Musiciens et philosophes/V

La bibliothèque libre.
Éditions F. Alcan Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 97-122).

V

R. WAGNER ET TOLSTOI



Wagner occupe tout un chapitre de Qu’est-ce que l’Art ?

Ce chapitre est intitulé de la façon suivante : L’Œuvre de Wagner, modèle parfait de la contrefaçon de l’art.

On est fixé tout de suite. C’est le chapitre à sensation de l’ouvrage, et la Revue de Paris ne s’y est pas trompée ; pour donner à ses lecteurs une idée du travail de Tolstoï, c’est ce chapitre qu’elle leur a servi.

Un éreintement de la main de cet observateur quelquefois profond, une violente diatribe contre le prodigieux magicien dont l’art a si complètement bouleversé l’esthétique moderne et provoqué un mouvement si universel des esprits, cela ne pouvait être banal, et ce n’est pas banal en effet. L’impression produite par cette sortie furieuse fut considérable, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit durable, ni que l’éreintement ait porté.

Voyons comment Tolstoï s’y prend pour démontrer que l’art de Wagner n’est que de la contrefaçon d’art, comme il dit. D’abord, Tolstoï rattache Wagner à l’école « des imitateurs des œuvres maladives de Beethoven » ; il lui reproche de « s’être mis à composer de la musique plus étrange encore en se fondant sur la théorie mystique de Schopenhauer et sur un système d’union de tous les arts ».

Il prétend ensuite discuter ce système, qu’il ne comprend pas.

Le noble écrivain, bien certainement, n’a pas lu un seul des ouvrages théoriques de Wagner ; il en parle avec la désinvolture d’un amateur sûr de lui en raison de son inconscience même.

« Le principe fondamental de Wagner, dit-il, est, comme on sait, que dans un opéra la musique doit servir la poésie, traduire jusqu’aux moindres nuances du poème. Ce principe est faux, car chaque art a son domaine bien défini, et si la manifestation de deux d’entre eux se trouve un instant réunie dans une seule œuvre, comme c’est le cas dans l’opéra, l’un des deux est nécessairement subordonnée à l’autre. »

Ces quelques lignes suffisent : Tolstoï ne connaît pas plus l’œuvre poétique de Wagner que son œuvre théorique. Jamais Wagner n’a parlé de la subordination d’un art à l’autre, de la musique servant la poésie.

Mais cela n’embarasse pas autrement notre esthéticien. Un peu plus loin, rappelant que Wagner avait voulu corriger ce que l’opéra avait d’absurde et de factice, Tolstoï continue :

« L’art de la musique ne saurait se soumettre à l’art dramatique sans perdre sa signification propre, car toute œuvre d’art, si elle est bonne, est l’expression d’un sentiment tout à fait exceptionnel, et qui ne trouve son expression que dans une forme spéciale ; de telle sorte que vouloir qu’une production d’un certain art fasse corps avec une production d’un autre art, c’est demander l’impossible. »

En effet ! Aussi Wagner n’a-t-il jamais rien voulu de semblable. Il ne s’agit pas de contraindre deux expressions d’art différentes à faire corps l’une avec l’autre. Il s’agit, au contraire, de faire servir deux modes d’expression distincts, mais non contradictoires, à traduire une pensée ou un sentiment qui ne peut complètement se formuler que par l’emploi simultané de ces deux modes. C’est tout autre chose.

Dans les arts plastiques, ne voyons-nous pas constamment se produire le même phénomène ? Par exemple, le dessin est en soi un art parfaitement distinct de l’art du peintre. Pendant des siècles, l’art du coloriste ne fut que l’humble servant de l’art du dessinateur. Les peintres dessinaient d’abord leurs figures et ne les coloraient qu’ensuite : leurs tableaux étaient plutôt des enluminures que des pages de peinture, au sens moderne du mot. Il faut arriver aux grands maîtres tels que Véronèse, Michel-Ange, Rubens, Van Dyck, Rembrandt, Hals, pour voir les deux procédés distincts se confondre si parfaitement dans l’œuvre d’art, que toute division est désormais impossible. Dessin et couleur se produisent simultanément, et non plus séparément ; dans l’acte créateur, les deux procédés se trouvent spontanément unis.

