Munich, l’art par la Critique

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Munich, l’art par la Critique
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 5-36).
MUNICH
L'ART PAR LA CRITIQUE

L’histoire a tout envahi, et peut-être, s’il fallait définir le plus grand changement qui se soit opéré dans notre manière de considérer les choses, depuis la législation jusqu’à la philosophie, depuis les mœurs jusqu’aux arts, devrait-on dire qu’il consiste dans notre disposition à rechercher moins ce que les choses sont ou doivent être par elles-mêmes que ce qu’elles ont été et ce qu’elles sont devenues. On s’attache aux effets du temps plus qu’à ce qui est de tous les temps. Malebranche disait qu’il n’enviait que la science du premier homme. On la dédaignerait aujourd’hui : elle n’avait point de passé.

Ce qu’on appelait autrefois l’esprit classique était précisément l’inverse de l’esprit historique. Quoiqu’il remontât les siècles pour retrouver en tout les modèles et les règles, il ne tenait nul compte de l’influence des siècles, et méprisait les révolutions des idées et du goût. Il n’estimait, il n’admettait que ce qui avait été pensé, fait, produit à un certain moment. Peu importait que la succession des âges eût amené, puis emporté, par une action presque également nécessaire, ce qu’on proposait à notre exclusive admiration : il fallait toujours rester au même point; on avait eu tort tant qu’on n’y était pas arrivé, tort dès qu’on s’en était écarté. Dans l’enseignement universitaire, on nous fixait jadis un degré précis en-deçà ou au-delà duquel il ne se rencontrait plus qu’erreur et péril; c’était comme une orthodoxie, on y devait toujours revenir ou ne s’en départir jamais; en d’autres termes, il fallait se soustraire à l’influence du temps, et tenir pour non avenu ce que le cours irrésistible des événemens opère dans l’état intellectuel et moral des sociétés. L’esprit historique au contraire, en recueillant les faits, a constaté les rapports qui les unissent; il a vu qu’il n’en était aucun de quelque importance qui ne devînt cause après avoir été résultat, et il a montré comment se modifiaient sous le poids des âges, et comme par une élaboration sans terme, toutes les œuvres, toutes les formes de l’activité humaine. Il a même poussé trop loin cette déférence raisonnée pour la force des choses, au point de prendre quelquefois pour des lois des accidens et de se faire accuser de tendance au fatalisme. Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui en tout, même dans les lettres et les arts, nous nous efforçons de trouver pourquoi la pensée, le goût et le talent ont revêtu telle forme ou suivi telle direction, et dès que nous en avons aperçu la raison, prêts à excuser tout ce que nous expliquons, nous transportons dans les choses de goût la maxime qu’il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher et se résigner à l’inévitable.

Aussi le mot de critique, dont on fait tant de bruit, a-t-il changé de sens. Ce n’est plus le nom de l’art de rapporter à certaines lois abstraites que l’on croyait celles du vrai, du juste ou du beau, les œuvres de l’esprit humain; c’est plutôt l’investigation des causes qui en ont amené la production et déterminé la nature, c’est l’étude expérimentale des lois que, dans l’ordre de son développement successif, suit le génie de l’homme, qui n’est plus celui de quelques individus d’élite, mais l’ensemble des conceptions qui ont régné tour à tour dans ce monde. La critique, c’est l’histoire de l’humanité pensante.

On peut en dire beaucoup de bien et beaucoup de mal, disserter complaisamment sur les inconvéniens et les avantages respectifs du classique et de l’historique; toujours est-il que nous en sommes tous venus à mêler en tout le fait et le droit, à prendre même souvent l’un pour l’autre, à contrôler, selon notre petit ou grand savoir, ce que nous avons de goût par ce que nous avons d’érudition, à interroger le temps pour connaître ce que doit penser la raison, et à transformer la dialectique de Platon en archéologie. Étonnez-vous après cela que l’inspiration soit rare et l’originalité difficile. C’est la même cause qui fait que dans la pratique sociale les volontés sont sans énergie et les caractères sans indépendance.

Mais ne faisons pas le procès à l’esprit du temps; cela porte malheur, et nous avons d’ailleurs trop souvent montré dans la Revue comment il nous semblait qu’il pouvait, s’amendant lui-même, dominer ses faiblesses et porter légèrement ce poids du savoir et de l’expérience sous lequel on voudrait, l’accabler. Les réflexions qu’on vient de lire n’ont pour but aujourd’hui que d’expliquer le genre d’intérêt que prennent spécialement les voyages au temps où nous sommes. Malgré la puissance d’assimilation qui pèse sur le monde, tout n’est pas encore tellement uniforme qu’en changeant de lieu, on ne croie à un certain point changer de temps; tous les objets n’ont pas perdu l’empreinte : de leur date, et, à côté de cette ferveur industrielle qui à coups de marteau détruit tout dans l’intérêt de l’alignement et de la symétrie, il s’est développé un certain respect de la vétusté, une commune intelligence du passé qui veille sur les ruines, les conserve, les répare même, et va jusqu’à renouveler par une imitation studieuse ce que le temps a détruit. La curiosité historique ne se contente pas de garder les monumens, elle en refait; l’archéologie enfante l’archaïsme. C’est dans les arts surtout que ces fantaisies de l’esprit du temps se déploient avec le plus de liberté et de succès. Dans les lettres, dans la politique, le jeu serait moins sûr, et l’esprit historique n’a point là ses coudées franches : la conservation n’est pas chose aisée, et la restauration tourne à l’impossible, mais dans les arts la critique a pu, en certaines circonstances favorables, se donner pleine carrière. Je ne sais point d’occasion meilleure pour juger de ce qu’elle sait faire que d’aller à Munich, et l’on rendra même l’exploration plus instructive et plus piquante en s’y rendant par Nuremberg.


I

Malgré l’ancienneté de la maison de Wittelsbach, et quoiqu’elle ait donné un empereur à l’Allemagne, l’électeur de Bavière, du temps qu’il y avait des électeurs, était un des derniers en date. On l’appelait monsieur, comme les autres, au congrès de Westphalie, et celui qui le troisième porta ce titre, Maximilien-Marie, crut gagner beaucoup lorsque son envoyé, qu’on ne traitait pas d’excellence, s’ingéra de dire à Versailles, en 1709, l’électeur tout court, comme on dit le roi. « Cette gangrène passa aisément aux Français... — Tout passe, s’écrie Saint-Simon, tout s’élève, tout s’avilit, tout se détruit, tout devient chaos. » Mais cet électeur, quoiqu’il dût son rang à l’Autriche, était tellement serré de près par elle et par elle spolié au besoin, qu’il devint le favori de la France, joua pour elle ses états dans la guerre de la succession et sa vie à la bataille de Ramillies. L’alliance était si naturelle, si politique, que, pour faire son fils empereur, Louis XV courut tous les risques d’une guerre générale, et Napoléon regarda comme un des fruits de la victoire d’Austerlitz de faire un roi de son successeur. Maximilien Ier était un prince sage qui fut reconnaissant tant que sa reconnaissance cadra avec son intérêt; mais quand il vit qu’elle le mettait au ban de l’Allemagne, il tourna bride, ce qui ne nuisit pas à la bataille de Leipzig. Son fils, monté sur le trône en 1825, est ce roi Louis qui a fait de la ville de Munich ce qu’elle est. A peine sur le trône, il témoigna de ses goûts classiques en montrant pour les Grecs insurgés, appelés pacifiquement les chrétiens d’Orient, un intérêt assez hardi parmi ceux de sa condition. L’année suivante, il fit le voyage d’Italie, qu’il répéta presque tous les ans. En 1829, il publia son recueil de poésies. Trois ans après, il donna son fils pour roi à la Grèce, qu’il visita en curieux dès qu’il en fut le maître, prétendant politique un voyage tout littéraire. Dans un autre temps, un tel monarque eût été l’idole des universités et des étudians. Malheureusement il ne lui manquait aucun des goûts universitaires. Ses vers avaient laissé entrevoir quelque disposition germanique à poétiser le genre de distraction que Goethe fait chercher au comte d’Egmont dans la chambrette de Claire, et juste en 1847, année mal choisie pour un coup de tête, Claire devint comtesse de Landsfeld. On ne sait pas communément que l’administration de cette dame était libérale: elle faisait la guerre aux jésuites, qui, suivant leur usage, avaient en Bavière fait grand tort au gouvernement; mais elle représentait le bon plaisir sous toutes ses formes. Elle n’échappa point aux barricades, si bien qu’à la seconde épreuve le roi abdiqua. C’était en 1848 ; il avait donc régné vingt-trois ans. Ce règne, que la politique ne recommandera pas beaucoup à l’histoire, avait été remarquable et fécond à d’autres égards. L’histoire de l’art du moins en tiendra compte.

Ce prince était, comme on l’a vu, grand ami de ce que les Allemands nomment la culture. Il était un scholar et un poète; il était antiquaire, helléniste, esthétiste, et en même temps fidèle catholique, amateur, je le crois bien, en toutes choses. Ses sentimens étaient surtout des goûts, et, facilités par l’autorité royale, ces goûts pouvaient devenir à l’aise des manies ou des passions. N’importe, il y a noblesse d’esprit dans tout cela; la science et l’art ne rencontrent pas souvent de tels amis sur le trône.

Malgré ses poésies, il était, bien entendu, de l’école critique. Il admirait l’art en archéologue, et, ayant conçu l’idée singulière d’ériger sa capitale en école et en musée, il fit appel à l’érudition et protégea ou exploita ce mouvement de recherche et d’étude qui depuis Lessing avait porté les écrivains à penser pour les artistes. Ceux-ci à leur tour, séduits par l’exemple, tendaient à devenir savans. Un prince qui goûtait leurs études et leurs travaux leur donna Munich à embellir ou plutôt à transformer. Il voulut que la Grèce, Rome, le moyen âge, la renaissance, y fussent représentés non-seulement par des collections de toutes les sortes de monumens du passé, mais par l’imitation studieuse et la reproduction systématique de toutes les œuvres de l’art de ces quatre grandes époques. L’architecture athénienne, impériale, byzantine, romane, gothique, florentine, pontificale, s’efforça de renaître et demanda à la peinture et à la sculpture de lui prêter toutes les décorations appropriées au temps et au style qu’elle affecta de reproduire.

Munich, ville d’une importance assez nouvelle, tient si peu de place dans l’histoire, qui n’a pas même mentionné son origine, qu’on aurait tort d’y chercher un spécimen complet des cités du moyen âge. Ce n’est que dans les vieux quartiers qu’il en reste des traces ; mais dans la partie est et nord-est, où le voyageur arrive et réside, il ne voit que nouveautés et constructions d’hier. Le contraste est donc très frappant, si l’on vient par exemple d’Augsbourg, d’Innsbruck et plus encore de Nuremberg. Cette ancienne ville impériale, nom qui désigne toujours une ville créée par la bourgeoisie, et libre en ce sens qu’elle n’était pas gouvernée féodalement, avait été de bonne heure portée par le trafic et l’industrie à un haut degré de prospérité. Le cours des affaires commerciales changea par la découverte du passage du Cap, et Nuremberg s’arrêta dans sa marche progressive ; elle resta assez riche pour se conserver, et ne changea plus. C’est donc une grande cité du moyen âge arrêtée et comme immobilisée à la fin du XVe siècle.

