Mémoire sur la fermentation appelée lactique

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MÉMOIRE SUR LA FERMENTATION APPELÉE LACTIQUE[1].

I. — Avant-propos.

Je crois devoir indiquer en quelques mots comment j’ai été conduit à m’occuper de recherches sur les fermentations. Ayant appliqué jusqu’à présent tous mes efforts à essayer de découvrir les liens qui existent entre les propriétés chimiques, optiques et cristallographiques de certains corps dans le but d’éclairer leur constitution moléculaire, on s’étonnera peut-être de me voir aborder un sujet de chimie physiologique bien éloigné en apparence de mes premiers travaux. Il s’y rattache néanmoins très directement.

Dans l’une de mes dernières communications à l’Académie[2], j’ai établi que l’alcool amylique, contrairement à ce que l’on avait cru jusqu’alors, était une matière complexe formée de deux alcools distincts, isomères, l’un déviant à gauche le plan de polarisation de la lumière, l’autre dépourvu de toute action. La similitude des propriétés de ces alcools est extrême. Mais ce qui leur donne une valeur particulière dans la direction d’études que j’ai adoptée, c’est qu’ils ont offert la première exception connue à la loi de corrélation de l’hémiédrie et du phénomène rotatoire moléculaire. Je résolus dès lors de faire une étude approfondie des deux alcools amyliques, de déterminer, s’il était possible, les causes de leur production simultanée et leur véritable origine, sur laquelle certaines idées préconçues me portaient à ne point partager l’opinion commune. La constitution moléculaire des sucres me paraît très différente de celle de l’alcool amylique. Si cet alcool, lorsqu’il est actif, avait le sucre pour origine, comme tous les chimistes l’admettent, son action optique serait empruntée à celle du sucre.

C’est ce que je répugne à croire dans l’état actuel de nos connaissances, parce que toutes les fois que l’on essaye de suivre la propriété rotatoire d’un corps dans ses dérivés, on la voit disparaître promptement. Il faut que le groupe moléculaire primitif se conserve en quelque sorte intact dans le dérivé pour que ce dernier continue d’être actif, résultat que mes recherches permettent de prévoir, puisque la propriété optique est tout entière dans une disposition dissymétrique des atomes élémentaires. Or je trouve que le groupe moléculaire de l’alcool amylique est trop distant de celui du sucre pour que, s’il en dérive, il en retienne une dissymétrie d’arrangement de ses atomes. Je le répète, ce sont là des idées préconçues. Elles suffisaient cependant pour me déterminer à étudier quelle pourrait être l’influence du ferment dans la production des deux alcools amyliques. Car on voit toujours ces alcools prendre naissance dans l’opération de la fermentation et c’était là encore une invitation de plus à persévérer dans la solution de ces questions. Je dois avouer en effet que mes recherches sont dominées depuis longtemps par cette pensée que la constitution des corps, en tant qu’on l’envisage au point de vue de sa dissymétrie ou de sa non-dissymétrie moléculaire, toutes choses égales d’ailleurs, joue un rôle considérable dans les lois les plus intimes de l’organisation des êtres vivants et intervient dans leurs propriétés physiologiques les plus cachées.

Tels ont été pour moi l’occasion et le motif d’expériences nouvelles sur les fermentations. Mais, comme il arrive souvent en pareille circonstance, mon travail s’est agrandi peu à peu et a dévié de sa première direction ; de telle sorte que les résultats que je publie aujourd’hui paraissent étrangers à mes études antérieures. La liaison se montrera plus évidente dans ceux qui suivront. J’espère pouvoir ultérieurement mettre en rapport les phénomènes de la fermentation et le caractère de dissymétrie moléculaire propre aux substances organiques[3].


II. — Historique.

L’acide lactique a été découvert par Scheele, en 1780, dans le petit-lait aigri. Son procédé pour le retirer de cette matière serait encore aujourd’hui le meilleur que l’on puisse suivre[4]. Bouillon-Lagrange et plusieurs autres, par des recherches inexactes, obscurcirent l’étude de ses propriétés, ce qui fut cause que Braconnot décrivit en 1813 comme nouveau, et sous le nom bizarre d’acide de Nancy ou acide nancéique, un produit qui n’était autre que l’acide lactique de Scheele. Quoi qu’il en soit, le travail de Braconnot est l’un des mieux faits parmi les nombreux Mémoires auxquels cet acide a donné lieu. Il le rencontra dans le riz abandonné sous l’eau en fermentation ; dans le jus de betterave qui, après avoir éprouvé la fermentation visqueuse et un mouvement de fermentation alcoolique, s’aigrit et donne de l’acide lactique et de la mannite ; dans des haricots et des pois bouillis à l’eau fermentée ; dans une eau sûre faite avec du levain de boulanger ; enfin dans le lait aigri et dans l’acide lactique de Scheele[5].

