Montcalm et Lévis/03

La bibliothèque libre.
Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 60-93).

TROISIÈME ACTE


La scène se passe au Château Saint-Louis, dans le bureau du Gouverneur.




Scène I


MONTCALM et LÉVIS

Au lever du rideau un domestique fait entrer Montcalm et Lévis, et place deux candélabres sur la corniche.

MONTCALM AU DOMESTIQUE

Ne dérangez pas M. le Gouverneur. Nous arrivons avant l’heure.

LE DOMESTIQUE

M. le gouverneur est sorti ; mais il va bientôt rentrer. (Il sort).

LÉVIS

Ainsi la mission de Bougainville n’a pas réussi ?

MONTCALM

Hélas ! non. Elle lui a réussi personnellement, puisqu’il a été fait colonel et chevalier de Saint Louis ; et plusieurs de nous ont reçu des promotions et des titres.

Mais c’est la colonie qui demandait des secours, et c’est elle qui ne reçoit rien.

Sais-tu quelles recrues on envoie à nos troupes pour remplir les vides que la guerre a faits ? Trois cents hommes.

LÉVIS

C’est incroyable.

MONTCALM

Ah ! mon cher Lévis, si la Providence ne fait pas un miracle pour la sauver, cette colonie est perdue.

LÉVIS

Il faut chasser ces noirs pressentiments, général, et ne pas perdre courage.

MONTCALM

Oh ! ce n’est pas mon courage qui faiblit, c’est mon espérance ; et c’est l’avenir de cette colonie qui me paraît désespéré. Mais tu me connais assez pour savoir que malgré tout, je lutterai avec toi jusqu’à la fin.

LÉVIS

Je le sais. Et quand nous aurons tout fait pour sauver ce pays, nous rentrerons en France, et la patrie récompensera nos services.

MONTCALM

Peut-être, si elle en vient à comprendre toute l’étendue de nos sacrifices et tout le mérite de nos travaux et de nos combats. Mais qui sait si nous survivrons aux injustices du sort et à celles des gouvernants.

LÉVIS

Voyons, mon général, vous qui savez par cœur vos classiques grecs, n’oubliez pas qu’Ulysse a revu sa chère Itarque.

MONTCALM

Oui, mais c’est vous qui êtes Ulysse, mon cher Lévis. Et si j’en crois mes pressentiments, moi, je suis le malheureux Achille ou le plus malheureux Hector qui moururent tous deux sous les murs de Troie.

LÉVIS

Je comprends votre tristesse, mon cher ami ; car je sais que Bougainville vous a rapporté la nouvelle qu’une de vos filles est morte.

MONTCALM

Hélas ! Et Bougainville n’a pu me dire laquelle de mes filles je ne reverrai jamais. Peut-être mourrai-je moi-même sans l’avoir appris.

LÉVIS

Évidemment ce grand chagrin domestique assombrit encore vos inquiétudes patriotiques.

MONTCALM

C’est vrai. Je suis hanté par le pressentiment que la Nouvel le-France va mourir, et que je vais mourir avec elle.

Ah ! mon cher Lévis, qui me rendra mon beau Candiac, et les êtres aimés qu’il renferme ! Quelque chose me dit que je ne les reverrai jamais. Tu connais le dicton populaire de chez nous : La guerre est le tombeau des Montcalm. J’aurai le sort des ancêtres.

LÉVIS

Chassez, je vous prie, ces idées noires. Les pressentiments ne sont que des mirages ; et les mirages ne sont pas des réalités.

MONTCALM

Non, mais ils sont quelquefois les reflets de réalités plus ou moins éloignées.

La vue du majestueux Saint-Laurent ne peut pas me faire oublier le Vistre. Ce n’est qu’un ruisseau, le Vistre, mais Candiac y mire ses tourrelles ; il coule à travers mes prairies, et ce sont mes enfants qui jouent sur ses bords. Le Vistre m’est aussi cher que l’étaient aux Troyens le Simoïs et le Scamandre.