C’est quelque chose d’analogue que nous voyons se produire dans l’art de Wagner. Le poème dramatique n’est plus une œuvre distincte de la composition musicale. Il n’y a plus, comme le croit Tolstoï, la combinaison des deux œuvres de domaines artistiques différents, ni même adaptation des procédés de l’un aux procédés de l’autre, – ce qui se passait dans l’ancien opéra ; il y a tout uniment création d’une œuvre d’art reposant par son essence même sur les deux modes d’expression simultanément mis à contribution. Les poèmes dramatiques de Wagner ne sont pas des drames au sens absolu du mot : il y a beaucoup trop de lyrisme en eux pour qu’ils vivent à la scène par eux-mêmes. D’autre part, la partie musicale n’est pas davantage de la musique symphonique ou vocale au sens ordinaire. La symphonie vocale et instrumentale ne se développe point suivant les lois absolument spéciales de la musique, elle se formule suivant les nécessités intérieures du drame, dont elle est l’expression la plus intense ; elle constitue ainsi ce qu’on pourrait appeler un poème symphonique d’un caractère et d’un genre tout nouveaux, si étroitement unis avec le poème dramatique, si complètement identique à lui par cela même qu’il émane d’une même inspiration, d’un même acte créateur, que toute séparation des deux arts est impossible. Le phénomène très exceptionnel que Wagner présente dans l’histoire de l’art, c’est que les deux procédés, ailleurs séparés, concourent spontanément à une expression unique et parfaitement fondue. Son « système » n’a rien de commun avec l’opération tout artificielle des compositeurs d’opéras se torturant l’esprit pour adapter à des paroles d’autrui des inventions mélodiques plus ou moins adéquates. Il est quelque chose de profondément différent, de tout à fait nouveau, qui ne peut s’expliquer que par la tendance convergente du drame récité vers la musique et de la musique vers le drame que l’on peut constater dès la fin du siècle dernier.

Le Tondrama, le drame sonore de Wagner, est tout uniment la réalisation d’un rêve caressé par les artistes et poursuivi par les plus hauts esprits depuis plus d’un siècle, tant en France qu’en Allemagne. Ouvrez Marmontel, Diderot, Rousseau, l’abbé Le Batteux, relisez les préfaces-manifestes de Gluck et les pamphlets relatifs à ses controverses avec Piccini, vous y trouverez non seulement des idées de tout point analogues à celles que Wagner devait développer plus tard, mais encore la vision très nette d’un opéra idéal, espéré, attendu, dans lequel la magie de l’art des sons serait si étroitement alliée au charme de la poésie, que cet ensemble formerait une œuvre d’art de la plus parfaite unité. En Allemagne, le même problème déjà soulevé par Scheibe, par Lessing et les esthéticiens contemporains, agitait plus encore Gœthe et Schiller, et tous deux attendaient du développement de l’opéra la réalisation d’une pièce dramatique qui n’offrirait pas les insuffisances du drame parlé pour exprimer toutes les subtilités du sentiment, et qui, d’autre part, aurait une donnée poétique plus élevée et plus profonde que celle sur laquelle, jusqu’alors, on échafaudait la musique des opéras. Ils rêvaient tous deux d’une œuvre d’art où ces deux modes d’expression réunis tireraient de leur absolue pénétration réciproque la faculté d’exprimer, de la façon la plus complète, la substance même des actions humaines.

C’était là une vue très juste et très profonde, fondée sur la véritable compréhension du singulier pouvoir de suggestion de la musique.

La musique, en effet, peut révéler et traduire des sentiments qu’aucune parole humaine, qu’aucun geste, qu’aucun acte ne sauraient traduire avec une égale intensité. Schopenhauer, dans sa théorie de l’art, a jeté sur ce point la lumière la plus vive et formulé des vues qui me semblent avoir définitivement épuisé la matière.