La composition de l’acide lactique fut établie par MM. Pelouze et J. Gay-Lussac, en 1833[6]. Plus tard, en 1881, MM. Fremy et Boutron[7] publièrent un travail qui mérite une mention spéciale dans l’histoire de ce corps, parce qu’ils y font connaître le moyen de prolonger l’action des matières organiques azotées sur les sucres, de façon à transformer plus complètement ces derniers en acide lactique. Ils ont remarqué que l’action du caséum était arrêtée par l’acide lactique lui-même, et en saturant le liquide de temps à autre par le bicarbonate de soude, ils ont pu transformer tout le sucre du lait. MM. Pelouze et Gélis[8] ont fait mieux : ils ont ajouté de la craie à l’eau sucrée et au ferment. La craie maintient constamment la neutralité, sans que l’opérateur ait à exercer aucune surveillance. Alors on a pu, en reprenant les expériences de Braconnot et imitant celles de M. Colin sur la fermentation alcoolique, faire fermenter lactiquement le sucre à l’aide de toutes les matières plastiques azotées. Aussi les conditions matérielles de la préparation et de la production de l’acide lactique sont bien connues des chimistes. Tout le monde sait aujourd’hui qu’en ajoutant à de l’eau sucrée de la craie, plus une matière azotée telle que le caséum, le gluten, les membranes animales, la fibrine, l’albumine, etc., le sucre se transforme en acide lactique. Mais l’explication des phénomènes est très obscure. On ignore tout à fait le mode d’action de la matière plastique azotée. Son poids ne change pas d’une manière sensible. Elle ne devient pas putride. Elle se modifie cependant et elle est continuellement dans un état d’altération évidente, bien qu’il soit difficile de dire en quoi il consiste. Des recherches minutieuses n’ont pu jusqu’à présent faire découvrir le développement d’êtres organisés. Les observateurs qui en ont reconnu ont établi, en même temps, qu’ils étaient accidentels et nuisaient au phénomène.

Les faits paraissent donc très favorables aux idées de M. Liebig ou à celles de Berzelius. Aux yeux du premier, le ferment est une substance excessivement altérable qui se décompose et qui excite la fermentation par suite de l’altération qu’elle éprouve elle-même en ébranlant par communication et désassemblant le groupe moléculaire de la matière fermentiscible. Là, selon M. Liebig, est la cause première de toutes les fermentations et l’origine de la plupart des maladies contagieuses. Pour Berzelius, l’acte chimique de la fermentation rentre dans les actions de contact. Ces opinions obtiennent chaque jour un nouveau crédit. On peut, à cet égard, consulter le Mémoire de MM. Fremy et Boutron sur la fermentation lactique, les pages qui traitent de la fermentation et des ferments dans le bel ouvrage que M. Gerhardt[9] a laissé en mourant, enfin le Mémoire tout récent de M. Berthelot sur la fermentation alcoolique[10]. Ces travaux s’accordent à rejeter l’idée d’une influence quelconque de l’organisation et de la vie dans la cause des phénomènes qui nous occupent. Je suis conduit à une manière de voir entièrement différente.

Je me propose d’établir dans la première partie de ce travail que, de même qu’il existe un ferment alcoolique, la levûre de bière, que l’on trouve partout où il y a du sucre qui se dédouble en alcool et en acide carbonique, de même il y a un ferment particulier, une levûre lactique, toujours présente quand du sucre devient acide lactique, et que, si toute matière plastique azotée peut transformer le sucre en cet acide, c’est qu’elle est pour le développement de ce ferment un aliment convenable.