LÉVIS

Pauvre ami ! Je comprends votre chagrin ; et si j’avais quitté là-bas une femme et des enfants je me sentirais sans doute aussi malheureux que vous. Mais je suis célibataire…

MONTCALM

Et tes amours sont ici, cachottier ?

Je croyais avoir quelque, droit à tes confidences, mais tu ne m’as rien dit encore de ton amour pour Giselle de Lanaudière.

LÉVIS

Je ne vous en ai pas parlé, parce que ce n’est pas un secret. Mes rapports avec elle sont publics, et je ne cache pas les sentiments qu’elle m’inspire.

MONTCALM

Oui, mais il y a sentiments et sentiments. Si ton amour pour elle est vraiment sérieux, comme je crois qu’il doit l’être, avec une personne de son mérite, tu dois songer au dénouement qu’il peut avoir.

LÉVIS

Oui, j’y pense souvent. Mlle  de Lanaudière a pris sur mon cœur un empire que je ne vous cache pas. Mais un mariage est-il possible entre nous ? Voilà la question.

Il y a tant de péripéties dans notre carrière.

Quand finira cette longue guerre ? Quelle en sera l’issue ? Nous n’en savons rien.

MONTCALM

Tu sais bien, n’est-ce pas, que là-bas, au pays natal, ceux qui s’intéressent à ton sort, et qui te sont chers, font pour toi des projets de mariage.

LÉVIS

Oui, je le sais trop, et cela complique encore la situation ; mais j’aime assez mademoiselle de Lanaudière pour la préférer à toute autre. La difficulté n’est pas là.

MONTCALM

Où donc est-elle ?

LÉVIS

Je vais vous le dire. Le dénouement de notre idylle dépendra des péripéties de la guerre. Si nous sommes vainqueurs et si la NouvelleFrance reste française : je consentirais volontiers à servir mon roi en Amérique. Et alors je pourrais épouser Giselle et fonder un foyer dans ce beau pays qui serait encore la France.

Mais si nous sommes vaincus, et si le Canada devient une colonie anglaise, évidemment je ne pourrai pas y rester. Mon épée appartient à la France, et je ne voudrais pas vivre sous le drapeau d’Albion.

MONTCALM

Mais dans ce cas, mademoiselle de Lanaudière ne consentirait-elle pas à te suivre en France ?

LÉVIS

C’est là qu’est la difficulté. Giselle est canadienne, et très fortement attachée à son pays. C’est le berceau de sa famille ; c’est le tombeau de ses pères. Elle aime Québec, comme vous aimez Candiac. Elle chérit le Saint-Laurent comme vous chérissez le Vistre. Je crains qu’elle ne veuille pas quitter son pays.

MONTCALM

J’admire de pareils sentiments et je les comprends. N’est-il pas curieux que le sort de vos amours, mon cher Lévis, dépende ainsi du sort de la colonie ?

LÉVIS

C’est d’autant plus curieux qu’aux yeux de Mlle  de Lanaudière je représente la vieille France, et qu’elle est pour moi la personnification de la Nouvelle.

MONTCALM

De sorte que la séparation des deux Frances entraînera la vôtre…




Scène II


Les mêmes, VAUDREUIL, BOUGAINVILLE et BOURLAMAQUE
VAUDREUIL saluant

Veuillez m’excuser, Messieurs, de m’être fait attendre.

MONTCALM

C’est, à nous de vous faire des excuses ; nous sommes venus trop tôt.

VAUDREUIL

J’imagine que vous avez déjà vu Bougainville ?

MONTCALM

Je l’ai vu un instant ce matin.

VAUDREUIL

C’est pour qu’il nous rende compte de sa mission que j’ai voulu vous réunir aujourd’hui.

J’ai invité également l’Intendant ; mais il organise ce soir une grande réception ; et il ne pourra venir que plus tard. Maintenant, mon cher Bougainville, vous avez la parole. Asseyons-nous, Messieurs.

BOUGAINVILLE

Je pourrais commencer mon rapport, comme le messager de Malborough. — Aux nouvelles que j’apporte vos beaux yeux vont pleurer. Car la partie principale de notre mission a déplorablement échoué.

