Monsieur Sylvestre/14

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Michel Lévy frères (p. 65-79).



XIV

DE PIERRE À PHILIPPE


Vaubuisson, 20 mars.

Voilà le printemps qui s’annonce en sonnant sa fanfare dans les blés verts et dans le ciel rose. Je n’y puis tenir, je marche, je cours, je cause une partie de la journée. Je ne m’en trouve pas plus mal pour travailler le soir.

J’ai fait une découverte. Ma voisine d’en face, car c’est une voisine, est jeune et bien faite. Je n’ai pas vu sa figure : elle était enveloppée d’un capuchon de tricot comme en portent les villageoises d’ici et les femmes du peuple à Paris ; mais cette coiffure, au lieu d’être fixée au-dessus du front et garnie de pompons de laine ou d’une ruche de rubans, était lâche, couvrait les cheveux et se terminait par une épaisse dentelle de tricot noir qui retombait jusqu’à la bouche. La précaution de se voiler ainsi a été prise à mon approche, car la personne était penchée sur la source et y remplissait une petite cruche. Le capuchon était tombé, et je voyais une chevelure magnifique serrée en grosses touffes sur un cou d’une blancheur aristocratique ; mais, au bruit de mes pas, le capulet a été vivement relevé, et l’on s’est, en outre, détourné comme par hasard, mais avec intention, je crois, au moment où je passais, de sorte que je n’ai vu que la taille élancée, les formes assez riches sous un vêtement large, qui n’est pas celui d’une servante, et qui n’est pourtant pas celui d’une demoiselle. C’est quelque artisane un peu fantaisiste. Elle est certainement laide, puisqu’elle se cache avec un soin réel, pis que laide, défigurée probablement. Ça m’est égal, elle a charmé mon cœur par sa démarche. Je n’ai jamais rien vu de plus suave, de plus chaste et de plus gracieux que le mouvement de son bras portant la cruche et de ses petits pieds montant le sentier qui conduit chez elle. Elle n’était pas chaussée pourtant, la pauvre fille. Elle avait des pantoufles de laine noire propres, mais dix fois trop larges, et elle a failli en laisser une au bas de l’escalier. J’ai vu le rapide mouvement de honte ou de pudeur, l’adresse pour ressaisir sans se baisser cette ingrate chaussure, mais j’ai vu aussi le bras très-blanc et le pied mignon.

Il y a là une nature distinguée, charmante peut-être, mais étouffée par la laideur accidentelle et la pauvreté. Qu’elle n’en rougisse pas, qu’elle ne se cache plus ! Je n’aurai ni curiosité indiscrète, ni dédain de jeune homme. Je la saluerai sans la regarder.

Mais vit-elle seule dans cette maison seule ? J’aurais pu le savoir ; mais pourquoi le saurais-je, si ne pas le savoir m’intrigue et m’amuse ?

Quelque chose de plus intéressant et d’aussi mystérieux, c’est M. Sylvestre, tel est le nom de mon pêcheur à la ligne, ou du moins le nom qu’il se donne. Exact au rendez-vous qu’il m’avait assigné, je me dirigeais vers les Grez, quand j’ai rencontré un artisan de Vaubuisson avec qui j’avais fait connaissance en mangeant à l’auberge, et qui m’a demandé si j’allais chez l’ermite. Je n’ai pas été trop surpris de la question, la mère Agathe m’avait déjà parlé d’un ermite comme de la principale curiosité du pays. Comme je craignais de faire attendre M. Sylvestre, je ne me suis pas arrêté à demander des renseignements à mon artisan, me promettant d’ailleurs d’en avoir par M. Sylvestre lui-même.

