Monsieur Sylvestre/45

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Michel Lévy frères (p. 286-309).



XLV

DE PIERRE À PHILIPPE


Paris, 5 août.

Je viens de t’envoyer un télégramme pour te rassurer. Il m’a fallu pour cela venir ici, car il n’y a pas de ligne télégraphique dans la paisible vallée de Vaubuisson. J’ai profité de cette course pour rendre visite à mon oncle. Il est sorti ; je t’écris de chez lui en l’attendant.

Tout ce que tu me disais est fort sage, mais trop sage pour moi. Tu oublies que je ne suis plus le stoïco-sceptique que tu connaissais hier ou avant-hier. Je suis un homme qui aime, qui veut, qui agit, qui existe. De la prudence à moi, allons donc ! Que penserait de moi celle à qui je prétends offrir ma vie, si je ne commençais pas par l’offrir pour elle à la vengeance d’un rival ? Et lui, d’ailleurs, s’il allait croire que j’agis dans l’ombre et avec circonspection par peur de sa colère ! Car il est furieux, ce pauvre Gédéon ; mais jusqu’ici il se contient, et il est possible qu’il s’en tienne là. Voici ce qui est arrivé.

Sache d’abord que je n’ai rien à me reprocher. Je n’ai pas revu mademoiselle Vallier depuis l’entretien que je t’ai raconté. Le lendemain, je me suis contenté d’envoyer à la Tilleraie un billet où je priais Gédéon, dès qu’il y serait de retour, de venir me trouver à l’Escabeau pour affaire pressante. Il y est accouru le jour suivant, c’est-à-dire hier.

— Mon ami, lui ai-je dit, je ne dois plus remettre les pieds chez vous. Je suis amoureux de la personne que vous voulez épouser.

Il est devenu pâle, et, s’efforçant de sourire :

— Que me dites-vous là ? Est-ce une plaisanterie ?

— C’est la chose la plus sérieuse que j’aie jamais éprouvée.

— Allons donc ! vous qui ne croyez pas à l’amour !

— J’y crois à présent, vous le savez bien.

— Ah ! oui, depuis que vous me voyez le traiter sérieusement ; mais, chez vous, ce n’est qu’une velléité, une rêverie !

— C’est tellement le contraire d’une rêverie, que je suis résolu à épouser mademoiselle Vallier, si elle m’agrée.

— Vous le lui avez offert ?

— Je ne lui ai pas même laissé soupçonner ma passion.

— Sa passion ! Est-il original ! Et depuis quand cette grande passion ?

— Depuis le premier jour où je l’ai vue.

— Alors, vous m’avez trompé quand vous m’avez dit…

— Je vous ai dit que je n’avais jamais songé à lui faire la cour. Je ne vous ai pas dit autre chose.

— Peut-on aimer avec passion sans songer à provoquer l’amour ?

— C’est un devoir quand on n’a que la misère à offrir.

— Vous êtes donc riche à présent ?

— J’ai de quoi vivre. Un héritage inattendu.

— Combien ?

— Cent cinquante mille francs.

— Peuh !

— Tout est relatif. Mademoiselle Vallier n’a que douze cents francs de rente.

— Elle sait que vous avez cette petite fortune ?

— Non.

— Vous êtes venu chez moi il y a deux jours. Vous le lui avez dit ?

— Non.

— Mais vous avez chargé l’ermite de le lui dire ?

— Je le lui ai défendu.

— Alors, vous ne lui avez fait aucune déclaration ?

— Écoutez, mon cher Gédéon. Du moment que, vous sachant absent, je ne suis pas retourné chez vous, et du moment que je vous fais venir ici pour vous dire mes sentiments et mes intentions, à vous le premier, sans détour, sans hésitation et sans ménagement, vous devez comprendre que je vous ai gardé fidèlement ma parole jusqu’à ce jour. En douter serait me faire injure, et j’espère que vous n’en doutez pas.

— C’est juste. Je n’ai rien à vous reprocher quant au passé ; mais, quant au présent, vous pensez bien que je ne vais pas vous autoriser…

— Permettez ! Je ne vous demande aucune espèce d’autorisation.

— Vous comptez venir me couper l’herbe sous le pied ? Voilà qui est fort !

— Si vous êtes un homme sage et solide, vous direz vous-même mes intentions à mademoiselle Vallier.

— Par exemple ! moi, je ferais la cour pour vous ?

— Vous ne feriez que me rendre la pareille.

— Mais vous renonciez, et je ne renonce pas !

— Raison de plus. Priez-la de décider entre nous deux. Si elle ne veut, comme je le crains, ni de vous ni de moi, restons ses amis et ne montrons aucun dépit ridicule. Si elle vous choisit, je me retirerai sans murmurer, et je ne vous en aimerai pas moins. Si c’est moi qu’elle accepte, trouvez son choix légitime, et ne me prenez pas en haine. Tout ce que nous ferons, vous et moi, en dehors de ce programme sera misérable et absurde.