On nous a fait un accueil très sympathique et même enthousiaste. On nous a parlé beaucoup des exploits de notre général, et surtout de Carillon ; et l’on ne voulait voir en nous que des messagers de victoires.

Il parait que la guerre est moins heureuse en Europe, et que les armes françaises n’y sont pas souvent couronnées de lauriers.

C’était donc une grande joie à la Cour de savoir qu’au Canada la gloire suit encore le char de la France et qu’on y fait encore des exploits comme au temps des Turenne et des Condé.

J’ai confirmé ces bonnes nouvelles qu’ils avaient déjà reçues, et j’ai fait l’éloge de nos troupes. Mais j’ai dit aux ministres de Sa Majesté : cela ne peut pas durer toujours. Plus nos efforts sont grands et glorieux et plus nos forces s’épuisent. Il faudrait remplacer les morts, et fournir aux vivants des munitions et des vivres.

Décimés dans trente batailles, nous n’avons pas retrouvé dans la victoire les forces perdues ; et ce n’est pas la gloire qui peut nous nourrir. Les ennemis sont plus nombreux et plus forts que jamais. Ils ont des vaisseaux de guerre, et nous n’avons pas de marine. Dès le mois de mai prochain, ils entreront dans le fleuve Saint-Laurent comme chez eux. Québec tombera fatalement en leur pouvoir si des secours puissants en hommes, en munit ions, et en vivres ne nous sont pas envoyés.

— Quelles forces voulez-vous donc, m’a dit M. Berryer, le ministre de la marine.

— Dix mille hommes, (ai-je répondu) et de quoi les nourrir.

— Dix mille hommes ! y songez-vous ? a repris M. Berryer.

— C’est ce qu’il faudrait pour sauver la Nouvelle-France, et nous serions encore bien inférieurs en nombre à nos ennemis.

— Alors, dit le ministre il faut la sacrifier. Quand le feu est à la maison, on ne s’occupe pas des écuries !

BOURLAMAQUE

Honte ! honte !

BOUGAINVILLE

Savez-vous ce que j’ai répondu ?

VAUDREUIL

Dites-le nous.

BOUGAINVILLE

J’ai répondu : M. le ministre, on ne dira pas au moins que vous parlez en cheval.

VAUDREUIL ET LES AUTRES

Très bien ! Très bien !

LÉVIS

Et il ne vous a rien répliqué ?

BOUGAINVILLE

Non, mais il m’a tourné le dos, tandis que les autres ministres se regardaient en riant.

J’ai terminé en leur disant : Messieurs, retenez bien ceci : Le Canada perdu, c’est l’Anglais maître des mers, et de la moitié des continents.

Après quelques jours de conférences inutiles, on m’a nommé colonel, on m’a donné des décorations, des récompenses pour l’armée, et d’autres hochets.

MONTCALM

Pas de soldats ?

BOUGAINVILLE

Trois cents recrues ! Et c’est tout, avec une lettre du maréchal de Belle-Isle pour le lieutenant général de Montcalm.

VAUDREUIL

C’est l’abandon !

MONTCALM

Hélas ! La France est une semeuse, et ici, comme ailleurs, les Anglais seront les moissonneurs. Et nous les moissonnés !

VAUDREUIL

Avez-vous donc perdu toute espérance, général ?

MONTCALM

Non, je veux espérer jusqu’à la fin, comme vous ; mais vous avouerez que nos espérances n’ont guère de fondement.

VAUDREUIL

Hélas ! la mère-patrie ne connaît pas sa fille ; mais moi, je la connais, et je sais quel grand avenir l’attend, si elle peut être sauvée.

MONTCALM Vous êtes canadien, gouverneur, et vous croyez peut-être que vous aimez ce pays plus que moi. C’est une erreur. J’y suis d’autant plus attaché qu’il est baigné du sang de mes soldats, et qu’il en sera inondé, si cette guerre terrible continue. Sans doute, vos sentiments à son égard sont les mêmes que les miens.