Le hameau des Grez marque la limite de l’embranchement de mon étroit vallon avec une vallée plus ouverte, plus riche, plus riante, mais d’un caractère moins agreste et moins intime. J’ai rencontré M. Sylvestre à l’entrée du village, et il m’a fait tourner tout de suite le dos à cette vallée. Nous sommes entrés dans les bois de la colline par un sentier très-rapide. Le bonhomme marche comme un Basque et n’a rien à envier à mes jambes. L’habitude lui a même donné plus de souffle que je n’en ai, car il est arrivé, sans cesser de parler, à la porte de son manoir. Ce manoir consiste en un vieux petit pavillon Louis XIV, entouré de deux côtés par une muraille en ruine et couverte de lierre. Cette muraille n’enferme rien et marque l’entrée d’une clairière en pente, sans contours déterminés. Quelques débris envahis par la végétation sont, avec le pavillon, tout ce qui reste d’une ancienne succursale de chartreux. L’endroit est charmant d’abandon et de solitude ; la clairière, encaissée et abritée de partout, est très-mystérieuse. Le pavillon délabré menace un peu, mais M. Sylvestre assure qu’il durera plus longtemps que lui. Il a loué cela presque pour rien, et depuis deux ans on a refusé de lui faire payer son loyer, disant qu’on ne pouvait lui garantir la solidité de la construction, qu’on ne voulait pas y faire de réparations, qu’il était libre d’y demeurer gratis à ses risques et périls.

— J’ai toujours eu de la chance, moi, ajouta-t-il naïvement en me racontant le fait. Je suis un peu gêné, un peu paresseux, un peu vieux, et je trouve pour rien une habitation charmante dans un endroit pittoresque, bien caché, comme je les aime !… Voyez le beau lierre qui commence à gagner mon mur et qui m’en garantit la durée, car, vous le savez, le lierre est tout de bon l’ami des vieux murs. Il dégrade un peu les surfaces, mais il soutient les assises, et, grâce à lui, je suis en sûreté ici pour vingt ans. Vous me direz que j’en ai soixante-treize ? Eh bien, vivre encore ne m’épouvante point ; j’ai bon courage, et ce que Dieu voudra, je le veux.

— Vous êtes optimiste, cher monsieur : c’est peut-être une sagesse, cela !

— C’est peut-être aussi une vertu quand on connaît la vie. Allons, asseyez-vous. Je peux vous offrir un verre de cidre ; j’en ai une feuillette. C’est un cadeau qu’on m’a fait, et, si vous avez froid, j’ai du bois aussi ; mon propriétaire m’a permis de ramasser les branches mortes dans la clairière. Il m’en faut peu. Je ne suis pas frileux, d’habitude ! Je ne brûle un fagot que pour faire cuire mon dîner. Voulez-vous goûter ma cuisine, l’anguille d’hier ?

J’y goûtai par curiosité. C’était cuit à l’eau, sans beurre, presque sans sel, avec quelques herbes sauvages, et c’était franchement détestable. Le cidre grattait le gosier comme une râpe.

Le local se compose de deux chambres superposées, en bas la cuisine, en haut la chambre à coucher ; les quatre murs tout nus, une armoire, une toilette, une grande table pour écrire, une petite table pour manger, un lit sans rideaux, le tout en fer ou en bois blanc et d’une simplicité primitive ; dans l’armoire, un vêtement de rechange, trois paires de draps, six chemises, enfin le strict nécessaire pour conjurer la malpropreté. Tout était propre cependant, balayé, nettoyé jusque dans le moindre coin, et ce vieillard n’a pas de servante, il vit là tout seul, il fait tout lui-même, il blanchit et il raccommode ! Il a un chien, deux poules et trois pigeons pour toute société.