— C’est très-bien raisonné ; mais je ne suis pas si fort que cela. Mademoiselle Vallier est engagée envers moi ; elle m’a promis d’attendre trois mois avant de se prononcer : jusque-là, personne n’a le droit de l’influencer en sens contraire, et je vous interdis ce droit-là.

— Je n’accepte pas l’interdiction. Mademoiselle Vallier ne s’est pas engagée à ne réfléchir que sur votre proposition.

— C’était sous-entendu.

— Matière à procès ! Je plaide contre vous.

— Alors, c’est la guerre ?

— Si vous le voulez, mais une guerre loyale où je ne compte pas, moi, vous desservir personnellement. Grâce à la droiture de ma conduite et de mes instincts, je n’ai rien à changer à la manière dont je lui ai jusqu’à présent parlé de vous, et le bien que je compte toujours lui en dire est même nécessaire à la justice et à la dignité de ma cause.

— Ainsi vous êtes un héros de candeur et de générosité ?

— Pourquoi pas ? Cela me semble facile.

— Qui m’eût dit que vous deviendriez un don Quichotte ?

— J’ai toujours aimé don Quichotte, et je ne serais pas humilié d’arriver à lui ressembler.

— Moi, je préfère le bon sens de Sancho, et je n’accepte pas le duel avec les moulins à vent. Je ne ferai pas votre déclaration.

— Je la ferai moi-même.

— Où ? comment ?

— Du moment que vous ne vous en chargez pas, je n’ai plus de comptes à vous rendre.

— C’est très-bien ; mais je vous avertis que je plaiderai fort et ferme contre vous.

— Vous ferez ressortir la médiocrité de ma fortune, car je vous défie de dire du mal de mon caractère.

— Si j’en savais, je le dirais. J’avoue que je n’en sais pas et que je ne suis pas homme à vous calomnier ; mais je pourrai bien lui dire que vous êtes fou.

— En quoi suis-je fou ?

— Que diable ! ce changement de face, cette affectation de froideur, et tout à coup ce roman de chevalerie, cette demande que vous me faites sérieusement de me sacrifier à vous ou d’entrer dans la lice avec vous comme un paladin, tout cela est d’un cerveau fêlé, mon cher ami, et je ne me gênerai pas pour en rire !

— Vous voulez me piquer, vous ne réussirez pas. Dites tout cela à mademoiselle Yallier. Si elle est romanesque, comme vous le lui avez quelquefois reproché devant moi, vous aurez servi mes intérêts.

— C’est pourtant vrai. Eh bien, je combattrai les tendances romanesques. Au lieu de parler respectueusement et généreusement de la pauvreté, je lui prouverai qu’elle est une preuve d’infériorité morale.

— Vous avez, je le vois, plus d’une théorie au service du moment ; mais je vous le pardonne, vous êtes jaloux, et vous ne savez pas bien ce que vous dites.

— C’est possible ; mais, si vous n’êtes pas jaloux aussi, c’est que vous n’aimez pas.

— J’ai été très-jaloux de vous. Je le suis depuis le jour où mademoiselle Vallier est entrée chez vous. Cela ne m’a pas rendu injuste, car, tout pauvre que j’étais, je lui ai toujours parlé de la richesse comme d’une puissance réelle bien placée entre vos mains, et je ne changerai pas de thème. Il y a quelques jours, vous ne vouliez pas être aimé pour votre richesse ; moi, je ne veux pas l’être pour ma pauvreté relative.

— Tout cela est superbe et sans réplique ; mais je déclare que vous êtes un faux ami, un égoïste et un ingrat !

— Ces mots-là sont fort blessants ; mais, en voyant que vous avez l’intention de m’irriter, je me garderai de la colère. Voyons, soyez aussi calme que je veux l’être. Démontrez-moi tranquillement mon égoïsme et mon ingratitude. Si vous me les prouvez, je me reconnaîtrai coupable. M’avez-vous rendu de tels services, que je vous doive le sacrifice de ma vie entière ? Vous m’avez offert une hospitalité et des secours que j’ai obstinément refusés.

— Eh ! qui vous parle de cela ? Vous les eussiez acceptés, que je n’aurais pas la platitude de vous les reprocher. Ce que je vous reprocherais bien plutôt, ce serait de les avoir refusés avec une prudence qui cachait une arrière-pensée.

— Cela n’est pas possible ; faites un effort de mémoire : quand je les ai refusés, vous ne connaissiez pas mademoiselle Vallier.

— Je la connaissais, je l’avais vue, j’étais épris d’elle depuis un an.

