croyez-vous qu’elle ne soit pas lourde à porter, qu’elle ne fatigue point les doigts qui la conduisent ? En ce moment je suis là, accoudé sur la fenêtre de mon atelier, contemplant cette belle vallée de la Nièvre qui s’emplit d’ombre, et ressemble, avec sa forêt de peupliers, à un champ garni de gigantesques épis verts ; le soleil se couche derrière moi : ses derniers rayons allument, comme un brasier, les ardoises du moulin ; ils illuminent la cime vacillante des peupliers, et bordent de franges roses les petits nuages qui passent à l’horizon. Dans le lointain, les pâles fumées de Pont-Saint-Ours ondoient et s’en vont, emportées par le vent, comme une procession de blancs fantômes qui défile. La Nièvre, cette laborieuse Naïade que les tanneurs forcent du matin au soir à laver leurs peaux, a fini sa journée ; elle se promène libre et tranquille entre ses roseaux, et clapote doucement sous les racines des saules. À cette heure si belle et si douce, je sens à ma vieille lyre de poète une corde qui se réveille ; j’aimerais à décrire ces riants tableaux, et peut-être, du fond de cette encre immonde, amènerais-je quelque paillette d’or au bec de ma plume. Mais, hélas ! quand je voudrais peindre et chanter, il faut que j’écrive, que je martèle des phrases agressives contre mes adversaires. Ce faisceau de flèches ébauchées qui est là sur ma table, il faut que je le garnisse de pointes. Quand mon âme s’emplit, comme ce vallon, de paix et de silence, il faut que j’y tienne la colère éveillée ; quand je voudrais pleurer peut-être, il faut que je rie !…

« Derrière cette verdure étrangère et cette traînée bleuâtre de collines que je ne connais pas, sont les premiers arbres qui m’ont abrité, les premières collines que j’ai foulées ; c’est de ce côté que s’envolent mes pensées, semblables à des pigeons qui, lâchés sur une terre lointaine, s’enfuient à tire-d’aile vers le colombier natal. C’est là qu’est ma mère, mon frère, mes amis, tous ceux que j’aime et dont je suis aimé. Quelle destinée m’a donc éloigné de ces lieux ! Pourquoi ne suis-je point là avec ma femme et mes enfants ! Pourquoi ma vie ne s’y écoule-t-elle pas doucement et sans bruit comme l’eau claire d’un ruisseau ! Hélas ! ce même soleil qui s’est levé sur mon berceau, il ne se couchera donc point sur ma tombe ! Maudits soient ces imprudents persécuteurs qui m’ont appris que j’avais une arme redoutable, en me forçant à me défendre ! Loup féroce, c’est pourtant en léchant leur sang que cet appétit du sang m’est venu ! Et que m’importe à moi que ce journal prêche et que cet évêque fasse le journaliste ! Cruel pamphlet, laisse-moi un instant avec mes rêves ! Ces oiseaux aux plumes blanches et roses, tu les effarouches des éclats stridents de ta plaisanterie. Laisse-moi passer et repasser la main sur leurs ailes ; peut-être, hélas ! ne reviendront-ils plus de sitôt, et d’ailleurs, ces messieurs sont-ils si pressés qu’on les fustige ?

« Ô mes amis ! que faites-vous en ce moment ? Tandis que je suis là pensant à vous et entouré de vos chères images, vous entretenez-vous de moi sous vos tonnelles ? Voici l’heure où ma mère se repose à l’ombre de son petit jardin ; je suis bien sûr qu’elle rêve de moi en arrosant ses fleurs ; peut-être dit-elle mon nom à sa petite fille. Ô ma mère ! si je vous écris moins souvent, c’est ce dur métier de pamphlétaire qui en est la cause ; mais, soyez tranquille, je n’attendrai point pour vous revoir, que l’hiver ait mis entre nous ses neiges. Quand le ciel commencera à blanchir, que ces arbres se teindront de jaune, qu’un plus pale sourire sera venu aux lèvres de l’automne, j’irai m’asseoir à votre foyer et rajeunir ma poitrine à cet air que vous respirez. Ces beaux chemins où j’ai tant rêvé, tant fait de vers perdus comme le chant dans l’espace, je veux me promener encore entre leurs grandes haies pleines déjà de pourpre et d’or et toutes brodées de clochettes blanches ! et ce sera pour la dernière fois peut-être…


