Mouvement brownien et molécules
MOUVEMENT BROWNIEN ET MOLÉCULES[1] ;
Par M. Jean PERRIN.
I
1. Quand nous regardons un liquide en équilibre, par exemple de l’eau dans un verre, toutes les parties de ce liquide nous paraissent complètement immobiles. Si nous y plaçons un objet plus dense, cet objet tombe, exactement selon la verticale s’il est sphérique, et finit toujours par atteindre le tond du vase. Nous savons bien enfin que, lorsqu’il est au fond, il ne se met pas à remonter, et c’est même là une façon d’énoncer le principe de Carnot (impossibilité du mouvement perpétuel de seconde espèce).
Ces notions si familières ne sont bonnes pourtant que pour l’échelle de grandeurs à laquelle notre organisme est accoutumé, et il suffit d’examiner au microscope de petites particules situées dans un fluide quelconque, pour observer que chacune d’elles, au lieu de prendre, selon sa densité, un mouvement régulier de chute ou d’ascension, se trouve au contraire animée d’un mouvement parfaitement irrégulier. Elle va et vient, s’arrête, repart, monte, descend, remonte encore, sans tendre aucunement vers l’immobilité. C’est là le mouvement brownien, ainsi nommé en souvenir du naturaliste Brown, qui le signala en 1827 et reconnut que les parcelles en suspension s’agitent d’autant plus vivement qu’elles sont plus petites.
Je vais essayer de vous montrer ce phénomène, mais la projection est difficile, et je crois bon de détailler les précautions qui m’ont permis d’arriver à un résultat que les plus éloignés d’entre vous trouveront sans doute encore insuffisant. On forme dans la préparation l’image d’un arc électrique (ou mieux du soleil), en arrêtant par une cuve pleine d’eau la plus grande partie des rayons calorifiques non lumineux. Les rayons renvoyés par les particules traversent, comme pour l’observation directe, un objectif à immersion et un oculaire à fort grossissement, et sont alors rabattus horizontalement par un prisme à réflexion totale de façon à donner l’image des grains sur un écran de verre dépoli (quadrillé de préférence, pour avoir des repères), au delà duquel vous vous trouvez. La lumière est ainsi mieux utilisée qu’avec un écran ordinaire qui en diffuserait une grande partie dans des directions où ne se trouve aucun observateur. Le grossissement peut s’élever utilement à 10 000 diamètres.
Mais il faut surtout se procurer une émulsion appropriée. Dans les rares essais de projection qu’on a faits jusqu’à présent, le diamètre des grains était de l’ordre du micron, et leur image est difficilement perceptible au delà de 3 mètres (du moins avec la lumière de l’arc). Des grains moins gros sont encore moins visibles, et l’on est conduit à cette conclusion qu’il vaut mieux projeter des gros grains que des petits. Il est vrai que leur agitation est moins grande, mais elle reste encore très suffisante pour qu’on puisse reconnaître ses caractères essentiels.
Il faut donc savoir préparer des particules dont le diamètre soit de plusieurs microns, et cela est également désirable en ce qui regarde l’étude expérimentale proprement dite du mouvement brownien. Je vous dirai dans un instant comment je suis parvenu à obtenir de gros grains sphériques de gomme-gutte ou de mastic. Avec de tels grains, dans cette salle, où l’on a fait une obscurité rigoureuse, vous pouvez déjà percevoir le mouvement brownien à 8 ou 10 mètres de l’écran.
2. Ce mouvement singulier attira d’abord peu l’attention. Il resta d’ailleurs longtemps ignoré de la plupart des physiciens, et l’on peut supposer que ceux qui en avaient entendu parler le croyaient analogue au mouvement des poussières qu’on voit danser dans un rayon de soleil, sous l’action des faibles courants d’air que provoquent de petites différences de pression ou de température.
Il est difficile de fixer avec précision comment est d’abord apparue et comment s’est développée l’hypothèse qui place dans l’agitation moléculaire l’origine du mouvement brownien. Le premier nom qu’il convient de citer à cet égard est peut-être celui de Wiener qui, presque aux premiers temps du développement de la théorie cinétique de la chaleur, devina que les mouvements moléculaires pouvaient donner l’explication du phénomène (1863).
Quelques années plus tard, vers 1880, les PP. Delsaulx, Carbonnelle et Thirion publièrent diverses Notes sur l’Origine thermodynamique des mouvements browniens, où se trouvent des aperçus déjà remarquables. « Dans le cas d’une surface ayant une certaine étendue, disent-ils, les chocs moléculaires, cause de la pression, ne produiront aucun ébranlement du corps suspendu, parce que leur ensemble sollicite également ce corps dans toutes les directions. Mais si la surface est inférieure à l’étendue capable d’assurer la compensation des irrégularités, il faut reconnaître des pressions inégales et continuellement variables de place en place, que la loi des grands nombres ne ramène plus à l’uniformité, et dont la résultante ne sera plus nulle, mais changera continuellement d’intensité et de direction. De plus, les inégalités deviendront de plus en plus apparentes à mesure qu’on supposera le corps plus petit, et par suite les oscillations deviendront en même temps de plus en plus vives… »
Ces réflexions restèrent malheureusement peu connues. Il ne semble pas d’ailleurs qu’on les ait accompagnées d’un effort expérimental suffisant pour écarter l’explication superficielle indiquée il y a un instant ; en sorte que la théorie proposée ne s’imposait pas à ceux qui pouvaient en avoir connaissance.
Au contraire, il fut établi par les travaux de M. Gouy (1888) non seulement que l’hypothèse de l’agitation moléculaire donnait du mouvement brownien une explication admissible, mais encore que l’on ne savait imaginer aucune autre cause de ce mouvement. Ces beaux travaux eurent tout de suite un grand retentissement, et c’est de ce temps seulement que le mouvement brownien prit rang parmi les problèmes importants de la Physique générale.
En premier lieu, M. Gouy observa que le mouvement brownien n’est pas dû à des trépidations transmises au liquide, puisque, par exemple, il persiste la nuit, à la campagne, aussi bien que le jour près d’une rue populeuse où passent de lourds véhicules. Il n’est pas dû non plus aux courants de convection qui se produisent dans les fluides où l’équilibre thermique n’est pas réalisé, car il ne change pas appréciablement quand on se donne beaucoup de peine pour obtenir cet équilibre. On doit donc écarter toute comparaison entre le mouvement brownien et l’agitation des poussières qu’on voit danser dans un rayon de soleil. Aussi bien, dans ce dernier cas, il est aisé de voir que des poussières voisines se meuvent en général dans le même sens, dessinant grossièrement la forme du courant commun qui les entraîne, au lieu qu’un des caractères les plus frappants du mouvement brownien est l’indépendance absolue des déplacements de deux particules voisines, si près qu’elles passent l’une de l’autre. Enfin, ce n’est pas non plus l’éclairement inévitable de la préparation qu’on peut incriminer, car M. Gouy put le diviser brusquement par mille, sans modifier du tout le phénomène observé. Toutes les autres causes successivement imaginées ont aussi peu d’action ; la nature même des particules ne parait avoir aucune importance, et dès lors il est difficile de ne pas penser que ces particules servent simplement à révéler une agitation interne du fluide, ceci d’autant mieux qu’elles sont plus petites, de même qu’un bouchon suit mieux qu’un grand bateau les mouvements des vagues de la mer.
Ainsi apparaît une propriété profonde, éternelle, de ce qu’on nomme un fluide en équilibre. Cet équilibre n’existe que de façon moyenne et pour de grandes masses : c’est un équilibre statistique. En réalité, tout le fluide s’agite indéfiniment et spontanément en des mouvements d’autant plus violents et rapides qu’ils concernent des portions plus petites ; la notion statique de l’équilibre est complètement illusoire.
3. Voici donc une agitation qui se poursuit indéfiniment sans cause extérieure. Il est clair que cette agitation n’est pas en contradiction avec le principe de la conservation de l’énergie. Il suffit que tout accroissement de vitesse d’un grain s’accompagne d’un refroidissement du fluide en son voisinage immédiat, et de même que toute diminution de vitesse s’accompagne d’un échauffement local, nous apercevons simplement que l’équilibre thermique n’est, lui aussi, qu’un équilibre statistique. Mais on doit observer, et cette idée très importante est encore due à M. Gouy, que le mouvement brownien n’est pas conciliable avec les énoncés tranchants que l’on donne trop souvent au principe de Carnot. Par exemple, il suffit de suivre des yeux, dans de l’eau en équilibre thermique, une particule plus dense que l’eau, pour la voir à certains instants s’élever spontanément, transformant ainsi en travail une partie de la chaleur du milieu ambiant. Il ne faut donc plus dire que le mouvement perpétuel de seconde espèce est impossible, mais il finit dire : « À l’échelle de grandeur qui nous intéresse pratiquement, le mouvement perpétuel de seconde espèce est en général tellement insignifiant qu’il serait déraisonnable d’en tenir compte. » Au surplus, de telles restrictions ont été posées depuis longtemps, et vous vous rappelez ce démon imaginé par Maxwell, qui, assez délié pour saisir individuellement les molécules, ferait à volonté passer, sans travail, de la chaleur d’une région froide à une région chaude. Mais, tant qu’on se bornait à faire intervenir des molécules invisibles, il demeurait possible, en niant leur existence, de croire à la rigueur parfaite du principe de Carnot. Cela ne serait plus raisonnable, à présent que cette rigueur se trouve en opposition avec une réalité sensible. L’importance pratique de ce principe n’est d’ailleurs pas atteinte, et je crois n’avoir pas besoin de vous assurer qu’il serait imprudent de compter sur le mouvement brownien pour élever les pierres destinées à construire une maison.