Quand nous nous interrogeons nous-mêmes, quel est celui d’entre nous qui, à certains moments, dans ces heures de rêverie et de sensibilité surexcitée où nous faisons un retour sur nous-mêmes, où nous sentons sourdre la vie en nous, où notre imagination s’émeut à la vision d’une existence parfaitement harmonieuse et belle, quel est celui qui n’a entendu alors en lui des chants irréalisables, des mélodies confuses et cependant perceptibles, des harmonies vagues qui sont comme l’expression de notre insatiable désir et de nos plus secrètes aspirations vers l’idéal ?

Que de fois ne nous est-il pas arrivé, seuls en face de nous-mêmes, de ne pouvoir nous retrouver, de ne pouvoir nous ressaisir, ni en ouvrant un livre, ni en contemplant une œuvre d’art, tableau ou sculpture, ni en nous plaçant devant un beau spectacle de la nature, ni même en écoutant une voix amie nous parler ? Qu’alors une mélodie aimée, souvent une mélodie oubliée, ou quelque harmonie douce frappe nos oreilles, soudain, nous serons pour ainsi dire consolés et nous retrouverons l’équilibre perdu de notre Moi.

On connaît la touchante anecdote qui nous montre Beethoven rendant visite à une amie qu’il n’avait plus rencontrée depuis quelque temps et qui, dans l’intervalle, avait été frappée d’un deuil cruel. En face l’un de l’autre, tous deux s’étaient tus, ne trouvant pas une parole pour traduire leur commune émotion. Alors, Beethoven s’assit au piano et joua quelques mesures d’un de ses adagios. Des larmes humectèrent ses yeux et l’amie pleura. L’un et l’autre, ils s’étaient dit ainsi ce qu’ils avaient à se dire, et ils s’étaient compris. Grâce au pouvoir magique des sons, leurs âmes s’étaient un moment confondues dans l’étreinte d’un même sentiment de sympathie profonde.

Ce pouvoir étrange de la musique d’éveiller notre sensibilité dans ce qu’elle a de plus secret et de plus intime, explique le prodigieux effet que l’intervention de la musique ajoute à tous les actes de la vie auxquels il nous plaît de l’associer. Deuil public ou intime, joie individuelle ou générale, quelques accords, une mélodie, un chant quelconque, une simple fanfare, même le monotone battement rythmique d’un instrument à percussion suffisent en ces moments pour exalter nos sentiments. Il semble qu’aux sons de la musique, notre énergie vitale ou sensitive s’accentue, que nos actes deviennent plus précis et plus décidés, que le cœur batte plus fort, que la poitrine se gonfle, que la respiration se fasse plus profonde, que la vie se manifeste en nous plus intense, que notre tristesse soit plus poignante, notre joie plus exubérante. La musique ajoute véritablement de la vie à notre vie.

C’est de ce pouvoir de la musique que toute œuvre d’art à laquelle elle participe tire son accroissement d’effet. Ce pouvoir est tel que la musique peut évoquer, sans le concours d’aucune représentation figurative, la vision d’actes et de choses qui se formulent dans notre esprit avec une suffisante précision pour être susceptibles d’une réalisation matérielle.

Eh ben ! l’œuvre d’art entrevue par les poètes et les esthéticiens du siècle dernier et du commencement de celui-ci, n’est pas autre chose que le drame issu directement de ces pénétrantes visions musicales, c’est le Tondrama de R. Wagner. Celui-ci n’est pas, comme l’ancien opéra, une pièce grave ou gaie sur laquelle est adaptée de la musique, dont l’action s’interrompt de temps à autre pour laisser aux effusions du musicien l’occasion de se produire ; ce n’est plus la chose composite où des fragments de composition littéraire se juxtaposent à des fragments de composition musicale, c’est tout justement le contraire. C’est une œuvre parfaitement cohérente, qui puise son unité dans la continuité de l’inspiration musicale, c’est le drame qui n’est plus de la parole et de l’action mise en musique, c’est de la musique qui se résout et s’extériorise en paroles et en actions. Il n’y a pas superposition d’éléments distincts, il y a procréation de l’un par l’autre.