— Alors, c’est vous qui m’avez trompé.

— Vous me faites des reproches, vous !

— Pourquoi pas ? Ils sont sans amertume et font partie de ma justification. Vous me traitez d’ingrat…

— Oui, je vous traite d’ingrat. Quand on a accepté l’amitié et les confidences d’un homme de bonne foi, on ne cherche pas à le supplanter ; on se préserve de la tentation, on s’observe, on ne se permet pas d’improviser en soi-même un caprice qui peut le désespérer ; on le lui sacrifie, on ne dit rien et on s’éloigne. L’amitié est un contrat, et, quand on l’a signé avec sa conscience, on ne le déchire pas à la première bouffée de convoitise qui vous passe par la tête, surtout quand on se pose en Amadis et en Grandisson !

— Mon cher Nuñez, vous exagérez les liens de notre amitié. Elle n’était pas intime avant notre rencontre dans ce pays-ci, et cela date de quelques semaines. Vous m’avez fait toutes les avances, c’est fort aimable ; mais j’y ai très-discrètement répondu. Vous m’avez confié votre amour le plus tard possible, et quand vous ne le cachiez plus à personne, quand je savais vos intentions formelles par M. Sylvestre, à qui vous n’aviez pas recommandé le secret, et tout cela après m’avoir trompé, je le répète, car, en voulant m’employer pour décider mademoiselle Vallier à se charger de l’éducation de vos enfants, vous m’avez presque juré que vous n’aviez jamais vu sa figure. Ceci n’est pas d’une franchise chevaleresque, et, si je pardonne à votre amour des contradictions et des dissimulations qui ne sont pas de grands crimes, vous pouvez bien pardonner au mien une résolution et une sincérité qui ne sont pas des actes de vertu farouche et insupportable.

— Vous avez plus d’arguments que moi, mon cher ; vous en avez fait provision d’avance, et vous me battrez aisément en paroles. Reste à savoir si vous serez aussi éloquent par correspondance avec mademoiselle Vallier, car j’imagine que vous ne viendrez pas dans ma maison faire la guerre contre moi.

— Je vous ai dit, dès que vous êtes entré ici, que je ne pouvais pas retourner chez vous. Inutile de me le défendre.

— Ainsi nous n’avons plus rien à nous dire ? Vous ne voulez pas renoncer ?…

— Non.

— Et vous avez de l’espérance ?

— Non.

— Mais vous agirez comme si vous en aviez ?

— Oui. Et vous, vous ne voulez pas admettre que j’en aie le droit ?

— Non, certes.

— Et vous allez me haïr ?

— Je vous en réponds.

— Comment comptez-vous manifester votre haine ?

— Vous le verrez quand elle se manifestera. Adieu ! Et, jetant les portes avec violence, il est remonté dans sa voiture, a fouetté son cheval avec fureur, prenant à travers bois par un chemin impossible qui mène à l’Ermitage.

J’ai laissé passer deux heures et j’ai été trouver M. Sylvestre. Je l’ai rencontré en chemin.

— J’allais chez vous, me dit-il. Je viens d’avoir une vive discussion avec M. Nuñez. Il a cassé sa voiture et abîmé son cheval pour venir chez moi, et il s’en retourne à pied par le haut. Redescendons pour ne pas le rencontrer. Il n’a pas sa tête ; s’il doit vous chercher querelle, que ce soit du moins de parti pris et après avoir dormi sur sa colère.

— Vous n’avez pas réussi à le calmer ?

— Comment pouvez-vous croire que cela eût été possible ?

— Blâmez-vous la manière dont j’ai agi ?

— J’aurais agi comme vous. Il m’eût été insupportable de dissimuler seulement une heure ; mais je suis une mauvaise tête, moi, et je regrette que mon cher papa ne soit pas plus sage que moi.

— Qu’eût-il donc fallu faire pour être sage ?

— Ce que vous conseillait votre ami Philippe : faire une absence, écrire de loin, et me charger de vos intérêts.

— Mais je compte bien vous en charger ; je ne me permettrai pas d’écrire des billets doux.

— Oh ! pour le moment, il faut laisser mademoiselle Vallier tranquille, ne pas l’exposer à des explications désagréables, et attendre l’explosion ou l’apaisement de l’orage.

— Mais l’orage est en moi aussi, mon cher fils ! Je crains qu’elle ne se décide en faveur de mon rival.

— Il faut donc que je vous rassure et que je vous montre une lettre de mademoiselle Vallier qui la peint tout entière et que je viens de montrer à M. Nuñez pour le calmer aussi. La chère enfant n’aime sans doute ni vous ni lui ; mais…

On sonne, c’est mon oncle qui rentre ; je mets cette lettre dans ma poche. Je la finirai ce soir à l’Escabeau.


L’Escabeau, onze heures du soir.

