Myrtes et Cyprès/Méditation
MÉDITATION
Ami, vois à tes pieds s’agiter le grand fleuve,
L’Escaut majestueux dont l’Océan s’abreuve ;
Vois ces vaisseaux géants aux pavillons divers
Que la vague a conduits du bout de l’univers ;
Regarde les flots bleus que le ciel bleu prolonge
Et les vieux pilotis que l’onde amère ronge,
La plaine qui s’étend dans un vague horizon :
Ici le sable gris, plus loin le vert gazon,
Ou, sur le bord d’un champ, dans les plis de la brume,
Une blanche maison au toit rouge qui fume…
Mais regarde avant tout, regarde devant toi
Anvers, reine du Nord, dont l’Escaut est le roi ;
Anvers et ses clochers, sa cathédrale telle
Qu’on en prendrait la tour pour un mont de dentelle ;
Anvers et ses chantiers, ses quais tumultueux,
Ses matelots hâlés dans leurs habits poudreux,
Ses soldats pour peupler sa vaste forteresse,
Défense du sol belge aux jours de la détresse :
Car, ville universelle, elle est tout à la fois
Le domaine des arts, du commerce et des lois
Ville de la noblesse et ville du courage,
Elle reçoit de tous un légitime hommage,
Et ses remparts, couverts de canons menaçants,
Commandent le respect à des peuples puissants…
Oui, ce spectacle est beau, car la splendeur humaine
Nous dérobe de loin les anneaux de sa chaîne
Sous un voile éclatant,
Car nous ne pouvons voir que le manteau de fête,
Car l’or et les lauriers qui décorent la tête
Cachent le front sanglant.
Hélas ! tout ici-bas, depuis l’âme divine
Jusqu’au lis diapré dont la tige s’incline,
Tout a son ver rongeur.
Le vent des passions souffle sur chaque chose ;
C’est le même contact qui fait pâlir la rose
Et fait saigner le cœur.
Ainsi, dans le lointain, cette cité brillante,
Où planent à la fois notre pensée errante
Et nos regards rêveurs,
À l’âpre ambition des hommes est en proie,
Et, plus souvent témoin du deuil que de la joie,
Supporte leurs erreurs…
Mais chassons cette image sombre,
Gardons plutôt l’illusion :
Et peu de consolation !
Regarde à l’horizon : les feux du crépuscule
Font resplendir encor le soleil qui recule ;
Puis l’azur s’obscurcit à la voûte des cieux,
Et le fleuve, miroir des beautés sidérales,
Aplanit sa surface, ainsi que les cavales
Tendent leur cou flexible à l’Arabe orgueilleux.
Anvers, en ce moment, ne rend plus un murmure ;
On dirait qu’elle craint de troubler la nature
Dans son recueillement calme et mystérieux.
À tout ce mouvement, ce grondement sans trêve,
Succèdent le bruit sourd du flot battant la grève,
De l’onde secouant ses bords silencieux.
Mais soudain les clochers de la ville endormie
Apportent jusqu’à nous leur vibrante harmonie :
C’est l’Angelus pieux, l’Angelus du marin,
Et le docile écho guette sur l’autre rive
Les sons entrecoupés de cette voix plaintive,
Cantique solennel de ces lèvres d’airain.
Ô chaste prière
Du métal sacré,
Hymne de la terre
Au Maître adoré,
Voix qui tremble et chante,
Dont la note enchante
La misère errante
Du cœur ulcéré !
Douce mélodie !
Aurore du soir,
Moment de la vie
Qu’on ouvre à l’espoir,
De la tour vibrante
Quitte palpitante
Dans son beffroi noir.
La brise te porte
Au triste captif ;
Tu forces la porte
De l’antre plaintif.
Ta voix consolante,
Que l’amour enfante,
Est la plus touchante
Pour son cœur rétif.
Harpe radieuse
Chère aux matelots,
Ombre vaporeuse
Glissant sur les flots,
De qui se lamente
Fugitive amante,
Que ta voix charmante
Calme ses sanglots…
Viens, ami, dans l’esquif fragile.
Tandis que d’une main agile
Tu nous reconduis vert le port,
J’écoute au milieu du silence
La rame frappant en cadence
La crête de l’onde qui danse,
Faisant entendre un faible accord.
Le croissant de l’astre nocturne
Ôte son voile taciturne
Et sourit à mes yeux rêveurs.
Salut, Vénus, blonde planète,
Dont les rayons sur notre tête
Jettent une clarté discrète
Et guident le bras des rameurs !
Salut, ô ma ville natale,
Plus belle qu’une capitale !
J’aime à te voir en ce moment
Scintiller sous tes feux sans nombre
Et te disputer avec l’ombre,
Alors que ton rivage sombre
Paraît une île d’Orient.
Tête de Flandre, 20 août 1871.