4. Revenons à l’hypothèse moléculaire. Comme vous savez, aussitôt qu’on l’admet, on est conduit à admettre l’existence d’atomes par diverses considérations de chimie et particulièrement par l’étude des substitutions. Quand, par exemple, on dissout du calcium dans l’eau, on chasse seulement la moitié de l’hydrogène qu’elle contient. L’hydrogène de cette eau et, par suite, l’hydrogène de chaque molécule se compose donc de deux parties distinctes. Aucune expérience ne conduisant à en distinguer davantage, il est raisonnable de penser que ces deux parties sont insécables par tous les moyens chimiques, ou, d’un mot, que ce sont des atomes. D’autre part, toute masse d’eau, et par suite toute molécule d’eau, pèse 9 fois autant que l’hydrogène qu’elle contient ; la molécule d’eau, qui contient 2 atomes d’hydrogène, pèse donc 18 fois plus que l’atome d’hydrogène. De semblable manière, on établirait, par exemple, que la molécule de méthane pèse 16 fois plus que ce même atome d’hydrogène. On peut atteindre ainsi, par voie purement chimique, en passant par la notion d’atome, le rapport 16/18 du poids de la molécule de méthane au poids de la molécule d’eau.
Or, ce rapport 16/18 est précisément celui des masses de méthane et de vapeur d’eau qui occupent le même volume à l’état gazeux dans les mêmes conditions de température et de pression. Ces deux masses, ayant même rapport que les molécules des deux sortes, contiennent donc l’une et l’autre autant de molécules. Ce résultat se généralise pour les divers gaz, en sorte que nous retrouvons, de façon expérimentale, l’hypothèse célèbre énoncée par Avogadro, il y a environ un siècle, et reprise un peu plus tard par Ampère :
« Deux gaz quelconques, pris aux mêmes conditions de température et de pression, contiennent sous le même volume le même nombre de molécules. »
On appelle molécule-gramme d’un corps la masse de ce corps qui, à l’état gazeux, occupe le même volume que 2 grammes d’hydrogène à la même température et à la même pression. L’énoncé d’Avogadro équivaut alors au suivant :
Deux molécules-gramme quelconques contiennent le même nombre de molécules.
Ce nombre invariable est une constante universelle qu’il me semble juste d’appeler Constante d’Avogadro. Si on la connaissait, on connaîtrait les masses d’une molécule quelconque et d’un atome quelconque. Le poids de la molécule d’eau, par exemple, est celui de la molécule d’oxygène est et ainsi de suite ; de même, le poids de l’atome d’oxygène, obtenu en divisant par l’atome-gramme d’oxygène est celui de l’atome d’hydrogène est et ainsi de suite.
5. Il est, de plus, aisé de voir qu’une détermination de la constante d’Avogadro nous donnerait l’énergie cinétique moyenne de translation des diverses molécules. Détaillons ce point important.
Si chaque fluide est formé de molécules égales en régime permanent de mouvement, la pression qu’il exerce sur les parois qui l’enferment s’explique par les chocs de ses molécules contre ces parois, et, dans le cas des gaz (molécules très éloignées les unes des autres), on peut, grâce à des raisonnements dus à Joule, Clausius et Maxwell, montrer que cette conception entraîne la relation précise
où désigne la pression que molécules d’énergie cinétique moyenne développent dans le volume
Pour une molécule-gramme, devient égal à et à étant la température absolue, et la constante des gaz parfaits (83,2.106 en unités C. G. S.) ; l’équation précédente s’écrit alors
ou
Or a même valeur pour tous les corps. L’énergie moléculaire de translation a donc pour tous les gaz la même valeur moyenne, proportionnelle à la température absolue,
La constante , qu’on peut appeler Constante d’énergie moléculaire, égale à est, comme une constante universelle.
6. Une troisième constante universelle est enfin atteinte en même temps que ou et se présente dans l’étude des phénomènes d’électrolyse. Vous savez que la décomposition par le courant de la molécule-gramme d’un électrolyte donné s’accompagne toujours du transport de la même quantité d’électricité ; vous savez que cela s’explique en admettant que, dans tout électrolyte, une partie au moins des molécules se dissocient en ions mobiles, porteurs de charges électriques fixes ; enfin, si l’on appelle faraday la quantité d’électricité (96 550 coulombs) que laisse passer en se décomposant 1 molécule-gramme d’acide chlorhydrique, vous savez que la décomposition d’une autre molécule-gramme quelconque s’accompagne du passage d’un nombre entier de faradays et que par suite un ion quelconque porte un nombre entier de fois la charge d’un ion hydrogène. Cette charge se présente ainsi comme indivisible, et forme l’atome d’électricité ou électron.
On connaîtra cette constante universelle si l’on détermine ou car on a :
c’est-à-dire, en unités électrostatiques C. G. S.,
puisque, à l’état d’ions, l’atome-gramme d’hydrogène, c’est-à-dire atomes d’hydrogène, charrient un faraday. On atteindrait donc d’un même coup les trois constantes universelles Peut-on y réussir ?
7. On a commencé à répondre à cette question et à déterminer de façon approchée la grandeur des molécules, grâce à d’admirables efforts de Clausius, de Maxwell et de Van der Waals, dont je veux résumer la marche.
D’abord on calcule, pour chaque gaz, le carré moyen de la vitesse moléculaire en partant de l’équation tout à l’heure écrite
où peut être remplacé par désignant la molécule-gramme du gaz considéré. On trouve ainsi que est de l’ordre de quelques centaines de mètres par seconde (435 mètres à 0° pour l’oxygène).
Bien entendu, les vitesses moléculaires sont très variables et inégales, mais, dans l’état de régime permanent, la proportion des molécules qui ont une vitesse déterminée reste fixe. En admettant que la probabilité d’une composante est indépendante des valeurs des composantes et ou encore en admettant que les valeurs de chaque composante sont distribuées autour de la valeur zéro selon la loi du hasard (Laplace-Gauss), Maxwell a pu déterminer la loi de répartition des vitesses moléculaires.
Cette loi permet de calculer la vitesse moyenne qui n’est pas égale à de même que n’est pas la racine carrée de mais qui en diffère peu . Cela fait, cette même loi permet de soumettre au calcul l’hypothèse d’après laquelle le frottement intérieur entre deux couches parallèles animées de vitesses différentes résulte de l’arrivée incessante, dans chaque couche, de molécules venues de l’autre couche. Maxwell trouva ainsi que le coefficient de frottement intérieur, ou viscosité (qui est mesurable), doit être à peu près égal au tiers du produit des trois quantités suivantes : densité absolue </math>delta</math> du gaz (que donne la balance), vitesse moyenne de la molécule (que nous savons calculer), et libre parcours moyen de la molécule (valeur moyenne du chemin qu’une molécule parcourt, en ligne droite, entre deux chocs successifs).
Ce libre parcours moyen est donc calculable ; par exemple, pour l’oxygène ou l’azote, à la température ordinaire et sous la pression atmosphérique, il est à peu près égal à de micron.
D’autre part, un raisonnement dû à Clausius montre que ce libre parcours moyen peut se calculer d’une autre manière, en fonction du rapprochement des molécules et de leurs dimensions. On comprend bien, en effet, qu’il sera d’autant plus petit que les molécules seront plus rapprochées et qu’elles seront plus grosses.
Mais il y a bien des façons de tenir de la place, et par exemple, une molécule en forme de tige (comme peuvent être certaines molécules de la série grasse) n’encombrera pas de la même façon qu’une sphère. Faute de rien savoir sur les formes des molécules, on a pensé qu’on ne ferait pas d’erreurs grossières en les assimilant à des sphères de diamètre égal à la distance moyenne des centres de deux molécules qui se heurtent. Cette hypothèse peut d’ailleurs être rigoureuse dans le cas de molécules monoatomiques (mercure, argon, etc.).