— Monsieur, je ne m’ennuie jamais. J’ai toujours quelque chose à faire, comme tout homme qui doit suffire seul à sa propre existence. Le matin, je nettoie, je balaye, je lave, je fais avec mon chien la chasse aux rats et aux souris. Nous n’en voulons point souffrir chez nous, parce que ces êtres-là, quand on leur permet la moindre chose, abusent tout de suite et pullulent follement. Chacun chez soi, n’est-ce pas ? Dans le jour, je pêche, je ramasse mes herbes, ou je chasse au lacet les petits oiseaux. Il faut bien se nourrir ! Je n’aime pas la destruction, mais j’ai le défaut d’être un peu friand, mon chien aussi. J’ai là, dans un coin du rocher, un peu de bonne terre, un éboulement ; j’y cultive des légumes. L’été, je cueille des fraises dans le bois, elles sont excellentes. L’automne, j’y recueille des ceps et des oranges, — c’est exquis sur le gril avec un peu d’huile, — et mon jardinet me donnerait volontiers une pousse d’ail pour les accommoder ; mais je m’en abstiens, cela gâte l’haleine et détruit l’odorat par conséquent. L’homme ne doit pas se retirer les nobles jouissances, et respirer à toute heure le parfum des mousses ou des genêts vaut encore mieux que de satisfaire un instant la gourmandise. Par la même raison, je me prive de vin. Le vin nous ôte la délicatesse du palais et nous empêche d’apprécier les différentes saveurs des eaux de source. Je vous assure que dans mes courses, à la chasse et à la pêche, je me régale avec délices quand je rencontre un buisson chargé de belles mûres sauvages à côté d’une cressonnière. Je me dis alors que partout, dans la nature, la nappe est mise pour l’homme qui n’a pas laissé fausser ses instincts et dénaturer ses besoins. — Vous pensez bien, ajouta-t-il, que, quand j’ai fait ma provision de vivres pour un, deux ou trois jours, je rentre chez moi en bel appétit. Je dîne avec Farfadet. Je lui parle, il faut toujours parler aux chiens pour entretenir leur intelligence. Après ça, je lave et je range ma vaisselle. Les jours où je ne sors pas, je rapièce et je reprise. Je répare mon mobilier ou je l’astique. Je vais chercher dans les décombres de l’ancien couvent un carreau, s’il en manque un chez moi, un bout de ferraille pour réparer mes fermetures ; j’ai quelques outils, j’aime à essayer de tous les métiers et à simplifier les ustensiles à mon usage. C’est barbare, mais c’est drôle, et quelquefois ça m’occupe passionnément. Le soir, je lis ou j’écrivaille, ça m’amuse aussi. Enfin je dors serré, ce qui m’amuse encore plus, car je rêve beaucoup, et mes rêves sont généralement agréables. Vous voyez bien que je n’ai pas le temps de m’ennuyer.

— Et pourtant la solitude à la longue… Quoi ! jamais de tristesse sans motif, d’épouvante sans cause ?

— Si fait, quelquefois comme tout le monde : mais le remède est sous ma main, et j’y cours. Vous voyez bien ce hameau des Grez qui est là sous mes pieds ? Si la tristesse me prend la nuit, j’ouvre ma fenêtre, je regarde les toits, j’écoute le silence et je me dis : « Bon ! il y a là des gens qui dorment bien. » Ça me suffit, je ne suis pas seul. Le jour, si je me sens un peu désœuvré, je descends le sentier, j’entre chez le premier villageois venu et je cause. Tous ces paysans sont des hommes comme vous et moi, ils ont leurs qualités et leurs défauts, leur sagesse et leurs travers. Quelques-uns ont du mérite ou de l’esprit. Nous vivons tous de la même vie, tout ce qui les intéresse m’intéresse plus ou moins, sauf l’amour de la propriété, qui les tourmente et qui ne me tourmente pas ; mais je ne leur fais pas la guerre là-dessus ; ils ont des devoirs et des droits que je n’ai plus. Voilà ma vie. Voulant l’achever à ma guise malgré la pauvreté, j’ai pris le métier d’anachorète, car c’est moi qu’on appelle l’ermite dans le pays ; mais, aimant mes semblables quand même, je n’ai pas fait la sottise d’aller au fin fond des forêts, ou de me percher au sommet des hautes montagnes. Le désert est partout quand on est vieux et pauvre, et on peut le trouver, comme vous voyez, à une heure de Paris.

— Tout cela me paraît merveilleusement arrangé, lui dis-je, et tout ce que vous dites me confirme dans l’opinion que vous regardez le bonheur comme la satisfaction de vos goûts. D’où vient qu’hier vous me disiez le contraire ?

— Hier, je vous disais la vérité. Il est très-rationnel et très-permis de chercher la satisfaction de nos goûts, et cela peut contribuer au bonheur ; mais le bonheur est quelque chose en dehors de tout cela.

— Pourriez-vous définir ce quelque chose ? Vous me rendriez une immense service.