On sait que c’est de Nuremberg que viennent ces villes de bois, joujoux dont jadis les enfans s’amusaient fort. Ce sont les paysans des forêts de la Thuringe qui les découpent avec leurs couteaux. Eh bien ! ces villes de bois sont copiées sur Nuremberg. Les pignons pointus de ses maisons bizarres, leurs nombreux étages, leurs ouvertures multipliées, qui les font souvent ressembler à une claire-voie vitrée, leurs toits, dont la hauteur démesurée est percée d’une multitude de lucarnes, leurs murailles diversement coloriées, ornées parfois d’arabesques et même de sujets historiques ou sacrés, parfois d’encadremens sculptés, de portails, de balcons ou de lanternes travaillés avec un art capricieux, donnent à des rues tortueuses, à des places irrégulières un caractère original que ne supporteraient pas longtemps nos édilités modernes. Joignez-y des remparts crénelés flanqués de tours à mâchicoulis, un château construit sur un rocher, le burg, qui faisait un burgrave de l’officier préposé par l’empereur jusqu’en 1417 à la garde de la ville, et des églises du XIIIe ou du XIVe siècle, Saint-Sebald, Saint-Laurent, Frauenkirche (Notre-Dame), que les siècles suivans n’ont pas, grâce à Dieu, corrigées, et que reconnaîtraient les contemporains de Luther ! Saint-Laurent est un magnifique édifice gothique où Adam Krafït a élevé ce ciborium unique ou cette réserve du saint-sacrement qui ressemble, avec ses 18 mètres de haut, à une aiguille de pierre sculptée à jour dans le style le plus flamboyant, et qui porte à ses divers étages des sujets évangéliques traités dans la manière d’Albert Dürer. Près de Notre-Dame, dont le porche, découpé et fouillé par le ciseau, est pour ainsi dire criblé de niches et hérissé de statues, se dresse une riche fontaine encore sous forme de clocheton gothique, où vingt-quatre figures, ouvrage de Schonhofer, attestent une fois de plus la tendance singulièrement libre et élevée de la sculpture allemande à cette époque. La même observation se renouvelle d’une manière encore plus frappante dans Saint-Sebald, remarquable par un beau chœur, de beaux vitraux, d’excellens bas-reliefs d’Adam Krafft, mais surtout par cette châsse en écrin gothique dont les figurines font de Pierre Vischer un statuaire qui peut le disputer aux grands maîtres. Dans la chapelle voisine dite de Saint-Maurice, dans le Burg, dans un cloître près de l’église de Saint-Gilles et dans les salles qui en dépendent, des collections curieuses offrent de nombreux monumens de l’art des écoles germaniques, et l’on peut y apprendre à connaître, en les comparant, les devanciers et les émules d’Albert Dürer, dont la maison et la statue se voient en montant au vieux château. C’est en dire assez pour caractériser la ville incomparable où il est né, et où sa mémoire et son influence semblent régner encore.

Rien n’est piquant comme de monter de bonne heure en wagon à Nuremberg et d’en descendre à Munich dans l’après-dîner. On quitte les contemporains d’Albert Durer pour se trouver au milieu des pastiches de l’antiquité et de la renaissance, entremêlés des œuvres du XIXe siècle. Du pied d’une gare de chemin de fer conçue dans la dernière mode, excellent échantillon de l’architecture industrielle, on peut apercevoir des péristyles doriques, des loggie d’Italie, les fac-similé des temples de l’Attique et des palais de la renaissance. Le même prince qui, lorsqu’il séjourne à Nuremberg, habite ce Burg escarpé, où l’on ne serait pas surpris de rencontrer l’ombre de Barberousse, a voulu, quand il est à Munich, s’entourer des souvenirs visibles d’Athènes, de Rome, de Florence, et remettre en présence les œuvres de tous les âges et de tous les styles sous la protection d’une impartiale érudition qui comprend tout, admire tout, essaie de tout. D’abord l’aspect général ne paraît pas sérieux. Le mot de pastiches est venu sous ma plume; il est trop sévère, mais n’est pas tout à fait injuste. On se voit entouré d’édifices qui ressemblent à des reliefs rangés dans un atelier pour servir à l’enseignement : on dirait les fabriques d’un parc monumental. Elles rappellent et quelquefois répètent des monumens connus, dont on a vu l’original ou la gravure. C’est quelque chose comme Sydenham-Palace, où l’on peut voir en carton-pierre des maisons de Pompéi, des chœurs de cathédrales et la cour de l’Alhambra.

Cette impression cependant se modifie à mesure que l’observation se prolonge et devient plus attentive; le jugement s’adoucit. On reconnaît des beautés réelles, des tentatives ingénieuses, d’instructives imitations, l’effort réfléchi de renouveler l’art par le savoir, d’éclairer le goût par la mémoire et de suppléer à l’imagination par la critique. Ce que c’est que les vicissitudes des idées, des prétentions et des modes! Au dernier siècle, un électeur de Saxe fort riche et qui aimait les belles choses sans, je le crains, beaucoup s’y connaître, imagina de réunir à Dresde ces magnifiques collections qui fatiguent la curiosité la plus fervente. Qu’a-t-il fait pour bien loger un si noble luxe, une si précieuse richesse? Il a donné autant qu’il a pu à sa ville un air de Versailles. Le Zwinger ne s’en distingue que par un excès de goût rococo dont Versailles est exempt. A cent ans de là, le descendant de la maison de Wittelsbach distribue ses trésors d’art et de science dans une suite de palais divers comme en auraient fait Périclès, Hadrien, saint Louis ou Léon X. Au fond cependant on sent que l’hellénisme domine, et, dût-on nous accuser de pédanterie, nous ne nous en plaignons pas.

Le premier essai, je crois, que le roi ordonna de l’application de l’art proprement dit à la décoration de sa capitale eut lieu dans le Hofgarten (jardin de la cour). C’est un grand carré en quinconce, assez négligé, à peu près comme nos anciens Champs-Elysées, et bordé sur deux de ses côtés de galeries analogues à celles du Palais-Royal. Concevez tout cela moins brillant, moins gai, moins fréquenté; c’est là qu’on a tenté pour la première fois la fresque en plein air. Les parois du fond de la galerie ont été recouvertes de tons mats et foncés, comme les intérieurs d’Herculanum ; on les a encadrées de quelques festons, et au milieu des panneaux, dans les lunettes, sur les pendentifs, on a peint des sujets historiques, des scènes prises dans les anciennes chroniques de la Bavière, les principaux exploits des libérateurs de la Grèce moderne, enfin les vues des plus beaux lieux de l’antiquité, en Grèce, en Sicile, en Italie, désignés ou célébrés par des distiques allemands de la composition du roi. Ces paysages, bien composes, dans un goût sévère, sont assez intéressans; mais, presque autant que les peintures historiques qui les avoisinent, ils ont souffert par l’action du temps qui s’est écoulé et du temps qu’il a fait, et cette tentative, fort sérieuse dans son principe, dirigée en partie par Cornélius lui-même, n’a rien laissé qui vaille beaucoup mieux que la décoration de nos cafés du boulevard, quand elle est passée et ternie. C’est une grande question de savoir s’il est sage d’exposer les fresques à l’intempérie de nos climats. En Italie même, elles ont souvent péri, et les plus belles, celles des loges du Vatican, ont été un peu tardivement protégées par un vitrage, grâce à la sollicitude du pape régnant. A Munich, on n’en a pas moins persisté. Une assez belle salle de spectacle a sa façade en péristyle sur la grande place, et le fronton est orné d’un Apollon et du chœur des muses qui donnent un avant-goût d’un rideau de théâtre. A droite, sur la même place, une galerie à colonnes légères attire les yeux par des fonds de couleur rouge encadrés de bordures légères. Au centre de chaque panneau, des chevaux domptés par des hommes nus rappellent le goût de l’antiquité. On est assez étonné d’apprendre que le local orné avec cette élégance est tout simplement la poste. En face est le palais du roi. C’est une masse assez imposante, composée de deux parties : l’une, ancienne, le Königsbau, dont la façade est au nord et ne se fait remarquer que par des ornemens incrustés en bronze d’un assez bel effet; l’autre, nouvelle, ou le palais neuf, qui donne sur la place et passe pour une imitation du palais Pitti. Il lui ressemble, comme notre Luxembourg, par ses pierres taillées en caissons saillans; mais au Luxembourg cette disposition, purement décorative, ne sert qu’à parer la construction, tandis qu’au Pitti ce n’est qu’une continuation de l’architecture rustique de la base du palais. Le bâtiment s’élève en effet sur un large massif revêtu de murs en pierres énormes, polies à peu près dans les joints, mais dont la surface rugueuse est en saillie à peine dégrossie. On a dû continuer quelque chose de cela dans les murs d’élévation, et cet arrangement est bien en rapport avec le caractère de l’édifice, dont le principal mérite est dans sa masse. Le genre massif est le genre des palais florentins. Les premiers ont été des forteresses, et le palais Pitti a été construit pour en être une en même temps qu’un lieu de plaisance. Il n’en paraît que plus lourd, et ce n’est pas un chef-d’œuvre. On ne voit guère que rien pressât de l’imiter, et d’emprunter une disposition qui à Munich n’a point, comme on dit, de raison d’être. Dénué de l’énorme soubassement du palais de Florence, on ne sait pas pourquoi le Königsbau neuf est si fort, et je lui préfère notre Luxembourg, dont la réputation me paraît cependant exagérée.

L’intérieur mérite d’être visité, quoique malheureusement on n’en laisse plus voir qu’une partie. Cet ancien palais, qui n’est pas habité, conserve d’assez beaux restes de ce luxe d’ameublement plus que séculaire qui a repris faveur aujourd’hui. Dans le nouveau palais, on ne montre plus les appartemens d’habitation dont Kaulbach et Schwanthaler ont à l’envi dirigé la décoration. Chaque pièce est ornée d’une suite de peintures et de moulures dont les sujets sont empruntés aux hymnes d’Homère, à Eschyle, à Anacréon, aux Niebelungen, aux minnesingers, ou à l’œuvre des poètes modernes, comme Schiller ou Klopstock. Si l’on en juge par de très belles photographies, les dessins que Kaulbach a consacrés à des scènes prises dans les ouvrages de Goethe sont remarquables d’esprit et de grâce; mais ces trésors sont maintenant tenus secrets : on n’ouvre au public que le Fest Saalbau ou les salles de réception. L’art moderne ne les a pas négligées, toujours en y faisant preuve de cet éclectisme un peu pédantesque qui se montre ici partout. Ainsi tout le monde sait qu’il y a à Hampton-Court une salle des beautés de la cour de Charles II, dont les portraits pourraient servir de planches aux Mémoires du Chevalier de Gramont. Donc il y a au palais de Munich deux salles des beautés : ce sont deux collections de portraits dans le genre de M. Winterhalter ou de M. Dubufe, représentant les plus belles contemporaines du dernier roi, presque toutes allemandes et surtout bavaroises. J’ignore par quel mode de concours et d’examen les admissions dans ce séduisant état-major ont été prononcées. C’est certainement le plus redoutable emploi de sa prérogative que le roi ait pu faire, si, comme on le dit, il s’est réservé la souveraineté du choix. Du reste il a agi en prince ami de l’égalité, et qui prend le mérite partout où il le trouve : ce nouveau Panthéon rapproche des plus grandes dames une grisette de Munich et une paysanne des environs dans le costume national, et ni l’une ni l’autre n’est déplacée à la cour. On assure que la comtesse de Landsfeld a figuré dans ce cercle, du moins est-elle comprise dans la collection photographique qui répond à celle des peintures ; mais il n’y règne désormais que la reine de Bavière, qui là aussi est une vraie reine.