Oh ! j’ai bien des choses à te raconter ; je t’ai quitté comme on sonnait à la porte de l’appartement de mon oncle. Pendant que je pliais ma lettre pour l’emporter, j’ai entendu deux voix et j’ai reconnu celle de Gédéon ; j’étais entré pour écrire dans le cabinet contigu au salon. Le domestique qui m’avait introduit était apparemment sorti, et apparemment la gouvernante ne me savait pas là. Mon oncle et Gédéon sont entrés au salon sans se douter de ma présence. Une porte entr’ouverte nous séparait. J’ai entendu prononcer mon nom. Je suis resté assis devant le bureau. J’étais curieux de savoir ce que Gédéon venait dire de moi à mon oncle. Il parlait très-haut comme un homme très-animé. Il racontait de point en point ce qui s’était passé entre nous, et, voyant que mon oncle blâmait beaucoup mon projet de mariage avec mademoiselle Vallier, il l’engageait à s’y opposer.

— Comment faire ? disait mon oncle. Il est majeur, et je ne suis pas son père.

— Menacez-le de le déshériter.

— Vous ne le connaissez pas. Il s’en moque bien, de mon héritage ! surtout à présent que ce coquin d’ermite lui a parlé du legs de son oncle maternel.

— Retenez ce legs.

— Je n’en ai pas le droit.

— On peut toujours soulever un empêchement, une difficulté. Dites-lui que votre banquier a emporté l’argent, que vous n’en étiez pas responsable, que vous êtes ruiné aussi.

— Je ne peux pas voler mon neveu, et je n’ai jamais volé personne.

— Mais c’est une feinte que je vous indique pour le sauver d’une folie. Dans trois mois, il ne pensera plus à mademoiselle Vallier, peut-être sera-t-elle ma femme, je l’espère. Alors, vous lui direz la vérité, et il ne vous saura peut-être pas mauvais gré de ce que vous aurez fait pour son bien.

— Il est trop tard. Et puis je ne suis pas menteur. J’ai parlé trop tôt. J’ai fait une sottise, tant pis !

— Eh bien, prenez-le par les sentiments, demandez-lui un service, envoyez-le à l’étranger pour une affaire fictive. Je vous fournirai les moyens de donner à cela une apparence de vérité.

— Cela est une idée, quoiqu’il m’en coûte de mentir, je vous le répète.

— Ne désirez-vous pas qu’il épouse mademoiselle de Magneval ?

— Sans doute ! Cent mille livres de rente !

— Eh bien, elle est de retour d’un petit voyage ; elle doit être chez moi ce soir. On pourrait inventer un incident, amener une rencontre romanesque. Elle a du dépit contre lui, elle voudra lui plaire. Elle est ravissante, il ne résistera pas. Espérez tout de l’avenir, si vous réussissez pendant trois mois à faire croire à Pierre qu’il est ruiné.

— Mais enfin, vous avez donc bien peur qu’il ne plaise à mademoiselle Vallier ?

— Eh bien, oui, j’en ai peur ! Je suis jaloux ; il y a des moments où je crois voir qu’elle est éprise de lui. Que voulez-vous ! j’ai quarante ans, il en a vingt-cinq, il est joli garçon, il écrit bien, il vient d’avoir un succès littéraire. Et puis la gloire d’avoir converti à l’amour un homme qui se vantait de n’y pas croire ! Les femmes sont si vaines ! Enfin j’ai peur. Aidez-moi, et je vous réponds qu’il épousera Jeanne.

— Eh bien, je vais lui écrire de venir me voir. Indiquez-moi le prétexte pour l’éloigner.

— Ce n’est pas difficile. Je viens dernièrement d’envoyer Louis Duport en Allemagne pour y gagner de l’argent. Envoyez Pierre auprès de lui sous prétexte que Duport peut vous faire rentrer une créance importante. J’avertirai celui-ci, il saura jouer son rôle. Quand il en sera temps, je lui ferai tenir une somme que Pierre vous rapportera et qui sera censée vôtre. Pendant qu’il sera en Allemagne, madame Duport ira y rejoindre son mari avec Jeanne. Essayons, ne nous laissons pas battre sans combattre. Voyons, vous êtes un homme de volonté, et je suis là pour vous seconder.

Mon oncle a promis, et Gédéon est sorti plein d’espoir et d’activité après lui avoir remis des notes au moyen desquelles mon pauvre oncle devait me mystifier ; mais je l’ai affranchi de ce triste soin en me montrant, en lui disant que j’avais tout entendu, et en lui faisant avouer que Gédéon lui faisait jouer un vilain jeu. Il s’est fâché d’abord ; j’ai réussi à le calmer en le prenant par l’amour-propre ; j’ai été plus adroit, plus patient, plus gentil, comme il dit, que je n’ai encore su l’être avec lui. L’amour assouplit le cœur et l’esprit apparemment, car j’ai trouvé des paroles persuasives. Mon oncle s’est laissé gagner. Il n’aime pas les gens plus riches que lui, et il ne m’a pas été difficile de le dégoûter de son alliance improvisée avec Gédéon. Enfin, s’il ne consent pas encore à m’approuver, il est résolu du moins à ne pas seconder mon adversaire.