VAUDREUIL

Oui, certes.

MONTCALM

Eh ! bien, gouverneur, il faut de toute nécessité sauver ce pays.

VAUDREUIL

Avez-vous des doutes sur mon dévouement ?

MONTCALM

Non, gouverneur, mais voulez-vous me permettre de vous parler franchement ?

VAUDREUIL

Parlez.

MONTCALM

Vous affirmez souvent la suprématie de votre autorité, et vous m’en faites quelques fois sentir le poids…

VAUDREUIL

L’autorité que j’exerce à votre égard me vient du pouvoir suprême, et je ne crois pas en abuser.

C’est plutôt vous qui voudriez me réduire à un personnage représentatif, portant l’effigie du roi, mais sans action dans le gouvernement de ce pays. Or, je prétends être autre chose qu’un royal mannequin. Je reconnais que vous êtes l’épée, mais je prétends tenir le sceptre, c’est-à-dire le pouvoir souverain en ce pays.

MONTCALM

C’est une de vos illusions, en même temps qu’une erreur du régime auquel nous sommes soumis. — Mais si vous avez le sceptre servez-vous-en à l’égard de ceux qui dilapident cette malheureuse colonie. Affirmez votre pouvoir en face de l’intendant, et mettez fin au brigandage dont nous sommes tous les témoins et les victimes.

Bigot et ses complices font des fortunes scandaleuses, non seulement en pillant le trésor public, mais en dépouillant les colons, en les rançonnant, en leur extorquant le produit de leur travail, et en leur vendant à cent, cent cinquante pour cent les marchandises dont ils ont besoin.

Jusques à quand laisserez-vous faire un pareil commerce ?

VAUDREUIL

Il y a déjà longtemps que je l’ai dénoncé au gouvernement de Sa Majesté. Ce n’est pas ma faute à moi si le ministre fait la sourde oreille, ou si des influences mystérieuses rendent mes dénonciations inutiles.

MONTCALM

Eh ! bien, si vous n’avez pas d’autorité à Versailles, faites valoir ici celle que vous prétendez tenir du roi. Si vous avez le sceptre, frappez-en les coupables, et je mettrai à votre service le poids de mon épée.

VAUDREUIL

Je le voudrais, mais il y a malheureusement un étrange conflit entre les pouvoirs dont je suis revêtu et ceux qui sont conférés à ce personnage extraordinaire qu’est l’Intendant. Les termes de sa Commission sont tellement larges et ses attributions tellement étendues, qu’il croit être un État dans l’État.

J’ai déjà tenté de lui reprocher son administration ; mais il m’a répondu qu’il n’a pas de compte à me rendre.

MONTCALM

C’est une raison de plus qui me fait désespérer de la situation. La philosophie de l’histoire nous enseigne que la ruine d’une nation a généralement trois causes qui sont toujours les mêmes : Un conflit extérieur, des conflits intérieurs, et la corruption des mœurs. Or, les trois causes existent dans cette colonie.

La guerre extérieure est terrible et acharnée. Elle a pris les proportions d’un duel à mort.

L’autorité intérieure est divisée de façon à la rendre impuissante dans les conflits qui surgissent entre les chefs, et entre les deux races.

Et enfin la soif des plaisirs engendre la corruption des mœurs, et la dilapidation du trésor public.

Les Verrès et les Marius étaient des honnêtes gens comparés à Bigot et à ses amis. Quand à l’heure où il leur faut lutter pour l’existence, les nations se livrent aux plaisirs et à la corruption, et sont en même temps déchirées par des querelles intestines, c’est qu’elles sont condamnées à mourir.

Ne consultons pas les entrailles des victimes, comme les Grecs et les Romains, consultons nos propres entrailles ; interrogeons nos cœurs et ils nous diront qu’en face de l’ennemi il ne faut plus avoir qu’un cœur et qu’une âme avec l’énergie du patriotisme et de la foi. — Mais pouvons-nous attendre de pareils sentiments de la part des pillards et des jouisseurs…

Un domestique entre.