Plus loin s’ouvrent trois salles toutes couvertes de grandes fresques historiques, l’une consacrée à l’histoire de Charlemagne, l’autre à celle de Frédéric Barberousse, la troisième à celle de Rodolphe de Habsbourg. Ce sont de vastes machines qui font honneur à l’imagination de Schnorr. La composition, la pensée, le dessin, ne sont pas sans mérite. C’est toujours la couleur qui laisse des regrets. La peinture à fresque rend plus difficile ce qu’on appelle le modelé. Faute de pouvoir user largement du contraste des ombres, on s’efforce de rendre lumineuses les parties claires en blanchissant la teinte, si bien qu’elle n’est plus d’aucune couleur déterminée, et qu’une lueur jaunâtre se répand sur toutes les parties. Ce ton général n’est pas agréable, et avec beaucoup de talent le peintre du Fest Saalbau n’a pu rencontrer l’effet. L’effet, au reste, n’est point par excellente la qualité des Allemands. Dans l’art comme dans les lettres, comme en tout, la vigueur de ton et le relief manquent souvent à leurs, ouvrages; ils savent rarement mettre en valeur tous les dons qu’ils possèdent, et Goethe avait bien raison d’admirer, autant Byron, si richement pourvu précisément de cette intensité saisissante qui lui manquait.

Enfin on arrive à la salle du trône, décorée avec une magnificence assez froide, mais d’une certaine nouveauté; tout est marbre blanc et or. Deux files de colonnes de droite et de gauche ont leur base et leur chapiteau en bronze doré. Dans chacun des douze entre-colonnemens, une statue colossale de la même matière représente un des princes de la maison de Bavière rangés comme les gardes de: cette avenue du trône. Ces statues sont toutes dues à Schwanthaler. Il ne semble pas que ceci soit une imitation. L’effet unit la splendeur à la nudité.


II

Mais c’est trop s’oublier dans les pompes royales, il faut revenir aux vrais monumens des arts; ils sont les plus intéressans et les mieux conçus. En général les architectes de Munich, et à leur tête M. de Klenze, ont habilement approprié les édifices à leur destination. On trouverait là des modèles à étudier pour tous les emplois modernes qui peuvent être donnés à l’art de bâtir. On se plaint quelquefois de l’architecture du siècle. Si elle mérite les critiques qu’on lui adresse, ce n’est pas faute d’un temps favorable aux recherches et aux tentatives de l’invention. Une foule d’établissemens nouveaux, très nécessaires et très chers à notre époque, musées, bibliothèques, collèges, hôpitaux, prisons, occupent encore des locaux qui ne leur ont pas été originairement destinés, qui leur ont été péniblement adaptés, et dans un temps ou les besoins qu’ils devraient satisfaire n’avaient pas la même importance. Ce serait donc le moment d’inventer heureusement et d’étendre les ressources de l’art en lui ouvrant un champ nouveau. La construction des gares de chemins de fer a été l’occasion de créations véritables, et si ces édifices semblent encore, plus du ressort de l’ingénieur que de l’architecte, ils n’en ont pas moins parfois dénoté un talent réel et même une certaine imagination. Munich, autant que j’en puis juger, offrirait dans ses établissemens, neufs pour la plupart, plus d’un type à étudier, plus d’un exemple à suivre. Nous oserons recommander entre autres ses musées, qui nous semblent supérieurement entendus.

En nous y rendant, nous rencontrerons plus d’un vestige notable du savoir esthétique qui a depuis un quart de siècle rebâti la ville. Par exemple, on arrive sur une grande place qui commence la large rue Louis (Ludwigs-Strasse). A chacune de ses extrémités et dans le même axe correspondent deux édifices : l’un est une imitation de la Loggia de Lanzi, dont se souviennent tous ceux qui ont vu Florence; l’autre est un arc de triomphe modelé sur celui que Constantin a dérobé à Trajan.

Est-ce une heureuse idée que d’avoir importé là cette loggia florentine? Malgré l’origine militaire qu’on lui attribue, puisqu’on veut qu’elle ait servi de corps de garde aux lansquenets de Come Ier, la galerie d’Orcagna doit beaucoup à sa position. C’est un édifice élégant au pied du Palais-Vieux; il fait contraste avec cette noire et massive citadelle, qui semble le menacer. Il est garni de statues qui seraient l’honneur d’un musée, et cette galerie d’objets d’art ouverte en plein air au public de la place du Marché aux Herbes, réveille à Florence un souvenir d’Athènes. Le fac-similé de Munich, sous le nom de Halle des maréchaux, est redevenu bon pour des lansquenets, et deux raides statues du comte de Tilly et du prince de Wrede ressemblent à des factionnaires. L’arc de triomphe produit plus d’effet; mais j’ai peine à croire qu’on lui ait donné les proportions de celui de Constantin. Les colonnes en contre-forts ne semblent pas avoir la même importance. Le char de bronze qui le surmonte, attelé de quatre lions que conduit la Bavière vêtue en Pallas teutonique, a l’air un peu écrasé; mais l’ensemble n’est pas sans majesté, et peut rivaliser avec l’arc de la paix à la porte orientale de Milan.

Chemin faisant, outre plus d’un palais que nous ne pouvons mentionner, on trouve plusieurs statues dont la plus intéressante est celle de Schiller. Elle est en cuivre avec la couleur luisante d’un jaune rosacé, que ce métal affecte quand il est neuf et poli. L’effet en est singulier, mais peu agréable, et la statue semble inférieure à celle de bronze qu’on voit à Stuttgart , ouvrage expressif de Thorwaldsen, moins toutefois que le buste de marbre du musée de la même ville, sculpté du vivant du modèle par Dannecker (1794). Un peu plus loin, on trouve encore une pseudo-antiquité qui satisfait peu : c’est un obélisque en bronze. Le mérite d’un obélisque consiste dans son origine, les hiéroglyphes dont il est couvert, la matière dont il est formé : surtout ce doit être un monolithe qu’on s’étonne de voir debout; mais que signifie une pile tout unie de tambours quadrangulaires entassés et ajustés ensemble? La colonne de la grande armée, qui porte un bas-relief enroulé, celle de juillet, qui contient une longue série d’inscriptions, toutes deux avec un chapiteau orné et une statue au faîte, sont des œuvres de sculpture autant que d’architecture; l’obélisque de Munich est une pièce d’ajustage qui n’appartient à aucun art.

Mais enfin l’on arrive à l’extrémité de la rue Briener, au pied d’une des portes de la ville. Ce n’est plus un arc romain, cette fois on est en Grèce. Ce sont les Propylées, la porte principale de l’Acropole, l’ouvrage le plus admirable qu’on ait fait jusqu’à présent, dit Pausanias, tant pour le volume des pierres que pour la beauté de l’exécution. De chaque côté, un monument parallèle à la voie; les deux façades se correspondent. Les deux frontons triangulaires portent sur des colonnes d’ordre ionique. Des tympans sculptés, des statues décorent ces trois édifices isolés, qui décrivent les trois côtés d’une place et se détachent sur un fond de verdure. On pourra trouver que l’invention fait défaut, on pourra dire qu’on aimerait autant des réductions en plâtre : il n’importe, le style est correct et élevé, les proportions heureuses, l’exécution soignée; c’est très beau.

Les Propylées sont une sorte de portique élevé sur un soubassement à trois baies et surmonté de chaque côté par une tour carrée. J’ignore si M. Beulé et M. Emile Burnouf trouveraient la restitution irréprochable. Cet édifice tout grec est à la gloire de l’Hellénie. Les murs intérieurs portent les noms des héros de la guerre de l’indépendance mêlés à ceux des amis de cette juste cause, et l’on ne reconnaît pas tout de suite ce que veut dire : (grec). Un vif et constant intérêt pour la régénération de la Grèce était un des plus nobles sentimens du roi Louis. Il avait à cœur la liberté et la gloire de cette terre classique, et croyait, lui ayant donné un roi de son sang, en avoir fait un royaume de famille. Aussi trouve-t-on partout des marques de ses sentimens philhellènes. Il est fâcheux qu’on ne puisse guère les regarder aujourd’hui sans avoir un sourire à réprimer. De royales espérances n’ont été couronnées que par la déception. Ces mécomptes sont fréquens par le siècle qui court. On fera bien d’attendre en Danemark pour élever des Propylées.

Des deux édifices latéraux, l’un est un musée d’exposition pour la peinture nationale et étrangère; on n’y voit guère que de la peinture de chevalet, et le contenant pourrait bien valoir plus que le contenu; l’autre est la Glyptothèque ou le musée des sculptures. De tout point cet édifice est satisfaisant, et sa destination est bien d’accord avec son ordonnance. La collection d’antiques, sans être considérable, est digne d’attention. Un catalogue bien fait vous guide à travers des salles en assez grand nombre dont quelques-unes offrent à la voûte et aux lunettes des fresques de Cornélius, bien conçues et plus heureusement exécutées qu’aucune de celles que j’ai vues à Munich. Quant aux marbres, il vaut mieux n’en point parler en détail. Trop de morceaux exigeraient un examen approfondi. Rappelons seulement que c’est là qu’on peut voir les marbres d’Égine, débris d’un temple important et qui éclairent tout un âge de l’art grec. Quelques-uns de ces Niobides si souvent répétés, une tête de Méduse morne et belle, le Faune endormi, qui va de pair avec les chefs-d’œuvre les plus renommés, n’ont besoin que d’être cités pour indiquer le prix du contenu de la Glyptothèque. On peut y passer de longues heures qui ne laisseront que de précieux souvenirs. Il ne manque à Munich qu’une glyptothèque du moyen âge et de la renaissance. Dans un lieu où l’histoire de l’art est partout présente, cette lacune est fâcheuse, mais peut difficilement être remplie. Les sculptures de l’art gothique ne peuvent pas toujours être déplacées; celles qui datent de moins loin sont souvent aussi des immeubles par destination, et d’ailleurs elles se trouvent pour la plupart en Italie.

Revenons sur nos pas et gagnons les pinacothèques, car il y en a deux qui se font face. Ce sont de grands édifices plus longs que larges qui ont à peu près toute la beauté extérieure compatible avec les nécessités de leur destination. Pour la distribution, la commodité, l’éclairage, tout paraît admirablement conçu. D’abord il n’y a pas de galerie, ce qui est le grand point. Les salles sont aussi multipliées que possible, et quoique les tableaux soient encore trop pressés et trop nombreux, on leur a ménagé autant d’espace et de jour que le permettaient les conditions imposées à l’architecte. Ici M. de Klenze a réussi aussi bien qu’à la Glyptothèque.