Ah ! mon ami, depuis cette lettre de mademoiselle Vallier que l’ermite m’a fait lire, je suis rempli du feu sacré de l’espérance. Elle a une répugnance invincible pour la position que Gédéon lui offre, et elle n’éprouve aucun attrait pour sa personne. Et pourtant elle aime ! elle aime sans objet, elle rêve l’inconnu, elle aspire aux joies de la famille. On sent que son cœur parle et déborde, et ce qu’elle dit là-dessus est si beau, si bon, si chaste et si vrai ! Je l’adore, je veux qu’elle le sache. Je persuaderai bien à M. Sylvestre de l’attirer chez lui pour que je lui parle ; après quoi, si elle veut que, pour lui donner le temps de se dégager et de quitter tranquillement la Tilleraie, je m’éloigne pendant trois mois, j’obéirai. Si elle dit seulement peut-être ! je partirai heureux, confiant, plein d’énergie et de soumission. M. Sylvestre m’approuve, tout en me grondant de ma précipitation. Ah ! l’excellent homme ! on voit bien qu’il a aimé, lui ! Il comprend si bien la douce fièvre qui m’agite ! Il semble heureux de me voir revenir à ce qu’il appelle l’état normal de la jeunesse : il dit que, dès le premier jour de ma rencontre avec mademoiselle Vallier chez lui, il a pressenti que, malgré tous les obstacles, nous nous aimerions, car il croit qu’elle m’aimera, il le désire, il y travaillera de toute son âme. Il dit tout cela pour me calmer, pour me faire prendre patience, il croit que c’est le moyen.


Trois heures du matin.

C’est la journée et la nuit aux aventures. Pendant que je t’écrivais, avec la fenêtre ouverte, un cheval est passé au galop sur l’étroit chemin qui rase ma pauvre maison. À son allure déréglée, j’ai senti le cheval sans cavalier, et, devinant un accident, j’ai descendu l’escalier extérieur. J’ai regardé, j’ai écouté ; il m’avait semblé entendre un faible cri, la voix d’une femme. J’ai cru distinguer un corps étendu en travers du chemin à quelque distance. J’y ai couru. Ce n’était qu’un manteau dont le cheval échappé s’était débarrassé. J’ai continué à marcher. J’ai vu bientôt une personne assise sur un gros arbre équarri au bord de la route. Il faisait sombre, et l’endroit est fort ombragé ; je ne distinguais pas si c’était un homme ou une femme. J’ai demandé qui était là, et si l’on avait été démonté.

— Oui, aidez-moi ; mon cheval m’a emportée et jetée à terre.

C’était la voix de Jeanne.

— Êtes-vous blessée ?

— Non… Je ne sais pas, je suis étourdie, j’ai été effrayée… Aidez-moi à rejoindre madame Duport et M. Nunez, qui doivent être bien inquiets de moi.

— Pouvez-vous marcher ?

— Je ne sais pas, j’essayerai.

— Et où sont-ils ?

— Ils doivent être fort près d’ici, ils couraient après moi.

Je prêtai l’oreille ; rien ne troublait le silence de la nuit, sinon le clapotement d’une source voisine et le chant d’une rainette. Il était bien étonnant que les compagnons de promenade de mademoiselle Jeanne se fussent laissé devancer à ce point en la voyant en danger. Je lui demandai s’ils étaient montés sur des ânes ; je me rappelais ce que Gédéon avait dit à mon oncle du projet d’une rencontre imprévue, d’une surprise romanesque. Jeanne s’était levée, je ne pouvais voir si c’était avec effort. Sans la prévenir, j’enflammai vivement une allumette et je la regardai attentivement pendant la demi-minute que dura ce faible luminaire. Elle me sembla très-pale, mais elle ne paraissait avoir aucun mal ; sa robe ne portait aucune trace de chute ; sa chevelure n’était pas dérangée sous son petit chapeau, dont le voile n’était pas déchiré et dont l’aigrette de plume n’était pas brisée ; sa cravache ne s’était pas échappée de sa main.