III. — Nouvelle levûre. — Sa préparation. — Ses propriétés. — Ses analogies et ses différences avec la levûre de bière.

Si l’on examine avec attention une fermentation lactique ordinaire, il y a des cas où on peut reconnaître au-dessus du dépôt de la craie et de la matière azotée des taches d’une substance grise formant quelquefois zone à la surface du dépôt. Cette matière se trouve d’autres fois collée aux parois supérieures du vase, où elle a été emportée par le mouvement gazeux. Son examen au microscope ne permet guère, lorsqu’on n’est pas prévenu, de la distinguer du caséum, du gluten désagrégés, etc… ; de telle sorte que rien n’indique que ce soit une matière spéciale, ni qu’elle ait pris naissance pendant la fermentation. Son poids apparent est toujours très faible, comparé à celui de la matière azotée primitivement nécessaire à l’accomplissement du phénomène. Enfin très souvent elle est tellement mélangée à la masse de caséum et de craie, qu’il n’y aurait pas lieu de croire à son existence. C’est elle néanmoins qui joue le principal rôle. Je vais tout d’abord indiquer le moyen de l’isoler, de la préparer à l’état de pureté.

J’extrais de la levûre de bière sa partie soluble, en la maintenant quelque temps à la température de l’eau bouillante avec quinze à vingt fois son poids d’eau. La liqueur, solution complexe de matière albuminoïde et minérale, est filtrée avec soin[11]. On y fait dissoudre environ 50 à 100 grammes de sucre par litre, on ajoute de la craie et l’on sème une trace de cette matière grise dont j’ai parlé tout à l’heure, extraite d’une bonne fermentation lactique ordinaire ; puis on porte à l’étuve à 30 ou 35°. Il est bon également de faire passer un courant d’acide carbonique pour chasser l’air du flacon, auquel on adapte un tube courbé plongeant dans l’eau. Dès le lendemain, une fermentation vive et régulière se manifeste. Le liquide, très limpide à l’origine, se trouble ; la craie disparaît peu à peu, en même temps qu’un dépôt s’effectue et augmente continûment et progressivement au fur et à mesure de la dissolution de la craie. Le gaz qui se dégage est de l’acide carbonique pur ou un mélange en proportions variables d’acide carbonique et d’hydrogène. Lorsque la craie a disparu, si l’on évapore le liquide, du jour au lendemain il fournit une cristallisation abondante de lactate de chaux, et l’eau mère contient des quantités variables de butyrate de cette base. Si les proportions de craie et de sucre sont convenables, le lactate cristallise en masse volumineuse au sein même du liquide pendant le cours de l’opération. Quelquefois la liqueur prend une visquosité très grande. En un mot, on a sous les yeux une fermentation lactique des mieux caractérisées, avec tous les accidents et toute la complication habituelle de ce phénomène, bien connu des chimistes dans ses manifestations extérieures.

On peut remplacer, dans cette expérience, la décoction de levûre par celle de toute matière plastique azotée, fraîche ou altérée, selon les cas. Ce liquide limpide, tenant en dissolution une matière azotée, n’est qu’un aliment, et à ce titre son origine importe peu, pourvu que sa nature se prête au développement du corps organisé qui se produit et se dépose successivement.

Voyons maintenant quels sont les caractères de cette substance, dont la production est corrélative des phénomènes compris sous la dénomination de fermentation lactique. Prise en masse, elle ressemble tout à fait à de la levûre ordinaire égouttée ou pressée. Elle est un peu visqueuse, de couleur grise. Au microscope, elle est formée de petits globules ou d’articles très courts, isolés ou en amas, constituant des flocons irréguliers ressemblant à ceux de certains précipités amorphes. Les globules, beaucoup plus petits que ceux de la levûre de bière, sont agités vivement, lorsqu’ils sont isolés, du mouvement brownien, c’est-à-dire du mouvement qu’affecte toujours la matière solide en suspension dans un liquide lorsqu’elle est amenée à un état suffisant de division[12]. Lavée à grande eau par décantation, puis délayée dans de l’eau sucrée pure, elle l’acidifie immédiatement, progressivement, mais avec une grande lenteur, parce que l’acidité gêne beaucoup son action sur le sucre. Si l’on fait intervenir la craie, qui maintient la neutralité du milieu, la transformation du sucre est sensiblement accélérée, et en moins d’une heure le dégagement du gaz est manifeste et la liqueur se charge de lactate et de butyrate de chaux en quantités variables. Lorsque, d’autre part, il y a une matière albuminoïde présente propre à la nourriture de la substance, elle se développe et l’on en recueille des quantités qui n’ont de limites que dans le poids de sucre employé et le poids de matière albuminoïde. Elle peut être recueillie et transportée au loin sans perdre son énergie. Son activité n’est qu’affaiblie quand on la dessèche ou qu’on la fait bouillir avec de l’eau. Enfin il faut très peu de cette levûre pour transformer un poids considérable de sucre. Ces fermentations doivent s’effectuer de préférence à l’abri de l’air, afin qu’elles ne soient pas gênées par des végétations ou des infusoires étrangers.