La vraie Pinacothèque, c’est-à-dire le musée des tableaux antérieurs à l’art contemporain est un bâtiment long et uniforme égayé au premier étage, du côté du midi, par une loggia ou galerie à colonnes. Cette galerie est peinte dans toute sa longueur à l’imitation de celle de Raphaël au Vatican. Chaque entre-colonnement comprend des panneaux, des pilastres, une coupole, des voussures, des lunettes, qui offrent place dans leurs cadres d’arabesques à des sujets consacrés à célébrer la peinture. Toutes les écoles sont illustrées par des portraits, des scènes, des épisodes, des emblèmes, qui rappellent leur histoire et leur gloire. On trouve assurément dans ces pages des idées et du talent : l’ensemble fait honneur à Cornélius et à ses élèves qui ont tenu le pinceau; mais le mérite de la composition et du dessin n’est pas relevé par un coloris assez vif, un faire assez large. Les fonds et les tons clairs surabondent à la différence des loges du Vatican, où sont multipliées les teintes foncées. Le blanc domine, et toute l’œuvre y perd en solidité; en sérieux; tout a l’air d’une jolie décoration improvisée, et qui rappelle le genre café, écueil de cette sorte de peinture.

La fresque joue un plus grand rôle encore dans le bâtiment en face de la nouvelle Pinacothèque. Comme ce musée, consacré à la collection des œuvres contemporaines, est éclairé en dedans ou par en haut, les murs n’en ont presque pas d’ouverture, et l’étage supérieur est fermé par une muraille sans fenêtre. On a divisé cette longue bande en nombreux compartimens, devenus chacun un tableau à fresque. D’après les dessins de Kaulbach, Nilson a représenté sous une forme tantôt directe, tantôt allégorique, tout ce que le roi Louis a fait ou fait faire pour l’honneur des arts en Bavière. Les travaux accomplis par ses ordres y sont retracés. Ceux des arts secondaires comme la céramique ou la peinture sur verre n’y sont pas oubliés. Les cérémonies où les artistes ont été récompensés, enfin les portraits des plus célèbres, rien ne manque. Si l’on comparait à cette suite de compositions celle des plafonds de l’ancien musée Charles X, la France n’aurait certainement pas le mauvais lot. Ajoutez qu’en traitant des sujets contemporains, on n’a pu éviter les uniformes, les habits noirs, les chapeaux ronds, enfin toutes les disgrâces de nos accessoires modernes. Des colosses en frac font une étrange figure, exposés à la lumière du soleil à cinquante pieds au-dessus du sol. Il faut joindre à ces laideurs inévitables les fantaisies du goût allemand. Ainsi le premier cadre à droite représente les génies ou les muses des trois grands arts enfermés dans un tombeau que viennent à l’envi briser des artistes mieux inspirés. Or ce tombeau est gardé par un cerbère, et quelles sont ses trois têtes? Trois têtes à perruques, trois faces grotesques grotesquement attifées et poudrées. Cette caricature en pleine peinture d’histoire étonne au point qu’on doute de ce qu’on voit. La ressemblance avec les toiles de théâtre, brossées à grands traits pour quelques années, parfois même pour quelques soirées, poursuit ces peintures décoratives où des artistes de mérite ont gaspillé une certaine fécondité d’imagination. Franchement on ne peut applaudir ici qu’au sentiment généreux qui a voulu associer dans un monument public à la gloire du prince protecteur des beaux-arts la gloire plus grande de ceux qui les ont ranimés et illustrés sous son règne.

Cet amour de la gloire nationale, qui n’a jamais cessé d’inspirer le roi, l’a déterminé à construire sur une colline, en vue de Munich, ce portique simple qu’il a appelé la salle de la Renommée. Une statue colossale en bronze de la Bavière s’élève au milieu et domine les toits de toute la tête, comme la Minerve de l’Acropole, et sous la colonnade sont rangés les bustes en marbre de tous les hommes qui ont honoré le pays. On aime à remarquer que les hommes distingués par l’intelligence, le talent, le savoir, y tiennent plus de place que les fonctionnaires de l’état, et sont seuls en possession d’un renom véritable. A. Durer, Holbein, Hans Sachs, Gluck, Richter et Schelling illustrent cette pléiade, dont plus d’un astre est obscur. Ce Valhalla bavarois a été l’acheminement vers le Valhalla teutonique que le roi de Bavière a élevé sur une éminence près de Ratisbonne. C’est ce qu’on a pendant un temps nommé en France un panthéon. Il serait curieux de savoir si ces monumens et les pensées qu’ils consacrent ont produit l’effet qu’on devait attendre. Le patriotisme, l’émulation, l’orgueil national, la passion de la gloire, toutes ces affections auxquelles étaient faits tant d’éclatans appels ont-elles répondu par un noble réveil? Ce germanisme qui fait tant de bruit, et qui doit certainement beaucoup à l’esprit et à la science, doit-il quelque chose à cette renaissance un peu forcée de l’art en Bavière, et la révolution est-elle ingrate quand elle la traite avec un oublieux dédain?

On n’aurait qu’une incomplète idée de ce qu’a produit tout le mouvement d’intelligence et d’étude dont nous avons signalé les œuvres principales, si l’on ne connaissait que les imitations de l’antique et les musées. Des édifices utiles et qui ne sont pas seulement des modèles d’école ont été conçus et construits sous l’influence de l’esprit qui règne chez les artistes de Munich; il s’en bâtit encore tous les jours; il serait bon d’entendre les gens du métier qui auraient examiné tout ce qui s’est fait depuis vingt ans, tout ce qui se fait encore dans le prolongement et à l’extrémité de la rue Maximilien. Il me semble que la vogue passe à l’architecture byzantino-vénitienne ou à une sorte de gothique composite assez peu correct; mais je me bornerai à dire deux mots des nouvelles églises. On sait que la Bavière est catholique, du moins en majorité. On ne dit pas qu’elle soit fort religieuse : elle est romaine, et la patrie du chanoine Doellinger n’a point abandonné le saint-siège. La maison régnante s’est toujours souvenue d’avoir résisté à la réforme quand la réforme envahissait l’Allemagne. Le roi, qui tenait à l’orthodoxie, ne fût-ce que par archaïsme, a voulu que dans certaines peintures symboliques la religion figurât avec les muses comme guide et inspiratrice des arts du dessin. Au fond, ceux-ci ne doivent guère au christianisme que des sujets, et pour la plupart excellens, malgré l’aversion qu’ils inspiraient à Goethe. Un accord parfait n’existe pas entre la spiritualité plus ou moins ascétique qui est l’âme de la foi et un art épris de la nature, amoureux de la beauté visible, et toujours prêt à diviniser la forme. Heureusement l’Italie, grâce à ses pontifes et à ses artistes, a su allier tout cela, et le génie de l’antiquité, ranimé par la renaissance, s’est chargé, sans le moindre embarras, de traduire l’austère christianisme dans une langue qui parle aux sens et qui n’a rien du détachement des choses terrestres. Un art tout à fait de ce monde est devenu l’art romain par excellence. On a donc pu également en Bavière allier avec de pieuses intentions le goût de ce qui charme les yeux et séduit l’âme par le dehors. La réaction religieuse elle-même a débuté par l’amour des cathédrales, et le roi Louis ne fut que conséquent lorsqu’il signala la réaction esthétique, objet de son ambition, par la construction de quatre églises qu’il pouvait appeler normales, une basilique, une église byzantine, une gothique et une lombarde ou romanesque.

Ce n’est pas que Munich ne contînt déjà des temples d’une époque plus naïve qui pouvaient prendre place dans l’histoire de l’art : sa métropole, avec ses deux tours terminées par un toit en forme de cloche écrasée, est un beau vaisseau très imposant. Elle a ce trait particulier à quelques-unes de nos églises du midi, à la cathédrale d’Alby notamment, que tous ses contre-forts, élémens obligés d’une construction gothique, sont en dedans au lieu d’être en dehors, et forment les enfoncemens naturels de ses chapelles latérales, tandis que ses murs extérieurs ne présentent que d’immenses et plates surfaces de brique qui m’ont rappelé Saint-Étienne de Toulouse. Saint-Michel, ancienne église des jésuites, est dans le style italien. Sa nef simple, sans bas côtés ni chapelle, est remarquable par sa largeur et par celle de sa voûte. C’est une salle immense. La façade est un écran surmonté d’un pignon très élevé. La décoration de l’intérieur, presque tout blanc, est en stuc italien, c’est-à-dire en moulures de plâtre, dont la riche complication n’est surpassée que par l’intempérance du même genre d’ornementation fleuri, feuillu, touffu dans la singulière église des théatins.

Les églises nouvelles ont chacune la prétention d’être des types beaucoup plus purs du genre auquel elles appartiennent. Celle de Saint-Boniface est la plus belle, certainement la plus curieuse pour un voyageur français, ordinairement peu familiarisé avec les basiliques. Celle-ci a été exécutée sur le patron de Saint-Paul-Hors-des-Murs ou de Saint-Apollinaire de Ravenne[1]. Au total, on a réussi. Cinq nefs, quatre rangées de colonnes très rapprochées, au-dessus des arceaux une suite de médaillons des derniers papes, au-dessus des médaillons une frise couverte de grandes fresques, au-dessus des fresques les fenêtres, au-dessus des fenêtres un toit en charpente; point de chapelles latérales, point de transept; au fond, trois autels à peu près sur la même ligne, dont le principal, sans baldaquin, dans une abside peu profonde, laisse voir un hémicycle à fond d’or sur lequel un pinceau volontairement byzantin a retracé dans une auréole ovoïde un Christ en robe blanche entouré du chœur des anges. Au-dessous, les saints les plus populaires de la Bavière sont rangés en demi-cercle, chacun séparé de ses deux voisins par un palmier. Cette disposition est connue, quoique rare en France, et, soutenu par une ornementation suffisante, l’effet en est certain. On retrouve ici les caractères de la vraie basilique, même celui-ci qui ne manque guère : une colonnade déprimée par la hauteur de la nef.

La chapelle de Tous-les-Saints, dépendance du palais du roi, est donnée pour un diminutif de Saint-Marc de Venise. Elle en a le style, la richesse, l’obscurité. C’est encore une tentative intéressante pour dispenser la curiosité d’être voyageuse, en mettant à sa portée des imitations vraiment intelligentes de ce qu’elle pourrait aller chercher au loin. Sainte-Marie-de-Bon-Secours est une église gothique à murs de brique avec encadremens de pierre. La façade est jolie, et le toit, en tuiles vernissées de diverses couleurs, est d’un effet piquant. L’intérieur est petit, et le chœur est raccourci par la sacristie, qui passe derrière l’autel. Tout est sacrifié à l’éclat des vitraux modernes, aussi riches de couleur que de composition.