N’étant pas au courant des idées de Wagner, ne les connaissant qu’à travers les travestissements perfides qu’en ont donnés les adversaires de son art en Russie, n’ayant probablement jamais eu le loisir ou l’occasion d’approfondir les mystérieux phénomènes dont je viens de parler, Tolstoï se fait de l’art de Wagner une représentation tout à fait erronée et en raisonne à faux avec la sérénité de l’inconscience.

De là des à-peu-près dans ce genre :

« La réunion du drame à la musique a été imaginée en Italie au xve (?) siècle en vue de ressusciter ce qu’on croyait être le drame musical des Grecs. C’est une forme artificielle, qui a eu et a encore un certain succès, mais seulement parmi les hautes classes (?), et seulement lorsque des musiciens de talent, Mozart, Weber, Rossini et d’autres, s’inspirant d’un sujet dramatique, s’abandonnaient librement à leur inspiration en subordonnant le texte à la musique. »

Tout d’abord, relevons l’erreur historique de l’écrivain russe. L’opéra ne date pas du xve siècle, mais bien de la fin du xvie siècle. L’Orfeo de Peri, qui en marque les débuts, est de 1600. Les tentatives antérieures d’Orazio Vecchi et des madrigalistes dramatiques ne remontent pas au delà de 1585.

Ensuite, il est inexact de croire que l’œuvre de Mozart, Weber et Rossini représente exactement la forme de l’opéra tel que l’avaient conçu ses créateurs italiens. L’opéra de Mozart et de ses successeurs est plutôt une émanation de l’oratorio dramatique et religieux, développé par les maîtres italiens du xviie et du xviiie siècle, s’écartant de plus en plus du type primitif du drame lyrique, rêvé et réalisé par Peri, Caccini et Monteverde, continué ensuite, en France, en une tradition ininterrompue, par Lulli, Rameau, Gluck, Grétry et Méhul. Et précisément le mérite de Wagner est d’avoir reconnu l’erreur de l’alliance factice du drame et de la musique que nous montre l’opéra, avec plus de décision encore que tous ces maîtres, avec une pénétration d’analyse qui leur faisait défaut, et d’avoir rétabli le drame lyrique su sa vraie base, la musique, en tant que mode d’expression de ce qu’il y a de plus subtil dans la passion humaine.

Mais Tolstoï ne sort pas de là : il ne veut voir dans les œuvres de Wagner qu’une adaptation artificielle de deux arts différents.

« Une des conditions principales de la création artistique est la pleine indépendance de l’artiste. Or, la nécessité d’adapter une œuvre musicale à une œuvre d’un autre art est une contrainte qui anéantit toute faculté créatrice. C’est pourquoi des adaptations de ce genre ne sont pas de l’art, mais simplement du simili-art, tout comme la musique dans le mélodrame, les légendes des tableaux, les illustrations. Les œuvres de Wagner appartiennent à cette même catégorie. »

C’est dans ce sens qu’aux yeux de Tolstoï, Wagner est le parfait modèle de la contrefaçon d’art.

La conclusion était forcée. Il n’y a d’ailleurs pas autrement à s’y arrêter ; cette conclusion est l’expression d’une phénoménale incompréhension. Le maître russe ne s’est même pas donné la peine d’étudier les idées et l’œuvre de Wagner ; et c’est de sa part faire preuve d’une légèraté vraiment difficile à pardonner que d’émettre dans ces conditions, des jugements qui restent sans portée parce qu’ils portent à faux. Ils n’ont même pas la valeur des naïves impressions d’un amateur qui dirait simplement ce qu’il a éprouvé. Ces impressions-là sont quelquefois intéressantes en raison même de leur candeur. Tolstoï n’est rien moins que naïf ; il discute, il raisonne, il veut démontrer. Lui qui malmène si vivement les critiques – « les sots jugeant les sages » – il ne s’aperçoit pas qu’il tombe dans un de leurs plus fâcheux travers, celui de parler des choses de l’art malgré une préparation insuffisante, avec une assurance toute doctorale.