« Je veux encore écouter les flots amis de ma rivière de Beuvron, et les écouler long-temps. L’eau qui mord par le pied mon vieux saule de la Petite-Vanne l’a-t-elle renversé ? a-t-il encore à ses racines beaucoup de mousse et de petites fleurs bleues ? Je veux encore passer une heure sous son ombre, contemplant tantôt ces noirs rubans d’hirondelles qui flottent dans les deux, tantôt ces longues traînées de feuilles jaunes qui s’en vont tristement au courant de l’eau comme un convoi qui passe, et tantôt aussi ces pâles veilleuses, tant redoutées des jeunes filles, et qui sortent de terre semblables à la flamme de la lampe qu’il leur faudra bientôt allumer. Ces images de deuil plaisent à mon âme : elles la remplissent d’une tristesse douce et presque souriante. Je me représente l’année comme une femme phtisique qui, sortant d’une fête, dépouille lentement et une à une les parures dont elle était revêtue, pour se mettre dans son cercueil. Mais adieu, ma mère ! adieu mon vieux Clamecy ! on m’appelle ; je me suis fait l’exécuteur des colères de la société, et il faut que ma tâche s’accomplisse. »

Et, enfin, pour connaître toute sa tendresse de cœur, faut-il l’avoir surpris consolant, rassurant, trompant sa mère, pieuse fraude ! la trompant avec un sourire qui cache des larmes, quand on lit cette dernière page si navrante, si remplie de sollicitude, d’affection et d’amour :

« Ma mère est à côté de mon fauteuil de malade ; elle est sourde, la pauvre femme, et nous ne pouvons guère nous faire entendre ; mais elle est là qui m’enveloppe de tous ses regards, qui cherche à deviner dans mes yeux ce que je désire, et dans le moindre pli de mon front ce qui me déplait ; elle a quitté l’autre moitié de sa famille, celle qui n’a pas besoin d’elle, pour prendre sa part de mon agonie. Les soins qu’elle avait donnés à mon enfance, elle les prodigue à ma précoce vieillesse. Elle a déjà vu mourir un fils, et elle vient encore me prêter l’appui de son bras pour me faire descendre plus doucement les pentes de la vie…

« Pauvre mère ! de quelle lourde main Dieu vous a-t-il donc mesuré les larmes qu’il a mises sous votre paupière !… Dieu ne serait-il donc point juste envers les mères ? Un fils ne peut enterrer qu’une fois sa mère ; mais une mère, de combien de fils souvent ne porte-t-elle pas le deuil !… Suis-je au moins le dernier enfant qu’elle enterrera ? lui en restera-t-il un dernier pour lui fermer les yeux et mêler à nos os ses chères dépouilles ? est-elle destinée à emporter la clé de notre chétive maison ?…

« Oh ! combien je suis moins à plaindre qu’elle !… Je meurs. quelques jours avant ceux de ma génération ; mais je meurs dans cet âge où finit la jeunesse, et après lequel la vie n’est plus qu’une longue décadence. Je rendrai à Dieu mes facultés telles qu’il me les a données : mon imagination vole toujours d’un vol libre dans l’espace, et le temps n’a point blanchi les plumes de son aile. Je n’ai perdu que quelques-uns de ceux que j’aimais, et quand je vais, à la Toussaint, visiter le cimetière où dorment nos pauvres ancêtres, à peine trouvé-je dans le gazon quelques débris de noms qui me sont chers. Je suis semblable à l’arbre qu’on coupe ayant encore des fruits entre le tronc dont il est poussé et les jeunes rejetons qui poussent. Belle et pâle automne ! tu ne m’as point vu, cette année, dans tes chemins bordés d’herbes flétries ; je n’ai vu ton doux soleil et je n’ai senti tes brises parfumées que de ma fenêtre ; mais nous nous en irons ensemble ! Je veux mourir avec la dernière feuille des peupliers, avec la dernière fleur de la prairie, avec le dernier chant des oiseaux, enfin avec tout ce qui est doux, avec tout ce qui est beau dans l’année. Il faut que ce soit la première bise qui me dise : Il faut partir !… Ne vaut-il pas mieux mourir à temps que de vieillir ? »

Rien d’aussi touchant dans Millevoye, rien de plus passionné dans Rousseau ! Eh bien ! le pamphlétaire a-t-il assez de cœur, assez d’ame, de sentiment et d’onction, de délicatesse et de douceur, de poésie et d’amour ? Est-il bien tel que je l’ai dit ? Oui, tous les trésors de sa belle ame resplendissent, rayonnent à chaque ligne, à chaque mot de cette admirable page ! Oui, l’homme, tout l’homme, le citoyen, le père, le fils, apparaît, se révèle, se manifeste, vrai comme la mort qu’il attend, dans tous ces extraits autochtones, dans toutes ces preuves écrites, dans tous ces témoignages signés de son génie comme de son nom, dans cette infaillible mission. Oh ! maintenant, maintenant nous le connaissons bien.