Le calcul approché de Clausius, amélioré par Maxwell, montre alors qu’on doit avoir approximativement :
représentant le diamètre moléculaire, et le nombre de molécules contenues dans chaque centimètre cube. Puisque nous avons déjà une seconde relation entre et nous donnerait le diamètre des molécules et leur nombre par centimètre cube. En ce cas, multipliant ce nombre par le volume connu de la molécule-gramme dans les conditions de température et de pression admises dans le calcul, nous aurions le nombre de molécules d’une molécule-gramme, c’est-à-dire les trois constantes universelles cherchées.
Seulement, cette seconde relation entre et n’a pas été très facile à obtenir.
8. On peut observer d’abord que, dans l’état liquide, les molécules ne peuvent être plus serrées que les boulets d’une pile de boulets. On a donc :
en appelant le volume connu qu’occupe à l’état liquide et à basse température la masse du centimètre cube du gaz considéré. Cette inégalité, combinée avec l’équation précédente, conduit à une valeur sûrement trop forte pour donc à des valeurs sûrement trop faibles pour et
On fait généralement le calcul pour l’oxygène (ce qui donne ) ; en le reprenant pour le mercure, dont les molécules peuvent réellement être sphériques, je trouve pour limite inférieure de une valeur plus élevée, et par conséquent plus avantageuse, savoir :
Quant au diamètre moléculaire, on trouve, pour tous les gaz considérés, qu’il est moins grand que le millionième de millimètre.
Mais il pourrait être colossalement plus petit, et nous ne commencerons à être satisfaits que si nous fixons une limite à cette petitesse. On y arrive en reprenant une idée de Clausius et Mossotti suivant laquelle le pouvoir diélectrique d’un gaz tient à ce que chaque molécule se polarise par déplacement de charges électriques intérieures. Développant cette hypothèse, nous écrirons que le volume vrai de molécules est supérieur au volume des sphères conductrices qui pourraient être mises à leur place sans modifier la constante diélectrique . Un calcul d’électrostatique impose à la valeur on peut donc écrire :
Appliquant au cas de l’argon, et tirant toujours de l’équation de Clausius, on obtient
Quant au diamètre moléculaire, on trouve, pour tous les gaz ainsi considérés, qu’il est plus grand que le dix-millionième de millimètre.
Voici donc les diverses grandeurs moléculaires emprisonnées entre deux limites, qui, en ce qui regarde le poids de chaque molécule, sont entre elles comme 45 et 200.
Une analyse plus délicate est due à Van der Waals (1873). L’équation des gaz avait été obtenue en négligeant le volume vrai des molécules par rapport à celui que sillonnent leurs trajectoires, ainsi que la faible action qui sollicite par cohésion chaque molécule vers l’ensemble des autres. Van der Waals, en tenant compte des deux complications négligées, obtint l’équation célèbre
approximativement valable pour tout l’état fluide, où la nature particulière du corps étudié intervient par les deux paramètres et dont l’un exprime l’influence de la cohésion et dont l’autre représente le quadruple du volume vrai des molécules de la masse donnée. Donc, une fois connu, l’équation
jointe à l’équation de Clausius-Maxwell, permettra le calcul des inconnues et
On a fait ce calcul pour l’oxygène ou l’azote, ce qui donne pour une valeur à peu près égale à en le reprenant pour l’argon, qui est monoatomique, je trouve
sans qu’il soit facile d’apprécier l’erreur dont ce nombre peut être entaché, par suite du défaut de rigueur de l’équation de Clausius-Maxwell et de celle de Van der Waals. Un écart de 30 p. 100 n’étonnerait pas.
Avec cette détermination, nous atteignons le terme d’une première série d’efforts. Par des routes bien différentes, nous allons retrouver des résultats concordants et plus précis.
9. Nous avons vu qu’à une même température l’énergie moléculaire moyenne est la même pour tous les gaz. Ce résultat reste valable quand les gaz sont mélangés. On sait, en effet, qu’alors chaque gaz presse sur l’enceinte comme s’il était seul, c’est-à-dire que molécules de ce gaz développent dans le volume la même pression partielle que si elles s’y trouvaient seules, en sorte que et par suite , garde la même valeur. Par exemple, les molécules d’argon et d’oxygène présentes dans l’air ont même énergie cinétique moyenne.
Cette invariance ne se limite pas à l’état gazeux, et les beaux travaux de Van’t Hoff montrent qu’elle s’étend aux molécules des solutions diluées. Imaginons une enceinte semi-perméable contenant une telle solution, qu’elle sépare du dissolvant pur ; elle laisse passer librement les molécules du dissolvant, qui ne peuvent donc y développer aucune pression, mais elle arrête les molécules dissoutes. Les chocs de ces molécules contre l’enceinte développeront alors une pression osmotique , et l’on voit, si on reprend le raisonnement en détail, qu’on peut encore calculer la pression due à ces chocs comme dans le cas d’un gaz, donc écrire
désignant l’énergie moyenne de translation des molécules enfermées dans le volume de l’enceinte.
Or, comme Van’t Hoff le fit voir, il résulte d’expériences de Pfeffer que la pression osmotique est égale à la pression qu’exercerait la matière dissoute si elle occupait seule et à l’état gazeux le volume de l’enceinte. est donc égal à les molécules du corps dissous ont même énergie moyenne qu’à l’état gazeux.
Je veux à ce sujet faire une remarque qui rend intuitif un énoncé que la théorie cinétique des fluides établit de façon pénible. La loi de Van’t Hoff nous apprend qu’une molécule d’alcool éthylique, en solution dans l’eau, a même énergie qu’une des molécules de la vapeur qui surmonte la solution ; elle aurait encore cette énergie si elle se trouvait dans du chloroforme (c’est-à-dire si elle était environnée de molécules de chloroforme) ou même si elle était dans de l’alcool méthylique ou de l’alcool propylique ; cette indifférence à la nature des molécules du liquide où elle s’agite force à croire qu’elle aura encore la même énergie si elle est dans de l’alcool éthylique, c’est-à-dire si elle est une des molécules qui forment de l’alcool éthylique pur. On voit par là que dans un liquide ou dans un gaz l’énergie moléculaire est la même, et nous pouvons maintenant dire :
À une même température, toutes les molécules de tous les fluides ont la même énergie cinétique moyenne, proportionnelle à la température absolue.
On peut encore élargir cette proposition déjà si générale. Elle implique, pour les lourdes molécules de sucre qui se meuvent dans de l’eau sucrée, la même énergie moyenne que pour les molécules agiles de l’eau. Or ces molécules de sucre contiennent déjà 35 atomes ; les molécules de sulfate de quinine en contiennent plus de 100, et l’on en pourrait citer de plus compliquées auxquelles s’étendent les lois de Van’t Hoff (ou celles de Raoult, qui s’en déduisent).
Considérons alors une particule encore un peu plus grosse, formée elle-même de plusieurs molécules, en un mot une poussière. Va-t-elle réagir selon une loi nouvelle aux chocs des molécules qui l’environnent ? Ne se comportera-t-elle pas simplement comme une très grosse molécule, en sorte que son énergie moyenne ait la même valeur que celle d’une molécule isolée ? On peut hésiter à le certifier, mais cette hypothèse paraît au moins assez plausible pour qu’il vaille la peine d’en discuter les conséquences.
Nous voici donc ramenés à l’observation des grains d’une émulsion et à l’étude de ce mouvement merveilleux qui suffirait à suggérer l’hypothèse moléculaire. En même temps nous avons été conduits à préciser sa théorie en disant non plus seulement que chaque particule doit son agitation aux chocs des molécules, mais encore que l’énergie entretenue par ces chocs est en moyenne égale à celle d’une quelconque de ces molécules.
Les propositions dont je viens de montrer la vraisemblance peuvent être regardées comme cas particuliers du fameux théorème sur l’équipartition de l’énergie, conquis par étapes successives, grâce de nombreux efforts, parmi lesquels on doit citer ceux de Maxwell, Gibbs, Boltzmann, Jeans, Langevin, et qui conduit à affirmer l’égalité moyenne des énergies de translation ou de rotation que prennent au sein d’un fluide des assemblages quelconques de molécules. Ce théorème a eu une grande importance en dehors des sujets ici abordés, et, par exemple, a permis de prévoir, selon le nombre des atomes d’une molécule d’un gaz, le rapport des chaleurs spécifiques de ce gaz. Mais sa démonstration exige des calculs compliqués, et un chemin plus simple, fût-il moins rigoureux, m’a paru désirable. D’ailleurs, le mot démonstration ne doit pas faire illusion, car des hypothèses s’introduisent ou s’insinuent dans ces calculs, comme en presque toute théorie de Physique mathématique.