Il va, à propos de Wagner, jusqu’à toucher à des questions de technique où il est plus incompétent encore qu’en matière esthétique. C’est ainsi qu’il s’aventure à parler ex professo de la musique de Wagner.

« Il manque à la musique nouvelle la qualité essentielle de toute œuvre vraiment artistique, dit-il : le caractère d’unité organisée, une cohésion si étroite qu’on ne puisse toucher au moindre détail sans que l’œuvre entière s’écroule… »

Comment, après ce qu’il avait dit de Beethoven, s’étonner d’une pareille appréciation, qui nous prouve dès le premier mot que Tolstoï n’a aucune idée d’une partition wagnérienne ? La merveille dans l’œuvre de Wagner, – et sur ce point, tous ceux qui le connaissent et l’ont entendu sont d’accord, – c’est justement la clarté et la solidité logique de son architecture musicale. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas ses sujets, qu’on approuve ou qu’on rejette ses tendances et ses théories, qu’on lui dénie les facultés que l’on voudra, la seule chose que jamais aucun critique n’a pu lui reprocher, c’est, comme le fait Tolstoï, de manquer d’unité et de cohésion.

Chez aucun compositeur moderne, peut-être, on ne trouve une plus parfaite, une plus subtile coordination des rapports que doivent avoir entre eux les éléments de la composition. On peut appliquer à chacune de ses partitions, comme à chacun de ses drames, ce que Kant dit de sa Critique de la raison pure. Chacune de ses œuvres est un véritable corps vivant, dans lequel chaque partie est un organe. On peut considérer le corps comme n’existant que dans l’intérêt d’une partie ; et cependant, chaque partie ne peut être interprétée que comme une fonction du Tout. De façon que même les faiblesses ou les défauts de l’œuvre en sont une portion intégrante, indispensable, qu’on ne saurait éliminer. C’est cette unité vivante qui est la grande force de l’art wagnérien, c’est elle qui explique la prodigieuse puissance d’expansion dont il est animé. Quiconque étudiera consciencieusement et sans préjugés les œuvres de Wagner devra reconnaître ce fait.

Il est vraiment fâcheux pour Tolstoï que ce soit précisément cette qualité qu’il leur dénie. Dans son inconscience, il va jusqu’à écrire ceci :

« Dans les dernières œuvres de Wagner, à l’exception de quelques parties moins importantes qui ont une signification musicale indépendante, il est possible de faire toute sorte de transpositions, mettant devant ce qui était derrière ou vice versa, sans que la signification musicale en soit modifiée. »

Quelque musicien facétieux se sera un jour, devant Tolstoï, diverti d’une expérimentation de ce genre, que l’on peut renouveler d’ailleurs avec les œuvres de bien d’autres maîtres, et cette plaisanterie aura entraîné la conviction que l’esthéticien russe énonce ici avec le plus grand sérieux. Pareil exemple de simplicité n’est vraiment pas banal.

Quelques pages plus loin, il y a, dans le livre de Tolstoï, un pendant à l’inoubliable page sur la ixe Symphonie : c’est le récit d’une représentation de Siegfried à laquelle notre philosophe assista un jour à Moscou.