Et maintenant que je connais l’homme, je peux juger l’écrivain : ma tache devient facile ; l’écrivain m’a appris l’homme, et vice versa, l’homme m’apprend l’écrivain. Je trouve là un esprit complet, entier, à la fois puissant par la forme et par le fond, philosophe et artiste, penseur et poète, ni trop idéaliste comme l’allemand, ni trop réaliste comme l’italien, ayant bien le génie de notre nation, le bon sens, cet équilibre parfait du spirituel et du matériel, un véritable écrivain du dix-huitième siècle, un écrivain vraiment français, qui devait naître, comme il est né, au centre même de la France ; car, si l’homme c’est le style, on peut dire aussi que la terre c’est l’homme. Telle patrie, tel génie ; tel pays, tel auteur. Le génie est comme le vin, il a une saveur particulière à son crû, un goût sui generis, qu’il doit au sol natal, au terroir. Or, Claude Tillier est né à Clamecy, au milieu de l’ancienne Gaule, auprès de la Loire, non loin de cette zone centrale qui semble être dans la terre française la patrie spéciale du sens commun, qui est comme la ligne de démarcation du pays des troubadours et de celui des trouvères, qui a produit tant de prosateur^ à l’esprit narquois, à la raison caustique, à la verve moqueuse, qui a vu naître enfin Claude Tillier, Paul-Louis Courrier, et le premier de tous les pamphlétaires, de tous les écrivains satiriques, sardoniques, sarcastiques, le père de Montaigne, de Molière, de Voltaire et des autres, le comique par excellence, le grand maître d’ironie, le railleur épique, le prince des philosophes et des poètes modernes, le joyeux Homère de la vieille France, François Rabelais !

Si la terre influe sur l’homme, la race y entre aussi pour quelque chose, et Claude Tillier est fils d’ouvrier. Il est né de souche rude et noueuse, comme il l’a dit lui-même, fait de ce bois dur dont est fait ce qui est fort.

Enfin, l’éducation a aussi sa part dans l’ensemble. L’enfant de la révolution, élève de l’empire, prend donc de bonne heure des habitudes d’indépendance et de courage qui le font homme de guerre avec la plume comme il eût été avec l’épée. Sa vie d’homme de lettres est un combat comme celle des soldats de la grande armée, et il meurt aussi, lui, sans se rendre.

Esprit sain, libre et résolu, le voilà bien avec les trois qualités essentielles, fondamentales qui le distinguent.

Dans toutes les questions, vous le verrez du côté de la vérité, de la liberté et de la justice. Soit qu’il attaque la superstition et l’intolérante des mauvais prêtres, soit qu’il combatte l’égoïsme et la corruption des mauvais riches, dans ses pamphlets ou dans ses contes, dans la polémique sérieuse ou dans la fantaisie du roman, c’est toujours l’homme de la raison, delà révolution et de l’audace. Sa pensée est toujours droite, généreuse et hardie ; on y retrouve toujours le triple élément que j’ai signalé, dialectique puissante, sentiment démocratique, instinct de lutte, le philosophe, le peuple et le soldat, tout Claude Tillier. Prenez, par exemple, ses deux romans, Cornélius et l’Oncle Benjamin, et vous direz deux contes inédits, l’un de Voltaire, l’autre de Diderot, tant l’imagination s’y marie bien à la raison, tant l’idée est juste et l’expression franche, tant le style brille et tranche comme l’épée, tant la plume qui les a écrits est déterminée. Oui, cela semble écrit il y a soixante ans, par l’auteur de Candide, ou par celui de Jacques le Fataliste, avec cette encre vive, avec cette prose acre, ardente, incisive, avec cet acide sulfurique, ce sublimé corrosif, ce vitriol pur de l’Encyclopédie qui mord, marque, brûle, dissout, déchire et emporte la pièce.

Prenez de même ses pamphlets, ceux qu’il a composés contre la recrudescence du parti-prêtre, contre ces inventions surannées de reliques déterrées, de miracles rajeunis, alors que le clergé trouvait des fémurs de martyrs, des cœurs de saint Louis, l’eau où Pilate se lavait les mains, la chemise de Jésus-Christ, le mouchoir de sainte Véronique, que sais-je ? toutes les pieuses découvertes faites naguères, afin de ranimer le zèle et de réchauffer la foi ; prenez, dis-je, cette série de pamphlets religieux, et les autres, les pamphlets politiques, écrits pour la réforme électorale et contre la dotation du duc de Nemours, pour les canons de M. Miot et contre les comices agricoles de M. Dupin, pour ou contre tant d’hommes et de choses, pour tout ce qui est équité, contre tout ce qui est abus aujourd’hui, dans tous ces petits chefs-d’œuvre vous retrouverez le même acharnement, la même fibre populaire, la même force de raisonnement, une logique de fer, une logique d’étau qui ne lâche plus ce qu’elle tient, et dont n’ont pu sortir sainte Flavie et le duc de Nemours, toute sainte et tout duc qu’ils sont.