Nous retrouvons là tous les caractères généraux de la levûre de bière, et ces substances ont probablement des organisations qui, dans une classification naturelle, doivent occuper deux genres voisins ou deux familles rapprochées.

Pour ce qui est de la rapidité et de la régularité de la fermentaion lactique dans les conditions que j’ai assignées, lorsque le ferment lactique se développe seul, tous les chimistes en seront surpris : elle est souvent plus rapide, à quantité de matière égale, que la fermentation alcoolique. La fermentation lactique, telle qu’on la pratique ordinairement, est beaucoup plus longue ; cela se conçoit très bien. Le gluten, le caséum, la fibrine, les membranes, les tissus,… que l’on emploie renferment énormément de matières inutiles. Le plus souvent elles ne deviennent un aliment pour le ferment lactique qu’après s’être putréfiées, altérées au contact de végétations ou d’animalcules qui ont rendu leurs éléments solubles et assimilables.

Voici un autre caractère qui permet de rapprocher encore le nouveau ferment de la levûre de bière : Si l’on sème dans le liquide sucré albumineux limpide de la levûre de bière et non de la levûre lactique, c’est de la levûre de bière qui se développera, et avec elle la fermentation alcoolique, bien qu’il n’y ait rien de changé aux autres conditions de l’opération. Il ne faudrait pas en concure qu’il y aura identité de composition chimique entre les deux levûres, pas plus que la composition chimique de deux végétaux n’est la même parce qu’ils ont vécu dans le même sol.

Enfin, il y a une dernière analogie que je ne dois pas omettre ; c’est qu’il n’est pas nécessaire d’avoir déjà de la levûre lactique pour en préparer : elle prend naissance spontanément[13], avec autant de facilité que la levûre de bière, toutes les fois que les conditions sont favorables.

Que l’on dissolve du sucre dans de l’eau de levûre limpide, et qu’on ajoute de la craie, la fermentation s’y établira dès le lendemain ou le surlendemain, et, parce que le milieu est neutre, elle aura une tendance à être exclusivement lactique. On aura beau empêcher le contact de l’air ; il suffira que dans les transvasements ce contact ait eu lieu, et, à moins de précautions toutes particulières, que je ne suppose pas, cela arrivera infailliblement. Néanmoins, il est bien préférable de semer dans le liquide un peu de ferment lactique, parce que, dans le cas contraire, on s’expose à avoir le développement simultané de plusieurs fermentations et celui d’animalcules qui nuisent beaucoup.

Toutes les fois qu’un liquide albumineux de nature convenable renferme un corps tel que le sucre pouvant éprouver des transformations chimiques diverses et dépendantes de la nature de tel ou tel ferment, les germes de ces ferments tendent tous à se propager à la fois, et le plus ordinairement leur développement simultané se présente, à moins que l’un des ferments n’envahisse le terrain plus promptement que les autres. Or, c’est précisément cette dernière circonstance que l’on détermine quand on suit cette méthode de l’ensemencement d’un être déjà formé et prêt à se reproduire. Si l’on ne sème aucun ferment dans un mélange d’eau sucrée, de matière albuminoïde et de craie, on a généralement plusieurs fermentations parallèles avec leurs ferments respectifs, et des animalcules qui paraissent dévorer les petits globules de ces ferments. L’addition préalable d’un ferment déterminé et pur favorise beaucoup la production d’une fermentation unique et correspondante, sans l’assurer dans tous les cas. On peut comparer ce qui se passe dans les fermentations à ce que nous offre un terrain dans lequel on ne place aucune semence. On le voit bientôt chargé de plantes et d’insectes divers qui se nuisent mutuellement.