Bref, nous voici amenés à penser que l’énergie moyenne de translation d’une molécule est égale à celle que possèdent les granules d’une émulsion. Si donc nous trouvons un moyen de calculer cette énergie granulaire à partir de grandeurs mesurables, nous pourrons juger notre théorie. Deux cas pourront, en effet, se présenter : ou bien les nombres atteints seront grossièrement différents de ceux qu’ont donné les raisonnements que je résumais il y a un instant, et, en ce cas, surtout s’ils changent avec les grains étudiés, le crédit des théories cinétiques sera diminué, et l’origine du mouvement brownien restera à trouver ; ou bien les nombres seront, pour toutes les tailles et tous les genres de grains, de l’ordre de grandeur prévu, et en ce cas nous aurons droit de regarder comme établie la théorie moléculaire de ce mouvement ; de plus nous pourrons alors chercher en ces expériences un moyen, peut-être précis cette fois, de connaître les grandeurs moléculaires. J’espère vous montrer que l’expérience a décidément prononcé dans ce sens.
II
10. Un procédé peut paraître direct : admettons qu’on ait mesuré la masse d’un granule ; ne peut-on avoir au moins idée de sa vitesse moyenne, et par conséquent de son énergie, par des lectures directes, soit en divisant par la durée d’une observation la distance des deux positions qu’il occupe au commencement et à la fin de cette observation (vitesse moyenne apparente), soit en suivant sa trajectoire à la chambre claire pendant un temps donné, puis en divisant par ce temps la longueur totale de cette trajectoire ?
C’est ce qu’on a d’abord essayé, et l’on trouve en divers mémoires des évaluations qui sont toujours de quelques microns par seconde pour des grains de l’ordre du micron, ce qui assignerait à ces grains une énergie moyenne environ cent mille fois plus faible que celle à laquelle la théorie cinétique nous a conduits pour la molécule et ce qui ruinerait complètement la doctrine de l’équipartition de l’énergie.
Mais de telles évaluations sont grossièrement fausses. Les enchevêtrements de la trajectoire sont si nombreux et si rapides qu’il est impossible de les suivre et que la trajectoire notée est infiniment plus simple et plus courte que la trajectoire réelle. De même, la vitesse moyenne apparente d’un grain pendant un temps donné varie follement en grandeur et en direction sans tendre vers une limite quand le temps de l’observation décroît, comme on le voit de façon simple en notant les positions d’un grain à la chambre claire de minute en minute, puis, par exemple, de cinq en cinq secondes, et mieux encore en les photographiant de vingtième en vingtième de seconde, comme l’a fait Victor Henri pour cinématographier le mouvement. On ne peut non plus fixer de tangente en aucun point de la trajectoire, et c’est un des cas où l’on ne peut s’empêcher de penser aux fonctions sans dérivée, qu’on regarderait à tort comme de simples curiosités mathématiques, puisque la nature les suggère aussi bien que les fonctions à dérivée.
Une mesure directe est donc impossible. Voici la marche que j’ai suivie :
11. Supposons qu’on ait réalisé une émulsion à grains identiques, dont je dirai, pour abréger, qu’elle est uniforme. Il m’a semblé, d’abord, de façon intuitive, que les grains de cette émulsion doivent se répartir en fonction de la hauteur comme fait un gaz sous l’action de la pesanteur. De même que l’air est plus dense ou niveau de la mer qu’au sommet d’une montagne, de même les grains de l’émulsion, quelle que soit leur distribution initiale, atteindront un état de régime permanent où la concentration ira en diminuant en fonction de la hauteur à partir des couches inférieures, et la loi de raréfaction sera la même que pour l’air.
Un examen plus attentif confirme cette conception et donne la loi de raréfaction par un raisonnement très semblable à celui qui a permis à Laplace de relier l’altitude à la pression barométrique.
Imaginons une émulsion uniforme en équilibre dans un cylindre vertical ayant pour section droite. L’état de la tranche horizontale comprise entre les niveaux et ne serait pas changé si elle était emprisonnée entre deux pistons perméables aux molécules d’eau, mais imperméables aux graina. Chacun de ces pistons serait soumis, par les chocs des grains qu’il arrête, à une pression osmotique. Si l’émulsion est diluée, cette pression se calculera par le même raisonnement que pour une solution étendue, en sorte que si au niveau il y a grains par unité de volume, la pression osmotique sera égale à si désigne l’énergie granulaire moyenne ; elle sera au niveau Or, la tranche de grains considérés ne tombe pas ; il faut pour cela qu’il y ait équilibre entre la différence des pressions osmotiques, qui la sollicite vers le haut, et le poids total des grains, diminué de la poussée qu’ils éprouvent, qui la sollicite vers le bas. Donc, en appelant le volume de chaque grain, sa densité, et celle du liquide intergranulaire, nous voyons que :
qui, par intégration, entraîne la relation suivante entre les concentrations et en deux points dont la différence de niveau est
Cette relation, qu’on peut appeler équation de répartition de l’émulsion, montre bien que la concentration des grains d’une émulsion uniforme décroît de façon exponentielle en fonction de la hauteur, comme la pression barométrique en fonction de l’altitude.
Si l’on peut mesurer les grandeurs autres que qui figurent dans cette équation, on verra si elle se vérifie dans tous les cas pour une valeur fixe de , et si cette valeur est bien celle qui a été approximativement assignée à l’énergie moléculaire. Dans l’affirmative, les lois des gaz parfaits pourront être regardées comme applicables non seulement aux solutions étendues, mais même aux grains visibles.
12. Après quelques tâtonnements, j’ai pu faire des mesures sur des émulsions de gomme-gutte, puis (avec l’aide de M. Dabrowski) sur des émulsions de mastic.
La gomme-gutte, qu’on utilise pour l’aquarelle, provient de la dessiccation du latex que sécrète le guttier d’Indo-Chine. Un morceau de cette substance, frottée à la main sous un filet d’eau distillée (comme on pourrait faire avec du savon pour avoir de l’eau de savon), se dissout en donnant une belle émulsion d’un jaune vif, où le microscope révèle un fourmillement de grains sphériques jaunes de diverses tailles. On peut séparer ces grains par centrifugation comme on sépare les globules rouges et le sérum du sang. Ils se rassemblent alors au fond de l’éprouvette centrifugée en formant une boue jaune épaisse au-dessus de laquelle se trouve un liquide impur et trouble qu’on décante. La boue jaune, diluée à nouveau dans de l’eau, donne l’émulsion mère qui servira à préparer les émulsions uniformes destinées aux mesures.
Au lieu d’utiliser les grains naturels, on peut traiter la gomme-gutte par l’alcool qui dissout entièrement la matière jaune. Cette solution alcoolique, bien transparente, et semblable à une solution de bichromate, se change brusquement, si on l’étend de beaucoup d’eau, en émulsion jaune de même aspect que l’émulsion naturelle et, comme elle, formée de grains sphériques. On peut les séparer, toujours par centrifugation, de l’eau alcoolisée qui les contient, puis les diluer dans l’eau pure, ce qui donne, comme tout à l’heure, une émulsion mère où se trouvent des grains de tailles très diverses, dont le diamètre est généralement inférieur à 1 µ.
J’ai des raisons de penser que la matière ainsi précipitée par l’eau est une espèce chimique définie (à poids moléculaire voisin de 540) et non un mélange ; mais cela n’importe pas au but ici poursuivi, et il suffit que les grains d’une émulsion mère aient même densité pour qu’on en puisse tirer des émulsions uniformes appropriées aux mesures.
Quant au mastic, résine qu’on utilise pour la confection de vernis, il ne donne pas d’émulsion par manipulation directe avec l’eau, mais, en le laissant en contact avec de l’alcool, on obtient, au-dessus d’un résidu poisseux insoluble, une solution qui donne, quand on l’étend brusquement d’eau, une émulsion blanche comme du lait, faite de grains sphériques, de tailles très variées.
Voici donc deux matières qui donnent des grains sphériques ; toutes les fois qu’il en sera ainsi, l’équation de répartition des grains de rayons sera :
J’ai successivement mesuré toutes les grandeurs qui figurent dans cette équation.
13. Il faut d’abord savoir préparer une émulsion où les grains aient à peu près le même rayon. Le procédé que j’ai employé peut se comparer au fractionnement d’un mélange liquide par distillation. De même que, pendant la distillation, les parties d’abord vaporisées sont relativement plus riches en constituants volatils, de même pendant la centrifugation d’une émulsion les parties d’abord sédimentées sont relativement plus riches en gros grains, et l’on conçoit qu’une centrifugation fractionnée permette de séparer les grains selon leur taille. C’est ainsi que j’ai préparé les émulsions uniformes qui m’ont servi.
Il faut alors mesurer la densité apparente des grains. J’ai employé deux procédés qui donnent des résultats concordants. Tous deux utilisent ce fait qu’on peut doser avec précision la résine présente dans un échantillon donné d’émulsion par simple dessiccation à l’étuve. Le verre transparent que l’on obtient ainsi a probablement la même densité que celui qui forme les grains de l’émulsion, et nous pouvons déterminer de la façon ordinaire, sur des fragments de volume notable, la densité de ce verre. C’est le premier procédé.
