Monsieur Sylvestre/40

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Michel Lévy frères (p. 273-276).



XL

DE M. PIERMONT À M. SYLVESTRE


Paris, 25 juillet.

Monsieur, j’ai appris par M. Diamant, qui est un homme très-estimable et très-dévoué à ma famille, que vous étiez un vrai philosophe, vivant d’une manière extraordinaire et pratiquant la plus étonnante sagesse. Mon âge et mes infirmités ne me permettent pas de me rendre auprès de vous, car il parait que vous demeurez sur une hauteur où aucune route carrossable ne mène, et je vous avoue que je ne puis m’élever aussi haut que vous au physique et au moral. D’ailleurs, on m’a dit que vous n’aimiez pas les visites, et je m’abstiens par discrétion ; mais je me permets de vous écrire pour vous demander un conseil et peut-être un service.

Vous êtes, à ce que l’on m’assure, l’ami pour lequel mon neveu Pierre Sorède a la plus grande estime, la plus grande confiance et le plus grand respect. C’est donc de lui que je veux vous parler.

Quand ses parents moururent, ils ne laissèrent aucune fortune ; mais un frère de sa mère, M. le vicomte de Pongrenet, qui était un vieux garçon économe et assez riche, vivait encore ; il était sous le joug d’une servante-maîtresse qui le grugea tant qu’elle put et se fit léguer son bien. Toutefois, M. le vicomte eut un repentir, et, peu de temps avant sa mort, il vint me confier une somme de cent mille francs qu’il me pria de faire valoir sous mon nom. La personne avec laquelle il vivait ignorait l’existence de cette somme, et M. le vicomte désirait que ladite somme, dont il ne faisait aucune mention dans son testament, fût par moi remise à son unique neveu, Pierre Sorède, capital et intérêts, lorsqu’il aurait atteint l’âge de vingt-cinq ans. La preuve de cette volonté est constatée dans un billet de trois lignes dont je joins copie à cette lettre, et dont Pierre, qui prétend ne rien recevoir de moi, pourra voir l’autographe entre mes mains. Je tiens donc à sa disposition le capital de cent cinquante mille francs qu’il pourra toucher dans trois mois, afin de se conformer, quant à l’âge de vingt-cinq ans révolus, à la volonté expresse du testateur.

J’ai gardé, conformément à cette volonté, le secret absolu sur le dépôt placé entre mes mains. M. le vicomte craignait sa gouvernante, il craignait sa propre faiblesse ; il en était réduit à tromper cette femme pour assurer au fils de sa sœur une faible portion de sa fortune. Après sa mort, j’ai cru devoir garder encore le secret pour échapper à toute réclamation inique de la part de cette créature. Elle est morte maintenant, et nous n’avons plus rien à craindre. J’aurais donc pu annoncer à Pierre, qui est venu me voir le mois dernier, les ressources qu’il possède et qui lui permettent de s’établir à sa guise ; mais j’ai craint quelque folie : on m’avait dit qu’il était fort épris d’une mademoiselle Vallier que j’ai voulu autrefois lui faire épouser, mais qui, étant aujourd’hui entièrement ruinée, ne lui convient plus. J’apprends par M. Diamant que cette demoiselle fait un très-beau mariage, et je sais, en outre, par madame Duport que mon neveu est en position de plaire à mademoiselle Jeanne de Magneval, qui serait un grand parti pour lui. Pierre a des sentiments de fierté que je ne blâme pas, il ne voudrait pas se présenter dans la misère à une héritière riche ; mais je pense qu’en se voyant dans une position qui, sans être brillante, est assez honorable, il n’aura plus de scrupule et pourra se livrer à une inclination que je suis loin de désapprouver.

Dans l’intérêt de l’avenir de mon neveu, je viens donc vous prier, monsieur, de l’informer de ce qui fait l’objet de cette lettre, à moins que vous n’y voyiez de l’inconvénient. Par exemple, si mademoiselle Vallier manquait son mariage avec M. Gédéon Nuñez, et que, se rejetant sur mon neveu, elle lui fit négliger l’espérance de plaire à mademoiselle de Magneval, vous penseriez certainement comme moi qu’il ne faut pas mettre le jeune homme à même de faire une sottise, et vous attendriez que le danger fût passé.

N’ayant pas l’avantage de posséder la confiance de M. Pierre, qui est un bon cœur à coup sûr, mais une tête bien légère et bien exaltée, je remets son sort entre vos mains, et vous prie, monsieur, d’excuser ma démarche, et de me croire votre très-humble serviteur.

Baptiste Piermont.