— Mon cher enfant, on peut se le définir à soi-même quand on y croit, mais difficilement le démontrer à qui n’y croit pas. Quelle est votre opinion, à vous ?

— Je crois que c’est pour l’homme une aspiration jamais assouvie, un idéal permanent avec une réalité passagère et relative.

— Vous avez parfaitement raison. À l’heure où nous vivons, c’est comme cela. Nous ne pouvons pas espérer davantage dans l’état de notre société, de nos mœurs et de nos lumières ; mais vous avez tort, si vous croyez que votre définition représente autre chose qu’une vérité transitoire et relative.

— Parlez, monsieur, je vous écoute avec beaucoup d’attention, je vous jure.

— Je pourrais vous donner beaucoup de définitions qui ne seraient pas plus complètes que la vôtre ; vous dire, par exemple, que le bonheur est dans le libre développement de toutes nos facultés, ou dans la pratique de la vertu, dans le sacrifice, ou dans l’accomplissement du devoir. Eh bien, tout cela, ce sont des éléments de bonheur, et un critique éminent avait raison de dire dernièrement avec esprit qu’à ce compte le bonheur serait une mosaïque.

— Je vois qu’au fond de votre thébaïde vous vous tenez au courant des idées et des travaux littéraires.

— Oui, monsieur, je vais une fois par mois à Paris par le chemin de fer, pour mes sept sous, troisièmes places. J’entre dans un cabinet de lecture et j’y passe la journée. Je serais plus heureux si je ne vivais qu’avec mes propres idées, qui sont riantes, tandis que les idées de ce temps-ci sont tristes et que la critique n’est pas par elle-même une chose gaie ; mais je me dois d’agir ainsi pour entretenir le contrôle de ma raison sur mes rêveries un peu enthousiastes. Grâce au ciel, je les retrouve toujours fraîches et jeunes quand ma raison a fait un pas, c’est-à-dire une concession à la raison d’autrui : preuve que la raison n’est pas un mal. Mais je vois que vous êtes impatient de ma définition ; elle ne se fera pas attendre, la voici : Le bonheur est tout ce qu’on en dit dans les camps opposés des diverses écoles philosophiques. C’est une chose de ce monde et des autres mondes, de cette vie et des autres vies. Il est en nous et en dehors de nous ; il est dans le progrès de l’individu et dans celui des sociétés. Il est absolu et relatif. Nous le faisons et nous le trouvons tout fait ; en un mot, il est un état de la vie comme la douleur, aussi fugitif, aussi relatif, aussi réel, aussi certain, aussi varié. Nous sommes des ingrats de dire qu’il y tient moins de place, par la raison qu’il tend, comme la vie, à se répandre et à se perfectionner sur la terre, tandis que la douleur et la mort tendent chaque jour à diminuer et à disparaître.

— Quoi ! même la mort ? Oh ! monsieur Sylvestre, que vous êtes donc optimiste !

— Je m’entends, et je ne suis pas si toqué que vous croyez. Restons-en là pour aujourd’hui. Réfléchissez à ma définition ; vous serez plus fort que moi pour en tirer les conséquences, car vous ne la combattrez pas, je vous en réponds. C’est la vérité.

Tu conviendras que voilà un personnage curieux et armé d’une certitude invincible, ce qui n’est pas commun chez un malheureux ; car cet homme, au point de vue matériel, est au plus bas de l’échelle du bien-être.

Je craignis d’être indiscret et j’allais le quitter ; il me retint.

— Si vous voulez me permettre de m’occuper, dit-il, car je ne sais pas rester les mains oisives, vous me ferez bien plaisir de causer encore un peu. J’ai là une guêtre dont les boutons menacent de s’en aller. Parlez-moi pendant que je les recoudrai : dites-moi tout ce que vous voudrez, comme je fais quand je parle à mon chien. Vous ferez une bonne action, car il est bien rare que j’entende quelque chose qui m’échauffe la tête, et je suis forcé souvent de me parler tout haut à moi-même pour ne pas m’endormir dans le positivisme de ma quiétude personnelle.

— Alors, lui dis-je, puisque vous ne voulez pas que je vous entretienne de mes théories, laissez-moi vous parler de vous. Vous êtes donc à la fois spiritualiste et matérialiste ?

