Monsieur Sylvestre/42

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Michel Lévy frères (p. 277-284).



XLII

DE PIERRE À PHILIPPE


L’Escabeau 1er août.

Mon cher ami, mon Philippe, figure-toi que je suis riche, très-riche, sept à huit mille francs de rente ; un roman, un don posthume du frère de ma mère. Je te conterai ça une autrefois. Je suis ivre ! C’est honteux, n’est-ce pas, pour un philosophe ?… C’est que tu ne me comprends pas, et comment me comprendrais-tu ? Il y a trois mois que je te trompe en me trompant moi-même. J’aime mademoiselle Vallier ! Ou je ne le savais pas, ou je ne voulais pas le savoir. Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne devais pas me l’avouer, c’est que je ne devais pas le dire, même à mon meilleur ami. L’amour, l’île enchantée, était inabordable ; je n’avais pas de navire ! À présent, j’ai au moins une barque ; et pourquoi ne lutterais-je pas contre la flotte de Gédéon ? — Car elle ne l’aime pas, je le sentais bien, et à présent je le sais, l’ermite me l’a dit. Il croit qu’elle n’aime personne ; je le crois aussi ; mais qui sait ? Je n’ai jamais cherché à gagner sa confiance, je ne lui ai jamais laissé soupçonner que j’étais ému auprès d’elle, et que loin d’elle je ne pensais qu’à elle ; n’est-ce pas mon droit de le lui dire à présent ? Si je ne lui apporte pas l’opulence, j’apporte du moins, non-seulement le courage et une certaine capacité, mais encore l’aisance modeste et la certitude du nécessaire. La misère, c’est bien plutôt la crainte du lendemain que la souffrance du présent. Dans le mariage, tout est lendemain, tout est prévision, et le bonheur d’être père est étouffé par l’appréhension de laisser des orphelins sans ressources. Pourquoi donc n’aurais-je pas une femme et des enfants, moi qui ne suis ni galant, ni libertin, ni coureur d’aventures, ni possédé de la vanité du vice ? J’ai un état, je suis un homme, un peu plus par mon humble talent que le premier venu, et sûr de ne pas être un lâche, un étourdi ou un sot. Il faudrait être aimable, je ne le suis pas, je ne l’ai jamais été. Je ne m’appartenais pas : j’étais méfiant, hautain, farouche, comme sont forcés de l’être ceux qui ne veulent ni tromper ni mendier ; mais qui sait si je ne suis pas un homme charmant ? Faut-il pour cela se prosterner devant la femme aimée ? faut-il l’écraser de louanges ? faut-il courir au-devant de ses moindres désirs ? Gédéon est charmant, et il n’est pas aimé ! Ce n’est donc pas comme lui qu’il faut être. Comment ? Je ne sais ; ce doit être affaire d’inspiration…

Mais, mon ami, conseille-moi ; que vais-je dire ? que vais-je faire ? Gédéon m’a confié sa cause, j’ai promis d’être son avocat, et il mérite plus que moi la reconnaissance, puisqu’il offre un sort mille fois plus heureux que mon humble médiocrité. Que pensera-t-il de moi quand je vais lui apprendre… car il faut que je le lui dise ou que je le trahisse, et trahir m’est impossible ? Il m’est impossible aussi de revoir mademoiselle Vallier sans changer de rôle et sans lui laisser voir que je déteste l’idée de son mariage avec un autre que moi. — Ne pas la revoir, m’éloigner, attendre qu’elle ait ôté toute espérance à Gédéon serait le plus sage ; mais si en mon absence elle allait se mettre à l’aimer ? Cette pensée me rend fou, et je ne me reconnais plus. Je suis même un peu honteux de moi, car je me sens dominé par l’ennemi que je bravais, et l’amour me révèle des agitations qui sont peut-être indignes d’un esprit sérieux. Me voilà inquiet, ombrageux, sans sommeil, sans repos, sans volonté, et tout à coup emporté par un vouloir âpre, aveugle et jaloux, prêt à mal agir plutôt que de renoncer à mon but, et capable de passer par-dessus des scrupules de conscience qui ne me paraissent rien aujourd’hui après m’avoir rendu héroïque jusqu’à présent. Ce que c’est que l’espérance ! C’est donc la tentation, c’est donc le mal ? J’ai ouvert mon cœur à mon vieux ami Sylvestre. Il est tout surpris, tout bouleversé. Il ne m’a pas dit un mot de blâme ; il m’a demandé le temps de la réflexion, deux ou trois jours ! J’ai promis, mais pourrai-je tenir ma promesse ? Comment ! la Tilleraie est à un quart d’heure de chemin. J’y vais tous les jours, et je n’irai pas aujourd’hui, ni demain ! Et pendant que j’attendrai ici follement le conseil d’un vieillard qui ne sait plus ce que c’est que l’amour, Gédéon arrachera peut-être à l’estime et à la reconnaissance une promesse qui ne pourra plus être révoquée !