Mais nulle église n’égale en importance celle de Saint-Louis. Celle-ci a été faite pour être italienne, ou ornée à la romaine dans la forme lombarde. Il a été savamment établi qu’une architecture lombarde n’existait pas. Qu’on nous permette cependant d’appeler ainsi un genre de façade dont on trouvera maint exemple à Como, à Brescia, à Vérone. Seulement ici, par une disposition qui n’est pas très commune, au parvis sont annexés deux clochers qui, trop écartés, abaissent un peu l’édifice. Malgré sa grandeur réelle, l’intérieur manque de grandeur apparente. De la nef, on n’aperçoit pas le transept, et l’église paraît courte et comme murée, parce que le maître-autel est appliqué sur un fond plat. Pourquoi? C’est qu’au lieu d’abside on a voulu ménager à Cornélius une surface unie dans les proportions ou à peu près de celle qu’au fond de la Sixtine Jules II abandonna à Michel-Ange. Il fallait bien que Cornélius fît son Jugement dernier. Il l’a fait, et il s’est attaché à le concevoir, dans un sentiment plus archaïque et plus religieux. Une première différence frappe d’abord. Ici tout le monde est habillé, Christ, anges, élus, damnés. C’est plus convenable, et cependant singulier. Tout d’ailleurs est sagement conçu; il y a de l’ordre, de la dignité, de la froideur. On loue à juste titre au centre du tableau le saint Michel, qui est admirable ; mais l’effet général ne répond pas à l’effort. Là d’ailleurs, comme dans les vastes fresques de la voûte et du transept, la couleur est ingrate, et une teinte jaunâtre et pâle a tout envahi, les chairs comme les draperies.

Ces quatre édifices complets, soignés, achevés avec unité, sont cependant d’intéressans objets d’étude, et les artistes qui les ont élevés et décorés sont certainement des gens d’esprit. De l’esprit, il y en a beaucoup dans tout ce qu’on fait à Munich, avec accompagnement d’une certaine puérilité que la moquerie française ne ménagerait pas. On peut en effet trouver quelque enfantillage à ce parti-pris, à cette affectation laborieuse de relever en plein XIXe siècle des monumens d’un autre âge. Quoi de plus artificiel que ce soin de reproduire avec une gaucherie volontaire les symboles hiératiques que préférait, qu’exigeait même le culte grec de Constantinople ou l’art réglementaire des temps gothiques? Cependant ne peut-on répondre que la religion tient à réunir la croyance aux vérités éternelles avec la fidélité aux souvenirs et aux traditions? Il est donc dangereux ou même impossible d’innover pour ainsi dire de toutes pièces dans la représentation de ses mystères et de ses dogmes. Il faut accorder beaucoup à l’usage. Après tout, les formes sous lesquelles depuis le XVIe siècle on a figuré les choses de l’Évangile ne sont guère moins conventionnelles, plutôt, il est vrai, par l’autorité des grands artistes que par celle de l’église. Un Couronnement de la Vierge du Corrège, une Sainte Famille de Raphaël, l’Assomption de Titien, la Descente de croix de Rubens, n’ont certainement rien de sacré ni d’historique. L’admiration et l’habitude en ont fait seules des types dont il est sage de se rapprocher; mais ce ne sera toujours qu’une imitation, une répétition sans originalité, une concession aux idées actuelles du clergé et du public, qui se sont accoutumés à voir le christianisme ainsi figuré. Il n’y a plus d’invention dans tout cela, et si, mettant de côté les intérêts de l’art, qui voudrait de continuelles créations, on s’occupait exclusivement des sentimens que doit nourrir et provoquer l’aspect de nos sanctuaires, les idées et les émotions chrétiennes ne seraient-elles pas pour le moins aussi vivement excitées et entretenues par la vue des premiers et naïfs symboles qui ont édifié la jeunesse de l’église que par le spectacle de l’Évangile transporté par Paul Véronèse dans un palais vénitien ou par Rembrandt dans une cave éclairée des reflets d’une flamme invraisemblable ? Admettons donc ces restitutions un peu arbitraires d’un passé maintenant mieux connu, et, sans les admirer avec excès, rendons justice au talent et surtout à l’industrieuse adresse qui façonne ces trompe-l’œil d’un nouveau genre. C’est tout au moins une curiosité distinguée, un goût intelligent qu’il faut tolérer, encourager même, pourvu qu’on n’en tire pas de conséquences trop favorables aux préraphaélites, car l’âge triomphal de l’art moderne doit toujours rester compris entre la jeunesse de Léonard de Vinci et la mort de Michel-Ange (1480-1564).

Au fond, sans peut-être le prévoir, les artistes allemands ont été ramenés à cette dernière idée par les travaux mêmes que le roi de Bavière leur a fait entreprendre. L’engouement mystique qui avait fait un principe d’esthétique de la proscription de l’art de Phidias comme de l’art de Raphaël est antérieur à ce qu’on peut appeler la renaissance de Munich. Quand celle-ci a commencé, on en était à regarder comme le type de l’art la peinture byzantine, c’est-à-dire la décadence de l’art grec transporté dans le christianisme. Peut-être est-ce encore pour satisfaire à ces fantaisies systématiques que le calque architectural des églises du moyen âgé a été commandé et qu’on a fait construire Saint-Boniface et la chapelle de Tous-les-Saints. Nous avons vu par quel ordre d’idées ces essais peuvent encore être raisonnablement justifiés; mais par l’universalité de son goût archéologique, par ses relations fréquentes avec la Grèce et l’Italie, le roi Louis ne pouvait exclusivement encourager une école exclusive, et, en appelant tout l’art contemporain à suivre dans ses imitations le cours entier de l’histoire, il a tout au moins rendu la liberté et rouvert la carrière à l’admiration comme au talent. Par la simple comparaison des écoles et des modèles, la nature, la vie, la beauté ont repris leur empire, et la discipline monastique d’une réaction puérile a cessé d’opprimer et d’appauvrir l’esprit humain.


III

C’est avec ces sentimens que je suis entré à la Pinacothèque, dont il me reste à parler, et je les y ai conservés. J’essaierai d’épargner au lecteur ces énumérations de tableaux qui ressemblent aux pages d’un catalogue, et de ne lui soumettre que des réflexions qu’il contrôlera par les siennes.

Le premier tableau que l’on voit en entrant dans la Pinacothèque est un tableau d’Albert Dürer. De ce tableau et de son pendant, deux portraits des chevaliers Lucas et Etienne Baumgartner de Nuremberg, portraits où la vérité, le naturel, la netteté, la vigueur et le coloris rachètent bien la sécheresse et la laideur, on pourrait partir pour suivre toute l’œuvre du peintre et étudier dans un de ses plus grands maîtres le développement de l’école allemande; mais Albert n’en est pas le créateur. Il est l’élève de Wohlgemuth, qui n’est pas lui-même un artiste ordinaire, et qui ne fut pas sans prédécesseurs. Cependant nous ne remonterons pas plus loin que l’école de Cologne, qui peut même se réduire à un seul nom, maître Wilhelm, le meilleur peintre de toute l’Allemagne, dit une chronique (1380). Trois ou quatre cadres lui sont attribués à Munich, mais sans authenticité. L’usage est de lui donner les meilleurs dés tableaux allemands qui paraissent appartenir à son époque; on les reconnaît à divers caractères. Le dessin est gauche comme la composition; la couleur a plus de vivacité que de relief; l’expression souvent touchante est obtenue sans une étude approfondie de la nature; on remarque même une tendance à l’élévation qui fut arrêtée par l’influence des Van Eyck. Jean Van Eyck, à qui reste toute la renommée qu’il devrait, dit-on, partager avec son frère, fit connaître, comme on sait, la peinture à l’huile au nord de l’Europe. C’est lui qui apprit à peindre aux Allemands ; mais il leur apprit la peinture flamande. L’école de Bruges, éminente pour la précision, l’exactitude, la finesse, la couleur, ne vise pas à l’élévation, et depuis que le mot fort commode de réalisme a été inventé, on le lui applique. C’est donc le réalisme que Martin Schoen rapporta de Bruxelles à ses compatriotes, et l’école des bords du Rhin, puis celle de la Souabe se modifièrent en se rapprochant de plus en plus de l’exacte nature. Ce qu’on appelle le rendu fut pour elle le comble de l’art. On suivit les maîtres flamands sans les égaler en délicatesse. Le premier Holbein que dix-huit tableaux nous font connaître à Munich montre, avec la sécheresse inévitable, un savant travail, un talent d’exécution qui serra de près la réalité en s’efforçant de ne pas l’enlaidir. Barthélémy Zeitblom a des qualités analogues, mais il est moins coloriste. Wohlgemuth les suit de près, et selon moi les dépasse. A Saint-Maurice de Nuremberg son saint George et son saint Sebald, à Munich sa sainte Catherine et sa sainte Barbe, ses scènes de la passion, du jardin des Oliviers à la résurrection, offrent cette singularité naïve qui fait sourire, cette sécheresse tranchante qui exclut le charme et la grâce; mais partout son pinceau habile et ferme atteint une vérité de ton et d’exécution qui élève parfois le naturel jusqu’au pathétique. J’admire son Crucifiement et sa Résurrection. Il annonce déjà son grand élève, Albert Dürer. Orfèvre, sculpteur, graveur, celui-ci avait acquis cette sûreté de main et cette franchise de contours qui ne produisent pas toujours des effets agréables, mais qui font partager au spectateur la confiance du peintre. On serait tenté de le prendre, sur la foi de ses gravures, pour un homme d’une imagination féconde et singulière, pour un dessinateur habile qui transporte dans la peinture l’âpreté du dessin linéaire, et qui rappelle sans les égaler le fini et l’éclat du coloris flamand; mais la comparaison de ses œuvres à diverses époques révèle bientôt un talent large et flexible qui s’assouplit et s’élève avec le temps et sort à volonté du cadre où il s’est formé. On reconnaît non pas seulement un artiste capable, mais un grand peintre. Sans doute si l’on débute par ses deux Baumgartner, on voit deux figures maigres, laides, étrangement accoutrées, qui, malgré leurs costumes et leurs armures, conservent un air bourgeois sous un titre et un ajustement chevaleresques. Elles grimacent un peu et n’en sont pas moins naturelles. Quant à la noblesse, à la grandeur, et surtout, chose plus précieuse, à la beauté, ne la cherchez pas là. De même à Nuremberg la Descente de croix, l’Ecce Homo, plus encore le Portement de croix à Munich et la Naissance de Jésus sont d’une main qui sait peindre, mais d’un esprit qui n’a rien vu. Il faut pour admirer beaucoup de tolérance; il faut faire bon marché de la vérité historique, de la vraisemblance morale, de la dignité du style.