Le second, plus délicat, est en somme la « méthode du flacon », telle qu’on l’applique aux poudres insolubles. À une température donnée, on mesure les masses d’eau et d’émulsion qui emplissent un même flacon à densité et on dose la masse de résine contenue dans cette masse d’émulsion. Si est la densité de l’eau, le volume du flacon est celui de l’eau intergranulaire est , leur différence est le volume des grains, et le quotient par ce volume de leur masse donne la densité cherchée.
Par ces deux moyens, on trouve à 20°, comme densité apparente, 0,207 pour les grains de gomme-gutte et 0,063 pour ceux de mastic.
Reste à dire comment on observe. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, sur une hauteur de quelques centimètres ou même de quelques millimètres que j’ai pu étudier la répartition d’équilibre de mes émulsions, mais sur la faible hauteur d’une préparation disposée pour l’observation microscopique.
Imaginez qu’on ait collé sur le porte-objet une glace très mince, percée d’un large trou, réalisant ainsi une cuve cylindrique plate dont la hauteur sera, par exemple, de 100 µ. Au centre de cette cuve, on dépose une goutte d’émulsion qu’on aplatit aussitôt par un couvre-objet qui ferme complètement la cuve ; puis, pour éviter l’évaporation, on noie sous de la paraffine les bords de ce couvre-objet.
La préparation est alors portée sur la platine, rendue soigneusement horizontale, d’un bon microscope. L’objectif, de très fort grossissement, a une faible profondeur de champ, et l’on ne peut voir nettement, à un même instant, que des grains situés dans une tranche horizontale très mince dont l’épaisseur est de l’ordre du micron. Si l’on élève ou abaisse le microscope, on voit les grains d’une autre tranche.
La distance de ces deux tranches va être la hauteur de l’équation de répartition. Nous l’obtiendrons en multipliant le déplacement du microscope par l’indice relatif des deux milieux que sépare le couvre-objet. Quant à ce déplacement il se lit sur le tambour de la vis micrométrique qui commande le mouvement du microscope.
14. Il faut enfin déterminer le rapport des concentrations des grains en deux niveaux différents, évidemment égal au rapport moyen des nombres de grains que l’on aperçoit à ces deux niveaux.
Cela ne paraît pas facile au premier abord ; il ne s’agit pas de compter des objets fixes, et lorsque, mettant l’œil au microscope, on aperçoit dans le champ quelques centaines de grains qui s’agitent en tous sens ou disparaissent en même temps qu’apparaissent de nouveaux grains, on est vite convaincu de l’inutilité des efforts qu’on peut faire pour apprécier même grossièrement le nombre des grains à chaque instant aperçus.
Le plus simple paraît alors de faire des photographies instantanées de cette tranche et d’y relever le nombre des images nettes de grains. J’ai, en effet, employé ce procédé ; mais, pour les diamètres inférieurs à 0µ,5, je n’ai pu obtenir de bonnes images, et j’ai eu recours à l’artifice suivant :
Je plaçais dans le plan focal de l’oculaire une rondelle opaque percée par une aiguille d’un trou rond très petit. Le champ se trouvait donc extrêmement réduit, et l’œil pouvait saisir d’un seul coup le nombre exact des grains perçus à un instant donné. Il suffit pour cela que ce nombre (fréquemment nul) soit toujours inférieur à 5 ou 6.
Opérant ainsi à intervalles réguliers, de quinze en quinze secondes par exemple, on note une série de nombres dont la valeur moyenne s’approche de plus en plus d’une limite qui définit la fréquence moyenne des grains, au niveau étudié, dans la tranche sur laquelle le microscope est au point. Quelques milliers de lectures sont nécessaires si l’on veut de la précision.
15. Pour être en état de juger l’équation de répartition, nous n’avons plus besoin que de savoir mesurer le rayon des grains. J’ai obtenu ce rayon de trois manières :
D’abord, à l’exemple de J.-J. Thomson, de Langevin et de tous ceux qui ont eu à déterminer les dimensions de gouttelettes présentes dans un gaz, j’ai admis la validité d’un calcul de Stokes relatif au mouvement d’une sphère dans un fluide visqueux. D’après ce calcul, la force de frottement qui s’oppose au mouvement de la sphère est à chaque instant mesurée par , si désigne la viscosité du fluide, le rayon de la sphère et sa vitesse. Quand la sphère tombe d’un mouvement uniforme sous la seule influence de la pesanteur, on doit donc avoir :
équation qui détermine une fois mesurée la vitesse de chute.
Supposons maintenant qu’on réalise une colonne verticale très haute de l’émulsion uniforme étudiée. On sera si loin de la répartition d’équilibre que les grains des couches supérieures tomberont comme les gouttelettes d’un nuage sans qu’on ait à se préoccuper du reflux dû à l’accumulation des grains dans les couches inférieures. Le liquide se clarifiera donc à sa partie supérieure, et la hauteur de la zone clarifiée donnera la vitesse de chute à laquelle s’applique la loi de Stokes.
En effet, si on emplit d’émulsion un tube capillaire, sur une hauteur de quelques centimètres, et si on l’installe verticalement dans un thermostat, on voit l’émulsion quitter progressivement les couches supérieures du liquide comme un nuage à surface assez nette, qui descend chaque jour d’une même quantité. Il est bon d’employer un tube capillaire pour éviter les convections, trop faciles dans les tubes larges.
Mais l’application de la loi de Stokes à de si petites sphères, bien qu’en définitive légitime, donne lieu à des objections que j’examinerai dans un instant. Il était donc désirable d’atteindre le rayon des grains de façon différente.
J’y suis arrivé en comptant combien il y a de grains dans un volume connu d’émulsion titrée, ce qui donne la masse d’un grain et, par suite, son rayon, puisque l’on connaît sa densité. J’ai utilisé pour cela le fait, accidentellement observé, qu’en milieu très faiblement acide les grains de gomme-gutte se collent sur le verre. À distance notable des parois, le mouvement brownien n’est pas modifié ; mais, sitôt que les hasards de ce mouvement amènent un grain au contact d’une paroi, ce grain s’immobilise. L’émulsion s’appauvrit ainsi progressivement, et, après quelques heures, tous les grains qu’elle contenait sont fixés. On peut alors compter à loisir tous ceux qui proviennent d’un cylindre de base arbitraire (mesurée à la chambre claire).
Enfin j’ai constaté que, sous l’influence de traces d’acide, il se forme parfois des bâtonnets rectilignes formés de quatre ou cinq grains, qu’on voit s’agiter un instant avant de se coller au fond. Leur longueur se mesure aisément à la chambre claire, alors que le diamètre d’un seul grain ne pourrait être ainsi apprécié que de façon grossière (à cause de l’élargissement dû à la diffraction). Et ceci donne un troisième procédé, pas très précis, mais direct, pour obtenir le rayon cherché[2].
Ces trois méthodes donnent des résultats concordants. Par exemple, la première ayant donné 0μ,45 pour le rayon des grains d’une certaine émulsion, la seconde donna 0μ,46 et la troisième 0μ,455. Pour une autre émulsion, de préparation plus soignée, le rayon fut trouvé égal à 0μ,213 par la première méthode (loi de Stokes), et à 0μ,212 par la seconde (après numération de 11 000 grains). Et ainsi de suite, pour divers rayons allant de 0μ,52 à 0μ,14, c’est-à-dire jusqu’au seuil des grandeurs ultramicroscopiques.
16. Cette concordance a une signification importante en ce qui regarde la loi de Stokes. Cette loi a été établie en supposant des conditions de continuité qui sont loin d’être remplies pour des sphères qu’anime un mouvement brownien actif. En particulier, elle suppose uniforme la vitesse vraie de la sphère par rapport au fluide. Or, en fait, cette vitesse change sans cesse de direction et de grandeur, et n’a rien de commun avec la vitesse verticale constante (incomparablement plus petite), avec laquelle tombe dans le liquide le nuage que forment un grand nombre de grains ; c’est pourtant à cette dernière qu’on applique la formule. Bref, jusqu’à preuve expérimentale, il subsistait un doute (sur lequel J. Duclaux a utilement attiré l’attention) dans toutes les applications de la loi de Stokes aux grandeurs microscopiques, en particulier cette incertitude subsistait dans les célèbres travaux de J.-J. Thomson sur la condensation de gouttelettes d’eau par les ions, gouttelettes de l’ordre du micron qui, situées dans un gaz de viscosité très faible, ont un mouvement brownien très vif.
Les expériences que je viens de résumer font disparaître ces doutes. La loi de Stokes est valable dans le domaine des grandeurs microscopiques, et l’on ne doutera pas qu’elle s’applique encore aux grains plus petits des colloïdes ordinaires. Or cette loi de Stokes n’est que l’application au cas particulier de la sphère de la loi élémentaire par laquelle s’introduit le coefficient de viscosité, et nous pouvons regarder comme bien probable la proposition générale suivante qu’on préciserait selon le cas étudié :
Les lois de frottement intérieur établies pour les déplacements de grands objets dans un fluide continu s’appliquent aux déplacements de parcelles qu’agite le mouvement brownien.