— Mademoiselle Jeanne, lui dis-je, lorsque l’allumette fut finie, vous n’êtes pas tombée, et ceux qui vous accompagnaient ne sont pas inquiets de vous ; vous les avez avertis de ce que vous alliez faire ; vous êtes descendue de cheval ici, vous avez donné à votre monture un coup de cravache qui l’a fait partir au galop et s’en retourner gaiement à son écurie ; vous avez compté que je donnerais dans le piège, que je m’attendrirais sur l’accident, que je vous porterais chez moi ou que je vous reconduirais à votre gîte, enfin que je serais assez simple pour vous compromettre ; après quoi, en homme d’honneur, je serais dans la délicieuse nécessité de vous offrir mon cœur et mon nom. Eh bien, vous n’avez pas fait cela de vous-même, car vous ne m’aimez pas ; si vous m’aimiez, vous m’estimeriez un peu et vous ne me jugeriez pas capable de vous aimer par surprise, comme on aime la première venue. Vous avez été trompée ; on vous a dit que j’étais amoureux de vous, que ma fierté se refusait à vous implorer, et que, si vous faisiez naître un accident favorable, je succomberais à l’émotion pour tomber à vos pieds. Or, comme vous vous ennuyez de votre position, dont j’apprécie les difficultés et dont je plains les tristesses, vous avez consenti à jouer cette comédie de mauvais goût qui vous répugne et que vous n’avez pas seulement su mettre en scène.

Jeanne s’était rassise, j’entendais les sanglots briser sa poitrine. Était-ce une feinte ? Elle pouvait pleurer de colère. Je distinguais dans l’ombre son mouchoir blanc collé contre sa figure ; je le touchai sans qu’elle vit approcher ma main, il était parfaitement sec. Elle sentit mon mouvement et se retira en arrière avec indignation.

— Ne craignez rien, lui dis-je, je cherche vos larmes et je ne les trouve pas ; tant mieux pour vous ! On dit que les femmes pleurent à volonté, et vous êtes trop franche et trop fière pour aller jusque-là.

— Écoutez ! dit-elle, ne me jugez pas sur les apparences. Il y a du vrai dans ce que vous avez dit ; mais vous ne savez pas ce que je pense. Si je me suis prêtée à une comédie dont vous n’avez pas été dupe, mes motifs ne sont pas ceux que vous supposez. Il est certain que je ne vous aime pas ; mais on a voulu me faire croire que vous m’aimiez, et pendant quelques jours je l’ai cru. Mon grand-père, M. Nuñez, mademoiselle Vallier, madame Duport, tous ceux qui m’entouraient s’efforçaient de nous engouer l’un de l’autre. Il me semblait voir que vous n’aviez pour moi que de l’antipathie ; je le disais, on me répondait que vous étiez furieux de m’aimer et que vous m’aimiez d’autant plus. Cela m’a peut-être rendue un peu indécise, un peu coquette, un peu curieuse ; vous pouvez bien me le pardonner, on me faisait perdre la tête ; je sentais qu’on me poussait peut-être à jouer un rôle ridicule et déplacé : j’avais des moments de lucidité, par conséquent de colère. Enfin tout à coup j’ai cru voir que vous aimiez mademoiselle Vallier, je le lui ai dit : elle l’a nié : je lui ai reproché de me tromper, nous nous sommes fâchées. J’ai quitté la Tilleraie très-mécontente de tout le monde et de moi un peu ; j’y reviens aujourd’hui ; et, ce soir, après de grands conciliabules entre madame Duport et M. Nuñez, on me propose l’équipée que je viens de faire, en me promettant qu’on ne me perdra pas de vue…

— Permettez, lui dis-je en l’interrompant ; est-on là auprès de nous ? entend-on ce que vous me dites ?

— Je n’en sais rien, mais peu importe, je suis résolue à tout braver, je veux savoir la vérité. C’est pour cela que je me suis prêtée à leur fantaisie : j’ai cru deviner que M. Nuñez était affreusement jaloux de vous et qu’il voulait me compromettre pour vous engager avec moi. Je me suis dit : « Il est temps de voir clair dans une intrigue où je sers de jouet à ceux qui se disent mes meilleurs amis. Je verrai M. Sorède, je lui parlerai sans qu’on ose m’interrompre, je lui demanderai une franchise entière. » Parlez donc ; aimez-vous mademoiselle Vallier ?

— Je n’ai pas à répondre à une question que je ne vous ai pas donné le droit de me faire.

— Vous craignez d’être entendu ?

— Non, dis-je en élevant la voix ; je n’ai pas de secret pour Gédéon Nuñez !

— Mais pour madame Duport ?

— Gédéon peut disposer de mes confidences.

— Vous lui avez confié votre amour pour Aldine, à lui ?

— Eh bien… oui, mademoiselle !

— Alors, vous me le confiez, à moi aussi ?

— Oui, puisque vous me dites que cela est nécessaire pour faire cesser un quiproquo ridicule.

— Aldine sait que vous l’aimez ?

— Non, elle ne s’en doute seulement pas.

