Monsieur Sylvestre/57

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Michel Lévy frères (p. 332-336).



LVII

DE M. SYLVESTRE À PHILIPPE


Les Grez, 4 janvier 1865.

J’ai reçu avec gratitude, mon cher enfant, les vœux de nouvel an que vous avez chargé nos amis de m’exprimer de votre part. J’y veux répondre moi-même, vous serrer cordialement les mains, et vous parler de ceux que nous aimons.

Oui, on se soumettra à vos prescriptions, on n’a le droit de rien vous refuser, on vous doit la vie. On ne se mariera pas avant le printemps. La santé s’améliore de jour en jour ; mais l’hiver retarde en effet le retour complet des forces, et il y a encore à combattre cette petite fièvre nerveuse qui reparaît de temps en temps. Ce que vous prescrivez au corps, je l’aurais volontiers prescrit à l’âme. Savoir attendre le bonheur, c’est s’en rendre digne. L’apprentissage du respect envers la femme est la vertu de l’amant ; c’est la dot morale de l’époux.

Vous terminez votre lettre par un mot auquel j’éprouve le besoin de répondre : J’espère que l’ermite te convertira complètement au spiritualisme.

Mon cher enfant, l’ermite n’est pas un convertisseur. Je soutiens mon opinion quand on veut que je cause ; mais la plupart du temps j’aime mieux la fortifier et l’éclairer en moi-même en écoutant celle des autres. Je suis un vieux rêveur très-patient, vous savez pourquoi. Je dis toujours de la vérité, comme du bonheur : « Cela est en nous et hors de nous, — et cela est surtout au delà de nous. »

Je compte tant sur la lumière à venir, que les ombres du présent ne me découragent jamais. Je crois fermement à ma doctrine ; mais aucune doctrine ne m’irrite, quand ce n’est pas une des doctrines de mort du passé. J’ignore si notre ami Pierre deviendra un croyant comme nous et comme Aldine. C’est beaucoup pour lui que de ne plus être aussi affirmatif dans la négation et de pouvoir dire avec attendrissement : Qui sait ? C’est un esprit amoureux de sincérité, et la droiture de son cœur est si grande, que, chez lui, le doute est un scrupule d’honnête homme, et jamais une vanité d’impuissant. Cette disposition intellectuelle m’a inquiété, quand elle menaçait de réagir sur son appréciation des personnes et des choses. Poussé trop loin, le scepticisme rend méfiant. C’est là un malheur et une maladie. L’amour l’en a préservé, le cœur est guéri : il saura être heureux. La femme adorablement bonne qui se charge de sa vie ne le laissera pas retomber dans l’effroi de vivre ; mais, si les circonstances nous modifient, elles ne nous transforment pas d’un jour à l’autre, et j’aurais une pauvre opinion d’un homme qui passerait du doute à l’enthousiasme, comme on voit certains cerveaux affaiblis et détériorés se jeter tout à coup dans le mysticisme pour échapper à l’impuissance ou à la folie. Non, la saine philosophie, la sainte vérité ne fait pas de miracles, et ces conversions-là ne seraient pas dignes d’elle. Il n’y a pas dans le passé de refuge contre l’implacable appel de l’avenir, et, quelque forme que prenne l’éternelle doctrine du spiritualisme, jamais elle n’aura le droit de s’imposer à la conscience humaine comme un coup d’État à une société lassée de désordre, ou comme une révélation fantastique à un malade exténué d’insomnie. Il faut que l’homme valide cherche lui-même sa raison de croire ou de nier, et l’influence des autres hommes doit se borner à provoquer ses réflexions. La foi surprise n’est pas la foi. Il faut laisser aux capucins et aux prédicateurs à la mode ces conquêtes d’ignorants ou de femmelettes, vrais tours de gobelets où la pauvre raison escamotée n’est guère plus précieuse que la noix muscade des jongleurs.

Il est fort possible que notre ami ne croie jamais d’une manière absolue et complète à ce que nous croyons. Eh bien, ne vous en affectez pas, mon cher enfant, et ne vous imaginez pas qu’il vaudra moins que nous. Ces esprits rigides qui ne veulent guère céder à l’espérance, et que le sentiment ne subjugue jamais entièrement, ont une valeur intrinsèque égale à celle des esprits ouverts à l’idéal. L’homme n’est que trop porté à l’illusion. Il est bon que ceux qui ont des forces pour s’en défendre nous retiennent sur une pente dangereuse. Quant à moi qui rêve l’accord futur de la raison et de la poésie, je suis content qu’il y ait aujourd’hui de solides et d’ardents représentants de ces deux forces intellectuelles de l’humanité, et je dirais volontiers sans rien perdre de ma religion : « Place aux athées ! » Ne sont-ils pas comme nous tournés vers l’avenir ? Ne combattent-ils pas comme nous les ténèbres de la superstition ? Et faut-il qu’au lieu de terrasser l’ennemi commun, nous perdions le temps et dépensions l’énergie à nous exclure les uns les autres du champ de bataille ?

Non, mon enfant, il ne le faut pas. Les sceptiques et les athées sont nos frères ; ils apportent des matériaux pour le nouveau temple. Ne dites pas que la négation ne crée rien. Elle crée la notion de la liberté de conscience, qui est la base sans laquelle on ne construira jamais rien. Pour moi qui ai longtemps obéi, comme vous, à une ferveur d’apôtre, à mesure que j’avance vers la tombe, j’éprouve le besoin de tendre la main à tous ceux qui marchent. Je ne me détourne que de ceux qui reviennent sur leurs pas et qui se replongent dans l’horrible nuit du moyen âge par crainte de la lumière. Plus j’approche de la mort, plus je sens que ces morts sont fous et qu’il s’ensevelissent dans la peur et le mensonge. Eh quoi ! ils prétendent aller à Dieu en maudissant la vie ! ils croient mériter la vie éternelle en niant la vie de l’humanité ! Ils arrachent leurs ailes pour mieux voler ! Ils damnent les autres et croient faire de Dieu leur complice !

Ô enfer, risible et monstrueux idéal des âges de barbarie, n’est-il pas temps que chacun de nous, idéaliste ou non, te jette la pelletée de terre qui doit murer ta porte infâme et ensevelir ta cité dolente dans l’oubli ? Jeunesse, jeunesse, viens vite, aide-nous ! Plutôt que de croire à la méchanceté de Dieu, nie son existence. Cela nous inquiète peu qu’on la nie, elle se manifestera toujours. Elle se manifestera en toi-même, que tu la sentes ou que tu ne la sentes pas. Ton audace et ton énergie la prouveront malgré toi. Si l’on en pouvait douter, c’est si tu doutais de toi, c’est si tu te lassais de protester, c’est si tu te faisais vieille avec les vieilles idées, morte avec les doctrines de mort.

Voilà ce que je crierais à notre ami Pierre, si je le voyais passer avec indifférence à travers les luttes du présent et céder au besoin de repos qui a brisé tant d’âmes au temps où nous vivons. Je lui dirais alors : « Redeviens incrédule plutôt que de te faire égoïste ; Dieu n’aime pas les enfants lâches. »

Palaiseau, 12 mai 1865.

FIN