On lui avait dit que Wagner ne devait pas uniquement être jugé d’après la lecture des poèmes, de ces poèmes qui avaient cependant arraché à Schopenhauer cette exclamation : Der Kerl ist Dichter (le gaillard est poète) ! Bravement, Tolstoï se laissa entraîner au théâtre, où il ne va que très rarement. Il arriva en retard. La représentation était déjà commencée, mais le prologue (?), lui dit-on, n’avait pas d’importance : et il raconte ainsi ce qu’il vit :

« Sur la scène, au milieu d’un décor qui représentait une caverne taillée dans le roc, devant un objet censé figurer une enclume, était assis un acteur en maillot, les épaules couvertes d’une peau de bête ; il portait perruque et barbe postiche ; ses mains blanches, soignées, n’avaient rien de l’ouvrier (l’air dégagé, le ventre proéminent et l’absence de muscles trahissaient facilement l’acteur), et d’un marteau invraisemblable, il frappait, comme jamais on n’a frappé, un glaive non moins fantaisiste ; en même temps, il ouvrait étrangement la bouche et chantait des paroles qu’il était impossible de percevoir. »

Afin de comprendre ou d’essayer de comprendre, Tolstoï recourut à son livret et il y apprit ce qu’il ignorait. Il découvrit que « l’acteur qui pliait les genoux pour se rapetisser » représentait un « gnôme » (sic) et que ce gnôme se racontait à lui-même l’histoire d’un anneau qu’un géant s’était approprié et que le gnôme désirait se procurer avec l’aide de Siegfried ; voilà pourquoi il lui forgeait « une épée ».

« Après que ce monologue eut duré un très long temps, continue-t-il, j’entendis à l’orchestre d’autres sons (?), tout différents des premiers, à cela près qu’ils me donnaient l’impression, eux aussi, de commencements qui ne finissent pas (!!). Alors, un autre acteur parut avec un cor en bandoulière, conduisant un homme travesti en ours et qui marchait à quatre pattes. »

Et ainsi de suite, l’analyse de l’œuvre continue charentonesque et charivarique :

« Un pèlerin paraît : c’est le dieu Wotan. En perruque, lui aussi, en maillot, lui aussi, campé, avec sa lance, dans une pose niaise, il raconte à Mime ce que celui-ci n’ignore pas, mais ce qu’on a besoin de faire connaître au public. Et son récit n’est pas simple, il est tout en énigmes, qu’il se fait proposer, mettant chaque fois sa tête en enjeu, on ne sait trop pourquoi. »

L’aveuglement, le parti-pris de dénigrement est si accentué, que Tolstoï oublie totalement que dans cette scène des énigmes, Wagner s’inspire directement des Eddas. Au point de vue dramatique, j’en tombe d’accord, cette scène se peut discuter ; mais Tolstoï ne l’examine pas à ce point de vue. Il affecte simplement de croire que Wagner a pris ce procédé d’énigmes pour permettre au « gnôme » d’apprendre au public ce que sont les nains, les dieux, les géants, etc. Je dis : affecte, car, vraiment, je ne puis croire que l’auteur russe ignore à ce point les Eddas !

Mais continuons :

« Le pèlerin s’en va, Siegfried revient et converse avec Mime pendant treize pages encore. Pas une seule mélodie (!!), mais un enchevêtrement de leitmotive. Mime veut apprendre la peur à Siegfried, qui ne sait ce que c’est. L’entretien achevé, Siegfried saisit les morceaux qui doivent représenter les débris du glaive, les met au feu, les fait rougir, puis les forge et change : « Heaho, heaho, hoho ! » – et c’est la fin du premier acte. »

Ainsi, des merveilleux « chants de la forge », de cette pièce de forme tout à fait traditionnelle à laquelle les plus prévenus des adversaires du maître rendirent hommage dès le premier jour, – car c’est une page à détacher que Wagner lui-même fit chanter fréquemment sous sa direction dans les concerts qu’il donna à Vienne, Prague, Saint-Pétersbourg, etc., en 1863, – de ces chants au rythme bondissant et énergique, d’une ligne mélodique si franche et si populaire, Tolstoï n’a rien entendu, rien compris, il n’a pas été un seul instant ému ?