Scène III

LE DOMESTIQUE

M. l’Intendant demande à voir M. le gouverneur.

Tous, excepté M. de Montcalm, se lèvent pour prendre congé, et serrent la main au gouverneur mais celui-ci montre à M. de Montcalm la chambre voisine et lui dit :

Je vous prie d’assister à mon entrevue avec l’Intendant ; je vais laisser la porte ouverte.

LE DOMESTIQUE au gouverneur

Madame est au salon, et demande M. de Lévis.

M. de Lévis salue le gouverneur et le domestique va l’annoncer au salon. Il revient au gouverneur, qui lui dit :

Faites entrer M. l’Intendant.

Montcalm se retire dans la chambre voisine.




Scène IV

BIGOT

M. le gouverneur, vous m’avez mandé ?

VAUDREUIL

Oui, M. l’Intendant. J’ai des choses à vous dire qui doivent rester entre nous, et que j’ai trop tardé à vous communiquer.

BIGOT

Votre ton solennel, gouverneur, me donne à penser que vous avez reçu des lettres du roi, qui est mon supérieur, comme il est le vôtre.

VAUDREUIL

Non, je n’ai rien reçu de France ; mais je crois avoir le droit de vous parler, et même de vous blâmer, sans en avoir reçu l’autorisation spéciale de Sa Majesté.

BIGOT

C’est une question.

VAUDREUIL

Comment, une question ?

BIGOT

Mais oui. Je tiens du roi mes pouvoirs et mes attributions, et c’est à Sa Majesté que j’en dois rendre compte.

VAUDREUIL

Vous le prenez de haut.

BIGOT

De la hauteur du poste que j’occupe. Vous avez vos attributions, et j’ai les miennes. Dans l’exercice de mes pouvoirs, je ne reconnais pas d’autre autorité que celle du roi.

VAUDREUIL

Mais vous paraissez oublier qu’en Canada, c’est moi qui représente le roi.

BIGOT

Je ne l’oublie pas, et, je ne vous ai jamais refusé les honneurs qui sont dus à votre caractère représentatif. Mais vous paraissez oublier que je suis seul chargé de l’administration des finances et de la marine ; et que l’administration de la justice est de mon ressort.

VAUDREUIL

Et vous croyez que vous n’avez aucun compte à rendre de votre administration ?

BIGOT

Aucun.

VAUDREUIL

C’est inouï. Et vous croyez que le roi vous a confié toute l’administration de la colonie, sans aucune responsabilité vis-à-vis de celui qui le représente ?

BIGOT

Mais oui.

VAUDREUIL

Écoutez, Bigot, vous connaissez le résultat de la mission de Bougainville.

BIGOT

Oui, et je n’en suis pas étonné. La France a besoin de toutes ses troupes en Europe pour la guerre qu’elle y soutient ; et elle ne peut plus venir à notre secours.

VAUDREUIL

Il faut tout de même lutter jusqu’à la fin.

BIGOT

Comme vous voudrez, mais c’est une folie.

VAUDREUIL

Ce sont les ordres donnés par le ministre à M. de Montcalm.

BIGOT

Je le sais, mais c’est une folie tout de même.

VAUDREUIL

En tout cas, c’est une folie héroïque, et si vous, M. l’Intendant, vous consentiez à sacrifier votre fortune, comme Montcalm veut sacrifier la sienne, cette folie héroïque sauverait peut-être encore la colonie.

BIGOT

Que voulez-vous dire ?

VAUDREUIL

Tout le monde sait que vous avez des magasins remplis d’approvisionnements et d’armes. Or, l’argent c’est le nerf de la guerre. Avec de l’argent, on pourrait recruter des miliciens et les armer. Votre superflu suffirait pour organiser un nouveau corps de milice qui serait d’un grand secours à M. de Montcalm.

BIGOT

Et qui se chargera de me rembourser ?

VAUDREUIL

Ce n’est pas une affaire que je vous propose, c’est une belle œuvre patriotique.