Ah ! il est bien du pays de Paul-Louis Courier, il en a bien l’esprit, il en a bien la langue ! Riverain de la Loire comme lui, et chose remarquable encore, soldat d’artillerie comme lui, Claude Tillier est à Paul-Louis Courier ce que le soldat est à l’officier, ce que le peuple est au bourgeois, ce que le vrai maître d’école est au vigneron honoraire, le maître d’école pauvre au riche vigneron. S’il n’a pas toute l’élégance, toute la finesse, la correction et la pureté, L’artifice et le goût de son devancier, il en a la verve et l’entrain, l’intensité et l’abondance, l’énergie et l’ampleur, et bien que chez lui la force n’exclue pas la grâce, la raison la poésie, l’ironie la sensibilité, ce qu’on a vu ; bien qu’il ne manque, quand il veut, ni de charme, ni de science, ni d’art ; bien que l’éducation, le travail et l’étude aient amendé, cultivé, raffiné aussi cette nature brute, pourtant c’est toujours un enfant du peuple, élevé dans un collège il est vrai, mais enfin un enfant du peuple, un rejeton d’ouvrier, un sauvageon du Morvand, un esprit neuf, naïf, original, cultivé d’hier, où dominent l’exubérance et la fougue, et l’élan et l’ardeur. C’est la spontanéité et la fécondité d’une souche franche, d’un plant vierge où poussent à la fois les feuilles et les fleurs, les végétations de luxe et de fruit. Il vaut surtout par je ne sais quoi d’imprévu et d’inconnu, d’âpre et de rustique, de vert et de vif, de primitif, enfin, et de virtuel, comme la foule dont il sort ; il est éclatant de sève et de vie, plein d’essor et de montant ; c’est le peuple, le peuple à tous jets, avec tous ses défauts et ses qualités, rude comme le chêne et fort comme lui !

C’est encore par la citation que nous connaîtrons mieux l’homme de lettres aussi ; oui, nous connaîtrons encore mieux l’auteur comme l’homme, peint par lui-même. « Que m’importe, dit-il quelque part, qu’une comparaison soit triviale, pourvu qu’elle soit juste, pittoresque, qu’elle solidifie, pour ainsi dire, l’idée, et la fasse toucher au doigt et à l’oreille. Belle raison, de ne pas se servir d’un mot parce que trente-deux millions d’autres s’en servent ! Pourquoi ne pas écrire comme on parle ? »

Tillier avait suivi ce précepte de Socrate : Connais-toi toi-même ! Il savait s’apprécier ; il savait que son style n’était pas grand seigneur et que sa phrase n’avait pas de manchettes. Révolutionnaire au fond, il l’est aussi dans la forme ; il s’est délivré des tyrannies académiques et des traditions impériales, de tout cet arrière-faix des écoles et des instituts. Il est plébéien dans Famé, et comme l’homme c’est le style, tous les mots ont droit de cité dans sa langue, tous les mots sont égaux devant sa plume. Avec lui pas de périphrase, point de circonlocution ; le naturel et le simple avant tout ; la liberté avant l’autorité, l’inspiration avant la convention. Il est ce qu’on appelle prime-sautier ; il a le grand art du mot propre, la sainte horreur du synonyme, la haine salutaire de l’a peu près et de l’équivalent ; il a surtout la règle des règles, le secret qui fait les écrivains coloristes, le secret que possédait si bien Molière, celui de l’harmonie du sujet et de l’exécution, de l’unité de la pensée et de l’expression. C’est ainsi que dans l’École des Femmes, le rôle d’Arnolphe, qui monte sa grande tirade à Agnès jusqu’à la passion la plus haute, jusqu’à toucher le drame, retombe, juste à la fin, au vrai ton de la comédie par ce vers si plaisant :

« Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ? »

De même, dans ses pamphlets, Tillier, au moment où l’exaltation l’emporte jusqu’au lyrisme, où le pamphlétaire s’élève et se perd parfois dans le poète, rencontre vite un mot comique, un tour piquant, une sorte de lest qui vite ramène l’œuvre à sa hauteur naturelle, à son vrai diapazon. Voyez ! dans un de ses meilleurs pamphlets, après un élan sublime qui sent l’épopée, sur les services et les martyres de la Pologne, il finit ainsi :