— Parbleu !… Enfilez-moi donc mon aiguille : je crois que ma vue commence à baisser un peu, et que dans quelques années il me faudra acheter des lunettes. Ah ! vous croyez que, parce que je suis spiritualiste je nie et méprise la matière ? Pourquoi pensez-vous que je ne suis que la moitié d’un homme ? Je ne prétends pas être un homme complet. Il y en a peu, s’il y en a ; mais je tâche de ne pas me scinder et m’amoindrir. Les ascètes sont des fous. Vous voyez qu’en simplifiant ma vie autant que possible conformément à mes ressources, car j’ai trois cents francs de rente, monsieur, pas davantage, j’ai fait la part des douceurs de la vie. Il y a des choses dont je pourrais me passer, mais on ne doit se passer que de ce dont on est forcé de se passer ; et restreindre ses goûts et ses besoins par avarice, par mortification ou par mépris de ce qui est agréable et bon, c’est un tort, une ingratitude envers la vie. La vie est bonne, monsieur, même dans cette petite phase que nous traversons, et dont nous ne sentons ni le commencement ni la fin. C’est une fête à laquelle un hôte inconnu, mais libéral, nous convie. Elle se compose d’idéal et de réalité, de choses qu’on voit, qu’on touche, qu’on mange, qu’on respire et qu’on possède, et aussi de choses que l’on pressent, que l’on devine, que l’on espère et que l’on attend. Tout cela nous fait très-riches, et je ne suis pas si sot que d’en mépriser la moitié pour me prouver que cette moitié vaut moins que l’autre. Je veux me nourrir et m’enivrer de tout, et tous les grands esprits qui se contredisent et se querellent sur l’âme et le corps depuis que le monde est monde me servent des aliments variés, également sains et fortifiants. Je trouve qu’ils ont tous raison sur le terrain qu’ils occupent ; seulement, ils ont un tort commun, qui est de se combattre ; car, pour combattre, il faut se restreindre et se renfermer. La critique, qui est une grande chose en voie de formation, n’a pas encore compris l’œuvre immense qu’elle a à faire. Jusqu’ici, elle s’est occupée à distinguer ; il serait temps qu’elle apprît à confondre. Elle dissèque et marque les différences ; elle devrait commencer à coudre et à marquer les rapports. Ainsi disparaîtraient les solutions de continuité de l’esprit humain. Enfin, patience ! ça viendra. La philosophie de l’avenir sera une, et tous les grands ouvriers y trouveront leur place. Tenez, l’autre jour, un Savoyard promenait dans le village une grande machine carrée, longue, avec des compartiments et des vitres rondes grossissant les tableaux exposés à l’intérieur de la boîte. Je regardais Londres, mon voisin voyait Venise, un troisième le port de Marseille. Il y en avait sept comme cela. Aucun de nous ne voyait la même ville ; mais tous nous avons emporté la notion de ce que c’est qu’une ville, et celui de nous qui les a toutes regardées l’une après l’autre est celui qui a eu la notion la plus complète des conditions nécessaires à l’établissement et à l’appropriation d’une capitale. La cité de l’esprit humain se bâtira ainsi avec tous les monuments de l’esprit humain. Voyons, laissons là le bonheur ; cela ne se démontre pas autrement que la sagesse. Rêvez un peu la sagesse qu’il vous plairait d’avoir ; n’y mettriez-vous pas la force et la douceur, la tendresse et la raison, l’équité et la miséricorde, la patience et le zèle, le désintéressement et l’ambition noble, l’ardeur et la résignation, c’est-à-dire tous les contraires ? Vous vous apercevriez bientôt que vous vous composez une perfection avec tous les éléments puisés dans des philosophies différentes qui pourtant s’accorderaient fort bien dans votre aspiration généreuse, et dont aucune maille ne déparerait votre filet. Donc, vous ne pouvez pas concevoir un idéal qui ne soit pas la réalisation de l’idéal saisi par tous vos devanciers à tous les points de vue possibles, et, si vous ne pouvez rêver la sagesse que sous une forme déjà acquise à l’humanité, la sagesse n’est pas un vain mot, et la possession de ce trésor n’est pas un rêve. Ainsi du bonheur, cher enfant : nous le concevons, donc il existe, et que nous l’ayons négligé, conquis ou perdu, il est un fait à la fois idéal et matériel que nous ne pouvons ni nier ni détruire.