BIGOT

Et vous avez pensé que je serais assez naïf et assez bête…

VAUDREUIL

Oh ! non. Je sais très bien que vous n’êtes ni naïf ni bête. Mais j’ai pensé qu’il restait peut-être encore en vous assez d’honnêteté pour comprendre que l’œuvre proposée serait pour vous un mode louable de rembourser les sommes énormes que vous devez au gouvernement de Sa Majesté.

BIGOT

Et c’est avec ces phrases doucereuses que vous osez m’accuser de concussion.

M. le gouverneur, vous êtes plus bigot que moi — mais sous le régime du roi Voltaire, vos bigoteries ne passeront pas pour des vertus.

VAUDREUIL

Voilà des injures que je ne tolérerai pas.

BIGOT

Vous me traitez comme un voleur, et je vous fais l’honneur de vous donner mon nom. Ce n’est pas moi qui suis l’insulteur.

Nous ne comprenons pas la vie de la même façon, voilà tout. Moi, je la comprends, comme on la comprend à Versailles. Je ne crois pas mal faire en imitant mon roi.

Nous ne sommes pas obligés de faire pénitence pour les péchés de la Cour. Si le régime des anachorètes vous plaît, je vous engage à y soumettre aussi votre frère Rigaud, qui nous a présenté pour l’année 1756 des certificats de dépenses au montant de 500, 000 livres.

Quant à moi, je ne m’y soumettrai jamais.

C’est déjà assez pénible de vivre ici loin de la civilisation et de son pays. Je prétends m’accorder toutes les compensations possibles et me payer largement de tous mes travaux et de tous les sacrifices que je m’impose.

VAUDREUIL

Eh ! bien, M. Bigot, si vous ne voulez pas rembourser volontairement, vous rembourserez de force. Je vais vous faire arrêter comme concussionnaires, vous et vos complices, et vous livrer à la justice du roi.

BIGOT

Non, gouverneur, vous ne ferez pas cela. Car vous savez très bien que vous n’en avez pas le pouvoir, et que mes défenseurs à la Cour seront plus puissants que les vôtres.

N’oubliez pas d’ailleurs que c’est moi que le roi a placé à la tête de la justice, et non pas vous ; que la police est sous mes ordres ; que je préside le conseil Supérieur, et que j’ai droit de juger toutes les matières tant civiles que criminelles.

En renversant les rôles, et en assumant une autorité qui n’appartient qu’à moi, vous commettriez un abus de pouvoir qui vous conduirait à la Bastille.

Nous nous sommes dit, je crois, tout ce que nous avions à nous dire, et je prends congé en vous dispensant des civilités d’usage. (Bigot sort)




Scène V

Montcalm, qui de la chambre voisine avait tout entendu, entre. Vaudreuil, affaisé dans son fauteuil, lui fait signe de s’asseoir, sans parler… Puis il semble se remettre, et dit :

Vous voyez la situation, général, elle est grave.

MONTCALM

Très grave.

VAUDREUIL

Et sans issue.

MONTCALM

Sans issue légale. — Mais aux grands maux les grands remèdes.

VAUDREUIL

Il n’y a pas de remède. Il est malheureusement trop vrai que l’Intendant est le chef de la Justice et de la police, et qu’aux termes de nos commissions respectives il a pratiquement plus de pouvoirs que moi.

Mors, que reste-t-il à faire ?

MONTCALM

C’est un cas non prévu. On ne pouvait pas prévoir ce qui est arrivé — que le plus grand criminel de la colonie serait le chef suprême de la Justice. Mais en face de l’imprévu, il y a toujours la loi naturelle. Et cette loi naturelle nous donne le droit de nous défendre, et nous impose le devoir de sauver la patrie. Vous commandez la marine et je commande l’armée. Avec ces deux forces nous sommes tous deux les maîtres de la situation, et nous aurons facilement raison de la police, et de l’Intendant, et de ses complices. En un simple coup de main, nous aurons fait Bigot et ses complices prisonniers et nous les aurons placés sous bonne garde à bord d’un navire qui les conduira en France.

