Monsieur Sylvestre/36

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Michel Lévy frères (p. 231-233).


XXXVI

DE PHILIPPE À PIERRE


Volvic, 6 juillet.

Mon cher enfant, je n’aime pas ce qui se passe autour de toi. Je n’aime plus mademoiselle Vallier du moment qu’elle est si positive ; mais je crains que tu ne la regrettes sérieusement, et je crains aussi qu’on ne te rende amoureux de Jeanne, mal amoureux, par dépit ou par caprice, et qu’entraîné dans quelque folle équivoque, tu ne te trouves forcé d’épouser la fille de la courtisane. C’est ce qu’il ne faudrait pas. Tu me parais très-bien pénétrer le plan de madame Rébecca ; mais le deviner n’est pas le déjouer. Moi, je ne crois pas du tout au grand caractère de cette Jeanne qui se débarrasse si brusquement et si facilement de sa mère, mais qui ne voudra peut-être pas se débarrasser d’un avenir de cent mille livres de rente pour plaire à son grand-père et à toi le jour où tu aurais fait la sottise (Dieu t’en garde !) de te compromettre auprès d’elle. Je sais bien qu’on peut faire ce qu’indique M. Gédéon, utiliser pour les pauvres les talents d’or de Laïs ; mais, je suppose que sa fille y consente, quel sera le lendemain d’un tel sacrifice ? Il faut une certaine vertu pour quitter ses habits roses et tout ce qui s’ensuit, quand on est une des beautés de Paris, nourrie dans le luxe et habituée à ne rien faire. Je te voudrais plus loin de la Tilleraie et plus près de moi.

Tu as beau faire et beau dire, mon ami Pierre, l’amour est le grand moteur de toutes les sottises humaines, et c’est tout simple : il est le grand prestige de la vie, le grand besoin, la grande aspiration de tout notre être. Pour le conquérir, on risque tout, et beaucoup sont blessés ou tués sur la brèche. Tu en as cherché trop long pour t’en défendre, et, comme un imprudent, tu as nié le danger. Le danger y est, va, et il est immense. Il ne faut point venir nous dire, à nous autres médecins qui voyons la science échouer devant le ravage intellectuel et physique des passions, que la passion pour la femme est une chose factice, née du mysticisme ou de la chevalerie, de la mode ou de la littérature. Ta ta ta ! En tout temps, il y a eu de violentes déterminations de l’instinct ou de la volonté pour tel ou tel objet, et la femme est le principal. Si l’on ramenait l’homme à l’état de nature en lui disant : « Assouvis tes sens, l’univers t’y convie, et ta liberté n’aura de limites que celles de ton énergie, » le premier animal de la création ne serait pas au-dessous des autres animaux ; il choisirait sa compagne, il la garderait avec jalousie, il veillerait sur elle et partagerait avec elle le soin de la famille. La civilisation n’a rien à voir là dedans. Vous pourrez poétiser ou matérialiser outre mesure cet entraînement, il sera toujours fatal, puisqu’il est naturel, c’est-à-dire qu’il est fatalement divin.

Mais choisissons bien. Plus nous sommes intelligents, plus nous devons savoir discerner et fonder l’association sur la base d’une véritable sympathie. L’ermite des Grez a raison : qui se trompe a tort de se tromper et n’a plus le droit de se plaindre. Il en est temps encore, mon cher raisonneur ! Raisonnez bien, et, à force de nier le prestige de la femme, n’allez pas le subir un beau jour dans ce qu’il a de fallacieux et de funeste !

Tu ne veux donc pas venir te retremper dans l’air de ma montagne ? Ah ! tu as bien tort ! Ma mère dit que tu es un ingrat, et, moi, j’enrage de ne pouvoir aller me planter à tes côtés comme l’Ulysse ou le Mentor de l’Escabeau ! Tu m’enverrais au diable ; mais je ne te laisserais pas coqueter à la Tilleraie autour de ces beaux oiseaux dont le vol n’est pas mesuré sur le tien.