Mais, si vos regards se portent sur une Vierge mourante entourée des apôtres, puis sur ces quatre apôtres partagés en deux cadres, enfin sur le portrait qu’il a fait de lui-même, ce n’est pas seulement un progrès, c’est un changement. On dirait qu’il a découvert le beau. Qu’est-il donc arrivé? Errant et curieux, l’esprit et les yeux ouverts, le Teuton Albrecht est allé en Italie. Sa manière aussitôt, surtout son sentiment de l’art, ont grandi. Son portrait, du genre le plus sérieux et le plus noble, semble travaillé dans le goût de Léonard de Vinci ; ses apôtres pourraient avoir été peints à Bologne ou même à Rome. Le caractère des têtes, la largeur des draperies, le procédé général, qui n’a plus rien de local et de minutieux, tout indique que le peintre a reçu comme une révélation nouvelle. Il est au-dessus de son pays, il. est au-dessus de lui-même. Peut-être aussi est-il moins lui-même, car, en s’approchant du grand beau, l’originalité s’efface. Ce n’est plus l’Albert Dürer auquel nous nous étions attendu. Ailleurs qu’en Italie, l’art n’était guère que l’expression visible de l’esprit du moyen âge. Or l’esprit du moyen âge est étroit et timide : ni la pénétration, ni l’activité, ni l’énergie, ne lui ont été refusées ; mais la hardiesse lui manque, la hardiesse et la confiance en lui-même, tout ce qui cherche, tout ce qui conquiert, tout ce qui assure la liberté. Seule, la renaissance, qui est née en Italie, a émancipé l’art comme tout le reste. Dans les communes de Flandre, dans ces cités allemandes, surtout dans ces villes impériales, qui leur ressemblaient pour le mouvement, la richesse et une indépendance relative, l’esprit du moyen âge acquérait, déployait ce besoin, cet instinct de franchise locale et limitée qui a si longtemps paru à nos pères le maximum de la liberté permise à notre race. Dans l’ordre intellectuel se développait une disposition analogue; une inspiration contrainte y devait créer un art attentif, soigneux, laborieux, ingénieux même, qui reproduisit avec exactitude la réalité, qui en conserva l’expression, qui lui prêta même tous les ornemens qui dépendent du travail et de la richesse. C’était un art bourgeois comme le milieu où il a pris naissance. Ce style, cette manière de concevoir la représentation des choses, se seraient maintenus sans altération, si les écoles restaient absolument étrangères les unes aux autres. L’imitation, dont on se plaint comme d’un fléau pour le talent, est un moyen de perfectionnement ; elle recueille les fruits du travail des générations et des nations diverses; elle fait que le génie d’un lieu ou d’une époque profite à tous les temps et à l’univers, Albert Dürer en est un grand exemple ; mais l’imitation ne tourne aussi bien qu’à ceux qui sont de force à être originaux.

Aussi se peut-il que ceux des Allemands qui sont restés plus étroitement fidèles à l’art national, que Schaffner, Feselen, Behm, Lucas Kranagh, Burgkmayr, se fassent regarder avec plus d’intérêt dans les galeries de Munich que Pencz, Dauffet, Loth, qui nous conduisent insensiblement à la peinture agréable et banale de Raphaël Mengs et d’Angelica Kauffmann. On préférera à cet art raisonnable, qui suppose du goût, des connaissances et un certain acquis, l’étrangeté naïve de ces peintres qui semblaient n’avoir que des yeux et des mains, et qui, copiant exclusivement leur temps et leur pays, traitaient l’histoire à la manière du genre, et dénaturaient leurs sujets par des anachronismes et même des contre-sens, mais ne cessaient pas un moment de répandre dans leurs compositions le mouvement et la vie. Aujourd’hui surtout, on aime à noter les traits de mœurs, les variations du goût, les signes des temps. On n’exigera point avec pédanterie l’exactitude du costume, pas même la fidélité à la vraisemblance, à la vérité morale; on ne cherchera dans tous les systèmes que le talent de peindre, et on l’admirera toutes les fois qu’il aura rendu ce qu’il voulait rendre; mais en s’arrêtant avec complaisance devant les œuvres, bien que bizarres, de l’école strictement germanique, qu’on m’accorde que ces très habiles gens ne se formaient pas une idée fort élevée de la beauté ni de la vérité; leur idéal était prosaïque. La Vénus de Lucas Kranagh à Nuremberg, même la Baigneuse de Zeitblom à Stuttgart, sont modelées dans le clair avec une adresse infinie. Ces figures grêles et pincées étonnent lorsqu’on songe que le peintre s’est interdit toutes les ressources du clair-obscur; mais le souvenir de la moindre statue antique remet ces jolies bourgeoises à leur place. La fraîche et piquante grisette que ce même Lucas Kranagh nous donne pour la femme adultère suffit pour le convaincre de n’avoir pas senti en artiste la gravité, la majesté des scènes de l’Évangile, et lorsque Michel Cocxie revêt saint Jean-Baptiste d’un riche et fastueux habit, comment pourrait-il avoir compris l’individualité et la grandeur de l’inculte précurseur du sauveur des hommes? Qu’on est loin de celui qui a posé sur un rocher ce jeune homme nu, la main levée, la bouche ouverte, seul, criant dans le désert !

Ce que j’admire dans Albert Dürer, c’est d’avoir ennobli son style sans en effacer le caractère. Le même mérite me frappe dans un autre artiste moins célèbre et aussi Allemand que lui : c’est son compatriote Pierre Vischer. Dans l’église de Saint-Sebald, on vous fait remarquer avant toutes choses la châsse du saint qui lui donne son nom. C’est un petit monument en bronze, ayant la forme d’une chapelle gothique dont les parties pleines auraient disparu, et dont il ne resterait que les fuseaux, les nervures et les ornemens. C’est une cage à jour délicatement, ciselée, richement décorée. Jusque-là tout est moyen âge, et même un bon nombre de bizarreries attestent le goût hasardé, bigarré, qui présidait alors à la conception et au choix des détails. Par exemple, tout l’édifice est supporté par des colimaçons; mais à tous ses étages il est flanqué de statuettes, et celles-ci appartiennent à l’art le plus pur et le plus élevé. Les petits anges ou plutôt les petits génies qui rampent sur les rebords des corniches n’ont rien de cette maigreur raide et pauvre que les artistes du Nord infligent même à l’enfant Jésus. Ce sont de gros et joyeux enfans qui se jouent avec beaucoup de vie et de grâce, et quant aux figures allégoriques, surtout aux figures des apôtres, elles sont conçues et exécutées comme devraient l’être les statues de Saint-Pierre de Rome. Elles ont la dignité, le sérieux, la noblesse, le calme et l’aisance des attitudes, cette ampleur, cette largeur qui se montrent jusque dans les plis des draperies, et que l’art gothique n’a guère connues. Évidemment Pierre Vischer est de la famille des artistes de premier ordre. Au nombre de toutes ces figurines, il a mis la sienne et celle de ses deux fils. Parmi les petits génies nus, on en voit un aussi dont la tête doit être un portrait et. que distingue entre tant d’autres une chevelure coupée, comme on disait il y a quelque temps, à la Perrinet Leclerc ; mais l’image la plus curieuse est celle de l’auteur lui-même. Elle est très populaire en Allemagne, partout modelée en terre cuite, en biscuit, dessinée ou photographiée. C’est un bon gros ouvrier en tablier, le bonnet enfoncé jusque sur les oreilles. Il a plus l’air d’un forgeron que d’un successeur de Phidias ou de Polyclète. Et cependant cet artisan buveur de bière a vu de ses deux yeux dans son atelier enfumé se dessiner les formes sévères du genre de beauté que revêt l’idéal dans l’imagination des artistes de l’école de Platon.

Voilà donc deux artistes, Albert Durer et Pierre Vischer, qui nous apprennent comment, en conservant le caractère national, l’art germanique pouvait se hausser au pur et vrai beau. Je les cite, parce qu’ils ont eu peu d’imitateurs, ou parce que ceux qui ont fait effort pour marier l’Italie à l’Allemagne sont en général devenus des classiques plus ou moins corrects, plus ou moins élégans, mais effacés, indécis, faisant peu d’impression et laissant peu de souvenirs. Après Albert Dürer, le premier peintre de la Souabe est Hans Holbein. L’auteur exact de ces portraits secs et vrais, qui portent les signes d’une ressemblance incontestable, était plus en droit de s’en tenir à la manière allemande; mais, quoiqu’à Munich il n’ait que des portraits, c’est un peintre d’histoire, et comme il en est peu dont la main fût plus savante, nous nous arrêterions longtemps avec lui, si nous étions à Dresde, où la bonne foi germanique a fait d’une de ses madones le pendant de la Vierge de San Sisto. Rien n’est plus propre que ce rapprochement à faire juger les deux écoles, les deux arts, l’Allemagne et l’Italie, je veux dire l’excellent et le sublime; mais nous sommes à Munich, où d’excellens portraits de Holbein n’ajoutent rien à ce que nous savons de lui. Ne sortons pas encore du cercle de la peinture du Nord.

On sait qu’elle se divise en trois écoles principales : celle de l’Allemagne, l’école flamande et l’école hollandaise. Quoique celle-ci soit à Munich largement représentée, on ne peut parler de ces petits tableaux sans devenir aussi minutieux que la peinture qui les a produits; passons vite, et négligeons tout ce qui n’offre guère que des beautés familières. Au milieu de tous ces humbles copistes de la réalité domestique, de tous ces micrographes du crayon et du pinceau, qui se passionnent pour le fait et pour le rendu, un seul homme a tiré du fond même de cet art, qui travaille à la lampe et à la loupe, un idéal de son invention, car l’idéal de Rembrandt est plutôt l’imaginative. C’est moins la réalité que l’effet de la réalité éclairée d’une lumière dont il a le secret. Son art est un flambeau dont seul il dispose; par ses rayons, ses reflets et ses ombres, il transforme jusqu’aux scènes vulgaires qu’il retrace; il prête un éclat fantastique même à de simples vues d’intérieur, qui deviennent presque des tableaux d’histoire. A Munich, le prestige de Rembrandt se manifeste non-seulement dans les portraits, mais dans une Descente de croix et dans une Ascension qui semblent illuminées d’une splendeur surnaturelle.