« Vous ne pouviez, dites-vous, secourir la Pologne : la Prusse vous barrait le passage ; mais qu’est-ce que la Prusse pour la France qui marche en armes ? une poutre, une paille ! J’aurais roulé mes canons jusqu’à sa frontière, et j’aurais dit à la Prusse : Ces hommes qu’on assassine là-bas sont nos frères ; laisse-nous aller à leur secours, ou nous allons te trouer de part en part de nos boulets !… Et si elle eût dit non, je l’aurais enfoncée comme un vitrage. »

Le vitrage vaut le côté de cheveux.

Ennemi de l’art pour l’art, écrivant pour prouver, il n’est pas de ces sonneurs de mots qui font de la musique, comme il le dit si bien, au lieu de faire de la littérature ; il n’est pas non plus un de ces traîneurs d’idées qui ont remplacé aujourd’hui les traîneurs de sabre, qui jettent chaque matin leurs banales, leurs vaines rêveries, comme le fumier qu’on met dans la rue pour endormir les gens. Non, chez lui, autant de mots, autant de pensées ; autant de pensées, autant d’effets ! il pense ce qu’il dit, et il veut ce qu’il pense. La bouche, selon l’Évangile, parle toujours de l’abondance du cœur.

Toute sa poétique s’explique clairement, du reste, dans ce passage du Cornélius, à propos de ces vers d’Athalie :

Eh quoi ! Mathan, d’un prêtre est ce la le langage ?
Moi, nourri dans la guerre aux horreurs du carnage,
Des vengeances des rois ministre rigoureux
C’est moi qui prête ici ma voix aux malheureux !


« — Qu’est-ce que veut dire ce latin, monsieur Guillerand ? dit le fermier.

« — Du latin ! vous plaisantez, monsieur Belle-Plante. Quoi ! vous êtes dans votre maison et vous ne vous reconnaissez point ! Ce n’est pas l’embarras, ce n’est pas votre faute : il y a de fait deux langues en France, l’une pour nous autres hommes lettrés et l’autre pour la tourbe des indigènes. Mais la vérité est que ce sont des vers français, et des magnifiques, encore. Je donnerais

ma vigne des Chaumes pour en avoir fait un hémistiche

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais, que trouvez-vous donc à redire à ces vers ?

« — Il y a trop de paroles pour une idée, monsieur Guillerand, et ces paroles sont trop magnifiques pour une idée assez commune. Cela ressemble au Mançanarès qui a une trentaine d’arches et qui n’a à enjamber qu’un filet d’eau Quand on n’a qu’un billet de deux lignes à écrire, on ne le met pas sur une feuille de papier grand-raisin. Vous-même, monsieur Guillerand, prendriez-vous trente aunes de tresse

noire pour vous faire un ruban de queue ?

. . . . . .

Nourri dans la guerre, poursuivit Cornélius : image désagréable, parce qu’elle est tirée de la vie animale, et qui manque en outre d’exactitude. On dirait bien d’un athlète : nourri à la guerre, au pugilat, parce que les athlètes sont soumis à un régime particulier conforme à leur profession ; mais un soldat, que lui donne-t-on à manger pour l’habituer aux horreurs du carnage ? Cet hémistiche a, du reste, le tort de signifier la même chose que le premier. Pourquoi Abner, au lieu de nous faire une pétarade de quatre vers, n’a-t-il pas dit tout simplement : Moi qui suis un soldat ? L’antithèse eût été plus frappante. Si vous séparez par une périphrase ou deux les objets que vous comparez entr’eux, ils sont trop loin l’un de l’autre, le contraste ne s’aperçoit plus, ou du moins il devient beaucoup moins saisissant. Tout le monde sait bien qu’un soldat est un homme qui fait la guerre, et que la guerre c’est le carnage.