Là, un commissaire que nous choisirons et que nous munirons de toutes les preuves contre ces brigands, les livrera à la justice du roi.

VAUDREUIL

C’est jouer gros jeu.

MONTCALM

Évidemment. Dans toutes les batailles on joue gros jeu. Mais ce n’est pas une raison pour reculer devant cet ennemi intérieur qui nous conduit à la ruine, et( qui vient de vous provoquer insolemment.

VAUDREUIL

Tout de même, c’est une dangereuse initiative. Et comme Bigot l’a dit, c’est un abus de pouvoir.

MONTCALM

C’est un coup d’autorité.

VAUDREUIL

Contre la loi.

MONTCALM

Contre la légalité. Mais il est un droit supérieur qui n’est pas écrit dans la constitution, et qui justifie les illégalités quand elles sont nécessaires au salut public.

VAUDREUIL

Si je vous comprends bien, c’est moi qui devrais agir, et signer l’ordre d’arrestation.

MONTCALM

Évidemment : c’est vous qui êtes gouverneur, le représentant du roi. Et c’est à ce titre que je vous crois revêtu de ce droit supérieur non écrit que je viens d’invoquer.

Mais sur mon honneur, je vous soutiendrai de mon épée, et je vous défendrai, ici, et à Versailles.

VAUDREUIL

C’est une dictature que vous proposez ?

MONTCALM

Soit, le mot ne m’effraie pas. Songez-y. Quand la nuit descend sur un peuple, ce sont les éclairs de l’épée qui doivent dissiper l’ombre.

VAUDREUIL

Ce sont de brillantes paroles ; mais moi je suis l’esclave de la loi.

MONTCALM

Alors, nous sommes perdus.

VAUDREUIL

Oh ! non, tout n’est pas désespéré.

Tous deux sortent. — la scène reste vide.




Scène VI


MADAME DE VAUDREUIL entre avec GISELLE et LÉVIS.
MADAME DE VAUDREUIL

Enfin les affaires d’État sont finies, puisque les hommes d’État sont partis.

LÉVIS

Et moi ? Ne suis-je pas aussi un homme d’État ?

MADAME DE VAUDREUIL

Oh ! non, vous êtes un homme de guerre.

GISELLE

Et un homme du monde.

MADAME DE VAUDREUIL

Un chevalier.

LÉVIS

Fidèle au roi et à sa Dame.

GISELLE

À une Dame qu’il n’a pas.

LÉVIS

Mais qu’il espère avoir un jour.

MADAME DE VAUDREUIL

Oui, peut-être. Cependant, ce n’est pas la même chose d’espérer et d’avoir. Les amours des hommes de guerre sont exposés à bien des accidents.

LÉVIS

C’est vrai ; et ce doit être une rude épreuve pour leurs fiancées quand ils reviennent avec une jambe ou un œil de moins.

GISELLE

Et quand ils ne reviennent pas, c’est bien plus triste.

MADAME DE VAUDREUIL

Je vous laisse gémir tous les deux sur le sort des amours des hommes de guerre, et je vais voir ce que devient mon mari.




Scène VII


LÉVIS et GISELLE
LÉVIS

Madame de Vaudreuil se moque de nous. Elle sait bien que ce n’est pas pour nous le temps de gémir.

Ne pratiquons pas l’art d’être malheureux. Mon hivernement à Montréal a été loin d’être gai ; mais les jours que je passe à Québec me le font oublier, et grâce à vous, ils sont les plus beaux de ma vie.

GISELLE

« Grâce à moi » me paraît exagéré. Vous oubliez les bals, les dîners, le jeu et les autres amusements dont je ne suis pas, et qui vous aident à passer le temps.

LÉVIS

Oui, cela m’aide à passer le temps que je ne passe pas dans la rue du Parloir. Mais vous savez bien que mon bonheur, quand je suis à Québec, est d’être auprès de vous.

GISELLE

S’il en est ainsi, votre bonheur fait le mien, — mais voici l’été qui arrive, et vous allez repartir pour vos campagnes lointaines et périlleuses. Où irez-vous, cette année ?

