Monsieur Sylvestre/30

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Michel Lévy frères (p. 205-208).



XXX

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau, 24 juin.

J’ai passé l’après-midi avec l’ermite pendant que mademoiselle Vallier était en conférence avec sa fille à l’ermitage. Il était si ému et si agité en attendant le résultat, qu’il ne pouvait rester en place. La famille Diamant est arrivée chez moi fort à propos pour le distraire. Ces braves gens passent à Vaubuisson les fêtes et dimanches, et, quand je ne vais pas les chercher, ils viennent me prendre pour la promenade. J’ai eu par eux des nouvelles de mon oncle. Il sait où je suis, et j’ignore qui lui a dit que je gagnais beaucoup d’argent. Il souhaite que j’aille le voir ; j’irai, et je lui laisserai croire que je suis très-riche.

Les Diamant et l’ermite se sont pris en grande amitié, ils se sont déjà rencontrés plusieurs fois à la pêche. Le vieux et digne aventurier qui a eu quatre-vingt mille livres de rente, et puis soixante-trois francs dans sa poche pour toute ressource, a fait, comme je te l’ai dit, bien des métiers. Il est donc au courant de la vie industrielle sous toutes ses formes, et le parfait gentilhomme parle avec les Diamant comme s’il avait été dans la partie. Il leur dit qu’il a été ouvrier, et ils ne savent que penser de lui ; car, s’il a toutes les connaissances pratiques du petit et du grand commerce, il a aussi cette distinction de manières et cette grâce aristocratique dont les petits bourgeois sont meilleurs juges qu’on ne l’imagine.

— Voyez-vous cet homme-là, dit madame Diamant, ça a beau avoir travaillé, ça a toujours été quelque chose. Je ne dis pas que nous n’ayons pas des sentiments autant que lui. Pour ce qui est de ça, M. Diamant n’est pas au-dessous d’un sénateur ou d’un archevêque : mais, quand on n’a pas reçu d’éducation, on ne sait pas se faire valoir. Si votre vieux ermite voulait demeurer dans notre petite maison de Vaubuisson et donner des leçons de n’importe quoi à nos enfants, nous lui ferions le sort plus heureux qu’il ne l’a, et nous serions encore ses obligés, car l’éducation, c’est tout !

L’ermite repousse cette proposition en disant qu’il est trop vieux, qu’il a perdu la mémoire et qu’il ne sait plus rien. Les Diamant ont pourtant beaucoup insisté. Leurs deux garçons travaillent mal à Paris ; ce sont de vrais petits Auvergnats qui ont besoin du grand air pour vivre et qui aimeraient mieux monter dans les cheminées pour aller respirer sur les toits que d’étudier dans une classe. Les plaintes et les inquiétudes des parents m’ont donné l’idée de leur rendre service et de leur témoigner mon amitié. Comme leurs enfants passeront les vacances à Vaubuisson, j’ai offert d’être à cette époque leur précepteur pendant deux heures tous les jours, et de bien examiner leurs aptitudes afin d’indiquer la direction à leur donner. La reconnaissance de M. Diamant a été portée au dernier paroxysme quand je lui ai annoncé avec cela que, sur ma recommandation, Gédéon s’enrôlait dans sa clientèle. Il lui donnera de l’occupation ; car, depuis que mademoiselle Vallier est chez lui, il ne trouve plus rien d’assez élégant pour se rajeunir, et quinze fois par jour il maudit son tailleur allemand, qui lui inflige, à ce qu’il prétend, la tournure du docteur Faust avant son pacte avec le diable. Je la lui souhaiterais !

Nous avons pu enfin nous arracher aux effusions de nos braves amis pour aller attendre mademoiselle Vallier dans le bois tandis que la voiture de madame Irène s’éloignait dans la direction de Paris ; mais il parait que j’étais de trop dans ce que l’on avait à dire à l’ermite, car j’ai remarqué un certain embarras chez mademoiselle Vallier quand elle m’a vu avec lui, et je me suis hâté de les laisser ensemble. Au bout d’un quart d’heure, l’ermite m’a rejoint.

Elle consent ! m’a-t-il dit. Elle me confie sa fille pour un an. Oh ! ce n’a pas été facile ! Elle était furieuse de ne pas me trouver au rendez-vous, et elle a été fort rude et fort mauvaise avec mademoiselle Vallier ; mais la brave fille a tenu tête et l’a réduite à merci. Si je sais comment elle a fait !… N’importe, nous aurons plus de détails demain, Aldine m’écrira ; elle était pressée de rentrer et paraissait émue et fatiguée. Laissons-la respirer. Moi, je vais réfléchir à mon voyage, puisque c’est décidé !

Il m’a fallu lui démontrer que la première chose à faire était d’avoir de l’argent, vu que mademoiselle Jeanne ne gagnerait pas la Suisse à pied avec un sac sur les épaules. Il est tellement habitué à se passer de tout, que mon observation l’a troublé. Il lui répugne d’accepter la moindre avance de sa fille, et, pour se faire envoyer le revenu de Magneval, il faut qu’il signe une procuration et fasse connaître son nom ici. Le voyant fort tourmenté, j’ai été heureux de lui offrir cinq cents francs et de lui dire qu’il pouvait m’envoyer sa procuration de Lyon ou de Genève ; moyennant quoi, je le mettrais en règle pour l’avenir avec son régisseur. S’il faut aller pour cela en Champagne, j’irai, et même je désirerais que ce fût nécessaire. Un petit voyage pédestre ne me ferait pas de mal ; car, mon ermite parti, je vais singulièrement m’ennuyer dans ma solitude.