« Pourquoi alors tout cet attirail ridicule de paroles ? écrire trois fois je suis un soldat, ou le dire trois fois avec des expressions différentes, ne serait-ce pas la même chose ? Racine ressemble ici à un maladroit garçon de café auquel je demande un verre de rhum et qui me le verse dans une carafe d’eau. La périphrase, chez nos poètes, c’est, la plupart du temps, un valet qui passe par le grenier pour aller à la cave. Pour que la périphrase soit de bon aloi, il faut qu’elle montre l’objet sous une image nouvelle et pittoresque, qu’elle le fasse saillir d’entre les mots qui l’encadrent, qu’elle l’illumine comme un éclair ; autrement ce n’est qu’une vaine excroissance du discours, une inutile queue de mots qui empêtre la phrase et l’empêche de marcher. En général, je trouve que nos poètes sont trop chiches d’idées et trop prodigues de paroles. Presque tous les vers sont faits avec des mots sonores et n’ont d’autre mérite que l’harmonie. Ils sont extrêmement contents d’eux quand ils ont mis coursier au lieu de cheval, salpêtre au lieu de poudre à canon ; ils croient avoir fait merveille quand ils ont enveloppé une idée triviale et commune dans une pompeuse période. Mais alors cette pauvre idée ressemble à ces personnages vulgaires de toutes façons qu’on rencontre partout dans les sociétés, habillés en hommes comme il faut. Si vous n’avez qu’un hareng salé à m’offrir, ne me le présentez pas sur un plat d’argent… »

Ici, enfin, l’auteur se montre bien comme il est, l’ennemi de la prosodie, de la langue noble, de cette langue des dieux et des rois, qui parle en synonymes et en rimes :

« Qu’est-ce que la poésie ? je ne le sais ; je ne le sais pas plus que ce qu’est l’esprit, le génie, le sublime, le beau. Mais celui qui m’inspire de riantes pensées, qui me saisit, qui me frappe par une vive image, qui a l’art de solidifier pour ainsi dire ses idées et de vous les montrer comme un groupe de marbre, est un poète. Ainsi, c’est un poète celui qui a dit : « L’égoïste brûlerait une maison pour faire cuire un œuf ; » Gilbert était poète aussi, quand il disait que Thomas — le faiseur d’éloges

— ouvrait pour ne rien dire une bouche immense. Il y a de la poésie dans les choses même inanimées, souvent dans les objets les plus simples. Une chaumière au bord d’un ruisseau, ombragée par de vieux ormes ; un grand arbre couvrant tout un chemin creux de son feuillage, une touffe épaisse de ces longues plantes que file la Nature, tombant du haut d’un vieux mur, m’ont souvent fait rêver et jeté dans un doux état d’esprit que je ne saurais définir. C’est qu’il y a dans ces herbes et dans ces plantes de la poésie ! Peignez-les telles qu’elles sont, d’un seul trait vous serez poète. Mais quelle que soit la poésie, faut-il donc absolument s’imposer, pour en faire, les mille gênes de la versification ? Si vous aviez à faire un travail pénible qui demandât de l’agilité, mettriez-vous une camisole de force ? La prose ne vous offre-t-elle point tout ce dont vous avez besoin ? n’a-t-elle point de phrases pour dire ce que vous voulez dire ? Avez-vous quelque pensée à laquelle elle ne puisse fournir des mots, et quelque caprice d’imagination qu’elle ne puisse contenter ? Si vous voulez des images, ne pouvez-vous faire des images aussi bien en vers qu’en prose ? Ne les rendez-vous pas plus facilement, plus nettement avec le secours de cette dernière qu’avec un vers où souvent vous voudriez mettre lion, et où il ne peut tenir que loup ; qui tantôt déborde de mots et tantôt n’en a pas assez ? Vous ressemblez tantôt à l’homme qui a beaucoup d’effets à emballer dans une petite malle, et tantôt à celui qui a une grande malle et qui n’a qu’une paire de chaussettes à mettre dedans. Quoi ! pauvre poète, on vous donne pour dessiner un crayon fin, léger, qui se prête à tous les traits, qui peut rendre toutes les nuances, et vous le jetez pour un gros crayon qui vous lasse la main à vous l’engourdir, tantôt marquant trop, tantôt pas assez ! Vous conviendrez que c’est là de la duperie ; et pourtant, presque tous ceux de nos jeunes gens qui ont la fantaisie d’écrire commencent par faire des vers. Aux étalages des libraires vous ne voyez qu’essais poétiques, premiers chants, nouvelle lyre ! C’est qu’il est plus facile de

faire des vers que de la prose

. . . . . . . . . .

Faire des vers est un métier qui s’apprend, qui n’est même pas bien difficile à apprendre, et où avec de l’exercice on devient très habile ; il n’y a pas besoin d’idées pour cela. J’ai connu des gens qui versifiaient très bien, et pourtant tout à fait dépourvus de bon sens et incapables de soutenir la discussion la plus simple.

« Mais lui, le poète, n’a pas besoin de sujet ; il ne lui faut qu’un titre. Sur un mot, il vous bâtit une Ode, une Méditation, un Crépuscule ; à propos d’une fourmi, il vous parle de la terre, de la mer et des cieux ; ses images, s’il en a, se suivent,

mais ne se tiennent pas.

. . . . . . . .