La pureté d’un ferment, son homogénéité, son développement libre, sans aucune gêne, à l’aide d’une nourriture très bien appropriée à sa nature individuelle, voilà l’une des conditions essentielles des bonnes fermentations. Or, à cet égard, il faut savoir que les circonstances de neutralité, d’alcalinité, d’acidité ou de composition chimique des liqueurs ont une grande part dans le développement prédominant de tels ou tels ferments, parce que leur vie ne s’accommode pas au même degré des divers états des milieux. Que l’on fasse dissoudre, par exemple, du sucre dans de l’eau de levûre très limpide sans ajouter de craie et sans rien semer, on peut être assuré que le surlendemain la fermentation sera alcoolique, avec levûre déposé au fond du vase. Dans des cas très rares, dont j’ai eu cependant la preuve à diverses reprises dans mes nombreux essais, le ferment développé sera le ferment lactique. Je le répète, c’est une exception si les choses se passent ainsi, et lors même qu’on aurait préalablement semé du ferment lactique. C’est que, dans ces conditions, la liqueur peut devenir acide et que l’acidité paraît affaiblir et contrarier le ferment lactique plus que le ferment alcoolique. Bien des recherches sont encore à faire dans cette direction.

Que l’on rende au contraire le milieu neutre ou un peu alcalin, le ferment lactique aura une grande tendance à se montrer et à se multiplier. Je vais en donner des preuves certaines. Si l’on ajoute à de l’eau sucrée et à de la levûre de bière de la magnésie dont la réaction est alcaline, il y aura à la fois fermentation alcoolique et fermentation lactique avec précipitation de lactate de magnésie cristallisé ; et si l’on étudie le liquide au microscope, on verra, mêlés aux globules de levûre, une quantité considérable de petits globules de ferment lactique. Ces globules prennent naissance spontanément au sein du liquide albuminoïde fourni par la partie soluble de la levûre, alors que l’alcalinité du liquide diminue beaucoup l’activité de la levûre comme ferment alcoolique. Un milieu légèrement alcalin convient donc très bien au développement de la nouvelle levûre, mais aussi il est éminemment favorable aux infusoires, qui, en dévorant les jeunes globules, ou tout au moins en leur enlevant leur nourriture, mettent une entrave souvent insurmontable à ce genre de phénomènes.

La levûre de bière offre des particularités de même nature. Elle agit fort mal au milieu d’une liqueur alcaline ; le plus souvent elle y est arrêtée. Elle est également gênée par une acidité même très minime, contrairement à ce qui est admis généralement. C’est d’un milieu neutre qu’elle s’accommode le mieux, et, comme dans toute fermentation alcoolique ordinaire il se forme des acides, il y a une cause permanente de ralentissement de son action. Et, en effet, j’ai reconnu que l’addition de la craie à la levûre de bière favorise singulièrement le dédoublement du sucre en alcool et en acide carbonique. Et quand rien n’entrave ce mode de fermentation alcoolique, lorsque celle-ci a toute la rapidité qu’elle peut acquérir, la quantité d’acide formée dépasse très peu ou n’attent pas celle qui se serait produite sans addition de craie. Il faudrait donc théoriquement maintenir le milieu neutre dans la fermentation alcoolique ; elle serait incomparablement plus prompte. Ce procédé néanmoins n’est pas pratique ; il amènerait de graves accidents, parce que la neutralité du milieu favorisant le développement de la levûre lactique et des animalcules aux dépens de la partie soluble de la levûre de bière qui leur sert d’aliment, il arriverait le plus souvent que beaucoup de sucre se transformerait en acide lactique ou que les animalcules enlèveraient à la levûre sa propre nourriture.

Les détails dans lesquels je viens d’entrer permettent de prévoir toutes les variations auxquelles sont sujettes les fermentations, et en particulier la fermentation lactique, qui exige un milieu dont la neutralité convient également à d’autres végétaux et à des infusoires. Lors même que l’on suit toutes les précautions que j’ai indiquées, il arrive encore souvent qu’il y a complication et coïncidence de phénomènes divers. J’ai dû rechercher dès lors les circonstances les mieux appropriées à la production de la levûre lactique seule. On a vu que c’était la levûre de bière et les infusoires qui gênaient le plus. Il faut donc des conditions propres à en arrêter le développement sans influer notablement sur celui de la levûre lactique. J’espère y arriver par l’emploi du jus d’oignon brut comme milieu albumineux. L’huile essentielle de ce jus s’oppose complètement à la formation de la levûre de bière ; elle paraît nuire également aux infusoires. Je reviendrai donc, dans un travail spécial, sur l’utilité de l’emploi de ce jus naturel.

