Monsieur Sylvestre/21

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Michel Lévy frères (p. 133-135).



XXI

DE PHILIPPE À PIERRE


Volvic, 20 mai.

Tu diras ce que tu voudras, mon ami Pierre, tu es amoureux de mademoiselle Vallier, et le roman que tu regrettes de ne pouvoir entamer est en pleine voie d’exécution. Eh bien, tant mieux ! pourquoi t’en défendre ? Du moment que tu peux estimer et respecter cette digne personne, du moment qu’elle mérite d’occuper ainsi ton cœur et ton esprit, tout ce que tu vas entreprendre d’héroïque pour elle sera du travail intellectuel, de la dépense morale, du temps et de la volonté bien placés et bien employés. Je compte beaucoup sur cette passion, car c’en sera une, pour échauffer ton âme et la ramener à des habitudes moins sceptiques ; mais dépêche-toi de rajeunir et d’aimer ; car, moi qui n’ai pas vieilli encore et qui suis tout croyant, si je vais te voir et que tu te drapes encore dans le manteau de l’indifférence, je te déclare que je prends feu, que je guéris la négresse, que j’emmène ces deux pauvres enfants dans ma montagne, et que je mets aux pieds d’Aldine mes trente ans, mon cœur ingénu, mes bras solides, mon humble science, mon honorable état et les quatre mille francs que, l’une dans l’autre et Dieu aidant, je gagne à présent chaque année. Ce n’est pas brillant ; mais ma clientèle augmente toujours, et ma robuste santé peut accepter encore plus de travail et de fatigue que je n’en ai. Et puis… et puis ! l’inconnu ne me fait pas peur. Tu as la prévoyance du riche, toi, de l’homme qui n’a manqué de rien et qui, n’ayant plus rien, veut se relever et ne pas risquer un nouveau désastre. Le pauvre a un autre genre de prévision : il sait que, parti de rien, il est devenu quelque chose en risquant tout, et, pour conquérir le bonheur, auquel il est payé pour croire, il est prêt à traverser encore de rudes épreuves. Il compte sur cette Providence qu’on vous a appris à méconnaître en vous montrant des portefeuilles garnis d’inscriptions de rentes et en vous disant : « La Providence, elle est là ! » Eh bien, non, elle n’y est pas ! L’argent se perd ou s’épuise, l’espoir et la volonté se renouvellent.

Tout cela, c’est pour te dire que la première femme pauvre et vertueuse que j’aimerai sera ma femme, si elle m’aime, et, je te le crie du fond du cœur, cher enfant, fais ainsi : aime mademoiselle Vallier, elle est prête à t’aimer, si elle ne t’aime déjà ; ne combats pas tes bons instincts, travaille sous l’empire de l’amour et sous l’inspiration de la foi ! Oui, crois à l’amour, si tu ne peux croire à autre chose : ce sera la clef de l’édifice. L’émotion ouvrira les écluses de ton talent, et tu seras un poëte, un philosophe ou un artiste, parce que tu seras un homme.

S’il en est ainsi, comme je l’espère et le souhaite, je te promets de chérir mademoiselle Vallier comme ma sœur ; mais, comme il faudra un aliment à mon enthousiasme, je me rejetterai sur l’ermite, que j’adore déjà, vu que je sens en lui le résumé idéalisé de tous mes penchants et de toutes mes croyances.

Tu manques d’argent, je parie. Je t’en envoie un peu, ce sont mes économies. Si tu n’en as pas besoin, emploies-en adroitement une partie à soutenir M. Sylvestre, et, si c’est impossible, garde-le-moi. Je n’en ai que faire maintenant, je te le jure. Ma mère ne manque de rien, nous sommes riches.