« Les Méditations poétiques de M. de Lamartine sont le moule où ils jettent toutes leurs pièces, moule d’or où ils fondent du plomb. Quand l’idée ne vient point, ils ont recours au pathos ; le pathos est une des grandes ressources du mauvais poète. Vous n’avez pas compris leurs strophes, et vous vous en prenez à une distraction. Pourvu que leur vers flatte l’oreille, il dit toujours assez. Vous l’écoutez, quoique sans le comprendre, avec une sorte de plaisir, ainsi qu’une paysanne écoute le langage élégant d’un amant bien élevé. La poésie, c’est la prose devenue folle. Lui, le prosateur, il lui faut un sujet ; il faut qu’il suive un enchaînement d’idées, qu’il sache bien ce qu’il dise, que par un raisonnement quelconque il arrive à une conclusion, et cela n’est pas facile. Il n’a point d’oripeaux pour déguiser sa pauvreté, de manteau barriolé pour couvrir sa nudité. Il n’a point, lui, le privilège du pathos et de ces métaphores vides de sens, faisant un bruit terrible, et pourtant muettes. Cela n’est pas de mise dans ses sujets. Je vous assure qu’à l’époque où je faisais des vers, j’aurais mieux aimé composer cinquante vers comme je viens de dire, que de rédiger convenablement un prospectus d’épicier. La vieille poésie a fait beaucoup de dégât dans notre littérature : elle a créé des mots roturiers et des mots gentilshommes ; elle faisait ses vers avec des mots pompeux. Elle a gâté notre langue ; elle en avait fait deux idiomes, l’un pour le peuple, l’autre poulies gens comme il faut. Aussi était-elle d’un ennui mortel. La Henriade, lue d’un bout à l’autre, pourrait faire tomber un homme en catalepsie, mais au moins elle savait ce qu’elle disait ; et vous, si vous bâillez, vous avez la satisfaction de savoir pour quelle cause… Mais, aujourd’hui, que de pièces qui ne sont qu’un amphigouri sonore, qu’un galimatias retentissant !… »