17. Maintenant en possession de tous les moyens qui nous étaient nécessaires, nous pouvons étudier utilement la distribution des grains d’une émulsion.
Considérons donc un cylindre vertical d’émulsion, disposé pour l’observation microscopique. Au début, après l’agitation qui forcément accompagne la manipulation, on voit sensiblement autant de grains dans une tranche supérieure ou dans une tranche inférieure de la préparation. Quelques minutes suffisent pour que les couches inférieures deviennent manifestement plus riches en grains ; mais cet enrichissement tend vers une limite, atteinte en quelques heures pour mes émulsions, où la répartition est sensiblement la même après trois heures ou après quinze jours. Une fois atteint cet état de régime, il est facile de voir si la répartition est exponentielle, comme le veut notre théorie.
À titre d’exemple, je vous donne les résultats relatifs à ma série la plus soignée, faits avec des grains de gomme-gutte ayant pour rayon 0μ,212. Les lectures ont été faites dans une préparation haute de 100 microns, en quatre tranches horizontales placées de 30 en 30 microns, aux niveaux
Elles ont porté sur 13 000 grains, et ont donné pour ces niveaux des concentrations proportionnelles aux nombres
pratiquement égaux aux nombres
qui décroissent de façon exponentielle.
Ainsi la distribution des grains a bien la même forme que celle d’un gaz pesant en équilibre.
J’ai retrouvé la même loi exponentielle, avec une chute de concentration plus ou moins rapide, pour des grains de gomme-gutte de diverses tailles ; puis, sur l’insistance amicale et avec l’aide de M. Dabrowski, j’ai refait les mesures pour des grains de mastic, dont la densité apparente est plus que 3 fois plus faible, ce qui fait un changement considérable dans les causes qui influent sur la répartition. Néanmoins la loi exponentielle a encore été retrouvée.
Voici la projection de dessins qui reproduisent des coupes équidistantes, les unes à 10 µ d’intervalle dans une émulsion de gomme-gutte (grains de 0µ,6), les autres à 12 μ d’intervalle dans une émulsion de mastic (grains de 1 μ), la raréfaction progressive y est évidente. Cette raréfaction est frappante quand, gardant les yeux fixés sur la préparation, on soulève rapidement le microscope au moyen de sa vis micrométrique. On voit alors les grains se raréfier rapidement, comme fait l’atmosphère autour d’un aérostat qui s’élève, à cette réserve que quelques microns dans l’émulsion valent plusieurs kilomètres dans l’atmosphère.
La loi exponentielle une fois établie, l’équation de répartition donnera, pour chaque émulsion, une valeur définie de l’énergie granulaire Si notre théorie est exacte, cette valeur sera indépendante de l’émulsion, et égale à l’énergie moléculaire moyenne Ou, ce qui revient au même, l’expression sera égale à la constante d’Avogadro, c’est-à-dire peu différente du nombre 62.1022 obtenu par le raisonnement de Van der Waals.
C’est ce que j’ai constaté. Six séries d’expériences, faites avec la gomme-gutte ou le mastic, où j’ai fait varier de 1 à 40 la masse des grains, m’ont donné pour des nombres compris entre 65.1022 et 75.1022. L’écart moyen avec le nombre de Van der Waals n’atteint pas 15 p. 100, et il s’en faut que ce nombre comporte cette précision.
Je ne pense pas que cette concordance puisse laisser de doute sur l’origine du mouvement brownien. Pour comprendre à quel point elle est frappante, il faut songer qu’avant expérience on n’eût certainement pas osé certifier que la chute de concentration ne serait pas négligeable sur la faible hauteur de quelques microns, et que, par contre, on n’eût pas osé davantage affirmer que tous les grains ne se rassembleraient pas dans le voisinage immédiat du fond de la cuve. La première éventualité conduisait à une valeur nulle de et
Gomme-gutte.Fig. 1.Mastic.
la seconde à une valeur infinie. Que l’on soit tombé, avec chaque émulsion, dans l’immense intervalle qui semblait donc a priori possible pour précisément sur une valeur si voisine du nombre prévu, ne paraîtra sans doute pas l’effet d’une rencontre fortuite.
Les lois des gaz parfaits, des étendues par Van’t Hoff aux solutions étendues, s’étendent donc aux émulsions uniformes, et la théorie moléculaire du mouvement brownien peut être regardée comme solidement établie ; du même coup, il devient assez difficile de nier la réalité objective des molécules.
Il peut être intéressant d’ajouter que les plus gros des grains employés dans ces mesures, déjà perceptibles au soleil avec une forte loupe, fonctionnent comme les molécules d’un gaz parfait dont la molécule-gramme pèserait 200 000 tonnes.
18. Mais il y a plus, et dès lors qu’on regarde comme établie l’équation de répartition, on trouve, pour la première fois, dans cette équation même, pour déterminer la constante un moyen susceptible d’une précision illimitée. La préparation d’une émulsion uniforme et la détermination des grandeurs autres que qui figurent dans l’équation peuvent être, en effet, poussées à tel point de perfection qu’on voudra. C’est une simple question de patience et de temps. J’ai donc fait une série de mesures particulièrement soignées, avec les grains de rayon égal à 0µ,212 dont j’ai parlé tout à l’heure, et j’ai ainsi obtenu pour la constante d’Avogadro la valeur
Toutes les grandeurs moléculaires s’ensuivent alors, avec la même précision. La constante d’énergie moléculaire, égale à est, en unités C. G. S.,
ce qui fait 0,48×10-13 ergs pour l’énergie cinétique moyenne d’une molécule à 0°.
Enfin notre troisième constante universelle, la charge de l’électron, obtenue en divisant le faraday par , vaut, en unités électrostatiques C. G. S.,
La masse absolue d’une molécule ou d’un atome quelconque s’obtient de façon évidente. Par exemple, la masse de la molécule d’oxygène sera
l’atome d’hydrogène sera
et ainsi de suite.
Quant aux dimensions des molécules, nous les tirerons de l’équation de Clausius-Maxwell. J’ai ainsi calculé les quelques diamètres moléculaires suivants :
Hélium |
1,7 . 10-8 | |
Argon |
2,7 . 10-8 | |
Mercure |
2,8 . 10-8 | |
Hydrogène |
2,0 . 10-8 | |
Oxygène |
2,6 . 10-8 | |
Azote |
2,7 . 10-8 | |
Chlore |
4,0 . 10-8 | |
Éther |
6,0 . 10-8 | etc. |
Mais, comme nous l’avons vu, sauf pour les molécules monoatomiques, la définition même de ce diamètre ne comporte pas la précision possible pour les masses.
Vous pouvez observer qu’une molécule d’hydrogène se perd en notre corps à peu près comme celui-ci se perdrait dans le soleil.
19. Les expériences qui précèdent permettent, vous venez de le voir, d’établir l’origine du mouvement brownien, de peser les atomes, et de déterminer les diverses grandeurs moléculaires. Mais une autre marelle expérimentale, à la vérité moins directe et moins intuitive, était possible et avait été proposée par Einstein, en conclusion de très beaux travaux théoriques.
Sans plus s’embarrasser du trajet infiniment enchevêtré que décrit chaque grain en un temps donné, Einstein considère simplement son déplacement pendant ce temps, c’est-à-dire le segment rectiligne qui joint le point de départ au point d’arrivée. Comme les vitesses des molécules d’un gaz, ces déplacements doivent vérifier la loi du hasard. Si les grains sont inégalement répartis dans un liquide ayant leur densité, ils diffuseront vers les régions de concentration moindre, d’autant plus rapidement que leur mouvement sera plus vif, c’est-à-dire que leur déplacement moyen en un temps donné sera plus grand. L’analyse mathématique de cette idée conduit, sans hypothèse nouvelle, à l’équation simple
en appelant le coefficient de diffusion, et , le carré moyen de la projection sur un axe du déplacement en un temps . Cette équation restera valable pour tout axe horizontal quand les grains n’auront plus la densité du liquide intergranulaire, car le mouvement à angle droit de la pesanteur ne sera pas modifié par là.
Einstein considère alors le régime permanent qui se trouve réalisé si une force constante tirant sur les grains les accumule près d’une paroi. Écrivant qu’en ce cas il passe à chaque instant au travers de tout plan perpendiculaire à la force autant de grains dans un sens sous l’action de cette force qu’il en passe en sens inverse sous l’action de la diffusion, il obtient, pour des grains sphériques de rayon dans un milieu de viscosité , l’équation
Mais il a dû supposer explicitement, d’une part, que la loi de Stokes reste applicable (j’ai montré, depuis, que cela est légitime), et d’autre part, que l’énergie granulaire est en moyenne égale à l’énergie moléculaire, comme il doit arriver si l’agitation moléculaire est l’origine du mouvement brownien, et ce qui permettra par conséquent d’établir cette origine d’une manière complètement différente de celle que j’ai résumée tout à l’heure.