Mais la branche flamande de la peinture des Pays-Bas appelle tout autrement nos regards. Après Van Eyck vient Hemling. Un coup d’œil superficiel les confond tous deux. Le second n’est pas même l’élève du premier, et pour le sentiment comme pour la réflexion il le dépasse. Il a moins de sécheresse, moins de dureté, et l’expression morale, qu’il cherche davantage et rencontre mieux, le place au-dessus des créateurs de l’école ; mais les Hemling sont rares, et ceux de Munich sont contestés. Bientôt Metzys nous ramène aux sujets de genre traités dans les proportions de l’histoire, et ses éternels usuriers, changeurs ou peseurs d’or ne sont pas pour rehausser le but où doit viser un talent sérieux. Après lui Van Orley, Hemskerke, Sustermann, Mabuse, Schoorel, Cocxie, vont tous en Italie et semblent briguer ce titre de Raphaël flamand qui fut donné à deux ou trois d’entre eux, et que la postérité n’a conservé à aucun. Cependant ils y ont gagné d’adoucir les duretés de l’école, d’assouplir leur manière et d’épurer leur composition; mais aucun d’eux n’a renoncé à ses qualités originelles, et je ne vois guère dans toute la Pinacothèque qu’une pieta de Sustermann qui produise l’effet d’un tableau italien. Cependant cette imitation répétée des modèles ultramontains énervait peu à peu l’école sans la régénérer. Il lui fallait un de ces hommes qui réforment en créant, un de ces hommes qui manquaient alors partout. Il lui fut donné. Rubens est le seul peintre créateur qui ait paru au XVIIe siècle. A Munich, Rubens se montre avec toute l’importance, et je dirai tout le fracas d’un faiseur de révolutions. Il remplit une grande salle et un grand cabinet de quatre-vingt-huit tableaux. C’est une si grande quantité de peinture, une telle profusion de figures, il y a tant de choses jetées, lâchées, risquées, outrées, que plus que jamais il faut y regarder longtemps pour s’y faire. Rubens, du moins c’est ce que j’éprouve, ne plaît pas à la première vue. Ce n’est qu’après avoir vécu pour ainsi dire avec lui, après s’être entouré de ces êtres si vivans, si animés, si passionnés, qu’il appelle en foule à l’existence simulée par la couleur, qu’on finit par se reconnaître dans cette cohue de formes humaines, fit distinguer entre tant de sensations confuses ce qui les dépasse pour pénétrer jusqu’à l’intelligence et jusqu’au sentiment. Rubens est, on peut le dire, le peintre de la chair. C’est celui-là qui, comparé soit aux fra Angelico, soit aux Zurbaran, l’a réhabilitée, pour employer une expression fameuse. Le mal n’est pas grand lorsqu’il s’agit d’un art de la forme, car ceux-là prennent la peinture pour une branche de la littérature qui ne lui demandent que d’exprimer des idées.

Poussin lui-même, qui a quelque peu donné dans ce travers, l’oublie quand il retrace ses satyres et ses nymphes; mais on doit avouer que Rubens abuse un peu de la permission. Un certain sensualisme ne peut être proscrit que par une pruderie étroite et maladive d’un art qui parle aux yeux et qui doit être large comme le monde; mais il faut que le goût le contienne et l’épure, que le sentiment esthétique l’élève et l’ennoblisse. C’est à Titien qu’on doit ici demander exemple. Titien est le modèle de l’alliance de la beauté et de la vie, de la forme et de la couleur. La chair et le sang échauffent et remplissent les cadres de Rubens jusqu’à déborder pour ainsi dire, et devant ces monceaux de formes pantelantes on est prêt d’abord à détourner les yeux; mais, dès que l’observation attentive a débrouillé l’écheveau, que l’expression, toujours si vivement accusée, s’est fait reconnaître et sentir, quels tons chauds et brillans ! comme partout le relief jaillit dans la lumière! Le mouvement qui anime toute la scène vous emporte avec lui, et vous vous sentez jeté dans un monde extraordinaire, où la nature amplifiée, où la vie surabondante parle à la sensibilité surexcitée comme le spectacle des transports de la bacchanale antique.

Dans un des cadres de la collection du Louvre à la gloire de Marie de Médicis, Rubens, ayant besoin pour représenter les maux et les fléaux détruits d’un Apollon vainqueur du serpent Python, a imaginé de copier l’Apollon du Belvédère. Rien ne fait mieux voir dans une même figure le contraste des deux genres, des deux génies. Un tableau de la galerie de Munich prête à la même comparaison : c’est celui que le catalogue appelle la Réconciliation des Romains et des Sabins. C’est absolument le sujet et la disposition des Sabines de David. Romulus et Tatius sont placés de même ; tous deux s’arrêtent dans l’action. Entre eux, des groupes de femmes ont la même place et le même rôle. Telle est l’analogie de la composition qu’on a peine à croire que David ne la connût pas et n’ait pas obéi à quelque réminiscence. Et cependant rien n’est plus différent : ce sont comme les deux extrémités de l’art du peintre, et l’on admire quel vaste champ s’ouvre au talent dans un art où le même sujet peut se recommencer à l’infini. Que ne pourrait-on pas dire si l’on entreprenait l’étude comparative des Jugemens derniers de Rubens! La Pinacothèque n’en contient pas moins de cinq, en y comprenant une scène de l’Apocalypse, l’archange Michel précipitant les mauvais esprits dans l’abîme. On peut ne pas aimer ces grappes de figures raccrochées l’une à l’autre par des tours de force, et malgré l’autorité de sir Josuah Reynolds il est difficile de regarder la Chute des damnés (250) « comme un des plus grands efforts de génie que l’art ait produits. » Le groupe de la Vierge dans le Jugement dernier (258) et quelques figures nues, malgré des entrelacemens amoncelés avec peu de goût, le rendraient préférable à mes yeux. Des cinq compositions, la meilleure pourrait être la résurrection des bienheureux (325) ou plutôt des bienheureuses, car Rubens n’admet guère que des femmes parmi les élus. Mais réservons toute notre attention pour des œuvres moins risquées, par exemple pour ces sept enfans portant une guirlande de fruits. C’est quelque chose comme un dessus de porte; mais c’est un chef-d’œuvre pour le coloris, l’éclat, la richesse, la naïveté et la grâce. C’est la perle de l’écrin de Rubens.

Lorsque l’on compare Rubens aux peintres espagnols, on croit comprendre pourquoi l’Espagne ne devait pas éternellement posséder les Pays-Bas. L’incompatibilité d’humeur saute aux yeux. Il semble que le génie de Philippe II ait dans ses états imprimé à l’art comme à la foi le sceau de la terreur. La peinture espagnole n’est guère qu’un épisode curieux et intéressant dans l’histoire de l’art; mais cet épisode n’a eu et n’aura aucune suite, et, quoique assez considérable, le contingent de l’Espagne dans la Pinacothèque n’a pas une valeur éminente. Je ne saurais négliger également les trois salles et les six cabinets réservés à la peinture italienne. Les chefsd’œuvre n’y abondent pas, je ne sais même si le mot de chef-d’œuvre y peut être prononcé; cependant Francia, le Pérugin, Luini, fra Bartolomeo, Andréa del Sarto, Titien, y font leurs preuves, et l’on pourrait s’y former une suffisante idée du caractère de leur talent. Il n’est pas jusqu’au Baroccio qui n’ait là deux toiles fort séduisantes où l’on voit quelle coquetterie il portait dans les grands sujets. Enfin le catalogue attribue dix ouvrages à Raphaël. C’est beaucoup; mais sur ce point, comme sur l’appréciation particulière des tableaux italiens, j’aime à renvoyer à M. Viardot, qui, précisément parce qu’il s’y connaît mieux que moi, admire davantage[2]. Une étude de la figure entière de la sainte Cécile du tableau de Bologne, une étude de la tête du saint Michel du tableau du Louvre, deux portraits de Raphaël donnés comme de lui, quoiqu’un seul paraisse son ouvrage et que ni l’un ni l’autre ne soit de lui peut-être[3], enfin trois vierges authentiques ou tenues pour telles, voilà ce qui prêterait à bien des réflexions, car Raphaël est inépuisable; c’est l’infini que la perfection. La Madone dite de la casa Tempi est conçue, ce me semble, dans le même esprit que la Belle Jardinière. La Vierge au Rideau ressemble à la Vierge à la Cliaise mise de profil, et ce changement d’attitude lui fait perdre beaucoup pour la grâce et le sentiment. La Sainte Famille dite de Canigiani est une composition dont l’ordonnance est nouvelle, un peu symétrique, et dont les beautés n’arrivent pas à la perfection; mais c’est toujours Raphaël, et qui saurait parler aurait beaucoup à dire. Une seule réflexion nous frappe : c’est que la peinture italienne, et celle de Raphaël avant toute autre, si libre dans ses conceptions, si parfaitement affranchie du double joug des formes hiératiques et d’une imitation servile et minutieuse de la réalité, n’a usé de sa liberté que pour ajouter au fond des sujets qu’elle traite des accessoires ou des conventions d’un genre sérieux et digne qui en augmentent l’impression ou pour l’esprit ou pour les sens. De ces additions à l’idée pure, la plus hasardée est la magnificence des Vénitiens, et l’invraisemblance en est bien compensée par l’effet pittoresque. Dans les sujets bibliques, où elle est le plus déplacée, rien ne cesse d’appartenir à la grande peinture, et c’est là la convenance suprême. Sur le reste, une grande tolérance doit être accordée. Toujours, du moins par le caractère de noblesse que la peinture italienne a conservé même aux parties de l’art qui peuvent dépendre de la fantaisie, elle a fait régner dans toute son œuvre une harmonie morale que la Grèce seule peut-être avait connue, et à ce titre elle demeure au-dessus de toutes les autres écoles. Une large unité dans laquelle domine constamment le sentiment de la beauté, voilà l’excellence distinctive de cette glorieuse manifestation du génie de l’art, et chez aucun peintre cette excellence ne s’est montrée avec autant de pureté que chez Raphaël. C’est par là que, sans préjudice de la variété et de la supériorité dans toutes les autres parties de l’art, l’Italie doit servir, à tout jamais de modèle, et que tout ce qui touche un pinceau doit tenir Raphaël pour son maître.


IV

Malgré les efforts souvent heureux qu’ont faits les artistes de Munich, peintres, architectes, sculpteurs, pour mettre dans ces innombrables monumens leur part individuelle de création, on est forcé de convenir que tout porte ici plutôt l’empreinte de l’intelligence qui imite que du génie qui invente. C’est la critique, c’est l’esprit critique du moins qui partout a dominé. C’est pour avoir étudié, comparé, jugé, qu’on a pu concevoir l’idée et former l’entreprise de simuler sur une grande échelle et dans la même enceinte l’œuvre des siècles et des peuples divers, de ressusciter à la fois l’art grec et l’art gothique, et d’évoquer le génie de l’Orient en même temps que celui de la renaissance. Un éclectisme plus ou moins éclairé, plus ou moins hardi, était la seule liberté permise à ces artistes obligés de consulter à chaque instant leurs souvenirs et les règles constatées par leurs études pour ne rien faire en composant qui ne fût strictement conforme au type historique qu’ils devaient reproduire presque avec les défauts qui le caractérisaient. Rien ne s’est donc fait de nos jours qui, autant que le réveil de l’art en Bavière, portât le cachet du temps, de ce temps où, dit-on, le jugement a remplacé l’imagination, et je ne puis m’empêcher d’ajouter que si l’on considère en lui-même et dans ses œuvres propres l’art qui a suivi ce réveil, il attestera en effet plus de science que de génie, plus d’intention que d’exécution.