— Vous me le jurez ?

— Sur l’honneur.

— Alors, elle ne m’a pas trompée. J’ai été injuste envers elle. Je vais lui en demander pardon.

— Vous ferez bien.

— Voulez-vous que je lui dise que vous l’aimez ?

— J’y consens de tout mon cœur !

— Ah !… Vraiment ?

Jeanne, qui s’était rassise, resta un moment sans rien dire ; puis elle se leva, et, avec une énergie de sincérité dans la voix :

— Tous êtes un brave et honnête garçon ! Aldine est ma véritable amie. Elle se sacrifiait pour moi, car je suis sûre qu’elle vous aime. Eh bien, je lui dirai tout ce que nous venons de nous dire.

— On vous en empêchera.

— M’empêcher, moi, de faire ce que je veux ? J’en défie l’univers ! Oh ! j’ai une volonté, allez ! On ne me connaît pas. Je ne me connaissais pas moi-même avant ces derniers événements, qui m’ont prouvé que ma destinée dépendait de mon énergie. Elle est terrible, ma destinée ; mais je serai aussi terrible qu’elle. Ne me croyez pas mauvaise pour cela. J’ai rompu en apparence avec ma mère, mais nous nous écrivons et nous nous entendons très-bien : dès que je serai mariée, je saurai l’imposer à ma nouvelle famille et triompher de toutes les circonstances. Je connais mon pouvoir à présent ! J’ai essayé mes forces depuis quinze jours que l’on me promène dans le beau monde. J’ai été affreusement coquette, et je n’aurais qu’à choisir un mari parmi les jeunes fous à qui j’ai fait perdre la tête : mais je veux une très-grande fortune et un homme raisonnable. Vous voyez que je n’étais pas aussi éprise de vous qu’on a sans doute essayé de vous le faire croire.

— Je ne l’ai jamais cru.

— Quand vous l’auriez cru un peu, qu’importe ? Vous me connaissez maintenant ; je suis ambitieuse, je dois l’être. Si je ne l’étais pas, si je n’avais pas la volonté et la force de combattre le malheur de ma naissance, je serais forcée d’être courtisane ou religieuse. Je ne serai ni l’une ni l’autre. Je serai riche et considérée, coquette et vertueuse. On croit que c’est difficile. Je sais à présent que c’est très-aisé ; il ne s’agit que de renoncer à l’amour et de ne pas tomber dans le roman. On a voulu m’y jeter, je m’insurge ; mais tout cela ne m’empêche pas d’être bonne, et je veux être grande. Tenez, donnez-moi la main, monsieur Sorède : à partir de ce jour, vous avez en moi une sincère amie. C’est moi qui vous marierai avec mademoiselle Vallier, je vous en donne ma parole, et, si M. Gédéon vous cause quelque ennui, c’est moi qui vous vengerai.

— Comment cela ?

— En devenant sa femme.

— Vous ?

— C’est une résolution que j’ai prise ce matin en consentant à la farce de ce soir.

— Mais, pauvre enfant, vous ne l’aimez pas !

— Non ; mais, en le voyant si agité par sa passion pour Aldine, je me suis dit que ce n’était pas à elle, mais à moi, d’inspirer cette passion-là.

— Vous ne craignez pas qu’il ne vous entende ?

— Non ; regardez ce gros saule là-bas, tout au bas de la prairie !

— Eh bien, il est caché là ?

— Oui, avec cette mauvaise pièce de Rébecca, qui a voulu me jouer et qui me le payera tôt ou tard. Nous nous adorons en attendant.

— Dois-je vous reconduire auprès d’eux ?

— Non. Restez là, suivez-moi des yeux. Dans l’ombre qui couvre ce chemin désert, on n’a pu vous voir. Je dirai que je ne vous ai pas vu.

— On ne vous croira pas.

— Pourquoi donc ? Mon cheval emporté pouvait passer devant votre maison, je pouvais gémir, frapper même à votre porte. Vous dormiez profondément, ou vous n’étiez pas chez vous.

— Mais si l’on me demande ?…

— Vous mentirez. Aimez-vous mieux me compromettre ?

— Je mentirai.

— Que pensez-vous de moi ?

— Beaucoup de mal et beaucoup de bien.

— Vous ne m’épouseriez pour rien au monde, n’est-ce pas ?

— Pour rien au monde.

— Mais vous pouvez être mon ami ?

— Oui, si vous écoutez quelquefois un bon conseil.

— Nous verrons. Adieu !

Elle rassembla vivement les plis de son amazone, franchit lestement un petit fossé qui nous séparait de la prairie, coupa en droite ligne dans l’herbe humide, et se perdit dans la brume qui montait de la rivière. En regardant bien, je vis, au bout d’un quart d’heure, trois ombres sortir de derrière le saule, qui était à l’état d’ombre lui-même, et, pour n’être pas rencontré, si l’on venait du côté où j’étais, je rentrai chez moi sans m’écarter du couvert des grands cerisiers qui bordent mon chemin.