Pour conclure, Claude Tillier, du reste, il faut l’avouer ici, fut trop raisonnable et trop roturier dans ses vers. Heureusement, il en a peu publié. Mais le peuple, du moins, peut se vanter, n’est-ce pas, d’avoir un prosateur à opposer fièrement à tous les écrivains nobles et bourgeois. Il en devait être ainsi. Le tour du peuple devait venir ; il est à la fin venu, comme dit Mahomet. En effet, si l’on suit le mouvement de l’esprit humain en France, sinon ailleurs, on voit la pensée, ce feu sacré, long-temps gardée d’abord comme un monopole dans le giron de l’église, par les soins des Grégoire de Tours et des autres religieux, passer ensuite de l’église à la noblesse, et devenir laïque de cléricale, avec les troubadours et les autres gentils auteurs, tels que Commines et Montaigne ; puis descendre de la noblesse à la bourgeoisie, aux lettrés de la classe moyenne, aux fils d’avocats, de conseillers et de procureurs, comme Corneille, Boileau et Voltaire ; et arriver enfin, des écrivains poudrés du tiers-état, au crâne épais de la canaille, aux têtes nues des prolétaires, des gens de rien, du peuple enfin. C’est là, du reste, soit dit en passant, un signe certain d’avènement, d’élévation, une grande preuve que le peuple monte ; car ces manifestations puissantes de la pensée, ces incarnations de son verbe, ces représentations sublimes de son intelligence précèdent et prédisent toujours son ascension dans le monde, son émancipation et son influence politique. Elles prouvent que cette classe est digne de son droit quand elle en est capable ; qu’elle peut avoir son gouvernement, quand elle a sa littérature ; qu’elle doit avoir ses hommes d’état après ses philosophes, son action après sa pensée. Le peuple ne s’éclaire pas pour rien : s’éclairer, c’est s’affranchir. Quand on comprend ses droits, on les veut, et quand on les veut, on les a. Or, le progrès intellectuel des classes inférieures est aujourd’hui incontestable. Le peuple a maintenant des journaux, des livres faits par lui et pour lui ; il a des écrivains de tout genre, prosateurs et poètes. Le peuple peut dire à son tour : Malheur à celui qui a des yeux pour ne pas me voir et des oreilles pour ne pas m’entendre ! Il a enfin raison d’être, parce qu’il sait, et de vouloir, parce qu’il peut. Une classe qui a produit, entre tant d’autres, le poète Hégésippe Moreau et le prosateur Claude Tillier, est depuis longtemps majeure et n’a plus besoin de tutelle : elle mérite depuis long-temps d’être émancipée ; elle a, dis-je, depuis long-temps atteint sa majorité, car sa majorité c’est le génie ! Il y a sept ans déjà, je suivais le cercueil d’un poète de vingt-huit ans, d’un autre homme du peuple qui n’eut même pas de famille, qui était né bâtard, avait vécu pauvre et était mort phtisique à l’hôpital, dans la misère et dans l’oubli, à la fleur de l’âge et du talent. La misère est une dure pierre de meule qui n’aiguise pas le génie, elle l’use ; l’oubli est la rouille des poètes, elle les ronge ! J’avais eu le bonheur d’entendre pour la première fois les vers de ce poète obscur dans une réunion d’ouvriers, qui les chantaient comme les gondoliers chantent les vers du Tasse ; et plein d’admiration pour cette belle poésie inconnue, je m’en allais, criant comme les hérauts des funérailles antiques : « Ci gît un grand poète ! Attention, vous tous ; il y a là, je vous le dis, un poète, un rai poète, qui vient de mourir, comme Gilbert, de misère et d’oubli ! » Et je récitais les vers de ce mort qui devenait immortel !… Je fis sur lui un article comme celui-ci, qui ne contenait que des extraits de son œuvre ; si bien que, loué par lui-même, le poète fut connu aussitôt que publié, et acheté aussitôt que connu. La gloire, ce soleil des morts, la gloire tardive, la gloire posthume, hélas ! mais bien juste et bien due, mais éternelle, se leva enfin pour le pauvre défunt ; un rayon de triomphe put du moins traverser la pierre et réjouir les mânes du poète dans sa tombe. Eh bien ! je dois dire aujourd’hui encore, avec la même conviction et de la même façon, par la propre voix de l’auteur, à force de citations et de preuves tirées de ses écrits, je dois dire encore, et au public et a la presse, à celle de province qu’il honore, à celle de Paris qu’il abaisse, je dois dire à tous : Il y a là dans ce tombeau un grand, un très grand écrivain, un prosateur, ce qui est plus rare encore qu’un poète ; un homme d’un véritable génie, qui est l’héritier de Courier comme Moreau devait l’être de Béranger ; le pendant, le frère d’Hegésippe Moreau même ! car tous deux sont nés du peuple et presque de la même génération ; tous deux ont reçu une éducation de charité, connu les mêmes besoins, subi les mêmes épreuves, servi le même parti avec le même talent ; tous deux ont vécu de la même vie et sont morts enfin de la même mort, morts au service du peuple, dans l’isolement et l’obscurité. Attention donc à celui-là aussi ! regardez-le encore, car il est digne de la même faveur ! Saluez-le comme l’autre ; rendez-lui du moins le même honneur, maintenant qu’il n’est plus aussi ! c’est son tour ! Une main amie a recueilli ses œuvres ; lisez-le, louez-le, donnez-lui cette gloire qu’il a tant, souhaitée, qu’il a tant méritée ; donnez-la lui pour tout ce qu’il a voulu, pour tout ce qu’il a fait, pour ses souffrances et son génie. Imitez ce peuple de la Nièvre qui l’aime et l’admire, qui a déjà placé le maître d’école de Clamecy au dessus du menuisier de Nevers, qui l’a placé, lui, Claude Tillier, avant maître Adam dans sa mémoire, dans sa grande mémoire, le seul trône qui soit digne des rois de la pensée ! Connaissez-le, achetez-le : c’est son droit, c’est votre devoir ; c’est le seul salaire qu’il ait espéré, le seul héritage qu’il ait laissé ! Il est mort obscur, ses enfants vivent pauvres. Il s’agit d’un peu de gloire pour lui, d’un peu de pain pour eux. Je vous avertis donc, j’ai fait mon devoir, à vous de faire le vôtre ! à vous de m’écouter et de me croire quand je vous montre le bien, comme vous m’écoutiez et me croyiez naguère quand je vous signalais le mal ! à vous de m’être fidèles cette fois encore dans mes sympathies comme dans mes colères, car j’ai aussi, moi, Dieu merci ! comme le bon pamphlétaire, autant de zèle pour le bien que de mépris pour le mal ; et si vous m’avez suivi quand je mettais le pied sur le serpent qui rampe dans la boue, battez, battez des mains comme moi devant le cygne aux ailes pures qui plane dans les cieux !


Félix PYAT.


Sainte-Pélagie, 18 février 1846.
  1. M. Gaume est un abbé qui a rapporté de Rome à Nevers, pour son évoque, M. Dufètre, le fémur de sainte Flavie, dont Tillier s’est si bien moqué, comme on verra.