La peinture peut être prise pour base d’appréciation. Si l’on étudie les ouvrages qu’elle étale, soit dans la salle d’exposition permanente, soit même dans la nouvelle Pinacothèque, on trouve un assez bon nombre de tableaux de genre d’un mérite égal à celui dont les Allemands ont fait preuve dans nos expositions parisiennes. Encore les Belges obtiennent-ils parfois le premier rang, et cette imitation libre de l’école flamande qu’ils nous ont fait connaître laisse peu de place à la grande et sérieuse peinture, à la peinture d’histoire. Comme parmi nous le goût en paraît décliner, il est juste de citer les exceptions. Parmi les ouvrages contemporains définitivement admis à la nouvelle Pinacothèque, on ne peut passer sous silence l’Ascension et le Christ guérissant les malades de Schraudolph, la Cène et la Vierge sur un trône de Henri Hess, la Mort de Waltenstein de Piloty, le Déluge de Schorn, à qui la mort n’a pas permis de l’achever, la Destruction de Jérusalem par Kaulbach, qui est fort admirée à Munich. Ces tableaux ont beaucoup de valeur, et les deux derniers sont de grandes machines qui offraient toutes les difficultés de l’art. La pensée, la composition, le dessin ne manquent dans aucune, et les recommandent inégalement. Kaulbach a fait acte d’imagination; mais, chose étrange chez ces derniers héritiers des créateurs de la peinture allemande, la mollesse et quelquefois la pâleur sont un défaut assez général. C’est la force et l’originalité qu’on cherche en vain, et les Allemands d’aujourd’hui, encore suffisamment coloristes quand ils suivent les Flamands, cessent de l’être quand ils abordent la peinture d’histoire. Cependant je trouve une exécution plus ferme et plus assurée dans une Sainte Famille d’Overbeck, habile imitation de Raphaël encore élève du Pérugin. Dans un style moins sévère et sorties des mêmes mains, l’Italie et l’Allemagne, sous l’image de deux jeunes filles, brune et blonde, qui se tiennent embrassées, forment un groupe charmant dont le seul tort est d’exprimer une pensée mensongère. Au reste, Overbeck a peut-être bien fait cette fois de descendre des hauteurs arides de sa manière. Il a fait embrasser une paysanne allemande et une paysanne italienne, non l’Allemagne et l’Italie, en cela il a eu raison.

Mais enfin avec tout leur mérite, et quoiqu’ils se soient préservés de toute espèce de perruques en les laissant à Cerbère, ces doctes artistes n’ont fait, dans les sujets sérieux, qu’inaugurer une renaissance classique, et peut-être leur œuvre a-t-elle plus de ressemblance qu’ils ne pensent avec celle de Louis David, quoiqu’ils aient plus de savoir et d’esprit. Peut-être tel est-il l’inévitable résultat de tout mouvement d’école qui procédera de la critique et non de l’inspiration. Maintenant faut-il dire autant de mal qu’il est d’usage d’en dire des temps où la critique domine, et notre siècle est-il par là condamné à la médiocrité dans les arts comme dans tout ce qui est du ressort de l’imagination? C’est une autre question, et j’avoue que l’arrêt ainsi motivé m’a toujours paru trop rigoureux. On aurait de la peine à prouver que les belles époques du génie, même du génie poétique, aient été exemptes ou dépourvues de ce travail de réflexion sur le beau, sur le vrai, sur les moyens de réaliser l’un et d’atteindre à l’autre, c’est-à-dire de toute analyse de l’art et de ses procédés, et si ce genre de recherches suffisait pour éteindre l’esprit créateur, il faudrait immédiatement rayer de la liste des beaux temps littéraires non-seulement notre XVIIe siècle, sacrifice que certaines gens n’auraient peut-être pas de peine à faire, mais aussi l’âge d’Auguste, c’est-à-dire de Virgile et d’Horace. Nous ne voyons pas qu’au temps auquel Léon X a usurpé l’honneur de donner son nom, les grands artistes aient inventé à l’aventure et se soient abstenus de méditer sur les généralités de leur art. Les auteurs qui ont écrit leur, vie abondent en réflexions critiques. Léonard de Vinci avait composé un traité de la peinture. Nous avons de Michel-Ange lui-même le témoignage que tout était calculé dans ses compositions si fort marquées au coin d’un génie libre, et la correspondance de Raphaël avec Balthazar Castiglione donne la preuve qu’il cherchait métaphysiquement les sources du beau, et que des idées dignes de Platon guidaient celui qui traçait l’esquisse de la Vierge à la Chaise sur le disque d’un tonneau à la porte d’un cabaret de village. On. ne voit guère que la Bible dans ses parties poétiques et peut-être Homère qui justifieraient pleinement la théorie qui frappe d’impuissance l’artiste initié par la réflexion aux secrets des arts. Je n’oserais y ajouter même les poèmes de l’Inde que nous savons contemporains de recherches philosophiques d’une subtilité si raffinée. Malgré les côtés incultes de son génie et un défaut de proportion qui ne suppose guère un goût exercé, Dante ne peut être considéré comme un improvisateur naïf qui compose sans méditation, car le défaut, de proportion et de mesure est aussi le défaut de Michel-Ange, le moins irréfléchi des artistes. Shakspeare seul a peut-être donné la vie dramatique aux personnages de sa création par une puissance directe et spontanée, sans avoir philosophé sur le théâtre ni sur le cœur humain ; car on ne pourrait comprendre dans la même hypothèse ce Molière qui, de son aveu, étudiait Plaute et Térence et même épluchait les fragmens de Ménandre avant d’oser dire : « Je n’ai qu’à étudier le monde. » Enfin (il faut me pardonner de brouiller les dates, qui n’ont rien à faire ici), le temps de Périclès est celui d’un développement incomparable de l’esprit humain dans le champ de la spéculation. Il est impossible d’attribuer à l’art du Parthénon l’innocente inexpérience du sculpteur des marbres d’Égine, et l’on sait que Sophocle lui-même reprochait à Eschyle comme une infériorité de bien faire sans savoir ce que c’est que bien faire. Jamais on ne me persuadera que, pour avoir analysé la beauté, Platon en ait fait perdre le sentiment à ses disciples, et que pour avoir entendu Diotime au banquet de Socrate on fût moins apte à réaliser sous ses plus nobles formes l’idéal qu’il a défini. Platon lui-même est là pour démentir la supposition. Quel plus grand critique et quel plus grand artiste?

C’est donc à d’autres causes qu’il faut à certaines époques imputer la décadence de l’art, et celle de notre époque, si tant est qu’elle soit réelle, Il me semblerait plutôt que le reproche devrait s’adresser à un certain abus, à une certaine tendance de la critique, et je n’ai pas caché qu’en aucune matière il n’est bon d’étouffer la philosophie par l’histoire. L’écueil de l’impartialité, c’est l’indifférence, et une certaine passion est nécessaire à toute fécondité. L’amour est le principe de la création, et toute théorie de l’art qui réduirait la beauté à une pure idée serait insuffisante et stérile. Il y a, j’en demande pardon à nos chers philosophes, un élément sensible inséparable de l’effet et de la nature du beau : il faut le sentiment pour l’admirer comme la passion pour le produire. Ce n’est point par une erreur fortuite que l’on a donné à la science du beau et de l’art le nom d’esthétique, ce qui était la ramener hyperboliquement à la sensation. Il n’y a dans ce mot que l’exagération d’une vérité.

Il se peut bien que le monde, en vieillissant, multiplie tellement en toutes choses les exemples et les points de vue, qu’il devienne très difficile de faire un choix, et que l’esprit, surchargé en quelque sorte d’observations, de souvenirs et de jugemens, ait peine à en soulever le poids et à trouver assez de ressort pour s’attacher avec une ardeur féconde à telle vérité, à telle cause, à telle forme, à tel emploi de la pensée et des moyens d’expression dont elle dispose. Un scepticisme souple et flottant peut résulter dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre moral d’une expérience trop diverse et trop étendue. Ce serait un faible préservatif contre cette disposition débilitante qu’un recours de parti-pris à quelque préjugé du passé, et l’effort de combler le vide que le temps a fait dans notre esprit avec ce qu’il a détruit dans les faits ne peut produire qu’un raffermissement apparent et provisoire, une réaction sans solidité et sans durée. Repêcher quelques-uns des débris du naufrage, ce n’est pas le moyen de reconstruire le navire et de reprendre la mer. Rude et sévère est donc la condition de ceux qui ont à ranimer en eux-mêmes, dans un temps d’analyse universelle, la foi dans ce qu’il faut croire et l’amour de ce qu’il faut aimer.

Mais la difficulté n’est pas insurmontable, et, sans sortir du cercle des arts, on trouverait, sans trop chercher, d’évidentes preuves de la persistance de l’esprit poétique ou créateur à travers tous ces voyages d’exploration universelle auxquels est aujourd’hui condamné l’esprit humain. Il est un exemple que j’ai déjà cité à un autre point de vue, c’est celui de la musique. Nos pères ont été les contemporains de Gluck, de Haydn, de Mozart et de Cimarosa; nous le sommes de Beethoven, de Weber et de Rossini (j’en pourrais nommer encore) : est-ce hasarder beaucoup que de dire que la musique n’a point eu de plus beaux jours que les nôtres ? Est-elle aussi un de ces arts équivoques, inférieurs, qui, sans racines dans l’âme et dans la nature, puissent, à l’aide du calcul et de l’adresse, obtenir des succès de circonstance et un éclat passager ? Elle serait seule, que le temps qui l’a vue produire les chefs-d’œuvre consacrés dans le souvenir de tous ne pourrait être tenu pour déshérité par le génie de l’art ? Non, toutes les muses ne nous ont pas abandonnés.

Si j’osais, si je ne redoutais certains anathèmes, j’ajouterais que le XIXe siècle a été pour la France le réveil de la poésie. Elle n’a pas eu de plus grands poètes que de nos jours : ceux qu’elle appelle ainsi dans le passé sont surtout de grands écrivains ; à l’exception de quelques morceaux dont le dénombrement serait assez court, la poésie dramatique peut réclamer presque seule tout ce qu’ils ont légué à notre admiration. Or la poésie dramatique n’est qu’accidentellement la poésie. Celle-ci a pour champ l’épique et le lyrique. Je ne sais même si elle ne retrouve pas plus aisément sa place dans le genre descriptif que dans le dialogue le plus émouvant. L’effet dramatique couvre l’effet poétique. N’insistons pas, et laissons au lecteur qui a de la mémoire le soin de décider si nos oreilles n’ont pas entendu des chants qui n’ont été, pour l’harmonie, la verve, l’émotion, surpassés dans aucune langue. Et puis (ce nom peut être cité) André Chénier, dans ses essais si divers, est-il donc, pour qui lit sans préjugé, moins voisin de l’antiquité que ceux de nos classiques qui passent pour s’être le plus approchés d’elle ? Je m’attache à ce nom, parce que c’est celui d’un poète qui a pris l’étude et l’effort pour les procédés indispensables du talent. Il offre plus d’une analogie avec ces artistes critiques qui m’ont occupé dans cette étude. Lui aussi, il a imité le Parthénon et rebâti des propylées, et il a réussi, et l’imitation ne l’a pas empêché d’être original. En songeant à Théocrite, à Properce, à Simonide, à Alcée, il a été lui-même. Que son exemple guide le génie critique et ne décourage pas le génie créateur.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Voyez dans la Revue du 15 septembre 1861 l’article sur Bologne et Ravenne.
  2. Les Musées d’Allemagne, 1860.
  3. L’un serait tout au plus une caricature du portrait de Florence, L’autre est un bel ouvrage représentant un jouvenceau frais et blond. Une phrase équivoque de Vasari en fait l’image de Sanzio suivant Rumour, et de Bindo Altoviti selon Passavant.