Lors même que par l’emploi de ce jus d’oignon on n’arriverait pas à résoudre complètement la difficulté, c’est-à-dire à déterminer constamment et facilement la fermentation lactique sans complication de ferments ou d’infusoires étrangers aux phénomènes, tous les faits que j’ai recueillis me portent à croire que le moyen le plus efficace pour atteindre ce résultat est de chercher à nuire à la production des ferments parasites au moyen de substances particulières[14]. Que l’on sème, par exemple, des globules frais de levûre de bière dans le jus d’oignon brut, et jamais ces globules ne se développent. Ils ne provoquent aucunement la fermentation alcoolique. Au contraire, que l’on fasse préalablement bouillir le jus d’oignon, ce qui a pour effet de chasser l’huile essentielle sulfurée, et peut-être de modifier les principes albumineux, la levûre de bière se développera dans le liquide refroidi avec une efficacité remarquable, et le sucre du jus ou celui que l’on pourrait avoir ajouté se changera en alcool et en acide carbonique. Aussi jamais la fermentation alcoolique ne se déclare spontanément dans le jus d’oignon brut naturel, bien que ce jus soit acide à la manière du jus de raisin, tandis qu’il éprouve toujours la fermentation lactique jointe ou non à diverses particularités, sur lesquelles j’appellerai ultérieurement l’attention[15].

Dans tout le cours de ce Mémoire, j’ai raisonné dans l’hypothèse que la nouvelle levûre est organisée, que c’est un être vivant et que son action chimique sur le sucre est corrélative de son développement et de son organisation. Si l’on venait me dire que dans ces conclusions je vais au delà des faits, je répondrais que cela est vrai, en ce sens que je me place franchement dans un ordre d’idées qui, pour parler rigoureusement, ne peuvent être irréfutablement démontrées. Voici ma manière de voir. Toutes les fois qu’un chimiste s’occupera de ces mystérieux phénomènes, et qu’il aura le bonheur de leur faire faire un pas important, il sera instinctivement porté à placer leur cause première dans un ordre de réactions en rapport avec les résultats généraux de ses propres recherches. C’est la marche logique de l’esprit humain dans toutes les questions controversées. Or il m’est avis, au point où je me trouve de mes connaissances sur le sujet, que quiconque jugera avec impartialité les résultats de ce travail et ceux que je publierai prochainement reconnaîtra avec moi que la fermenation s’y montre corrélative de la vie, de l’organisation de globules, non de la mort ou de la putréfaction de ces globules, pas plus qu’elle n’y apparaît comme un phénomène de contact, où la transformation du sucre s’accomplirait en présence du ferment sans lui rien donner, sans lui rien prendre. Ces derniers faits, on le verra bientôt, sont contredits par l’expérience.

Dans un prochain travail je m’occuperai de l’action chimique de la nouvelle levûre sur les matières sucrées[16].