Ma lampe, que j’avais laissée dans un courant d’air en sortant à la hâte, était depuis longtemps éteinte. J’observai de ma fenêtre la marche des trois ombres encore visibles sur le fond clair des prés blanchis par la rosée du soir. Je distinguai sur la route de Vaubuisson quelque chose qui ressemblait à des chevaux, et le groupe s’éloigna dans la direction de la Tilleraie par le bas du vallon.

J’allais refermer ma fenêtre pour me coucher, il était près de minuit, quand, j’entendis tout près de ma maisonnette des pas légers et rapides qui faisaient crier faiblement le sable. Une divination soudaine, surnaturelle, un violent battement de cœur, une sorte de révélation magnétique qui tient du prodige, me firent descendre précipitamment et m’écrier comme dans un rêve :

— Est-ce vous, mademoiselle Vallier ?

— Oui, c’est moi, répondit-elle tout essoufflée. Le cheval que montait ce soir Jeanne à la promenade vient de rentrer seul à la Tilleraie. Je suis sortie avec les domestiques, ils m’ont devancée, ils ont dû entrer dans le bois par ici. Vous n’avez rien vu, rien entendu ?

— Je sais qu’il n’est rien arrivé de fâcheux. Mademoiselle Jeanne avait mis pied à terre quand son cheval s’est échappé.

— Ah ! Dieu merci ! dit mademoiselle Vallier en se laissant tomber sur les marches de son ancien escalier. J’étouffe !

— Laissez-moi vous aller chercher un verre d’eau.

— Je ne pourrais pas le boire. Laissez-moi reprendre haleine.

Elle resta quelques instants sans pouvoir rien dire, et moi sans trouver un mot. J’étais seul avec elle, dans la nuit, au seuil de ma demeure. C’était le moment de lui parler. Quand le retrouverai-je, ce bienheureux moment ? Je l’ai laissé perdre… Un ravissement inexprimable, un respect craintif, ont enchaîné ma langue. Je rêvais tout éveillé. Je me croyais à ses genoux, je m’imaginais lui parler. Un flot d’expressions éloquentes comme la passion vraie bouillonnait dans ma poitrine, mes lèvres étaient muettes. Qu’a-t-elle dû penser de moi ? Tout ce que j’ai pu faire, c’est de lui tendre la main quand, brisée encore par sa course, elle s’est relevée pour partir. Elle s’est aperçue que je tremblais. Elle n’a pas compris pourquoi.

— Vous me trompez, s’est-elle écriée, il est arrivé un malheur !

J’ai dû jurer que non pour la rassurer. Elle ne se doute donc pas que je l’aime à en mourir…

Quelqu’un venait vers nous. À sa taille, j’ai reconnu le groom de Gédéon. Nous l’avons interrogé. C’est lui qui accompagnait son maître à la promenade.

— Je m’en retourne à pied par le plus court, nous a-t-il dit, parce que le cheval de la demoiselle s’est sauvé. Elle a pris celui de monsieur, et monsieur a pris le mien. La demoiselle ne se tient guère, assise de côté, sur une selle d’homme ; ils sont forcés de rentrer au pas. Voilà tout. Personne n’est tombé.

— Je rentrerai avec vous, lui a dit mademoiselle Vallier.

Et elle m’a quitté.

Je n’ai pas offert de la suivre. Et à peine avait-elle disparu, que j’ai couru après elle. Pourquoi ne lui aurais-je pas offert mon bras ? Les promeneurs rentraient au pas, j’avais tout le temps de la reconduire sans risquer de les rencontrer. La présence du groom eût ôté à mon offre toute idée compromettante ; mais ce groom était peut-être dans la confidence du tour que l’on devait me jouer. Peut-être était-il chargé de passer par l’Escabeau pour savoir si j’y étais. Peut-être racontera-t-il ma courte rencontre avec mademoiselle Vallier. Je ne veux pas qu’on l’interroge, elle ; je ne veux pas qu’à cause de moi on lui fasse sentir les piqûres d’un sot et injuste dépit. Non, non, ce n’est pas par surprise et à la dérobée que je veux goûter le bonheur de la voir et de l’entendre ! Elle viendra à l’Ermitage. M. Sylvestre consentira bien à l’y appeler, et, devant notre ami commun, devant notre père adoptif, je lui dirai que je l’aime comme un fou, comme un enfant, comme un frère, comme un esclave… — Bonsoir, mon bon Philippe ; je t’aime davantage depuis trois jours. Il me semble que je ne t’avais pas encore aimé comme tu mérites de l’être.