Dix heures du soir.

J’ai voulu essayer mes forces et connaître l’état de mon cœur. J’ai été à la Tilleraie. Gédéon n’y était pas ; il a des affaires à Paris pour deux jours. Si je l’avais su, je n’aurais pas fait cette visite. J’y ai beaucoup souffert. Me trahir en son absence serait une perfidie apparente. Il faut qu’il ait mon secret avant qu’il m’échappe. Je me suis trouvé presque seul avec elle : une des sœurs était indisposée et gardait la chambre ; l’autre, sans méfiance, allait et venait, laissant à mademoiselle Vallier le soin de me tenir compagnie. Le médecin, mandé pour la malade, n’est resté qu’un instant au salon, mais cet instant a failli faire éclater la crise. Je t’ai parlé de ce brave homme, c’est celui qui a soigné Zoé. Il exerce la médecine et la chirurgie dans les campagnes environnantes. Il est fort attaché à mademoiselle Vallier, et, avec une rondeur naïve, un peu inconvenante sans le savoir, il lui a presque fait compliment de son mariage avec Gédéon, disant que c’était la nouvelle du pays. Elle lui a répondu que tout le pays s’occupait d’une chose dont elle n’avait jamais entendu parler.

Quand nous avons été seuls, je lui ai demandé pourquoi elle niait un fait qui me paraissait notoire. À quoi bon cette dissimulation avec un ami comme le docteur ? Et moi, n’étais-je pas aussi une espace d’ami, ou tout au moins un dévoué serviteur qu’elle devait savoir capable de garder un secret ?

— Vous voulez donc savoir la vérité ? C’est pour la dire à M. Nuñez, n’est-ce pas ?

— Je présume qu’il n’en est pas à l’apprendre.

— Mais il a dû vous dire où nous en sommes ?

— Il dit qu’il espère et qu’il craint.

— S’il espère,… je dois quitter sa maison.

— Il a donc tort d’espérer ?

— Je n’ai pas à répondre à cette question ; mais il m’avait promis de ne pas espérer avant d’y être autorisé par moi. S’il manque à sa parole, je ne suis pas obligée de tenir la mienne.

— C’est selon. Que lui avez-vous promis ?

— De réfléchir. S’il vous a dit autre chose, il n’a pas pris ma réponse au sérieux, et dès lors je dois m’en aller, pour ne pas me trouver engagée à mon insu.

Je me suis senti très-agité. Il est certain que Gédéon m’a laissé croire qu’il avait reçu des encouragements. Pourtant je n’avais pas encore le droit de le desservir en disant la vérité, et la sotte position que sa confiance m’a faite me force de mentir à mademoiselle Vallier. J’ai essayé d’éluder ma réponse. Elle a insisté.

— Je veux savoir si M. Nuñez compte que j’accepterai ses offres.

J’ai fait un effort terrible. J’ai répondu qu’il ne comptait sur rien, mais qu’un homme très-épris avait toujours, sinon le droit, du moins la liberté d’espérer.

— J’ai demandé conseil à M. Sylvestre, a repris mademoiselle Vallier. Il m’a dit de réfléchir, je réfléchis. M. Nuñez a accepté cette situation, qui doit durer un certain temps ; mais, s’il ne l’accepte pas au pied de la lettre, il est inutile qu’elle se prolonge. Je n’ai pas eu le temps de fixer mes idées, j’irai réfléchir ailleurs.

— Il vaudrait mieux vous presser un peu de lire en vous-même. Est-ce donc si difficile ?

— Est-ce de sa part que vous m’y engagez ?

— Non,… c’est de la mienne. Vous voyez qu’on parle de votre mariage : est-il bon de faire parler de soi ?

— Ah ! si Zoé était radicalement guérie !… J’ai fait bien des sacrifices à cette pauvre enfant. Le plus rigoureux est certes celui que je lui fais en ce moment ! Tenez, si je lui disais ce soir : « Faisons nos paquets et quittons cette belle maison ! » je ne répondrais pas d’une rechute pour demain matin, au lieu que, si je pouvais tarder encore quelques semaines, elle aurait tout à fait recouvré ses forces.