  1. Mémoires de la Société des sciences, de l’agriculture et des arts de Lille, séance du 8 août 1857,2e sér., V, 1858, p. 13-26. — Annales de chimie et de physique, 3e sér., LII, 1858, p. 404-418.
  2. Voir PASTEUR, Mémoire sur l’alcool amylique. Comptes rendus de l’Académie des sciences, XLI, 1855, p. 296-300, et p. 275-279 du tome I des Œuvres de Pasteur. (Note de l’Édition.)
  3. Voir PASTEUR. Mémoire sur la fermentation de l’acide tartrique. Comptes rendus de l’Académie des sciences, XLVI, 1858, p. 615-618, et p. 25-28 du présent volume. (Note de l’Édition.)
  4. Il fit réduire d’abord le petit-lait au huitième par l’évaporation. Il le filtra, le satura par la chaux pour précipiter le phosphate de chaux. La liqueur fut filtrée et délayée dans trois fois son poids d’eau ; il y versa goutte à goutte de l’acide oxalique pour précipiter toute la chaux. Il évapora la liqueur en consistance de miel. L’acide épaissi fut redissous dans l’alcool rectifié, ce qui élimina le sucre de lait et beaucoup d’autres matières étrangères. La distillation chassa l’alcool. (BOUILLON-LAGRANGE. Annales de chimie, an XII, L, p. 288 ; d’après SCHEELE, Mémoire sur le lait ou son acide, ou acide galactique, in : Mémoires de chimie, Dijon et Paris, 1785, in-12, seconde partie, p. 51-68.
  5. BRACONNOT. [Expériences sur un acide particulier qui se développe dans les matières acescentes]. Annales de chimie, LXXXVI, 1813, p. 84-100 ; — VOGEL. [Note sur la formation de l’acide lactique pendant la fermentation]. Journal de pharmacie, III, 1817, p. 491-493 ; — BERZELIUS. [Sur l’acide lactique]. Annales de chimie et de physique, XLVI, 1846, p. 420-428 ; — ont reconnu que l’acide lactique était un acide particulier.
  6. GAY-LUSSAC et PELOUZE. [Sur l’acide lactique], Annales de chimie et de physique, 2e sér., LII, 1833, p. 410-424.
  7. BOUTRON et FREMY. [Recherches sur la fermentation lactique]. Annales de chimie et de physique, 3e sér., II, 1841, p. 257-274.
  8. PELOUZE (J.) et GÉLIS (A.). Mémoire sur l’acide butyrique. Comptes rendus de l’Académie des sciences, XVI, 1843, p. 1262-1271. (Note de l’Édition.)
  9. GERHARDT. Traité de chimie organique. Paris, 1856,4 vol.. in-8°.
  10. BERTHELOT. Sur la fermentation alcoolique. Comptes rendus de l'Académie des sciences, XLIV, 1857, p. 702-706. (Notes de l'Édition.)
  11. Si elle ne passait pas claire, on pourrait facilement la rendre limpide en la faisant bouillir avec un peu de craie ou en lui ajoutant une très petite quantité d’eau de chaux ou de sucrate de chaux qui la précipitent abondamment. Cette précaution est presque toujours nécessaire quand l’eau de levûre a été préparée avec de la levûre qui est en lavage depuis quelques jours. La levûre fraîche, ou qui n’a subi qu’un ou deux lavages par décantation à froid, donne une eau de levûre qui passe très limpide au filtre.
  12. Je n’assigne pas la grosseur des petits globules. Je crois qu’à cet état de ténuité de la matière, l’illusion produite par le jeu de la lumière sur les bords des globules entraîne à des erreurs de l’ordre de grandeur des mesures elles-mêmes. C’est cependant un point que des personnes plus versées que moi dans les recherches microscopiques pourront résoudre avec plus de certitude.
  13. Je me sers de ce mot comme expression du fait, en réservant complètement la question de la génération spontanée. Au contact de l’air commun la levûre lactique prend naissance si les conditions de nature du milieu et de température s’y prêtent. Si l’on opère à l’abri de l’air ou avec de l’air préalablement chauffé, les choses se passent comme il arrive pour la levûre de bière ou les infusoires, et l’on peut reproduire dans ces conditions les expériences bien connues de divers physiologistes qui ont répété et précisé celles d’Appert et de Gay-Lussac sur l’influence de l’air dans les phénomènes dont il est ici question.
  14. Ou par le choix de la matière azotée qui doit servir au développement de l’espèce de levûre que l’on a intérêt de faire naître à l’exclusion d’autres.
  15. C’est en étudiant du jus d’oignon qui, abandonné à lui-même, était devenu très acide que Fourcroy et Vauquelin ont découvert pour la première fois dans les liquides naturels fermentés un principe cristallisable identique avec celui de la manne. C’est Vauquelin qui remarqua la production de cristaux dans ce jus d’oignon évaporé, et c’est M. Chevreul qui fit l’étude de ces cristaux et reconnut leur identité avec la mannite.
    Le travail de Fourcroy et Vauquelin [intitulé : Sur l’analyse chimique de l’oignon (allium cepa)] est imprimé par extraits dans les Annales de chimie, LXV, 1808, p. 161-174.
  16. PASTEUR. Nouveaux faits pour servir à l’histoire de la levûre lactique. Comptes rendus de l’Académie des sciences, XLVIII, 1859, p. 337-338, et p. 34-36 du présent volume. (Note de l’Édition.)