Je passe sur les absurdités qui parsèment cette analyse parodique du poème de Siegfried et qui se rapportent à la musique : le comte Tolstoï, par exemple, en est encore à croire qu’il y a dans les partitions de Wagner une combinaison fixe de sons (?) pour chacun des personnages, que tous les objets ont de même chacun un leitmotiv répété par l’orchestre chaque fois qu’il est fait mention de ces objets ; qu’il n’y a nulle part une mélodie développée ; que toute la partition est un entrelacement perpétuel des leitmotive des personnes et des choses mentionnées.

De ces incroyables aberrations d’un esprit qui voudrait être pris au sérieux, je ne veux retenir que les quelques lignes suivantes, à propos de la scène célèbre de la forêt. De cette page qui jusqu’ici n’a pas laissé un seul public indifférent, de cette page où le charme poétique de la composition s’allie à l’irrésistible magie d’une maîtrise orchestrale qui n’a pas eu de pareille en ce siècle, voici ce que fait le comte Tolstoï :

« Siegfried se couche avec son maillot dans une pose qui est censée être belle, et tantôt il discourt avec lui-même, tantôt il garde le silence. Il rêve, il écoute le chant des oiseaux, et veut les imiter ; de son glaive, il coupe un jonc et en fait une flûte. Le jour grandit, les oiseaux gazouillent. On entend à l’orchestre des sons qui les imitent, mêlés à d’autres qui accompagnent les paroles de Siegfried. Mais Siegfried joue mal de la flûte, et se met alors à souffler dans sa corne. Cette scène est insupportable. Pas la moindre trace de musique, c’est-à-dire de l’art de communiquer à l’auditeur l’émotion de l’auteur. Jamais on n’a rien imaginé de plus anti musical. »

Jamais, dirai-je à mon tour, on n’a rien imaginé de plus extravagant que ce jugement dans l’incompréhension, personne n’est allé aussi loin, pas même l’inoubliable Oscar Commettant, auquel Tristan donnait des attaques d’épilepsie. Il est clair, après cela, que Tolstoï est fermé à l’art musical comme un savetier à la philosophie. Mais cela ne l’empêche pas de critiquer l’invention mélodique et harmonique de Wagner ! Lisez plutôt :

« Au point de vue musical, c’est absolument incompréhensible. Parfois des bribes, des espérances de pensées musicales qui ne se réalisent pas, et ces commencements fugitifs sont eux-mêmes tellement obscurcis par des effets de contraste et par le malaise que cause l’invraisemblable de l’action, qu’il est difficile, je ne dis pas d’en être ému, mais simplement de les remarquer. La musique s’écarte de toutes les lois de l’harmonie admises jusqu’ici ; il surgit des modulations tout à fait inattendues et neuves (ce qui est très facile dans une musique désorganisée et déséquilibrée), les dissonances sont également nouvelles, et tout cela intéresse. »

Le plus surprenant, c’est que le présomptueux littérateur à qui nous devons ce fatras se plaigne, à propos de Siegfried, de l’intervention constante et pédantesque de Wagner ! Qu’il raille l’état anormal des gens que cette « contrefaçon d’art » captive, qu’il dénonce le servilisme des hommes indifférents à l’art ou chez qui la capacité d’en être touché est pervertie ou en partie atrophiée, qu’il s’amuse de les voir toujours de l’avis de ceux qui expriment leur opinion le plus haut et du ton le plus assuré, passe encore !

Mais qu’après avoir donné de pareilles preuves d’ignorance, de présomption, de mauvais goût, d’incompréhension, il se permette encore de parler de l’Art en prophète, de faire la morale aux artistes contemporains, de toucher aux gloires les plus pures, de ternir les œuvres les plus hautes du passé et du présent, qu’il se pose en réformateur, en penseur que ses réflexions et ses recherches — combien superficielles ! – ont amené à nous révéler le seul art vrai, le seul art véritablement grand et digne de notre admiration, cela passe, en vérité, la mesure de ce que l’on croyait possible à l’infatuation d’un philosophe.