— Ainsi c’est pour Zoé, encore et toujours pour elle, que vous acceptez le malheur ? Hier, c’était la misère ; aujourd’hui, c’est l’obsession ; demain, peut-être, ce sera la calomnie !

— À coup sûr, ce n’est pas pour moi !

— Vous avez pour cette enfant une tendresse que j’admire. Pourtant ne craignez-vous pas qu’elle ne soit exagérée ?

— Je sais que le dévouement a certaines limites. On dit qu’une femme doit ne sacrifier sa réputation à personne. Eh bien, il y a des circonstances où à cela même il faut se résigner. Si vous aviez vécu ma vie, vous seriez aussi tendre et aussi faible que moi. J’ai eu, parmi beaucoup de chagrins profonds, la douleur de perdre mon frère, un enfant adorable de douceur et de sensibilité, le portrait vivant de ma pauvre mère. Ce n’est pas Dieu qui l’avait fait trop faible pour vivre, c’est l’injustice et l’emportement d’autrui qui l’ont brisé. Quand je l’ai vu sur son lit d’agonie, où il a langui plusieurs mois, j’ai senti vivement que la douceur et la tendresse eussent pu le ranimer encore ; mais on nous séparait, et cette tendresse qui fait des miracles lui a manqué. Quand j’ai vu Zoé dans une situation analogue, je me suis juré que celle-là ne périrait pas par manque de soins et d’affection. Tout le monde ne sait pas ce qu’il y a d’amer, ce qu’il y a d’horrible à voir mourir ceux que l’on croit avoir été capable de sauver. Pour moi qui le sais, que j’aie tort ou raison, que mes amis me condamnent ou m’approuvent, je n’hésiterai jamais entre mes devoirs envers moi-même et la vie de ceux qui n’ont que moi pour appui.

En parlant ainsi et en se rappelant son frère, elle avait la figure couverte de larmes qu’elle ne songeait ni à montrer ni à cacher.

J’ai eu envie de me jeter à ses pieds et de lui dire les choses les plus folles. Ce n’est pas la crainte d’être absurde qui m’a retenu, c’est celle de lui paraître lâche. On est venu nous interrompre. Je me suis retiré quelques instants après, et à présent je me dis que je n’aurais pas été lâche du tout. N’est-elle pas libre ? La cause de Gédéon n’est-elle pas perdue ? N’est-ce pas lui qui a été un peu lâche de me cacher la vérité et de me confier avec tant d’aplomb ses espérances, jusqu’à faire devant moi des projets, et de me parler de son bonheur au futur bien plus qu’au conditionnel ? Enfin n’ai-je pas été sa dupe, le confident d’un bonheur imaginaire, le gardien d’un château en Espagne ? Pourquoi laisser croire et laisser dire à tout son entourage et à tout le pays que son mariage est décidé ? C’est le mariage d’Arlequin qui était à moitié fait, par la raison qu’il voulait épouser Isabelle : il est vrai qu’Isabelle ne voulait pas épouser Arlequin…

Pauvre Gédéon ! je le raille et je l’accuse. Je n’ai pas encore ce droit-là. Il faudrait s’expliquer avec lui, voir si, devant un interrogatoire sérieux, auquel je n’ai pas encore eu le sang-froid et le courage de le soumettre, il persisterait à mêler la fatuité à ses illusions. Et puis il faudrait reprendre la parole que je lui ai donnée de le servir, et lui déclarer franchement, dussé-je l’irriter et l’avoir pour ennemi mortel, que, moi aussi, j’aime mademoiselle Vallier, et que je veux le lui dire. — Il faudrait ? il faut ! sans cela, je suis un fourbe à ses yeux. J’attendrai son retour, je ne reverrai pas Aldine malgré le sentiment que j’ai à présent de mon droit. Gédéon a été passablement léger avec moi dans cette affaire ; je ne veux pas l’être avec lui, je ne le serai pas.

Je suis dévoré d’impatience jusqu’à en souffrir. Qu’importe ! je vois bien que l’amour est une chose terrible ; il est pourtant le bonheur ! Un bonheur terrible ! voilà une définition étrange. Mais pourquoi veut-on que le bonheur soit calme ? Un si grand mot peut-il s’appliquer à un état négatif ? N’est-ce pas plutôt une exaspération de puissance vitale, et n’est-il pas bien bon de se sentir tout à coup, un beau matin, supérieur à soi-même ?

Qu’importe, d’ailleurs, que l’amour soit ou ne soit pas le bonheur ? Il est le but réel de l’homme, et, si le bonheur n’est qu’un but imaginaire, il est bien facile de s’en passer quand on a une réalité si palpitante et si enivrante à saisir !