LÉVIS

Je ne sais pas encore exactement ; où besoin sera.

GISELLE

Dites plutôt : où danger sera.

LÉVIS

C’est bien ainsi que je comprends, et que j’aime la guerre : À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

GISELLE

Hélas !

LÉVIS

Oh ! n’allez pas gémir, comme disait Mme  de Vaudreuil. Soyons tout à la joie de nous revoir. L’hiver a été si long.

GISELLE

Mais l’été sera bien long aussi pour moi, puisque vous allez recommencer vos expéditions lointaines, et livrer des batailles partout où les ennemis oseront franchir nos immenses frontières.

LÉVIS

C’est vrai, mais ce sera la fin de la guerre.

Quelle en sera l’issue, je l’ignore. J’espère toujours que nous vaincrons encore, et que fatiguées de leurs luttes prolongées, la France et l’Angleterre feront la paix.

GISELLE

C’est l’incertitude de ce dénouement qui fait l’angoisse de mon cœur. Songez, Gaston, à ce que deviendrait notre amour si le sort des batailles nous était contraire. Si la France allait être séparée de sa fille, comment ne serions-nous pas nous-mêmes séparés ?

LÉVIS

Voilà comment vous vous tourmentez toujours en prévoyant des catastrophes. Dans notre petit parterre où fleurit la fleur d’amour, vous prenez plaisir à cultiver les épines.

Non, Giselle, ne croyez pas à vos pressentiments funestes. Nous serons vainqueurs, et la victoire protégera nos amours. Et d’ailleurs, pourquoi vouloir absolument que la perte de la Nouvelle-France soit la fin malheureuse de nos amours ? Si vous ne m’aimez pas assez pour me suivre en France, je vous aimerai assez pour faire du Canada ma patrie. Hélas ! Je sais trop l’accueil qui nous attend dans la mère-patrie, si nous y rentrons vaincus et désarmés. Toutes nos luttes glorieuses seront oubliées, et quand on parlera de nous on dira : ce sont eux qui ont perdu la Nouvelle-France.

Ce sera faux, et souverainement injuste ; mais on le dira quand même ; et la faute de nos gouvernants qui nous abandonnent retombera sur nous.

Il y a vingt ans que je me bats pour la France et que je risque ma vie pour elle. Ne lui ai-je pas payé ma dette ?

Oui, j’ai assez vécu pour la guerre. Il me semble que j’ai mérité, comme les oiseaux migrateurs qui nous reviennent en cette saison, d’avoir aux bords du Saint-Laurent un nid de repos et d’amour.

GISELLE toute grisée par te discours, et emportée par l’admiration s’écrie :

O mon chevalier, que je vous aime !




Scène VIII


Les mêmes et MADAME DE VAUDREUIL
MADAME DE VAUDREUIL

Giselle, vous êtes émue ; et l’on dirait que votre chevalier vous a fait pleurer ?

GISELLE

Ce sont des larmes de bonheur.

MADAME DE VAUDREUIL

Ah ! tant mieux ! Et vous, chevalier ?

LÉVIS

Moi, j’en suis arrivé à cette situation dramatique du Cid que vous coimaissez, et dans laquelle il s’écrie :

« Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans.
Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillants :
Unissez-vous ensemble et faites une armée
Pour combattre une main de la sorte animée… »

MADAME DE VAUDREUIL

Oh ! quel beau feu vous allumez dans les cœurs, nouvelle Chimène !

LÉVIS

Elle ne m’a dit qu’un mot pourtant ; mais un mot qui dit tout, et quand les Anglais et les Montagnards Écossais paraîtront à la frontière, vous verrez avec quelle ardeur nouvelle je marcherai à leur rencontre, au cri de Vive la France !

MADAME DE VAUDREUIL

Crions tous les trois : (tous les trois crient) Vive la France… et allons prendre un verre de bourgogne…

Lévis offre son bras à Madame de Vaudreuil qui le pousse vers Giselle.

Exeunt.