J’essaye de te transcrire ses paroles ; mais il y mettait tant de chaleur, de conviction et de bonhomie, que je l’aurais écouté tout le jour et toute la nuit. Tout à coup il cessa de parler et parut continuer en lui-même sa démonstration. Je jugeai qu’il devait avoir ses heures ou ses fantaisies de recueillement, et je le quittai en l’invitant à venir me voir à son tour, ce qu’il me promit avec cordialité.

Comme je traversais les Grez pour m’en revenir, je tombai dans un groupe de villageois qui causaient à la porte du cabaret. Ici, tout le monde salue les passants, et je me hâtai de prévenir ces gens affables.

— Vous venez de rendre visite à l’ermite ? me dit l’un deux. Eh bien, monsieur, l’avez-vous trouvé de votre goût ?

— Parfaitement, monsieur. Il est fort aimable. N’est-ce pas votre avis ?

Celui qui venait de m’interpeller, et que j’interpellais à mon tour, était un gros homme riant. Je me rappelai l’avoir vu dans la cour d’un moulin voisin, faisant charger des sacs. C’est le maître meunier.

— Oh ! moi, dit-il, je l’aime beaucoup. C’est un brave homme, pas cagot pour un moine !

— Qu’est-ce que vous dites donc là, Tixier ? s’écria une commère à la lèvre barbue et à l’œil intelligent. M. Sylvestre n’est pas plus moine que vous et moi !

— Je sais bien, dit le meunier ; mais un ermite, c’est toujours une espèce de prêtre.

— Celui-là est ermite pour son plaisir, reprit la matrone. Il n’est jamais entré dans une église, que je crois ! Il dit, comme ça, qu’il adore Dieu dans le temple de la nature.

— Preuve que c’est un fou ! dit un autre interlocuteur.

— Oh ! vous, vous êtes dévot, vous ne l’aimez point !

— Je l’aimerais tout de même, s’il était pauvre comme il paraît, car il n’est ni quémandeux ni méchant ; mais c’est un vieux farceur, qu’on dit qu’il a plus de… Enfin je ne sais pas, mais on dit que, s’il voulait, il achèterait tout le pays, et le monde avec.

— Rien que ça ! voyez-vous ! fit la commère en haussant les épaules ; tenez, Jean, vous êtes plus bête que vos sabots ! Je vous dis que M. Sylvestre n’a pas vingt sous par jour à dépenser, et que, s’il tombait malade, je courrais le chercher, moi, car il mourrait de misère, si on l’abandonnait. Pas vrai, monsieur, dit-elle en se tournant vers moi, que c’est un homme d’esprit et qui se respecte tout à fait ?

— C’est mon opinion, madame. Y a-t-il longtemps qu’il demeure dans le pays ?

— Dix ans, monsieur, et on n’a jamais su d’où il sortait, c’est ce qui fait tant jaser. Les uns veulent qu’il ait fait un crime, les autres que ce soit un ancien général, un ancien préfet. Ah ! vous dire tout ce qu’on dit, ça n’est pas possible ; mais M. le maire de Vaubuisson le connaît bien, et il a commandé aux gendarmes de ne pas le tracasser. Il a répondu de lui comme de son père. Seulement, il dit bien qu’il pourrait vivre autrement, qu’il a des parents riches et que c’est un maniaque de fierté. Qu’est-ce que ça fait, s’il ne fait tort à personne ? Moi, d’abord, je me ferais hacher pour lui, et je ne suis pas la seule ; pas vrai, les autres ?

Il veut un assentiment général, et j’en fus heureux, car, moi aussi, je me ferais bien hacher un peu pour cet homme sympathique qui croit au bonheur, et qui, sans se vanter immodestement de le posséder, trouve toujours moyen de remercier de toutes choses le hasard ou la Providence.