La mesure de ne serait pas facile ; mais ce coefficient s’élimine entre les deux équations précédentes, qui donnent alors
Enfin, considérant les rotations qui doivent se produire, aussi bien que les translations, sous l’action des chocs moléculaires, et admettant que l’énergie de rotation est en moyenne égale à l’énergie de translation, Einstein a obtenu, par une analyse du même genre, une dernière équation qui donne le carré moyen de la rotation en un temps relativement à un axe arbitraire :
20. De ces deux équations, celle qui régit le translation a seule été soumise au contrôle de l’expérience[3]. Un essai dans ce sens avait été tenté par V. Henri, par enregistrement cinématographique, malheureusement une complication particulière faussa ses résultats, et fit croire un instant que l’équation d’Einstein était franchement inexacte.
Si je cite ce fait, c’est que j’ai été très vivement frappé de la facilité avec laquelle, malgré que V. Henri eût énoncé ses résultats de façon provisoire en faisant des réserves sur leur généralité, les physiciens, même les plus attachés à la doctrine cinétique, furent prompts à admettre que la théorie d’Einstein devait contenir implicitement quelque hypothèse injustifiée. Cela montre bien combien est limité, au fond, le crédit que nous accordons aux théories, et à quel point ceux mêmes qui les édifient y voient des instruments de découverte plutôt que de véritables démonstrations.
Bien que gagné par le doute général, je pensai qu’il pouvait encore être utile de mesurer l’agitation des grains de rayon exactement connu que je savais préparer. Un de mes jeunes camarades, M. Chaudesaigues, voulut bien se charger des pointés, qui, incidemment, sont assez pénibles. Il fallait noter la position d’un grain, à la chambre claire, de demi-minute en demi-minute, recommencer avec un autre grain, et ainsi de suite.
Dès les premières mesures, il devint manifeste, contrairement à ce que j’attendais, que les déplacements vérifiaient au moins approximativement la formule d’Einstein. Cette impression se confirma de plus en plus, à mesure que le plus grand nombre des pointés éliminait davantage les irrégularités de statistique. M. Chaudesaigues songea de plus à vérifier, et trouva, en effet, que les projections des déplacements se répartissent autour de la valeur zéro conformément à la loi du hasard.
Ces pointés se rapportaient à des grains de gomme-gutte. Avec l’aide de M. Dabrowski, je fis, pour des grains de mastic de diamètre à peu près double, un nombre comparable de pointés. La moyenne générale portant sur environ 3 000 déplacements (ce qui est encore trop peu) conduit pour à la valeur
presque égale à celle 70,5 . 1022 que j’avais obtenue par la méthode si différente qui consiste à étudier non l’agitation des grains, mais leur distribution. La moyenne 71 . 1022 serait acceptable. En tous cas, le triomphe de la théorie cinétique, donnant le même nombre par des routes si différentes, est indiscutable.
À une échelle différente, le mouvement brownien nous donne l’image fidèle des mouvements moléculaires. Ou, plus exactement, les mouvements des grains observés sont déjà des mouvements moléculaires, de mime que l’infra-rouge est aussi bien de la lumière que l’ultra-violet.
Vous voyez sur le quadrillage ici projeté, où 16 divisions représentent 50 μ, trois dessins obtenus en traçant les segments qui joignent les positions consécutives d’un même grain de mastic, d’environ 1 μ de diamètre, pointé de trente en trente secondes. C’est le carré moyen de la projection sur un axe de tels segments qui vérifie la formule d’Einstein. Ces dessins ne donnent qu’une idée très affaiblie du prodigieux enchevêtrement de la trajectoire réelle. Si, en effet, on faisait des pointés de seconde en seconde, chacun de ces segments rectilignes se trouverait remplacé par un contour polygonal de trente côtés, relativement aussi compliqué que le dessin ici reproduit, et ainsi de suite.
Pour varier les conditions d’expérience, j’ai cherché, et j’ai réussi, à préparer des grains beaucoup plus gros que ceux qui m’avaient servi jusqu’alors, dont les diamètres s’échelonnaient entre le quart de micron et le micron. Pour cela, j’ai fait arriver lentement de l’eau, par un entonnoir à pointe effilée, sous une solution alcoolique de mastic. Les grains qui se forment alors dans la zone de passage ont couramment un diamètre d’une douzaine de microns, et sont donc environ 100 000 fois plus lourds que les plus petits de ceux qui m’avaient servi. Pour que ce poids ne les maintienne pas sans cesse au contact immédiat du fond, je les ai observés dans une solution d’urée à 27 % qui a presque leur densité. J’ai alors constaté que la formule d’Einstein s’applique encore[4], malgré l’énorme variation ainsi réalisée dans la masse des grains.
En résumé, la théorie moléculaire cinétique du mouvement brownien se vérifie de façon rigoureuse et conduit, soit par l’étude de la distribution des grains, soit par l’étude de leur agitation, à la même valeur précise de la constante d’Avogadro, invariant essentiel de la structure de la matière.
Or il y a encore d’autres moyens d’atteindre cette constante. Bien que, pour la plupart, ils ne comportent pas autant de précision, leur concordance est extrêmement significative en ce qui regarde la réalité objective des molécules, à cause de leur extrême diversité. Sans pouvoir les expliquer en détail, je veux au moins les énumérer, afin que cette conférence vous facilite une perspective d’ensemble des phénomènes où la réalité moléculaire sous-jacente s’impose le plus fortement à notre intelligence.
III
21. La formule de diffusion d’Einstein, extrapolée aux molécules, donne l’un de ces moyens, si l’on assimile les molécules à des sphères. Elle donne alors, en effet, et le raisonnement de Van der Waals donne . On trouve ainsi pour des valeurs comprises entre 40 . 1022 et 90 . 1022 (aucune molécule monoatomique n’a été étudiée). On ne pouvait espérer mieux en acceptant ces simplifications.
Une concordance de même ordre a été signalée par M. Pellat, dans l’hypothèse où la loi de Stokes s’appliquerait encore aux ions de l’électrolyse supposés sphériques. Tenant compte des vitesses prises par ces ions dans un champ donné, cela donne encore et se déduit approximativement du volume à l’état solide. Les valeurs données ainsi pour par les différents ions métalliques s’échelonnent entre 60 . 1022 et 150 . 1022 ; l’ordre de grandeur est bien retrouvé.
Un moyen tout différent, dû à lord Rayleigh, et qui m’a été signalé par Langevin, permet de compter les molécules de l’air d’après la diffraction qu’elles produisent sur le lumière solaire, diffraction qui est l’origine de la coloration bleue du ciel. Développant la théorie élastique de la lumière, lord Rayleigh arrive à une formule (depuis retrouvée par Langevin dans la théorie électromagnétique) qui permet d’avoir si l’on mesure simultanément, pour une même longueur d’onde, l’éclat du soleil, et, dans une direction connue, celui du ciel. Des mesures actuelles, malheureusement peu précises, donnent la valeur 90 . 1022, l’erreur due à l’imprécision des mesures pouvant atteindre 50 p. 100. L’ordre de grandeur est donc retrouvé, et cela est déjà très remarquable ; mais on peut espérer mieux de ce moyen, qui se prête à une détermination précise.
22. Au lieu de chercher à atteindre directement la constante d’Avogadro ou la constante d’énergie moléculaire, on s’est également efforcé de déterminer directement la charge de l’électron, qui, nous l’avons vu, doit être la e partie d’un faraday. C’est ce qu’ont fait les physiciens de l’école de J.-J. Thomson, en cherchant à déterminer la charge des ions dans les gaz. Ils ont utilisé ce fait, établi par C.-T.-R. Wilson, que dans un gaz humide débarrassé de poussières et brusquement sursaturé par détente, les gouttelettes d’eau se forment autour des ions.
Pour cela, on mesure, n’importe comment, la charge présente sons forme d’ions par centimètre cube d’un gaz maintenu dans un état d’ionisation constante, ce qui donne le produit du nombre d’ions présents dans ce volume par la charge cherchée . Par une détente déterminée, on condense alors brusquement une masse d’eau que la thermodynamique permet de calculer. Soit cette masse, par centimètre cube du gaz primitif. Si chaque ion a servi de germe et si chaque germe n’en contient qu’un, cette masse est partagée entre gouttelettes de rayon telles que l’on a
Or peut s’obtenir par application de la loi de Stokes (je vous ai montré que cela est légitime). On aura donc et par suite puisque le produit est déjà connu.
J.-J. Thomson ou ses continuateurs ont ainsi trouvé pour une valeur du même ordre de grandeur que celle prévue pour l’électron défini par l’électrolyse. Cette concordance ne pouvait être accidentelle, et Townsend réussit à établir que la charge élémentaire des ions des gaz ne peut différer de celle des ions de l’électrolyse. Les valeurs obtenues pour par la méthode de J.-J. Thomson se placent entre 40 . 1022 et 90 . 1022. Peut-être ne sont-elles pas susceptibles d’une très grande précision, mais elles ont cependant marqué une date dans la science en fixant de façon complètement nouvelle au moins l’ordre de grandeur de l’atome d’électricité, entrevu par Helmholtz à propos de l’électrolyse, puis retrouvé par J.-J. Thomson comme projectile élémentaire des rayons cathodiques et comme élément ultime de la matière.
Plus récemment, dans le même ordre d’idées, cette même charge élémentaire a pu être mesurée sur des poussières ultramicroscopiques amenées dans un gaz ionisé. Comme l’a fait observer Langevin, de telles poussières attirent les ions pour la même raison qui précipite les corps légers vers un bâton de résine chargée. La charge d’une poussière ne dépassera pas en général 1 électron, car une charge déjà fixée repousse les ions du même signe. MM. Ehrenhaft et de Broglie ont indépendamment vérifié ces conceptions, en suivant à l’ultramicroscope les mouvements de poussières chargées. La valeur qui résulte pour de leurs mesures, qui pourront encore être perfectionnées en ce qui regarde l’évaluation nécessaire du rayon des granules, mais qui paraissent déjà plus précises que dans le cas de condensation de vapeur, est 65 . 1022.
23. Mais la notion d’atome électrique a encore été élargie par un admirable travail de Rutherford, qui a pu déterminer sa charge, et par suite la constante de plusieurs façons différentes, à partir d’observations relatives aux corps radioactifs.
Vous savez que les rayons α qui émanent de ces corps charrient de l’électricité positive. Rutherford réussit à montrer que leur action sur un électromètre se décompose en actions pouvant chacune provoquer une impulsion isolée, marquant donc le passage d’un projectile. D’autre part, on peut mesurer (et, malgré les apparences, cela est plus difficile) la charge globale d’électricité rayonnée. La charge d’un projectile s’ensuit aussitôt, et, sensiblement égale à 2 fois la charge atomique précédemment trouvée, conduit pour à la valeur 62 . 1022. De façon plus précise, par d’autres expériences, que je ne puis même résumer, Rutherford a montré que les projectiles α doivent être regardés comme des atomes d’hélium bivalents.
Un autre calcul se fonde d’une part, comme le précédent, sur la connaissance du nombre de projectiles α émis en une seconde par un gramme de radium (3,4 . 1010 d’après Rutherford) et, d’autre part, sur la connaissance de la masse d’hélium qui résulte de la transmutation continue du radium (débit soigneusement mesuré par Dewar), ce qui donne immédiatement le nombre d’atomes qui forme un atome-gramme d’hélium. Ce calcul donne pour comme fait observer M. Moulin, la valeur 71 . 1022 identique à celle que m’a donnée l’étude du mouvement brownien. Cette concordance extraordinaire à partir de moyens si profondément différents est d’autant plus frappante qu’ils n’ont pu absolument réagir les uns sur les autres, puisque le calcul n’a été fait qu’après que mes recherches étaient déjà publiées.
On retombe encore exactement sur le même nombre, si l’on sait quelle fraction d’une masse donnée de radium disparaît en une seconde par transmutation (1,09 . 10-10 d’après Boltwood), en écrivant que le nombre 226,5 . 3,4 . 1010 de projectiles émis en une seconde par atome-gramme est probablement égal au nombre . 1,09 . 10-10 d’atomes de radium qui se brisent pendant le même temps. Ce calcul donne pour la valeur 70,6 . 1022.
24. Enfin, on ne trouvera pas moins surprenant de retrouver encore à peu près les mêmes nombres à partir des mesures relatives au rayonnement des corps noirs, selon des théories qu’ont édifiées Planck et Lorentz. Je vous dirai seulement quelques mots de la marche relativement simple suivie par Lorentz.
Vous savez que la théorie cinétique des métaux a pour hypothèse fondamentale l’existence dans tout métal de corpuscules électriques qui se meuvent en tous sens dans le métal, comme les molécules d’un gaz, et avec la même énergie cinétique moyenne. Cette extension de l’équipartition de l’énergie a été justifiée par le fait que Drude, en l’admettant, a pu calculer de façon exacte le rapport de la conductibilité électrique à la conductibilité thermique.
Ceci admis, Lorentz observe que, selon une loi connue d’électromagnétisme, ces corpuscules rayonnent de l’énergie chaque fois que leur vitesse change, et, suivant lui, ce rayonnement est précisément la lumière qu’émet le métal à la température considérée. L’analyse mathématique de cette idée lui permet de calculer en fonction de et pour de grandes longueurs d’onde, quelle fraction d’énergie du rayonnement noir se trouve comprise entre deux longueurs d’onde déterminées. Or cette énergie peut se mesurer ; de ces mesures encore imparfaites, Lorentz tire pour la valeur 77 . 1022.
Si l’on tient compte de l’importante correction apportée récemment par M. Féry à la constante du rayonnement, la valeur indiquée par Lorentz s’abaisse et devient 66 . 1022.
25. Un tableau rassemblera utilement les valeurs moyennes données par les divers phénomènes qui, permettant de calculer forment dans leur ensemble le plus solide fondement de ce qu’on pourrait appeler le PRINCIPE DE RÉALITÉ MOLÉCULAIRE.
Dans aucun cas, l’écart de la valeur trouvée avec 71 . 1022 n’atteint la valeur qui serait permise par l’incertitude des mesures particulières au phénomène étudié.
Phénomènes étudiés | Constante N | |||||
Viscosité des gaz, en tenant compte |
|
de la densité du liquide |
> 45 . 1022 | |||
du pouvoir diélectrique du gaz |
< 200 . 1022 | |||||
de la loi de Van der Waals |
60 . 1022 | |||||
Mouvement brownien. |
|
Répartition des grains |
70,5 . 1022 | |||
Agitation de translation |
71,5 . 1022 | |||||
Agitation de rotation |
65 . 1022 | |||||
Diffusion des corps dissous (précision médiocre) |
65 . 1022 | |||||
Mobilité des ions dans l’eau (précision médiocre) |
100 . 1022 | |||||
Bleu du ciel (précision médiocre, mais pourra s’améliorer) |
90 . 1022 | |||||
Charges des ions dans les gaz. |
|
Gouttelettes condensées sur ions |
75 . 1022 | |||
Ions collés sur fines poussières |
65 . 1022 | |||||
Rayons α. |
|
Charge de chaque projectile |
62 . 1022 | |||
Durée de la vie du radium |
70,5 . 1022 | |||||
Hélium dégagé par transmutation |
71 . 1022 | |||||
Énergie du spectre infra-rouge |
66 . 1022 |
Je crois impossible qu’un esprit dégagé de préventions n’éprouve pas une impression très forte en réfléchissant à l’extraordinaire diversité des phénomènes qui convergent ainsi précisément vers le même nombre, alors que, pour chacun d’eux, si l’on n’était guidé par la théorie moléculaire, on pourrait attendre n’importe quel jeu de valeurs comprises entre zéro et l’infini. Il sera donc désormais difficile de défendre par des argumente raisonnables une attitude hostile aux hypothèses moléculaires. Ces hypothèses forceront l’une après l’autre toutes les convictions, et le temps est venu où on accordera au principe fondamental de l’Atomistique autant de créance qu’à ceux de l’Énergétique. Je n’ai d’ailleurs jamais vu la nécessité d’opposer l’une à l’autre ces deux grandes disciplines, comme on a voulu quelquefois le faire, et je pense que leur union, bientôt définitive, consacrera leur double triomphe, et permettra de nouvelles conquêtes.
- ↑ Conférence faite a la Société française de Physique, le 15 avril 1909. (Voir pour plus de détails les Ann. de Ch. et Phys., septembre 1909.)
- ↑ V. Henri avait déjà employé ce procédé pour avoir approximativement le diamètre (moyen) de grains de caoutchouc disposés en filaments.
- ↑ J’ai depuis réussi à combler cette lacune, en mesurant, grâce à de petits défauts intérieurs aux sphères et servant de repères, les rotations de gros grains de mastic (13 μ de diamètre) suspendus dans une solution d’urée de même densité (Voir Comptes rendus, septembre 1909, et Annales de chimie et physique, même date). Au degré de précision possible, la formule se vérifie remarquablement, donnant pour la valeur 65 . 1022.
- ↑ Et, depuis, grâce aux petites inclusions contenues dans certaines sphères, j’ai pu constater et mesurer leurs rotations, et vérifier la dernière formule d’Einstein, vérifiant du même coup l’égalité moyenne des énergies de translation et de rotation.